Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 596-603).

MÉDITATION XXVIII.

DES COMPENSATIONS.

La catastrophe conjugale, qu’un certain nombre de maris ne saurait éviter, amène presque toujours une péripétie. Alors, autour de vous tout se calme. Votre résignation, si vous vous résignez, a le pouvoir de réveiller de puissants remords dans l’âme de votre femme et de son amant ; car leur bonheur même les instruit de toute l’étendue de la lésion qu’ils vous causent. Vous êtes en tiers, sans vous en douter, dans tous leurs plaisirs. Le principe de bienfaisance et de bonté qui gît au fond du cœur humain n’est pas aussi facilement étouffé qu’on le pense ; aussi les deux âmes qui vous tourmentent sont-elles précisément celles qui vous veulent le plus de bien.

Dans ces causeries si suaves de familiarités qui servent de liens aux plaisirs et qui sont, en quelque sorte, les caresses de nos pensées, souvent votre femme dit à votre Sosie : — Eh ! bien, je t’assure, Auguste, que maintenant je voudrais bien savoir mon pauvre mari heureux ; car, au fond, il est bon : s’il n’était pas mon mari, et qu’il ne fût que mon frère, il y a beaucoup de choses que je ferais pour lui plaire ! Il m’aime, et — son amitié me gêne.

— Oui, c’est un brave homme !…

Vous devenez alors l’objet du respect de ce célibataire, qui voudrait vous donner tous les dédommagements possible s pour le tort qu’il vous fait ; mais il est arrêté par cette fierté dédaigneuse, dont l’expression se mêle à tous vos discours, et qui s’empreint dans tous vos gestes.

En effet, dans les premiers moments où le minotaure arrive, un homme ressemble à un acteur embarrassé sur un théâtre où il n’a pas l’habitude de se montrer. Il est très-difficile de savoir porter sa sottise avec dignité ; mais cependant les caractères généreux ne sont pas encore tellement rares qu’on ne puisse en trouver un pour mari modèle.

Alors, insensiblement vous êtes gagné par la grâce des procédés dont vous accable votre femme. Madame prend avec vous un ton d’amitié qui ne l’abandonnera plus désormais. La douceur de votre intérieur est une des premières compensations qui rendent à un mari le minotaure moins odieux. Mais, comme il est dans la nature de l’homme de s’habituer aux plus dures conditions, malgré ce sentiment de noblesse que rien ne saurait altérer, vous êtes amené, par une fascination dont la puissance vous enveloppe sans cesse, à ne pas vous refuser aux petites douceurs de votre position.

Supposons que le malheur conjugal soit tombé sur un gastrolâtre ! Il demande naturellement des consolations à son goût. Son plaisir, réfugié en d’autres qualités sensibles de son être, prend d’autres habitudes. Vous vous façonnez à d’autres sensations.

Un jour, en revenant du ministère, après être long-temps demeuré devant la riche et savoureuse bibliothèque de Chevet, balançant entre une somme de cent francs à débourser et les jouissances promises par un pâté de foies gras de Strasbourg, vous êtes stupéfait de trouver le pâté insolemment installé sur le buffet de votre salle à manger. Est-ce en vertu d’une espèce de mirage gastronomique ?… Dans cette incertitude, vous marchez à lui (un pâté est une créature animée) d’un pas ferme, vous semblez hennir en subodorant les truffes dont le parfum traverse les savantes cloisons dorées ; vous vous penchez à deux reprises différentes ; toutes les houppes nerveuses de votre palais ont une âme ; vous savourez les plaisirs d’une véritable fête ; et, dans cette extase, un remords vous poursuivant, vous arrivez chez votre femme.

— En vérité, ma bonne amie, nous n’avons pas une fortune à nous permettre d’acheter des pâtés…

— Mais il ne nous coûte rien !

— Oh ! oh !

— Oui, c’est le frère de monsieur Achille qui le lui a envoyé…

Vous apercevez monsieur Achille dans un coin. Le célibataire vous salue, il paraît heureux de vous voir accepter le pâté. Vous regardez votre femme qui rougit ; vous vous passez la main sur la barbe en vous caressant à plusieurs reprises le menton ; et, comme vous ne remerciez pas, les deux amants devinent que vous agréez la compensation.

Le Ministère a changé tout à coup. Un mari, conseiller d’État, tremble d’être rayé du tableau, quand, la veille, il espérait une direction générale ; tous les ministres lui sont hostiles, et alors il devient constitutionnel. Prévoyant sa disgrâce, il s’est rendu à Auteuil chercher une consolation auprès d’un vieil ami, qui lui a parlé d’Horace et de Tibulle. En rentrant chez lui il aperçoit la table mise comme pour recevoir les hommes les plus influents de la congrégation. — En vérité, madame la comtesse, dit-il avec humeur en entrant dans sa chambre, où elle est à achever sa toilette, je ne reconnais pas aujourd’hui votre tact habituel ?… Vous prenez bien votre temps pour donner des dîners… Vingt personnes vont savoir… — Et vont savoir que vous êtes directeur général ! s’écrie-t-elle en lui montrant une cédule royale… Il reste ébahi. Il prend la lettre, la tourne, la retourne, la décachette. Il s’assied, la déploie… — Je savais bien, dit-il, que sous tous les ministères possibles on rendrait justice… — Oui, mon cher ! Mais monsieur de Villeplaine a répondu de vous, corps pour corps, à son Éminence le cardinal de… dont il est le… — Monsieur de Villeplaine ?… Il y a là une compensation si opulente que le mari ajoute avec un sourire de directeur général : — Peste ! ma chère ; mais c’est affaire à vous !… — Ah ! ne m’en sachez aucun gré !… Adolphe l’a fait d’instinct et par attachement pour vous !…

Certain soir, un pauvre mari, retenu au logis par une pluie battante, ou lassé peut-être d’aller passer ses soirées au jeu, au café, dans le monde, ennuyé de tout, se voit contraint après le dîner de suivre sa femme dans la chambre conjugale. Il se plonge dans une bergère et attend sultanesquement son café ; il semble se dire : — Après tout, c’est ma femme !… La syrène apprête elle-même la boisson favorite, elle met un soin particulier à la distiller, la sucre, y goûte, la lui présente ; et, en souriant, elle hasarde, odalisque soumise, une plaisanterie, afin de dérider le front de son maître et seigneur. Jusqu’alors, il avait cru que sa femme était bête ; mais en entendant une saillie aussi fine que celle par laquelle vous l’agacerez, madame, il relève la tête de cette manière particulière aux chiens qui dépistent un lièvre. — Où diable a-t-elle pris cela ?… mais c’est un hasard ! se dit-il en lui-même. Du haut de sa grandeur, il réplique alors par une observation piquante. Madame y riposte, la conversation devient aussi vive qu’intéressante, et ce mari, homme assez supérieur, est tout étonné de trouver l’esprit de sa femme orné des connaissances les plus variées, le mot propre lui arrive avec une merveilleuse facilité ; son tact et sa délicatesse lui font saisir des aperçus d’une nouveauté gracieuse. Ce n’est plus la même femme. Elle remarque l’effet qu’elle produit sur son mari ; et, autant pour se venger de ses dédains, que pour faire admirer l’amant de qui elle tient, pour ainsi dire, les trésors de son esprit, elle s’anime, elle éblouit. Le mari, plus en état qu’un autre d’apprécier une compensation qui doit avoir quelque influence sur son avenir, est amené à penser que les passions des femmes sont peut-être une sorte de culture nécessaire.

Mais comment s’y prendre pour révéler celle des compensations qui flatte le plus les maris ?

Entre le moment où apparaissent les derniers symptômes et l’époque de la paix conjugale, dont nous ne tarderons pas à nous occuper, il s’écoule à peu près une dizaine d’années. Or, pendant ce laps de temps et avant que les deux époux signent le traité qui, par une réconciliation sincère entre le peuple féminin et son maître légitime, consacre leur petite restauration matrimoniale, avant enfin de fermer, selon l’expression de Louis XVIII, l’abîme des révolutions, il est rare qu’une femme honnête n’ait eu qu’un amant. L’anarchie a des phases inévitables. La domination fougueuse des tribuns est remplacée par celle du sabre ou de la plume, car l’on ne rencontre guère des amants dont la constance soit décennale. Ensuite, nos calculs prouvant qu’une femme honnête n’a que bien strictement acquitté ses contributions physiologiques ou diaboliques en ne faisant que trois heureux, il est dans les probabilités qu’elle aura mis le pied en plus d’une région amoureuse. Quelquefois, pendant un trop long interrègne de l’amour, il peut arriver que, soit par caprice, soit par tentation, soit par l’attrait de la nouveauté, une femme entreprenne de séduire son mari.

Figurez-vous la charmante madame de T…, l’héroïne de notre Méditation sur la Stratégie, commençant par dire d’un air fin : — Mais, je ne vous ai jamais vu si aimable !… De flatterie en flatterie, elle tente, elle pique la curiosité, elle plaisante, elle féconde en vous le plus léger désir, elle s’en empare et vous rend orgueilleux de vous-même. Alors arrive pour un mari la nuit des dédommagements. Une femme confond alors l’imagination de son mari. Semblable à ces voyageurs cosmopolites, elle raconte les merveilles des pays qu’elle a parcourus. Elle entremêle ses discours de mots appartenant à plusieurs langages. Les images passionnées de l’Orient, le mouvement original des phrases espagnoles, tout se heurte, tout se presse. Elle déroule les trésors de son album avec tous les mystères de la coquetterie, elle est ravissante, vous ne l’avez jamais connue !… Avec cet art particulier qu’ont les femmes de s’approprier tout ce qu’on leur enseigne, elle a su fondre les nuances pour se créer une manière qui n’appartient qu’à elle. Vous n’aviez reçu qu’une femme gauche et naïve des mains de l’Hyménée, le Célibat généreux vous en rend une dizaine. Un mari joyeux et ravi voit alors sa couche envahie par la troupe folâtre de ces courtisanes lutines dont nous avons parlé dans la Méditation sur les Premiers Symptômes. Ces déesses viennent se grouper, rire et folâtrer sous les élégantes mousselines du lit nuptial. La Phénicienne vous jette ses couronnes et se balance mollement, la Chalcidisseuse vous surprend par les prestiges de ses pieds blancs et délicats, l’Unelmane arrive et vous découvre en parlant le dialecte de la belle Ionie, des trésors de bonheur inconnus dans l’étude approfondie qu’elle vous fait faire d’une seule sensation.

Désolé d’avoir dédaigné tant de charmes, et fatigué souvent d’avoir rencontré autant de perfidie chez les prêtresses de Vénus que chez les femmes honnêtes, un mari hâte quelquefois, par sa galanterie, le moment de la réconciliation vers laquelle tendent toujours d’honnêtes gens. Ce regain de bonheur est récolté avec plus de plaisir, peut-être, que la moisson première. Le Minotaure vous avait pris de l’or, il vous restitue des diamants. En effet, c’est peut-être ici le lieu d’articuler un fait de la plus haute importance. On peut avoir une femme sans la posséder. Comme la plupart des maris, vous n’aviez peut-être encore rien reçu de la vôtre, et pour rendre votre union parfaite, il fallait peut-être l’intervention puissante du Célibat. Comment nommer ce miracle, le seul qui s’opère sur un patient en son absence ?… Hélas ! mes frères, nous n’avons pas fait la nature !…

Mais par combien d’autres compensations non moins riches l’âme noble et généreuse d’un jeune célibataire ne sait-elle pas quelquefois racheter son pardon ! Je me souviens d’avoir été témoin d’une des plus magnifiques réparations que puisse offrir un amant au mari qu’il minotaurise.

Par une chaude soirée de l’été de 1817, je vis arriver, dans un des salons de Tortoni, un de ces deux cents jeunes gens que nous nommons avec tant de confiance nos amis, il était dans toute la splendeur de sa modestie. Une adorable femme mise avec un goût parfait, et qui venait de consentir à entrer dans un de ces frais boudoirs consacrés par la mode, était descendue d’une élégante calèche qui s’arrêta sur le boulevard, en empiétant aristocratiquement sur le terrain des promeneurs. Mon jeune célibataire apparut donnant le bras à sa souveraine, tandis que le mari suivait tenant par la main deux petits enfants jolis comme des amours. Les deux amants, plus lestes que le père de famille, étaient parvenus avant lui dans le cabinet indiqué par le glacier. En traversant la salle d’entrée, le mari heurta je ne sais quel dandy qui se formalisa d’être heurté. De là naquit une querelle qui en un instant devint sérieuse par l’aigreur des répliques respectives. Au moment où le dandy allait se permettre un geste indigne d’un homme qui se respecte, le célibataire était intervenu, il avait arrêté le bras du dandy, il l’avait surpris, confondu, atterré, il était superbe. Il accomplit l’acte que méditait l’agresseur en lui disant : — Monsieur ?… Ce — monsieur ?… est un des beaux discours que j’aie jamais entendus. Il semblait que le jeune célibataire s’exprimât ainsi : — Ce père de famille m’appartient, puisque je me suis emparé de son honneur, c’est à moi de le défendre. Je connais mon devoir, je suis son remplaçant et je me battrai pour lui. La jeune femme était sublime ! Pâle, éperdue, elle avait saisi le bras de son mari qui parlait toujours ; et, sans mot dire, elle l’entraîna dans la calèche, ainsi que ses enfants. C’était une de ces femmes du grand monde, qui savent toujours accorder la violence de leurs sentiments avec le bon ton.

— Oh ! monsieur Adolphe ! s’écria la jeune dame en voyant son ami remontant d’un air gai dans la calèche. — Ce n’est rien, madame, c’est un de mes amis, et nous nous sommes embrassés… Cependant le lendemain matin le courageux célibataire reçut un coup d’épée qui mit sa vie en danger, et le retint six mois au lit. Il fut l’objet des soins les plus touchants de la part des deux époux. Combien de compensations !… Quelques années après cet événement, un vieil oncle du mari, dont les opinions ne cadraient pas avec celles du jeune ami de la maison, et qui conservait un petit levain de rancune contre lui à propos d’une discussion politique, entreprit de le faire expulser du logis. Le vieillard alla jusqu’à dire à son neveu qu’il fallait opter entre sa succession et le renvoi de cet impertinent célibataire. Alors le respectable négociant, car c’était un agent de change, dit à son oncle : — Ah ! ce n’est pas vous, mon oncle, qui me réduirez à manquer de reconnaissance !… Mais si je le lui disais, ce jeune homme se ferait tuer pour vous !… Il a sauvé mon crédit, il passerait dans le feu pour moi, il me débarrasse de ma femme, il m’attire des clients, il m’a procuré presque toutes les négociations de l’emprunt Villèle… je lui dois la vie, c’est le père de mes enfants… cela ne s’oublie pas !…

Toutes ces compensations peuvent passer pour complètes ; mais malheureusement il y a des compensations de tous les genres. Il en existe de négatives, de fallacieuses, et enfin il y en a de fallacieuses et de négatives tout ensemble.

Je connais un vieux mari, possédé par le démon du jeu. Presque tous les soirs l’amant de sa femme vient et joue avec lui. Le célibataire lui dispense avec libéralité les jouissances que donnent les incertitudes et le hasard du jeu, et sait perdre régulièrement une centaine de francs par mois ; mais madame les lui donne… La compensation est fallacieuse.

Vous êtes pair de France et vous n’avez jamais eu que des filles. Votre femme accouche d’un garçon !… La compensation est négative.

L’enfant qui sauve votre nom de l’oubli ressemble à la mère… Madame la duchesse vous persuade que l’enfant est de vous. La compensation négative devient fallacieuse.

Voici l’une des plus ravissantes compensations connues.

Un matin, le prince de Ligne rencontre l’amant de sa femme, et court à lui, riant comme un fou : — Mon cher, lui dit-il, cette nuit je t’ai fait cocu !

Si tant de maris arrivent doucettement à la paix conjugale, et portent avec tant de grâce les insignes imaginaires de la puissance patrimoniale, leur philosophie est sans doute soutenue par le confortabilisme de certaines compensations que les oisifs ne savent pas deviner. Quelques années s’écoulent, et les deux époux atteignent à la dernière situation de l’existence artificielle à laquelle ils se sont condamnés en s’unissant.