Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 503-508).

MÉDITATION XVIII.

DES RÉVOLUTIONS CONJUGALES.

Il arrive toujours un moment où les peuples et les femmes, même les plus stupides, s’aperçoivent qu’on abuse de leur innocence. La politique la plus habile peut bien tromper long-temps, mais les hommes seraient trop heureux si elle pouvait tromper toujours, il y aurait bien du sang d’épargné chez les peuples et dans les ménages.

Cependant espérons que les moyens de défense, consignés dans les Méditations précédentes, suffiront à une certaine quantité de maris pour se tirer des pattes du Minotaure !

Oh ! accordez au docteur que plus d’un amour, sourdement conspiré, périra sous les coups de l’Hygiène, ou s’amortira grâce à la Politique Maritale. Oui (erreur consolante !), plus d’un amant sera chassé par les Moyens Personnels, plus d’un mari saura couvrir d’un voile impénétrable les ressorts de son machiavélisme, et plus d’un homme réussira mieux que l’ancien philosophe qui s’écria : —  « Nolo coronari ! »

Mais, nous sommes malheureusement forcés de reconnaître une triste vérité. Le despotisme a sa sécurité, elle est semblable à cette heure qui précède les orages et dont le silence permet au voyageur, couché sur l’herbe jaunie, d’entendre à un mille de distance le chant d’une cigale. Un matin donc, une femme honnête, et la plus grande partie des nôtres l’imitera, découvre d’un œil d’aigle les savantes manœuvres qui l’ont rendue la victime d’une politique infernale. Elle est d’abord toute furieuse d’avoir eu si long-temps de la vertu. À quel âge, à quel jour se fera cette terrible révolution ?… Cette question de chronologie dépend entièrement du génie de chaque mari ; car tous ne sont pas appelés à mettre en œuvre avec le même talent les préceptes de notre évangile conjugal.

— Il faut aimer bien peu, s’écriera l’épouse mystifiée, pour se livrer à de semblables calculs !… Quoi ! depuis le premier jour, il m’a toujours soupçonnée !… C’est monstrueux, une femme ne serait pas capable d’un art si cruellement perfide !

Voilà le thème. Chaque mari peut deviner les variations qu’y apportera le caractère de la jeune Euménide dont il aura fait sa compagne.

Une femme ne s’emporte pas alors. Elle se tait et dissimule. Sa vengeance sera mystérieuse. Seulement, vous n’aviez que ses hésitations à combattre depuis la crise où nous avons supposé que vous arriviez à l’expiration de la Lune de Miel ; tandis que maintenant vous aurez à lutter contre une résolution. Elle a décidé de se venger. Dès ce jour, pour vous, son masque est de bronze comme son cœur. Vous lui étiez indifférent, vous allez lui devenir insensiblement insupportable. La guerre civile ne commencera qu’au moment où, semblable à la goutte d’eau qui fait déborder un verre plein, un événement, dont le plus ou le moins de gravité nous semble difficile à déterminer, vous aura rendu odieux. Le laps de temps qui doit s’écouler entre cette heure dernière, terme fatal de votre bonne intelligence, et le jour où votre femme s’est aperçue de vos menées, est cependant assez considérable pour vous permettre d’exécuter une série de moyens de défense que nous allons développer.

Jusqu’ici vous n’avez protégé votre honneur que par les jeux d’une puissance entièrement occulte. Désormais les rouages de vos machines conjugales seront à jour. Là où vous préveniez naguère le crime, maintenant il faudra frapper. Vous avez débuté par négocier, et vous finissez par monter à cheval, sabre en main, comme un gendarme de Paris. Vous ferez caracoler votre coursier, vous brandirez votre sabre, vous crierez à tue-tête et vous tâcherez de dissiper l’émeute sans blesser personne.

De même que l’auteur a dû trouver une transition pour passer des moyens occultes aux moyens patents, de même il est nécessaire à un mari de justifier le changement assez brusque de sa politique ; car en mariage comme en littérature l’art est tout entier dans la grâce des transitions. Pour vous, celle-ci est de la plus haute importance. Dans quelle affreuse position ne vous placeriez-vous pas, si votre femme avait à se plaindre de votre conduite en ce moment le plus critique peut-être de la vie conjugale ?…

Il faut donc trouver un moyen de justifier la tyrannie secrète de votre première politique ; un moyen qui prépare l’esprit de votre femme à l’acerbité des mesures que vous allez prendre ; un moyen qui, loin de vous faire perdre son estime, vous la concilie ; un moyen qui vous rende digne de pardon, qui vous restitue même quelque peu de ce charme par lequel vous la séduisiez avant votre mariage…

Mais à quelle politique demander cette ressource ?… Existerait-elle ?…

— Oui.

Mais quelle adresse, quel tact, quel art de la scène, un mari ne doit-il pas posséder pour déployer les richesses mimiques du trésor que nous allons lui ouvrir ! Pour jouer la passion dont le feu va vous renouveler, il faut toute la profondeur de Talma !…

Cette passion est la JALOUSIE.

— Mon mari est jaloux. Il l’était dès le commencement de mon mariage… Il me cachait ce sentiment par un raffinement de délicatesse. Il m’aime donc encore ?… Je vais pouvoir le mener !…

Voilà les découvertes qu’une femme doit faire successivement, d’après les adorables scènes de la comédie que vous vous amuserez à jouer, et il faudrait qu’un homme du monde fût bien sot, pour ne pas réussir à faire croire à une femme ce qui la flatte.

Avec quelle perfection d’hypocrisie ne devez-vous pas coordonner les actes de votre conduite de manière à éveiller la curiosité de votre femme, à l’occuper d’une étude nouvelle, à la promener dans le labyrinthe de vos pensées !…

Acteurs sublimes, devinez-vous les réticences diplomatiques, les gestes rusés, les paroles mystérieuses, les regards à doubles flammes qui amèneront un soir votre femme à essayer de vous arracher le secret de votre passion ?

Oh ! rire dans sa barbe en faisant des yeux de tigre ; ne pas mentir et ne pas dire la vérité ; se saisir de l’esprit capricieux d’une femme, et lui laisser croire qu’elle vous tient quand vous allez la serrer dans un collier de fer !… Oh ! comédie sans public, jouée de cœur à cœur, et où vous vous applaudissez tous deux d’un succès certain !…

C’est elle qui vous apprendra que vous êtes jaloux ; qui vous démontrera qu’elle vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même ; qui vous prouvera l’inutilité de vos ruses, qui vous défiera peut-être. Elle triomphe avec ivresse de la supériorité qu’elle croit avoir sur vous ; vous vous ennoblissez à ses yeux ; car elle trouve votre conduite toute naturelle. Seulement votre défiance était inutile : si elle voulait vous trahir, qui l’en empêcherait ?…

Puis un soir la passion vous emportera, et, trouvant un prétexte dans une bagatelle, vous ferez une scène, pendant laquelle votre colère vous arrachera le secret des extrémités auxquelles vous arriverez. Voilà la promulgation de notre nouveau code.

Ne craignez pas qu’une femme se fâche, elle a besoin de votre jalousie. Elle appellera même vos rigueurs. D’abord parce qu’elle y cherchera la justification de sa conduite ; puis elle trouvera d’immenses bénéfices à jouer dans le monde le rôle d’une victime : n’aura-t-elle pas de délicieuses commisérations à recueillir ? Ensuite elle s’en fera une arme contre vous-même, espérant s’en servir pour vous attirer dans un piége.

Elle y voit distinctement mille plaisirs de plus dans l’avenir de ses trahisons, et son imagination sourit à toutes les barrières dont vous l’entourez : ne faudra-t-il pas les sauter ?

La femme possède mieux que nous l’art d’analyser les deux sentiments humains dont elle s’arme contre nous ou dont elle est victime. Elles ont l’instinct de l’amour, parce qu’il est toute leur vie, et de la jalousie parce que c’est à peu près le seul moyen qu’elles aient de nous gouverner. Chez elle la jalousie est un sentiment vrai, il est produit par l’instinct de la conservation ; il renferme l’alternative de vivre ou mourir. Mais, chez l’homme, cette affection presque indéfinissable est toujours un contre-sens quand il ne s’en sert pas comme d’un moyen.

Avoir de la jalousie pour une femme dont on est aimé constitue de singuliers vices de raisonnement. Nous sommes aimés ou nous ne le sommes pas : placée à ces deux extrêmes, la jalousie est un sentiment inutile en l’homme ; elle ne s’explique peut-être pas plus que la peur, et peut-être la jalousie est-elle la peur en amour. Mais ce n’est pas douter de sa femme, c’est douter de soi-même.

Être jaloux, c’est tout à la fois le comble de l’égoïsme, l’amour-propre en défaut, et l’irritation d’une fausse vanité. Les femmes entretiennent avec un soin merveilleux ce sentiment ridicule, parce qu’elles lui doivent des cachemires, l’argent de leur toilette, des diamants, et que, pour elles, c’est le thermomètre de leur puissance. Aussi, si vous ne paraissiez pas aveuglé par la jalousie, votre femme se tiendrait-elle sur ses gardes ; car il n’existe qu’un seul piége dont elle ne se défiera pas, c’est celui qu’elle se tendra elle-même.

Ainsi une femme doit devenir facilement la dupe d’un mari assez habile pour donner à l’inévitable révolution qui se fait tôt ou tard en elle la savante direction que nous venons d’indiquer.

Vous transporterez alors dans votre ménage ce singulier phénomène dont l’existence nous est démontrée dans les asymptotes par la géométrie. Votre femme tendra toujours à vous minautoriser sans y parvenir. Semblable à ces nœuds qui ne se serrent jamais si fortement que quand on les dénoue, elle travaillera dans l’intérêt de votre pouvoir, en croyant travailler à son indépendance.

Le dernier degré du bien-jouer chez un prince est de persuader à son peuple qu’il se bat pour lui quand il le fait tuer pour son trône.

Mais bien des maris trouveront une difficulté primitive à l’exécution de ce plan de campagne. Si la dissimulation de la femme est profonde, à quels signes reconnaître le moment où elle apercevra les ressorts de votre longue mystification ?

D’abord la Méditation de la Douane et la Théorie du lit ont déjà développé plusieurs moyens de deviner la pensée féminine ; mais nous n’avons pas la prétention d’épuiser dans ce livre toutes les ressources de l’esprit humain qui sont immenses. En voici une preuve. Le jour des Saturnales, les Romains découvraient plus de choses sur le compte de leurs esclaves en dix minutes qu’ils n’en pouvaient apprendre pendant le reste de l’année ! Il faut savoir créer des Saturnales dans votre ménage, et imiter Gessler qui, après avoir vu Guillaume Tell abattant la pomme sur la tête de son enfant, a dû se dire :

— Voilà un homme de qui je dois me défaire, car il ne me manquerait pas s’il voulait me tuer.

Vous comprenez que si votre femme veut boire du vin de Roussillon, manger des filets de mouton, sortir à toute heure, et lire l’Encyclopédie, vous l’y engagerez de la manière la plus pressante. D’abord elle entrera en défiance contre ses propres désirs en vous voyant agir en sens inverse de tous vos systèmes précédents. Elle supposera un intérêt imaginaire à ce revirement de politique, et alors tout ce que vous lui donnerez de liberté l’inquiétera de manière à l’empêcher d’en jouir. Quant aux malheurs que pourrait amener ce changement, l’avenir y pourvoira. En révolution, le premier de tous les principes est de diriger le mal qu’on ne saurait empêcher, et d’appeler la foudre par des paratonnerres, pour la conduire dans un puits.

Enfin le dernier acte de la comédie se prépare.

L’amant qui, depuis le jour où le plus faible de tous les premiers symptômes s’est déclaré chez votre femme jusqu’au moment où la révolution conjugale s’opère, a voltigé, soit comme figure matérielle, soit comme être de raison, l’amant, appelé d’un signe par elle, a dit : — Me voilà.