Physionomies de saints/Le Bienheureux Luchesio

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 91-97).

LE BIENHEUREUX LUCHESIO


PREMIER TERTIAIRE DE SAINT-FRANÇOIS
(Fête le 28 avril)

Il avait été de cette troupe brillante et joyeuse qui formait une sorte de cour à François d’Assise, aux jours de sa mondanité.

Puis Luchesio s’était marié et tout à fait selon son cœur. Mais son bonheur domestique et le succès de ses affaires commerciales ne lui suffisaient point. Luchesio était devenu ambitieux.

Toscan d’origine, il avait une vive intelligence et dans toute sa personne et ses manières beaucoup de distinction et de grâce. Se sentant fait pour briller, il eût voulu frayer avec les grands seigneurs. Ce désir devint une passion, une fureur, disent ses biographes.

Pour arriver à marcher de pair avec les nobles si fiers, si dédaigneux, le négociant n’avait qu’un moyen, attirer tous les regards, éblouir toute la contrée par sa magnificence. Il le comprenait et avec une énergie infatigable se mit à la poursuite de la fortune.

Déjà riche, il ne lui fut pas difficile d’accaparer le commerce des grains. En spéculant ensuite sur la misère publique, l’ambitieux Italien réalisa des profits énormes.

Sa femme était prise comme lui du désir de s’élever, de briller.

Les deux époux étaient devenus durs, avares, et Luchesio, qui touchait à une grande situation, s’était jeté avec ardeur dans les luttes qui déchiraient alors l’Italie.

En Italie, au xiiie siècle, la guerre fratricide était à l’état permanent. De la plus grande à la plus petite, chaque cité guettait le moment favorable d’attaquer les voisins et les sièges se terminaient par des atrocités. La désolation était partout, la croix penchait, la société chrétienne semblait agoniser. Jamais, en Italie, la plainte humaine n’avait été plus profonde, plus angoissée.

Mais celui qui devait relever la maison de Dieu tombant en ruines venait de se révéler. L’enfant gâté d’Assise, le prince de la jeunesse dorée était devenu l’amant désespéré de la pauvreté. Ivre d’amour divin, François s’en allait par les villes et les campagnes, prêchant la paix, le détachement. Sa sainteté éclatait, elle rayonnait au loin.

Ce que Luchesio entendit raconter de l’ami de sa jeunesse le remua profondément.

On dit que l’instinct du divin n’est jamais qu’endormi dans l’âme humaine. Et un jour que Luchesio se trouvait seul, il se prit à songer sérieusement à Dieu, « cet Être sans commencement et sans fin, immuable et invisible, inexprimable, ineffable, incompréhensible, insaisissable, béni, loué, glorieux, exalté, sublime, très-haut, suave, aimable, délectable et toujours digne d’être désiré par dessus tout, dans les siècles des siècles[1] ».

Quand Luchesio sortit de sa rêverie, il était transformé.

Ces nobles pensées l’avaient pour jamais élevé au-dessus des vulgarités d’ici-bas. Il aurait pu s’écrier avec le Séraphin d’Assise : « Que plus rien donc n’empêche, que plus rien ne sépare, que plus rien ne retarde ! Ayons dans le cœur, aimons, adorons, servons, louons, bénissons, glorifions, exaltons, magnifions, remercions le Dieu très haut, souverain, éternel, Trinité et Unité, Père et Fils et Saint-Esprit, Créateur de tous » !

Un célèbre orateur sacré de notre temps prétendait que l’homme n’a jamais d’influence sur sa femme pour le bien. L’histoire de Luchesio me semble une forte preuve du contraire. Il ne paraît pas avoir eu grand peine à arracher sa femme aux vaniteuses pensées qui la possédaient, à lui faire agréer son héroïque résolution de donner aux pauvres la grande fortune qu’il avait acquise.

L’opulent négociant ne se réserva qu’une maison et un jardin de quatre arpents qu’il voulait cultiver lui-même.

Bonna Donna, sa femme, avait sacrifié de bon cœur ses aspirations mondaines ; elle avait accepté la vie obscure, le travail des mains ; mais la vertu de son mari lui paraissait souvent dépasser toutes les bornes. Son excessive charité lui inspirait parfois de l’humeur.

Un jour qu’il avait distribué tout le pain qui se trouvait dans la maison, d’autres pauvres s’étant présentés, Luchesio pria sa femme de leur donner du pain. « Avez-vous déjà oublié que vous ne nous en avez pas gardé un seul morceau, s’écria-t-elle aigrement. Il faut que vos jeûnes et vos veilles sans fin vous aient bien affaibli la tête. Où en prendre du pain pour le leur donner ?

— Dans la huche, ma Bonna Donna, répondit Luchesio jouant agréablement sur le nom de sa femme. Va, ne te défie pas de Dieu.

Bonna Donna était loin d’avoir la même confiance que son mari ; elle finit pourtant par ouvrir la huche. Une odeur appétissante de pain frais se répandit. La huche était pleine.

Riant et pleurant, Bonna Donna se jeta aux pieds de son mari, et à partir de ce jour, les sollicitudes de la vie ne furent plus rien pour elle.

Cependant, François d’Assise se dirigeait vers la Toscane, et un mouvement de renaissance chrétienne sans égal dans l’histoire se produisait. Les campagnes se levaient, les villes sortaient en masse et se précipitaient à la rencontre du saint. Il ne prêchait pas seulement l’amour, il en était possédé, enivré, et cette ivresse divine gagnait les plus froids. L’héroïque besoin d’immolation qu’il y a au fond des âmes se réveillait, et parfois tous les auditeurs du saint, hommes, femmes, enfants, tombaient à ses pieds et le suppliaient de les recevoir dans son Ordre.

C’est devant l’élan de ces foules sur qui il sentait le souffle de l’Esprit que le génie novateur de François conçut l’idée du Tiers-Ordre. Ce projet grandiose était déjà mûri, quand Luchesio vint supplier le saint de lui apprendre à lui et à sa femme le chemin de la perfection.

François fut ravi de son détachement, de ses aspirations, et dans l’ami de ses jeunes années il eut vite découvert le type de la nouvelle famille religieuse qu’il voulait fonder. S’ouvrant à Luchesio du projet qu’il méditait, il lui parla du Tiers-Ordre qu’il voulait établir, afin de donner aux laïques une partie des avantages de la vie religieuse. Sa règle ne devait être qu’une sage application des lois de l’Évangile. « Accomplir avec joie les devoirs de son état, donner aux moindres actions une inspiration sainte, retrouver, dans les infiniment petits de l’existence, en apparence la plus banale, les parcelles d’une œuvre divine, rester pur de toute préoccupation avilissante ; user des choses comme ne les possédant pas, comme les serviteurs de la parabole qui auront bientôt à rendre compte des talents qui leur ont été confiés ; fermer son cœur à la haine et l’ouvrir tout grand aux pauvres, aux malades, aux abandonnés, tels devaient être les devoirs essentiels des Frères et des Sœurs de la Pénitence ».

Luchesio voulut être le premier Tertiaire. Lui et sa femme reçurent les livrées séraphiques de la main de François, et la première Fraternité fut érigée dans leur maison.

L’établissement du Tiers-Ordre se fit sans bruit, mais ce fut l’un des grands événements du moyen âge. Une nouvelle force était née, et son action ne tarda pas à se faire sentir dans la société si agitée d’alors.

Enfant du peuple, François en connaissait toutes les douleurs. On a dit que la démocratie italienne est sortie du petit cahier où le saint écrivit la règle du Tiers-Ordre. Cette règle est l’un des plus grands efforts qui aient jamais été faits pour établir plus de justice parmi les hommes. Partout des Fraternités se formèrent et les grands apprirent bientôt à leurs dépens la puissance de l’association.

Mais si le Tiers-Ordre fut une formidable machine de guerre contre le système féodal, il fut aussi une pépinière de saints. Dans le seul XIIIe siècle, on ne compte pas moins de quatorze Tertiaires canonisés ou béatifiés par l’Église.

Luchesio marche noblement à leur tête. Il fut un grand pénitent ; il eut le don d’oraison jusqu’à l’extase, mais la charité fut toujours la vertu, la passion de son cœur.

Une fois Tertiaire, il ne se contenta plus de bien accueillir les pauvres ; il allait à leur recherche dans les Maremmes infectées par la malaria et se fit un peu médecin afin de soigner les habitants très clairsemés et très abandonnés de ces régions insalubres. Pour ses courses, il avait acheté un petit âne ; au besoin, il mendiait, pour se procurer tout ce qu’il fallait aux malades qu’il allait chercher et dont il se faisait l’infirmier. Sa femme le secondait de toutes ses forces. Les pauvres disparaissaient à leurs yeux, Jésus-Christ était seul l’objet de leurs tendres soins.

Luchesio et Bonna Donna vieillirent heureusement ensemble, et terminèrent le même jour leur vie de travail, d’allégresse et de dévouement.

Bonna Donna tomba malade la première. Lorsqu’elle eût reçu les derniers sacrements, Luchesio, dont la douleur était extrême, lui dit :

« Tu sais, chère compagne de ma vie, comme nous nous sommes aimés pendant que nous servions Dieu ensemble. Pourquoi ne resterions-nous pas unis pour nous en aller aux joies ineffables ? Ah ! du plus profond de mon cœur je le demande à Dieu ».

Se sentant défaillir, il comprit qu’il était exaucé et envoya chercher son confesseur, le P. Nildebrand, des Frères-Mineurs. Le religieux le trouva mourant et lui dit :

« Très cher frère Luchesio, sois fort et prépare ton âme à aller au-devant de ton Sauveur ; car, tu peux m’en croire, le moment est proche où tu verras le salut et la couronne de gloire ».

À ces mots, Luchesio souleva un peu sa tête : « Aimable Père Nildebrand, répondit-il souriant, si j’avais attendu jusqu’à maintenant pour préparer mon âme, j’aurais encore confiance dans la miséricorde de Dieu ; mais à vrai dire, je sortirais de ce monde avec moins de sécurité, à cause de ce qu’il y a de redoutable dans le passage ». Et levant les bras vers le ciel : « Grâces à la Sainte Trinité, poursuivit-il, à la bienheureuse Marie toujours Vierge et à mon bienheureux père François, je me sens libre et prêt, et je crois que, non par mes mérites, mais par ceux de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, j’échapperai aux pièges du démon ».

Il reçut les sacrements avec une piété céleste. Entendant dire que sa femme était à l’agonie, il trouva la force de se traîner près d’elle, prit ses mains entre les siennes, et l’encouragea avec une incomparable tendresse, jusqu’à ce que sa sainte âme eût rompu ses liens.

Ce suprême effort avait épuisé ce qui lui restait de vie. Il fallut l’emporter. À peine l’eût-on placé sur son lit que ses yeux se fixèrent, et, invoquant les doux noms de Jésus, Marie, François, le premier Tertiaire franciscain expira.



  1. Saint François.