Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 474-483).

MÉDITATION XVI.

CHARTE CONJUGALE.

J’avoue que je ne connais guère à Paris qu’une seule maison conçue d’après le système développé dans les deux Méditations précédentes. Mais je dois ajouter aussi que j’ai bâti le système d’après la maison. Cette admirable forteresse appartient à un jeune maître des requêtes, ivre d’amour et de jalousie.

Quand il apprit qu’il existait un homme exclusivement occupé de perfectionner le mariage en France, il eut l’honnêteté de m’ouvrir les portes de son hôtel et de m’en faire voir le gynécée. J’admirai le profond génie qui avait si habilement déguisé les précautions d’une jalousie presque orientale sous l’élégance des meubles, sous la beauté des tapis et la fraîcheur des peintures. Je convins qu’il était impossible à sa femme de rendre son appartement complice d’une trahison.

— Monsieur, dis-je à l’Otello du Conseil-d’état qui ne me paraissait pas très-fort sur la haute politique conjugale, je ne doute pas que madame la vicomtesse n’ait beaucoup de plaisir à demeurer au sein de ce petit paradis ; elle doit même en avoir prodigieusement, surtout si vous y êtes souvent ; mais un moment viendra où elle en aura assez ; car, monsieur, on se lasse de tout, même du sublime. Comment ferez-vous alors quand madame la vicomtesse, ne trouvant plus à toutes vos inventions leur charme primitif, ouvrira la bouche pour bâiller, et peut-être pour vous présenter une requête tendant à obtenir l’exercice de deux droits indispensables à son bonheur : la liberté individuelle, c’est-à-dire la faculté d’aller et de venir selon le caprice de sa volonté ; et la liberté de la presse, ou la faculté d’écrire et de recevoir des lettres, sans avoir à craindre votre censure ?…

À peine avais-je achevé ces paroles, que monsieur le vicomte de V*** me serra fortement le bras, et s’écria : — Et voilà bien l’ingratitude des femmes ! S’il y a quelque chose de plus ingrat qu’un roi, c’est un peuple ; mais, monsieur, la femme est encore plus ingrate qu’eux tous. Une femme mariée en agit avec nous comme les citoyens d’une monarchie constitutionnelle avec un roi : on a beau assurer à ceux-là une belle existence dans un beau pays ; un gouvernement a beau se donner toutes les peines du monde avec des gendarmes, des chambres, une administration et tout l’attirail de la force armée, pour empêcher un peuple de mourir de faim, pour éclairer les villes par le gaz aux dépens des citoyens, pour chauffer tout son monde par le soleil du quarante-cinquième degré de latitude, et pour interdire enfin à tous autres qu’aux percepteurs de demander de l’argent ; il a beau paver, tant bien que mal, des routes,… eh ! bien, aucun des avantages d’une si belle utopie n’est apprécié ! Les citoyens veulent autre chose !… Ils n’ont pas honte de réclamer encore le droit de se promener à volonté sur ces routes, celui de savoir où va l’argent donné aux percepteurs ; et enfin le monarque serait tenu de fournir à chacun une petite part du trône, s’il fallait écouter les bavardages de quelques écrivassiers, ou adopter certaines idées tricolores, espèces de polichinelles que fait jouer une troupe de soi-disant patriotes, gens de sac et de corde, toujours prêts à vendre leurs consciences pour un million, pour une femme honnête ou une couronne ducale.

— Monsieur le vicomte, dis-je en l’interrompant, je suis parfaitement de votre avis sur ce dernier point, mais que ferez-vous pour éviter de répondre aux justes demandes de votre femme ?

— Monsieur, je ferai…, je répondrai comme font et comme répondent les gouvernements, qui ne sont pas aussi bêtes que les membres de l’Opposition voudraient le persuader à leurs commettants. Je commencerai par octroyer solennellement une espèce de constitution, en vertu de laquelle ma femme sera déclarée entièrement libre. Je reconnaîtrai pleinement le droit qu’elle a d’aller où bon lui semble, d’écrire à qui elle veut, et de recevoir des lettres en m’interdisant d’en connaître le contenu. Ma femme aura tous les droits du parlement anglais : je la laisserai parler tant qu’elle voudra, discuter, proposer des mesures fortes et énergiques, mais sans qu’elle puisse les mettre à exécution, et puis après… nous verrons !

— Par saint Joseph !… dis-je en moi-même, voilà un homme qui comprend aussi bien que moi la science du mariage. — Et puis vous verrez, monsieur, répondis-je à haute voix pour obtenir de plus amples révélations, vous verrez que vous serez, un beau matin, tout aussi sot qu’un autre.

— Monsieur, reprit-il gravement, permettez-moi d’achever. Voilà ce que les grands politiques appellent une théorie, mais ils savent faire disparaître cette théorie par la pratique, comme une vraie fumée ; et les ministres possèdent encore mieux que tous les avoués de Normandie l’art d’emporter le fond par la forme. Monsieur de Metternich et monsieur de Pilat, hommes d’un profond mérite, se demandent depuis long-temps si l’Europe est dans son bon sens, si elle rêve, si elle sait où elle va, si elle a jamais raisonné, chose impossible aux masses, aux peuples et aux femmes. Messieurs de Metternich et de Pilat sont effrayés de voir ce siècle-ci poussé par la manie des constitutions, comme le précédent l’était par la philosophie, et comme celui de Luther l’était par la réforme des abus de la religion romaine ; car il semble vraiment que les générations soient semblables à des conspirateurs dont les actions marchent séparément au même but en se passant le mot d’ordre. Mais ils s’effraient à tort, et c’est en cela seulement que je les condamne, car ils ont raison de vouloir jouir du pouvoir, sans que des bourgeois arrivent, à jour fixe, du fond de chacun de leurs six royaumes pour les taquiner. Comment des hommes si remarquables n’ont-ils pas su deviner la profonde moralité que renferme la comédie constitutionnelle, et voir qu’il est de la plus haute politique de laisser un os à ronger au siècle ? Je pense absolument comme eux relativement à la souveraineté. Un pouvoir est un être moral aussi intéressé qu’un homme à sa conservation. Le sentiment de la conservation est dirigé par un principe essentiel, exprimé en trois mots : Ne rien perdre. Pour ne rien perdre, il faut croître, ou rester infini ; car un pouvoir stationnaire est nul. S’il rétrograde, ce n’est plus un pouvoir, il est entraîné par un autre. Je sais, comme ces messieurs, dans quelle situation fausse se trouve un pouvoir infini qui fait une concession ? il laisse naître dans son existence un autre pouvoir dont l’essence sera de grandir. L’un anéantira nécessairement l’autre, car tout être tend au plus grand développement possible de ses forces. Un pouvoir ne fait donc jamais de concessions qu’il ne tente de les reconquérir. Ce combat entre les deux pouvoirs constitue nos gouvernements constitutionnels, dont le jeu épouvante à tort le patriarche de la diplomatie autrichienne, parce que, comédie pour comédie, la moins périlleuse et la plus lucrative est celle que jouent l’Angleterre et la France. Ces deux patries ont dit au peuple : « Tu es libre ! » et il a été content ; il entre dans le gouvernement comme une foule de zéros qui donnent de la valeur à l’unité. Mais le peuple veut-il se remuer, on commence avec lui le drame du dîner de Sancho, quand l’écuyer, devenu souverain de son île en terre-ferme, essaie de manger. Or, nous autres hommes, nous devons parodier cette admirable scène au sein de nos ménages. Ainsi, ma femme a bien le droit de sortir, mais en me déclarant où elle va, comment elle va, pour quelle affaire elle va, et quand elle reviendra. Au lieu d’exiger ces renseignements avec la brutalité de nos polices, qui se perfectionneront sans doute un jour, j’ai le soin de revêtir les formes les plus gracieuses. Sur mes lèvres, dans mes yeux, sur mes traits, se jouent et paraissent tour à tour les accents et les signes de la curiosité et de l’indifférence, de la gravité et de la plaisanterie, de la contradiction et de l’amour. C’est de petites scènes conjugales pleines d’esprit, de finesse et de grâce, qui sont très-agréables à jouer. Le jour où j’ai ôté de dessus la tête de ma femme la couronne de fleurs d’oranger qu’elle portait, j’ai compris que nous avions joué, comme au couronnement d’un roi, les premiers lazzis d’une longue comédie. — J’ai des gendarmes !… J’ai ma garde royale, j’ai mes procureurs généraux, moi !.. reprit-il avec une sorte d’enthousiasme. Est-ce que je souffre jamais que madame aille à pied sans être accompagnée d’un laquais en livrée ? Cela n’est-il pas du meilleur ton ? sans compter l’agrément qu’elle a de dire à tout le monde : — J’ai des gens. Mais mon principe conservateur a été de toujours faire coïncider mes courses avec celles de ma femme, et depuis deux ans j’ai su lui prouver que c’était pour moi un plaisir toujours nouveau de lui donner le bras. S’il fait mauvais à marcher, j’essaie de lui apprendre à conduire avec aisance un cheval fringant ; mais je vous jure que je m’y prends de manière à ce qu’elle ne le sache pas de sitôt !… Si, par hasard ou par l’effet de sa volonté bien prononcée, elle voulait s’échapper sans passe-port, c’est-à-dire dans sa voiture et seule, n’ai-je pas un cocher, un heiduque, un groom ? Alors ma femme peut aller où elle veut, elle emmène toute une sainte hermandad, et je suis bien tranquille… Mais, mon cher monsieur, combien de moyens n’avons-nous pas de détruire la charte conjugale par la pratique, et la lettre par l’interprétation ! J’ai remarqué que les mœurs de la haute société comportent une flânerie qui dévore la moitié de la vie d’une femme, sans qu’elle puisse se sentir vivre. J’ai, pour mon compte, formé le projet d’amener adroitement ma femme jusqu’à quarante ans sans qu’elle songe à l’adultère, de même que feu Musson s’amusait à mener un bourgeois de la rue Saint-Denis à Pierrefitte, sans qu’il se doutât d’avoir quitté l’ombre du clocher de Saint-Leu.

— Comment ! lui dis-je en l’interrompant, auriez-vous par hasard deviné ces admirables déceptions que je me proposais de décrire dans une Méditation, intitulée : Art de mettre la mort dans la vie !… Hélas ! je croyais être le premier qui eût découvert cette science. Ce titre concis m’avait été suggéré par le récit que fit un jeune médecin d’une admirable composition inédite de Crabbe. Dans cet ouvrage, le poète anglais a su personnifier un être fantastique, nommé la Vie dans la Mort. Ce personnage poursuit à travers les océans du monde un squelette animé, appelé la Mort dans la vie. Je me souviens que peu de personnes, parmi les convives de l’élégant traducteur de la poésie anglaise, comprirent le sens mystérieux de cette fable aussi vraie que fantastique. Moi seul, peut-être, plongé dans un silence brute, je songeais à ces générations entières qui, poussées par la VIE, passent sans vivre. Des figures de femmes s’élevaient devant moi par milliers, par myriades, toutes mortes, chagrines, et versant des larmes de désespoir en contemplant les heures perdues de leur jeunesse ignorante. Dans le lointain, je voyais naître une Méditation railleuse, j’en entendais déjà les rires sataniques ; et vous allez sans doute la tuer… Mais voyons, confiez-moi promptement les moyens que vous avez trouvés pour aider une femme à gaspiller les moments rapides où elle est dans la fleur de sa beauté, dans la force de ses désirs… Peut-être m’aurez-vous laissé quelques stratagèmes, quelques ruses à décrire…

Le vicomte se mit à rire de ce désappointement d’auteur, et me dit d’un air satisfait : — Ma femme a, comme toutes les jeunes personnes de notre bienheureux siècle, appuyé ses doigts, pendant trois ou quatre années consécutives, sur les touches d’un piano qui n’en pouvait mais. Elle a déchiffré Beethoven, fredonné les ariettes de Rossini et parcouru les exercices de Crammer. Or, j’ai déjà eu le soin de la convaincre de sa supériorité en musique : pour atteindre à ce but, j’ai applaudi, j’ai écouté sans bâiller les plus ennuyeuses sonates du monde, et je me suis résigné à lui donner une loge aux Bouffons, Aussi ai-je gagné trois soirées paisibles sur les sept que Dieu a crééés dans la semaine. Je suis à l’affût des maisons à musique. À Paris, il existe des salons qui ressemblent exactement à des tabatières d’Allemagne, espèces de Componiums perpétuels où je vais régulièrement chercher des indigestions d’harmonie, que ma femme nomme des concerts. Mais aussi, la plupart du temps, s’enterre-t-elle dans ses partitions…

— Hé ! monsieur, ne connaissez-vous donc pas le danger qu’il y a de développer chez une femme le goût du chant, et de la laisser livrée à toutes les excitations d’une vie sédentaire ?… Il ne vous manquerait plus que de la nourrir de mouton, et de lui faire boire de l’eau…

— Ma femme ne mange jamais que des blancs de volaille, et j’ai soin de toujours faire succéder un bal à un concert, un rout à une représentation des Italiens ! Aussi ai-je réussi à la faire coucher pendant six mois de l’année entre une heure et deux du matin. Ah ! monsieur, les conséquences de ce coucher matinal sont incalculables ! D’abord, chacun de ces plaisirs nécessaires est accordé comme une faveur, et je suis censé faire constamment la volonté de ma femme : alors je lui persuade, sans dire un seul mot, qu’elle s’est constamment amusée depuis six heures du soir, époque de notre dîner et de sa toilette, jusqu’à onze heures du matin, heure à laquelle nous nous levons.

— Ah ! monsieur, quelle reconnaissance ne vous doit-elle pas pour une vie si bien remplie !…

— Je n’ai donc plus guère que trois heures dangereuses à passer ; mais n’a-t-elle pas des sonates à étudier, des airs à répéter ?… N’ai-je pas toujours des promenades au bois de Boulogne à proposer, des calèches à essayer, des visites à rendre, etc. ? Ce n’est pas tout. Le plus bel ornement d’une femme est une propreté recherchée, ses soins à cet égard ne peuvent jamais avoir d’excès ni de ridicule : or, la toilette m’a encore offert les moyens de lui faire consumer les plus beaux moments de sa journée.

— Vous êtes digne de m’entendre !.. m’écriai-je. Eh ! bien, monsieur, vous lui mangerez quatre heures par jour si vous voulez lui apprendre un art inconnu aux plus recherchées de nos petites-maîtresses modernes… Dénombrez à madame de V les étonnantes précautions créées par le luxe oriental des dames romaines, nommez-lui les esclaves employées seulement au bain chez l’impératrice Poppée : les Unctores, les Fricatores, les Alipilariti, les Dropacistae, les Paratiltriae, les Picatrices, les Tractatrices, les essuyeurs en cygne, que sais-je !… Entretenez-la de cette multitude d’esclaves dont la nomenclature a été donnée par Mirabeau dans son Erotika Biblion. Pour qu’elle essaie à remplacer tout ce monde-là, vous aurez de belles heures de tranquillité, sans compter les agréments personnels qui résulteront pour vous de l’importation dans votre ménage du système de ces illustres Romaines, dont les moindres cheveux artistement disposés avaient reçu des rosées de parfums, dont la moindre veine semblait avoir conquis un sang nouveau dans la myrrhe, le lin, les parfums, les ondes, les fleurs, le tout au son d’une musique voluptueuse.

— Eh ! monsieur, reprit le mari qui s’échauffait de plus en plus, n’ai-je pas aussi d’admirables prétextes dans la santé ? Cette santé, si précieuse et si chère, me permet de lui interdire toute sortie par le mauvais temps, et je gagne ainsi un quart de l’année. Et n’ai-je pas su introduire le doux usage de ne jamais sortir l’un ou l’autre sans aller nous donner le baiser d’adieu, en disant : « Mon bon ange, je sors. » Enfin, j’ai su prévoir l’avenir et rendre pour toujours ma femme captive au logis, comme un conscrit dans sa guérite !… Je lui ai inspiré un enthousiasme incroyable pour les devoirs sacrés de la maternité.

— En la contredisant ? demandai-je.

— Vous l’avez deviné !… dit-il en riant. Je lui soutiens qu’il est impossible à une femme du monde de remplir ses obligations envers la société, de mener sa maison, de s’abandonner à tous les caprices de la mode, à ceux d’un mari qu’on aime, et d’élever ses enfants… Elle prétend alors qu’à l’exemple de Caton, qui voulait voir comment la nourrice changeait les langes du grand Pompée, elle ne laissera pas à d’autres les soins les plus minutieux réclamés par les flexibles intelligences et les corps si tendres de ces petits êtres dont l’éducation commence au berceau. Vous comprenez, monsieur, que ma diplomatie conjugale ne me servirait pas à grand’chose, si, après avoir ainsi mis ma femme au secret, je n’usais pas d’un machiavélisme innocent, qui consiste à l’engager perpétuellement à faire ce qu’elle veut, à lui demander son avis en tout et sur tout. Comme cette illusion de liberté est destinée à tromper une créature assez spirituelle, j’ai soin de tout sacrifier pour convaincre madame de V qu’elle est la femme la plus libre qu’il y ait à Paris, et, pour atteindre à ce but, je me garde bien de commettre ces grosses balourdises politiques qui échappent souvent à nos ministres.

— Je vous vois, dis-je, quand vous voulez escamoter un des droits concédés à votre femme par la charte, je vous vois prenant un air doux et mesuré, cachant le poignard sous des roses, et, en le lui plongeant avec précaution dans le cœur, lui demandant d’une voix amie : — Mon ange, te fait-il mal ? Comme ces gens sur le pied desquels on marche, elle vous répond peut-être : — Au contraire ?

Il ne put s’empêcher de sourire, et dit : — Ma femme ne sera-t-elle pas bien étonnée au jugement dernier ?

— Je ne sais pas, lui répondis-je, qui le sera le plus de vous ou d’elle.

Le jaloux fronçait déjà les sourcils, mais sa physionomie redevint sereine quand j’ajoutai : — Je rends grâce, monsieur, au hasard qui m’a procuré le plaisir de faire votre connaissance. Sans votre conversation j’aurais certainement développé moins bien que vous ne l’avez fait quelques idées qui nous étaient communes. Aussi vous demanderai-je la permission de mettre cet entretien en lumière. Là, où nous avons vu de hautes conceptions politiques, d’autres trouveront peut-être des ironies plus ou moins piquantes, et je passerai pour un habile homme aux yeux des deux partis…

Pendant que j’essayais de remercier le vicomte (le premier mari selon mon cœur que j’eusse rencontré), il me promenait encore une fois dans ses appartements, où tout paraissait irréprochable.

J’allais prendre congé de lui, quand, ouvrant la porte d’un petit boudoir, il me le montra d’un air qui semblait dire : — Y a-t-il moyen de commettre là le moindre désordre que mon œil ne sût reconnaître ?

Je répondis à cette muette interrogation par une de ces inclinations de tête que font les convives à leur amphitryon en dégustant un mets distingué.

— Tout mon système, me dit-il à voix basse, m’a été suggéré par trois mots que mon père entendit prononcer à Napoléon en plein Conseil-d’État, lors de la discussion du divorce. — L’adultère, s’écria-t-il, est une affaire de canapé ! Aussi, voyez ! J’ai su transformer ces complices en espions, ajouta le maître des requêtes en me désignant un divan couvert d’un casimir couleur thé, dont les coussins étaient légèrement froissés. — Tenez, cette marque m’apprend que ma femme a eu mal à la tête et s’est reposée là…

Nous fîmes quelques pas vers le divan, et nous vîmes le mot — SOT — capricieusement tracé sur le meuble fatal par quatre

De ces je ne sais quoi, qu’une amante tira

Du verger de Cypris, labyrinthe des fées,

Et qu’un duc autrefois jugea si précieux

Qu’il voulut l’honorer d’une chevalerie,

Illustre et noble confrérie

Moins pleine d’hommes que de Dieux.

— Personne dans ma maison n’a les cheveux noirs ! dit le mari en pâlissant.

Je me sauvai, car je me sentis pris d’une envie de rire que je n’aurais pas facilement comprimé.

— Voilà un homme jugé !… me dis-je. Il n’a fait que préparer d’incroyables plaisirs à sa femme, par toutes les barrières dont il l’a environnée.

Cette idée m’attrista. L’aventure détruisait de fond en comble trois de mes plus importantes Méditations, et l’infaillibilité catholique de mon livre était attaquée dans son essence. J’aurais payé de bien bon cœur la fidélité de la vicomtesse de V de la somme avec laquelle bien des gens eussent voulu lui acheter une seule faute. Mais je devais éternellement garder mon argent.

En effet, trois jours après, je rencontrai le maître des requêtes au foyer des Italiens. Aussitôt qu’il m’aperçut, il accourut à moi. Poussé par une sorte de pudeur, je cherchais à l’éviter ; mais, me prenant le bras : — Ah ! je viens de passer trois cruelles journées !… me dit-il à l’oreille. Heureusement, ma femme est peut-être plus innocente qu’un enfant baptisé d’hier…

— Vous m’avez déjà dit que madame la vicomtesse était très-spirituelle… répliquai-je avec une cruelle bonhomie.

— Oh ! ce soir j’entends volontiers la plaisanterie ; car ce matin, j’ai eu des preuves irrécusables de la fidélité de ma femme. Je m’étais levé de très-bonne heure pour achever un travail pressé… En regardant mon jardin par distraction, j’y vois tout à coup le valet de chambre d’un général, dont l’hôtel est voisin du mien, grimper par-dessus les murs. La soubrette de ma femme, avançant la tête hors du vestibule, caressait mon chien et protégeait la retraite du galant. Je prends mon lorgnon, je le braque sur le maraud… des cheveux de jais !… Ah ! jamais face de chrétien ne m’a fait plus de plaisir à voir !… Mais, comme vous devez le croire, dans la journée les treillages ont été arrachés. — Ainsi, mon cher monsieur, reprit-il, si vous vous mariez, mettez votre chien à la chaîne, et semez des fonds de bouteilles sur tous les chaperons de vos murs…

— Madame la vicomtesse s’est-elle aperçue de vos inquiétudes pendant ces trois jours-ci ?…

— Me prenez-vous pour un enfant ? me dit-il en haussant les épaules… Jamais de ma vie je n’avais été si gai.

— Vous êtes un grand homme inconnu !… m’écriai-je, et vous n’êtes pas…

Il ne me laissa pas achever ; car il disparut en apercevant un de ses amis qui lui semblait avoir l’intention d’aller saluer la vicomtesse.

Que pourrions-nous ajouter qui ne serait une fastidieuse paraphrase des enseignements renfermés dans cette conversation ? Tout y est germe ou fruit. Néanmoins, vous le voyez, ô maris, votre bonheur tient à un cheveu.