Physionomies de saints/Sainte Rose de Lima

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 73-81).

SAINTE ROSE DE LIMA


(1586-1617)

Son père se nommait Gaspard de Flores ; sa mère Marie d’Oliva. Tous deux étaient d’origine espagnole et Rose naquit à Lima, en 1586.

À cette époque, la capitale du pays de l’or s’appelait la cité des Rois. Pizarre l’avait fondée en 1535, pour remplacer Cuzco, la ville sacrée des Fils du Soleil.

Le site choisi par le terrible Espagnol est l’un des plus grands, des plus doux qu’on puisse rêver, et grâce au voisinage de la mer, la chaleur à Lima n’a rien d’accablant. Aussi, malgré la fréquence des tremblements de terre, la jeune ville s’était rapidement développée. À la fin du XVIe siècle elle était fabuleusement riche. Mais tous les trésors tirés du Pérou n’avaient fait qu’enflammer la cupidité des vainqueurs.

La cupidité est, d’après saint Paul, la racine de tous nos maux. Cette racine avait produit d’horribles fruits dans la Nouvelle-Espagne.

Malgré les ordres de la cour, malgré les efforts des missionnaires et de quelques magistrats intègres, les naturels du pays étaient partout asservis, exploités, pressurés jusqu’aux moëlles.

Des exactions monstrueuses, des cruautés sans nom criaient sans cesse vengeance au ciel, et l’or tant convoité, l’or qui coûtait la vie à des milliers et des milliers d’indiens, nourrissait parmi les Espagnols un orgueil, un faste, un sensualisme effréné.

Or, quand un tel poids d’iniquités pèse sur une terre, il y faut des saints, des victimes choisis d’expiation.

« La réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables est un dogme universel et aussi ancien que le monde[1] » et la première sainte canonisée de l’Amérique avait la mission de satisfaire à l’éternelle, à l’inéluctable justice.

Belle comme le jour, pure comme les anges, elle a été pénitente à feu et à sang. Un aiguillon céleste la poussait à s’associer à la Passion du Christ ; elle voulut en ressentir nuit et jour toutes les douleurs et sa courte vie heurte rudement la pauvre sagesse humaine, mais comme a dit un grand poëte : La plus sublime générosité, c’est d’expier pour autrui.

Dès son enfance, Rose apparaît marquée du signe des êtres de propitiation. Encore au berceau elle endura avec un courage héroïque des maux cruels, de douloureuses opérations chirurgicales. Jamais on ne la vit pleurer, sauf une fois que sa mère fière de sa beauté, voulut la faire admirer.

Elle était toute charmante, disent ses biographes, mais sérieuse, réfléchie, elle ne jouait point comme les autres enfants et on la voyait avec étonnement passer des heures et des heures à contempler une image de Jésus couronné d’épines qui se trouvait dans la maison.

La tendresse passionnée que ses petites compagnes témoignaient à leurs poupées lui répugnait, lui semblait une sorte d’idolâtrie, et dans une réunion d’enfants, il lui arriva un jour de dire que cette tendresse était peut-être inspirée par le mauvais esprit.

On se moqua d’elle, et l’un de ses jeunes frères lui jeta de la poussière sur la tête. Rose avait horreur de la malpropreté, elle regarda avec chagrin sa chevelure salie.

« Va, lui dit son frère, ta chevelure dont tu es si fière ne plaît aucunement à Dieu, et le diable dont tu parlais tantôt, pourrait bien s’en servir l’un de ces jours pour entraîner les âmes en enfer ».

En entendant ces mots, Rose, qui avait alors cinq ans, ressentit une émotion extraordinaire. Ce fut la fin de son enfance disent ses historiens. La plaisanterie d’un gamin avait fait jaillir en son âme une lumière merveilleuse.

Elle eut comme une vision intérieure de la laideur du péché, du malheur de ceux qui le commettent. Saisie de dégoût et d’horreur, elle quitte aussitôt ses petites compagnes, s’arme de ciseaux et coupe ses magnifiques cheveux jusqu’à la racine.

Cet outrage à sa beauté ne fut pas du goût de sa mère. La señora de Flores était très violente, très emportée : elle accabla l’enfant de coups, mais Dieu récompensa la petite Rose en lui donnant une ardeur immense pour la prière et éclairée, fortifiée, par cette prière incessante, elle s’appliqua dès lors à se mortifier en tout, à dompter entièrement la nature.

Cependant malgré la privation presque absolue de nourriture et de sommeil, l’enfant croissait et à son grand chagrin, sa beauté devenait incomparable.

Jamais Rose ne s’approcha d’un miroir. C’est l’admiration qu’elle lisait dans tous les regards qui lui apprit qu’elle était belle. Et que ne fit-elle pas pour ternir et détruire l’éclat de sa beauté. Elle se frottait les paupières avec du piment et le visage avec de l’écorce de prunier. Elle fut jusqu’à plonger dans la chaux vive ses mains dont on vantait la perfection et la blancheur.

Pourtant s’il y a quelque chose dont le genre humain raffole, c’est bien de la beauté. La vraie et parfaite beauté n’est pas moins rare que le génie, elle n’a qu’à se montrer pour charmer. Comment une créature humaine peut-elle s’affliger en voyant qu’elle possède ce don ensorcelant ? C’est un miracle de la lumière qui fait les saints, répondait Eugénie de Guérin — « transformation sublime, dévoilement de la beauté divine qui ravit l’âme, lui fait oublier toute beauté créée, haïr même celle du corps comme occasion du péché ».

Ses refus de se marier valurent à Rose bien des avanies de la part de ses parents et même une volée de coups de bâton. Elle n’en resta pas moins la plus respectueuse, la plus tendre des filles. Ses parents étant tombés de l’aisance dans la pauvreté, elle les soutint de son travail. Personne ne maniait comme elle l’aiguille et la navette et ses ouvrages quand elle les terminait étaient aussi nets que si les anges seuls y avaient touché.

Rose cultivait aussi des fleurs qu’elle vendait. Un jour qu’elle en cueillait avec son frère, ils s’amusèrent à lancer des roses en l’air, mais au lieu de tomber, les roses que la sainte lançait, s’élevèrent bien haut et formèrent une merveilleuse croix.

Comme Catherine de Sienne, Rose entra dans le tiers-ordre de saint Dominique, elle obtint d’en porter l’habit, elle obtint même de son père qu’il lui bâtit une petite cellule dans son jardin.

Elle aspirait à la solitude pour se livrer tout entière à la prière ; elle voulait croître sans cesse dans la science de Jésus crucifié. Le nom du Sauveur quand elle le rencontrait en lisant provoquait souvent l’extase et avec un héroïsme qui n’a jamais été surpassé, la jeune fille s’efforçait de partager toutes ses souffrances.

Son lit se composait de bâtons noueux entremêlés de tessons de pots cassés et avant de s’y étendre elle remplissait sa bouche de fiel.

Je n’ose entrer dans le détail de ses horribles macérations. Comme dit le P. Chocarne dans la vie de Lacordaire : « Les chrétiens d’aujourd’hui ne sont plus de force à comprendre ce que l’amour de la pénitence inspire aux saints ».

Une soupe faite avec du pain, de l’eau sans sel et des herbes nauséabondes composait toute la nourriture de Rose. Encore y mêlait-elle du fiel et de la cendre. Cependant suivant le désir qu’elle en avait exprimé à Dieu, rien dans son extérieur ne trahissait son épouvantable pénitence.

Jamais elle n’était triste, ni sombre. Tous les jours elle consacrait trois heures à l’action de grâces. Sa reconnaissance envers Dieu était passionnée, disent ses biographes, et le Seigneur se plaisait à manifester combien lui était agréable cette reconnaissance ardente et pleine de joie.

« Lorsqu’au lever du soleil, Rose traversait le jardin pour gagner sa retraite, elle conviait la nature entière à glorifier avec elle l’auteur de toutes choses.

» Et alors, on voyait les arbres s’incliner sur son passage, secouer les perles de la rosée et entrechoquer leurs feuilles en rendant un son harmonieux, les fleurs se balancer sur leurs tiges et entr’ouvrir leurs corolles pour répandre leurs plus doux parfums, et célébrer à leur manière les louanges de Dieu. En même temps, les oiseaux se mettaient à chanter et venaient se poser sur les mains et sur les épaules de Rose, les insectes la saluaient de leurs joyeux bourdonnements ; en un mot, tout ce qui a vie et mouvement s’unissait au concert de louanges qu’elle adressait au Seigneur : elle avait reconquis la royauté sur la nature que notre premier père exerçait avant sa chute.

» Il arriva un jour qu’une pieuse fille se rendit au jardin avec Rose, à l’aube du jour. Au moment où elles y entrèrent et où notre sainte adressa à la nature son invitation habituelle, les arbres et les buissons se baissèrent presqu’à terre. L’étrangère était stupéfaite à ce spectacle, mais elle le fut bien plus encore, lorsqu’elle vit Rose continuer tranquillement sa marche, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Celle-ci lui dit alors : « Chère sœur, croyez-vous qu’on puisse assez honorer le Maître du monde, et ne devons-nous pas le louer et le servir, lorsque nous voyons que tout ce qui verdit et fleurit lui rend grâces à sa façon » ?

Elle ne pouvait entendre prononcer le nom de Dieu sans que son visage d’une grâce idéale s’illuminât. Ravie des perfections divines, elle eût voulu aller par toute la terre allumer la flamme sacrée.

Quand elle s’approchait de la sainte table, disent ses historiens, une mystérieuse flamme l’environnait, elle paraissait diaphane, son être semblait devenir en quelque sorte aérien, elle semblait un ange plutôt qu’une créature mortelle.

Durant le dernier carême que l’angélique pénitente passa sur la terre, tous les soirs, au soleil couchant un petit oiseau à la voix délicieuse volait près de sa cellule, se posait sur un arbre voisin et attendait que Rose l’invitât à chanter. Dès qu’elle l’apercevait : « Chante, lui disait-elle, ravie d’allégresse, chante et je répondrai. Chante, loue ton Créateur, moi je louerai mon cher Sauveur ».

Aussitôt l’oiseau se mettait à chanter. Il chantait comme éperdu de joie et de tendresse, puis se taisait, et attendait que Rose chantât à son tour. Sa voix était fort belle, vraiment digne de cette lutte mélodieuse et pendant quelque temps, l’oiseau et la sainte chantaient alternativement les louanges de Dieu. Vers la sixième heure, à l’approche de la nuit soudaine des tropiques, Rose congédiait l’oiseau qui s’envolait pour revenir à la même heure le lendemain.

La sainte savait que le jour éternel allait luire bientôt pour elle et, il lui fut annoncé que ce qui lui restait à souffrir surpassait incomparablement tout ce qu’elle avait souffert. L’ange expiateur accepta tout avec la plus amoureuse soumission.

Le chant, sublime expression de l’âme et de la vie, s’échappait souvent de ses lèvres, et dans des paroles d’un rythme admirable, elle recommandait sa mère à Dieu.

Ainsi qu’il lui avait été annoncé le 31 juillet 1617, elle fut tout à coup saisie de douleurs affreuses et ces souffrances horribles augmentèrent sans cesse pendant les vingt-quatre jours que la maladie dura, mais la sainte resta toujours soumise et patiente.

À mesure qu’elle approchait de la dissolution de son corps, son âme devenait plus forte, plus sereine. Ses ravissements étaient aussi plus fréquents. Revenant de l’une de ces extases, Rose dit au religieux qui l’assistait.

« Ô mon Père, s’il me restait plus de temps, quelles choses ineffables j’aurais à vous dire de l’éternité et de la douceur infinie de Dieu !… Je pars le cœur plein de joie, je m’élance vers le ciel pour jouir à jamais de Celui que j’ai toujours aimé ».

Sur le point d’expirer, elle supplia l’un de ses frères de lui retirer ses coussins, afin qu’elle mourût sur le bois comme son Rédempteur.

La douleur de sa mère lui inspirait une compassion tendre. On l’entendit prier le Seigneur de lui adoucir le déchirement de la séparation. Et sa prière fut exaucée, car au moment où Rose rendit le dernier soupir, sa mère divinement consolée fut obligée de se retirer pour cacher à tous les regards la joie dont elle se sentait transportée.

Cette joie surnaturelle fut partagée par tous ceux qui avaient le plus aimé Rose et les personnes qui entouraient sa dépouille mortelle, se sentirent irrésistiblement poussées à entonner des chants d’action de grâces.

Ce corps virginal immolé à la pénitence exhalait un parfum exquis, mélangé de lis et de roses, et une lueur mystérieuse l’entourait.

Le visage contracté par la souffrance avant la mort avait repris aussitôt après, sa parfaite régularité, sa merveilleuse beauté. Ses yeux s’étaient animés d’un éclat céleste ; on ne put les fermer et loin de prendre la fixité de la mort, ils gardèrent une expression ineffablement douce.

L’aspect de la morte remplissait d’un étonnement religieux et profond, tous ceux qui la regardaient. Rose était la fille d’un vieux soldat sans fortune, elle avait toujours vécu dans la plus profonde retraite, mais jamais la mort d’une souveraine ne produisit nulle part pareil émoi.

Dans tous les rangs de la société, depuis les plus infimes jusqu’aux plus élevés, il y eut un prodigieux ébranlement. Les habitants de Lima semblèrent comprendre ce qu’ils devaient à l’humble fille qui avait satisfait à la divine justice et le vice-roi dut envoyer sa garde pour protéger le corps contre la vénération de tous.

Les funérailles furent les plus belles, les plus imposantes que le Nouveau-Monde ait jamais vues. Ce ne fut pas un convoi funèbre, mais une marche triomphale, la canonisation de Rose par la voix populaire. Et comme si le ciel eût voulu ajouter aux transports de la multitude, à l’entrée du corps dans l’église des Dominicains, l’image de Marie devant laquelle Rose avait tant prié sembla s’animer ; des flots de lumière l’environnèrent et avec une ineffable expression de tendresse, la Vierge fixa les yeux sur les restes de sa fidèle servante.

Pour éviter une émeute parmi le peuple, il fallut deux fois remettre la sépulture.

Vêtue de blanc et visage découvert, la sainte était couchée sur des fleurs. Le corps resta jusqu’à la fin dans toute sa fraîcheur, dans toute sa beauté, et auprès de cette dépouille sacrée, on vit accourir la foule des malades, des infirmes, des estropiés.

Il y eut de nombreuses guérisons radicales, instantanées et bien des esclaves du péché furent pris du désir de rompre leurs chaînes et trouvèrent la force en regardant ce corps déjà glorifié. Les plus endurcis, ceux même chez qui la passion de l’or semblait avoir dévoré tout sentiment, sentirent rouvrir en leurs cœurs la source des saintes larmes.

Malgré les flots de poussière soulevés par les innombrables allants et venants, le visage et les mains de la morte conservèrent une pureté parfaite.

Le dernier jour, tous les efforts de la garde pour contenir la foule, qui voulait des reliques, furent impuissants. On dut vêtir six fois la sainte pendant le service. Les prières, les sanglots, les exclamations de joie, les cris : que la sainte nous protège ! finirent par couvrir entièrement les chants sacrés et l’office s’acheva à voix basse.

Mais ce qu’il y eut de plus extraordinaire, ce fut l’admirable réveil religieux qui suivit la mort de Rose.

Peu après, on sollicita fortement sa canonisation, « jamais la lumière allumée en elle par le baptême n’a été obscurcie, disait l’une des requêtes. Rose ne s’est glorifiée qu’en la croix du Seigneur… Les arbres et les plantes s’inclinaient à sa prière… La ville de Lima, la cité des Rois, supplie Votre Sainteté de lui donner cette vierge pour patronne…

« Rose s’est élevée au plus haut degré de perfection, disaient les magistrats de Lima. Le ciel lui-même l’atteste par les nombreux miracles qui se font journellement à son tombeau. C’est dans cette ville royale que cet ange a vécu, et nous qui en sommes les chefs, supplions humblement Votre Sainteté au nom du royaume tout entier, de vouloir bien nous la donner pour patronne ».

Ces vœux furent exaucés en 1668. Patronne du Pérou, Rose de Lima l’est aussi de toute l’Amérique.



  1. J. de Maistre.