Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 534-540).

MÉDITATION XXII.

DES PÉRIPÉTIES.

Le mot péripétie est un terme de littérature qui signifie coup de théâtre.

Amener une péripétie dans le drame que vous jouez est un moyen de défense aussi facile à entreprendre que le succès en est incertain. Tout en vous en conseillant l’emploi, nous ne vous en dissimulerons pas les dangers.

La péripétie conjugale peut se comparer à ces belles fièvres qui emportent un sujet bien constitué ou en restaurent à jamais la vie. Ainsi, quand la péripétie réussit, elle rejette pour des années une femme dans les sages régions de la vertu.

Au surplus, ce moyen est le dernier de tous ceux que la science ait permis de découvrir jusqu’à ce jour.

La Saint-Barthélemy, les Vêpres Siciliennes, la mort de Lucrèce, les deux débarquements de Napoléon à Fréjus, sont des péripéties politiques. Il ne vous est pas permis d’en faire de si vastes ; mais, toutes proportions gardées, vos coups de théâtre conjugaux ne seront pas moins puissants que ceux-là.

Mais comme l’art de créer des situations et de changer, par des événements naturels, la face d’une scène, constitue le génie ; que le retour à la vertu d’une femme dont le pied laisse déjà quelques empreintes sur le sable doux et doré des sentiers du vice est la plus difficile de toutes les péripéties, et que le génie ne s’apprend pas, ne se démontre pas ; le licencié en droit conjugal se trouve forcé d’avouer ici son impuissance à réduire en principes fixes une science aussi changeante que les circonstances, aussi fugitive que l’occasion, aussi indéfinissable que l’instinct.

Pour nous servir d’une expression que Diderot, d’Alembert et Voltaire n’ont pu naturaliser, malgré son énergie, une péripétie conjugale se subodore. Aussi notre seule ressource sera-t-elle de crayonner imparfaitement quelques situations conjugales analogues, imitant ce philosophe des anciens jours qui, cherchant vainement à s’expliquer le mouvement, marchait devant lui pour essayer d’en saisir les lois insaisissables.

Un mari aura, selon les principes consignés dans la Méditation sur la Police, expressément défendu à sa femme de recevoir les visites du célibataire qu’il soupçonne devoir être son amant ; elle a promis de ne jamais le voir. C’est de petites scènes d’intérieur que nous abandonnons aux imaginations matrimoniales, un mari les dessinera bien mieux que nous, en se reportant, par la pensée, à ces jours où de délicieux désirs ont amené de sincères confidences, où les ressorts de sa politique ont fait jouer quelques machines adroitement travaillées.

Supposons, pour mettre plus d’intérêt à cette scène normale, que ce soit vous, vous mari qui me lisez, dont la police, soigneusement organisée, découvre que votre femme profitant des heures consacrées à un repas ministériel auquel elle vous a fait peut-être inviter, doit recevoir monsieur À–Z.

Il y a là toutes les conditions requises pour amener une des plus belles péripéties possibles.

Vous revenez assez à temps pour que votre arrivée coïncide avec celle de monsieur À–Z, car nous ne vous conseillerions pas de risquer un entr’acte trop long. Mais comment rentrez-vous ?… non plus, selon les principes de la Méditation précédente. — En furieux, donc ?… — Encore moins. Vous arrivez en vrai bonhomme, en étourdi qui a oublié sa bourse ou son mémoire pour le ministre, son mouchoir ou sa tabatière.

Alors, ou vous surprendrez les deux amants ensemble, ou votre femme avertie par sa soubrette, aura caché le célibataire.

Emparons-nous de ces deux situations uniques.

Ici nous ferons observer que tous les maris doivent être en mesure de produire la terreur dans leur ménage, et préparer long-temps à l’avance des deux septembre matrimoniaux.

Ainsi, un mari, du moment où sa femme a laissé apercevoir quelques premiers symptômes, ne manquera jamais à donner, de temps à autre, son opinion personnelle sur la conduite à tenir par un époux dans les grandes crises conjugales.

— Moi, direz-vous, je n’hésiterais pas à tuer un homme que je surprendrais aux genoux de ma femme.

À propos d’une discussion que vous aurez suscitée, vous serez amené à prétendre : — que la loi aurait dû donner à un mari, comme aux anciens Romains, droit de vie et de mort sur ses enfants, pour qu’il pût tuer les adultérins.

Ces opinions féroces, qui ne vous engagent à rien, imprimeront une terreur salutaire à votre femme ; vous les énoncerez même en riant et en lui disant : — Oh ! mon Dieu, oui, mon cher amour, je te tuerais fort proprement. Aimerais-tu à être occise par moi ?…

Une femme ne peut jamais s’empêcher de craindre que cette plaisanterie ne devienne un jour très-sérieuse, car il y a encore de l’amour dans ces crimes involontaires ; puis les femmes, sachant mieux que personne dire la vérité en riant, soupçonnent parfois leurs maris d’employer cette ruse féminine.

Alors, quand un époux surprend sa femme avec son amant, au milieu même d’une innocente conversation, sa tête, vierge encore, doit produire l’effet mythologique de la célèbre Gorgone.

Pour obtenir une péripétie favorable en cette conjoncture, il faut, selon le caractère de votre femme, ou jouer une scène pathétique à la Diderot, ou faire de l’ironie comme Cicéron, ou sauter sur des pistolets chargés à poudre, et les tirer même si vous jugez un grand éclat indispensable.

Un mari adroit s’est assez bien trouvé d’une scène de sensiblerie modérée. Il entre, voit l’amant et le chasse d’un regard. Le célibataire parti, il tombe aux genoux de sa femme, déclame une tirade, où, entre autres phrases, il y avait celle-ci : — Eh quoi ! ma chère Caroline, je n’ai pas su t’aimer !…

Il pleure, elle pleure, et cette péripétie larmoyante n’eut rien d’incomplet.

Nous expliquerons, à l’occasion de la seconde manière dont peut se présenter la péripétie, les motifs qui obligent un mari à moduler cette scène sur le degré plus ou moins élevé de la force féminine.

Poursuivons !

Si votre bonheur veut que l’amant soit caché, la péripétie sera bien plus belle.

Pour peu que l’appartement ait été disposé selon les principes consacrés par la Méditation XIV, vous reconnaîtrez facilement l’endroit où s’est blotti le célibataire, se fût-il, comme le don Juan de lord Byron, pelotonné sous le coussin d’un divan. Si, par hasard, votre appartement est en désordre, vous devez en avoir une connaissance assez parfaite pour savoir qu’il n’y a pas deux endroits où un homme puisse se mettre.

Enfin, si par quelque inspiration diabolique il s’était fait si petit qu’il se fût glissé dans une retraite inimaginable (car on peut tout attendre d’un célibataire), eh ! bien, ou votre femme ne pourra s’empêcher de regarder cet endroit mystérieux, ou elle feindra de jeter les yeux sur un côté tout opposé, et alors rien n’est plus facile à un mari que de tendre une petite souricière à sa femme.

La cachette étant découverte, vous marchez droit à l’amant. Vous le rencontrez !…

Là, vous tâcherez d’être beau. Tenez constamment votre tête de trois quarts en la relevant d’un air de supériorité. Cette attitude ajoutera beaucoup à l’effet que vous devez produire.

La plus essentielle de vos obligations consiste en ce moment à écraser le célibataire par une phrase très-remarquable, que vous aurez eu tout le temps d’improviser ; et, après l’avoir terrassé, vous lui indiquerez froidement qu’il peut sortir. Vous serez très-poli, mais aussi tranchant que la hache d’un bourreau, et plus impassible que la loi. Ce mépris glacial amènera peut-être déjà une péripétie dans l’esprit de votre femme. Point de cris, point de gestes, pas d’emportements. Les hommes des hautes sphères sociales, a dit un jeune auteur anglais, ne ressemblent jamais à ces petites gens qui ne sauraient perdre une fourchette sans sonner l’alarme dans tout le quartier.

Le célibataire parti, vous vous trouvez seul avec votre femme ; et, dans cette situation, vous devez la reconquérir pour toujours.

En effet, vous vous placez devant elle, en prenant un de ces airs dont le calme affecté trahit des émotions profondes ; puis, vous choisirez dans les idées suivantes que nous vous présentons en forme d’amplification rhétoricienne, celles qui pourront convenir à vos principes : — Madame, je ne vous parlerai ni de vos serments, ni de mon amour ; car vous avez trop d’esprit et moi trop de fierté pour que je vous assomme des plaintes banales que tous les maris sont en droit de faire en pareil cas ; leur moindre défaut alors est d’avoir trop raison. Je n’aurai même, si je puis, ni colère, ni ressentiment. Ce n’est pas moi qui suis outragé ; car j’ai trop de cœur pour être effrayé de cette opinion commune qui frappe presque toujours très-justement de ridicule et de réprobation un mari dont la femme se conduit mal. Je m’examine, et je ne vois pas par où j’ai pu mériter, comme la plupart d’entre eux, d’être trahi. Je vous aime encore.

Je n’ai jamais manqué, non pas à mes devoirs, car je n’ai trouvé rien de pénible à vous adorer ; mais aux douces obligations que nous impose un sentiment vrai. Vous avez toute ma confiance et vous gérez ma fortune. Je ne vous ai rien refusé. Enfin voici la première fois que je vous montre un visage, je ne dirai pas sévère, mais improbateur. Cependant laissons cela, car je ne dois pas faire mon apologie dans un moment où vous me prouvez si énergiquement qu’il me manque nécessairement quelque chose, et que je ne suis pas destiné par la nature à accomplir l’œuvre difficile de votre bonheur. Je vous demanderai donc alors, en ami parlant à son ami, comment vous avez pu exposer la vie de trois êtres à la fois :… celle de la mère de mes enfants, qui me sera toujours sacrée ; celle du chef de la famille, et celle enfin de celui que vous aimez… (elle se jettera peut-être à vos pieds ; il ne faudra jamais l’y souffrir ; elle est indigne d’y rester), car… vous ne m’aimez plus, Élisa. Eh ! bien, ma pauvre enfant (vous ne la nommerez ma pauvre enfant qu’au cas où le crime ne serait pas commis), pourquoi se tromper ?… Que ne me le disiez-vous ? Si l’amour s’éteint entre deux époux, ne reste-t-il pas l’amitié, la confiance ?… Ne sommes-nous pas deux compagnons associés pour faire une même route ? Est-il dit que, pendant le chemin, l’un n’aura jamais à tendre la main à l’autre, pour le relever ou pour l’empêcher de tomber ? Mais j’en dis même peut-être trop, et je blesse votre fierté… Élisa !… Élisa !

Que diable voulez-vous que réponde une femme ?… Il y a nécessairement péripétie.

Sur cent femmes, il existe au moins une bonne demi-douzaine de créatures faibles qui, dans cette grande secousse, reviennent peut-être pour toujours à leurs maris, en véritables chattes échaudées craignant désormais l’eau froide. Cependant cette scène est un véritable alexipharmaque dont les doses doivent être tempérées par des mains prudentes.

Pour certaines femmes à fibres molles, dont les âmes sont douces et craintives, il suffira, en montrant la cachette où [ou] gît l’amant, de dire. — M. À–Z est là !… (On hausse les épaules.) Comment pouvez-vous jouer un jeu à faire tuer deux braves gens ? Je sors, faites-le évader, et que cela n’arrive plus.

Mais il existe des femmes dont le cœur trop fortement dilaté s’anévrise dans ces terribles péripéties ; d’autres, chez lesquelles le sang se tourne, et qui font de graves maladies. Quelques-unes sont capables de devenir folles. Il n’est même pas sans exemple d’en avoir vu qui s’empoisonnaient ou qui mouraient de mort subite, et nous ne croyons pas que vous vouliez la mort du pécheur.

Cependant la plus jolie, la plus galante de toutes les reines de France ; la gracieuse, l’infortunée Marie Stuart, après avoir vu tuer Rizzio presque dans ses bras, n’en a pas moins aimé le comte de Bothwel ; mais c’était une reine, et les reines sont des natures à part.

Nous supposerons donc que la femme dont le portrait orne notre première Méditation est une petite Marie Stuart, et nous ne tarderons pas à relever le rideau pour le cinquième acte de ce grand drame nommé le Mariage.

La péripétie conjugale peut éclater partout, et mille incidents indéfinissables la feront naître. Tantôt ce sera un mouchoir, comme dans le More de Venise ; ou une paire de pantoufles, comme dans Don Juan ; tantôt ce sera l’erreur de votre femme qui s’écriera : — Cher Alphonse ! — pour cher Adolphe ! Enfin souvent un mari, s’apercevant que sa femme est endettée, ira trouver le plus fort créancier, et l’amènera fortuitement chez lui un matin, pour y préparer une péripétie.

— Monsieur Josse, vous êtes orfévre, et la passion que vous avez de vendre des bijoux n’est égalée que par celle d’en être payé. Madame la comtesse vous doit trente mille francs. Si vous voulez les recevoir demain (il faut toujours aller voir l’industriel à une fin de mois), venez chez elle à midi. Son mari sera dans la chambre, n’écoutez aucun des signes qu’elle pourra faire pour vous engager à garder le silence. Parlez hardiment. — Je paierai.

Enfin la péripétie est, dans la science du mariage, ce que sont les chiffres en arithmétique.

Tous les principes de haute philosophie conjugale qui animent les moyens de défense indiqués par cette Seconde Partie de notre livre sont pris dans la nature des sentiments humains, nous les avons trouvés épars dans le grand livre du monde. En effet, de même que les personnes d’esprit appliquent instinctivement les lois du goût, quoiqu’elles seraient souvent fort embarrassées d’en déduire les principes ; de même, nous avons vu nombre de gens passionnés employant avec un rare bonheur les enseignements que nous venons de développer, et chez aucun d’eux il n’y avait de plan fixe. Le sentiment de leur situation ne leur révélait que des fragments incomplets d’un vaste système ; semblables en cela à ces savants du seizième siècle, dont les microscopes n’étaient pas encore assez perfectionnés pour leur permettre d’apercevoir tous les êtres dont l’existence leur était démontrée par leur patient génie.

Nous espérons que les observations déjà présentées dans ce livre et celles qui doivent leur succéder seront de nature à détruire l’opinion qui fait regarder, par des hommes frivoles, le mariage comme une sinécure. D’après nous, un mari qui s’ennuie est un hérétique, mieux que cela même, c’est un homme nécessairement en dehors de la vie conjugale et qui ne la conçoit pas. Sous ce rapport, peut-être, ces Méditations dénonceront-elles à bien des ignorants les mystères d’un monde devant lequel ils restaient les yeux ouverts sans le voir.

Espérons encore que ces principes sagement appliqués pourront opérer bien des conversions, et qu’entre les feuilles presque blanches qui séparent cette Seconde Partie de la GUERRE CIVILE, il y aura bien des larmes et bien des repentirs.

Oui, sur les quatre cent mille femmes honnêtes que nous avons si soigneusement élues au sein de toutes les nations européennes, aimons à croire qu’il n’y en aura qu’un certain nombre, trois cent mille, par exemple, qui seront assez perverses, assez charmantes, assez adorables, assez belliqueuses, pour lever l’étendard de la GUERRE CIVILE.

— Aux armes donc, aux armes !