Physiologie du Mariage
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux16 (p. 443-448).

MÉDITATION XI.

DE L’INSTRUCTION EN MÉNAGE.

Instruire ou non les femmes, telle est la question. De toutes celles que nous avons agitées, elle est la seule qui offre deux extrémités sans avoir de milieu. La science et l’ignorance, voilà les deux termes irréconciliables de ce problème. Entre ces deux abîmes, il nous semble voir Louis XVIII calculant les félicités du treizième siècle, et les malheurs du dix-neuvième. Assis au centre de la bascule qu’il savait si bien faire pencher par son propre poids, il contemple à l’un des bouts la fanatique ignorance d’un frère-lai, l’apathie d’un serf, le fer étincelant des chevaux d’un banneret ; il croit entendre : France et Montjoie-Saint-Denis !… mais il se retourne, il sourit en voyant la morgue d’un manufacturier, capitaine de la garde nationale ; l’élégant coupé de l’agent de change ; la simplicité du costume d’un pair de France devenu journaliste, et mettant son fils à l’école Polytechnique ; puis les étoffes précieuses, les journaux, les machines à vapeur ; et il boit enfin son café dans une tasse de Sèvres au fond de laquelle brille encore un N couronné.

Arrière la civilisation ! arrière la pensée !… voilà votre cri. Vous devez avoir horreur de l’instruction chez les femmes, par cette raison, si bien sentie en Espagne, qu’il est plus facile de gouverner un peuple d’idiots qu’un peuple de savants. Une nation abrutie est heureuse : si elle n’a pas le sentiment de la liberté, elle n’en a ni les inquiétudes ni les orages ; elle vit comme vivent les polypiers ; comme eux, elle peut se scinder en deux ou trois fragments ; chaque fragment est toujours une nation complète et végétant, propre à être gouvernée par le premier aveugle armé du bâton pastoral. Qui produit cette merveille humaine ? L’ignorance : c’est par elle seule que se maintient le despotisme ; il lui faut des ténèbres et le silence. Or, le bonheur en ménage est, comme en politique, un bonheur négatif. L’affection des peuples pour le roi d’une monarchie absolue est peut-être moins contre nature que la fidélité de la femme envers son mari quand il n’existe plus d’amour entre eux : or, nous savons que chez vous l’amour pose en ce moment un pied sur l’appui de la fenêtre. Force vous est donc de mettre en pratique les rigueurs salutaires par lesquelles M. de Metternich prolonge son statu quo ; mais nous vous conseillerons de les appliquer avec plus de finesse et plus d’aménité encore ; car votre femme est plus rusée que tous les Allemands ensemble, et aussi voluptueuse que les Italiens.

Alors vous essaierez de reculer le plus long-temps possible le fatal moment où votre femme vous demandera un livre. Cela vous sera facile. Vous prononcerez d’abord avec dédain le nom de bas-bleu ; et, sur sa demande, vous lui expliquerez le ridicule qui s’attache, chez nos voisins, aux femmes pédantes.

Puis, vous lui répéterez souvent que les femmes les plus aimables et les plus spirituelles du monde se trouvent à Paris, où les femmes ne lisent jamais ;

Que les femmes sont comme les gens de qualité, qui, selon Mascarille, savent tout sans avoir jamais rien appris ;

Qu’une femme, soit en dansant, soit en jouant, et sans même avoir l’air d’écouter, doit savoir saisir dans les discours des hommes à talent les phrases toutes faites avec lesquelles les sots composent leur esprit à Paris ;

Que dans ce pays l’on se passe de main en main les jugements décisifs sur les hommes et sur les choses ; et que le petit ton tranchant avec lequel une femme critique un auteur, démolit un ouvrage, dédaigne un tableau, a plus de puissance qu’un arrêt de la cour ;

Que les femmes sont de beaux miroirs, qui reflètent naturellement les idées les plus brillantes ;

Que l’esprit naturel est tout, et que l’on est bien plus instruit de ce que l’on apprend dans le monde que de ce qu’on lit dans les livres ;

Qu’enfin la lecture finit par ternir les yeux, etc.

Laisser une femme libre de lire les livres que la nature de son esprit la porte à choisir !… Mais c’est introduire l’étincelle dans une sainte-barbe ; c’est pis que cela, c’est apprendre à votre femme à se passer de vous, à vivre dans un monde imaginaire, dans un paradis. Car que lisent les femmes ? Des ouvrages passionnés, les Confessions de Jean-Jacques, des romans, et toutes ces compositions qui agissent le plus puissamment sur leur sensibilité. Elles n’aiment ni la raison ni les fruits mûrs. Or, avez-vous jamais songé aux phénomènes produits par ces poétiques lectures ?

Les romans, et même tous les livres, peignent les sentiments et les choses avec des couleurs bien autrement brillantes que celles qui sont offertes par la nature ! Cette espèce de fascination provient moins du désir que chaque auteur a de se montrer parfait en affectant des idées délicates et recherchées, que d’un indéfinissable travail de notre intelligence. Il est dans la destinée de l’homme d’épurer tout ce qu’il emporte dans le trésor de sa pensée. Quelles figures, quels monuments ne sont pas embellis par le dessin ? L’âme du lecteur aide à cette conspiration contre le vrai, soit par le silence profond dont il jouit ou par le feu de la conception, soit par la pureté avec laquelle les images se réfléchissent dans son entendement. Qui n’a pas, en lisant les Confessions de Jean-Jacques, vu madame de Warens plus jolie qu’elle n’était ? On dirait que notre âme caresse des formes qu’elle aurait jadis entrevues sous de plus beaux cieux ; elle n’accepte les créations d’une autre âme que comme des ailes pour s’élancer dans l’espace ; le trait le plus délicat, elle le perfectionne encore en se le faisant propre ; et l’expression la plus poétique dans ses images y apporte des images encore plus pures. Lire, c’est créer peut-être à deux. Ces mystères de la transsubstantiation des idées sont-ils l’instinct d’une vocation plus haute que nos destinées présentes ? Est-ce la tradition d’une ancienne vie perdue ? Qu’était-elle donc si le reste nous offre tant de délices ?…

Aussi, en lisant des drames et des romans, la femme, créature encore plus susceptible que nous de s’exalter, doit-elle éprouver d’enivrantes extases. Elle se crée une existence idéale auprès de laquelle tout pâlit ; elle ne tarde pas à tenter de réaliser cette vie voluptueuse, à essayer d’en transporter la magie en elle. Involontairement, elle passe de l’esprit à la lettre, et de l’âme aux sens.

Et vous auriez la bonhomie de croire que les manières, les sentiments d’un homme comme vous, qui, la plupart du temps, s’habille, se déshabille, et…, etc., devant sa femme, lutteront avec avantage devant les sentiments de ces livres, et en présence de leurs amants factices à la toilette desquels cette belle lectrice ne voit ni trous ni taches ?… Pauvre sot ! trop tard, hélas ! pour son malheur et le vôtre, votre femme expérimenterait que les héros de la poésie sont aussi rares que les Apollons de la sculpture !…

Bien des maris se trouveront embarrassés pour empêcher leurs femmes de lire, il y en a même certains qui prétendront que la lecture a cet avantage qu’ils savent au moins ce que font les leurs quand elles lisent. D’abord, vous verrez dans la Méditation suivante combien la vie sédentaire rend une femme belliqueuse ; mais n’avez-vous donc jamais rencontré de ces êtres sans poésie, qui réussissent à pétrifier leurs pauvres compagnes, en réduisant la vie à tout ce qu’elle a de mécanique ? Étudiez ces grands hommes en leurs discours ! apprenez par cœur les admirables raisonnements par lesquels ils condamnent la poésie et les plaisirs de l’imagination.

Mais si après tous vos efforts votre femme persistait à vouloir lire…, mettez à l’instant même à sa disposition tous les livres possibles, depuis l’Abécédaire de son marmot jusqu’à René, livre plus dangereux pour vous entre ses mains que Thérèse philosophe. Vous pourriez la jeter dans un dégoût mortel de la lecture en lui donnant des livres ennuyeux ; la plonger dans un idiotisme complet, avec Marie Alacoque, la Brosse de pénitence, ou avec les chansons qui étaient de mode au temps de Louis XV ; mais plus tard vous trouverez dans ce livre les moyens de si bien consumer le temps de votre femme, que toute espèce de lecture lui sera interdite.

Et, d’abord, voyez les ressources immenses que vous a préparées l’éducation des femmes pour détourner la vôtre de son goût passager pour la science. Examinez avec quelle admirable stupidité les filles se sont prêtées aux résultats de l’enseignement qu’on leur a imposé en France ; nous les livrons à des bonnes, à des demoiselles de compagnie, à des gouvernantes qui ont vingt mensonges de coquetterie et de fausse pudeur à leur apprendre contre une idée noble et vraie à leur inculquer. Les filles sont élevées en esclaves et s’habituent à l’idée qu’elles sont au monde pour imiter leurs grand’mères, et faire couver des serins de Canarie, composer des herbiers, arroser de petits rosiers de Bengale, remplir de la tapisserie ou se monter des cols. Aussi, à dix ans, si une petite fille a eu plus de finesse qu’un garçon à vingt, est-elle timide, gauche. Elle aura peur d’une araignée, dira des riens, pensera aux chiffons, parlera modes, et n’aura le courage d’être ni mère, ni chaste épouse.

Voici quelle marche on a suivie : on leur a montré à colorier des roses, à broder des fichus de manière à gagner huit sous par jour. Elles auront appris l’histoire de France dans Le Ragois, la chronologie dans les Tables du citoyen Chantreau, et l’on aura laissé leur jeune imagination se déchaîner sur la géographie ; le tout, dans le but de ne rien présenter de dangereux à leur cœur ; mais en même temps leurs mères, leurs institutrices, répétaient d’une voix infatigable que toute la science d’une femme est dans la manière dont elle sait arranger cette feuille de figuier que prit notre mère Ève. Elles n’ont entendu pendant quinze ans, disait Diderot, rien autre chose que : — Ma fille, votre feuille de figuier va mal ; ma fille, votre feuille de figuier va bien ; ma fille, ne serait-elle pas mieux ainsi ?

Maintenez donc votre épouse dans cette belle et noble sphère de connaissances. Si par hasard votre femme voulait une bibliothèque, achetez-lui Florian, Malte-Brun, le Cabinet des Fées, les Mille et une Nuits, les Roses par Redouté, les Usages de la Chine, les Pigeons par madame Knip, le grand ouvrage sur l’Égypte, etc. Enfin, exécutez le spirituel avis de cette princesse qui, au récit d’une émeute occasionnée par la cherté du pain, disait : « Que ne mangent-ils de la brioche !… »

Peut-être votre femme vous reprochera-t-elle, un soir, d’être maussade et de ne pas parler ; peut-être vous dira-t-elle que vous êtes gentil, quand vous aurez fait un calembour ; mais ceci est un inconvénient très-léger de notre système : et, au surplus, que l’éducation des femmes soit en France la plus plaisante des absurdités et que votre obscurantisme marital vous mette une poupée entre les bras, que vous importe ? Comme vous n’avez pas assez de courage pour entreprendre une plus belle tâche, ne vaut-il pas mieux traîner votre femme dans une ornière conjugale bien sûre que de vous hasarder à lui faire gravir les hardis précipices de l’amour ? Elle aura beau être mère, vous ne tenez pas précisément à avoir des Gracchus pour enfants, mais à être réellement pater quem nuptiæ demonstrant : or, pour vous aider à y parvenir, nous devons faire de ce livre un arsenal où chacun, suivant le caractère de sa femme ou le sien, puisse choisir l’armure convenable pour combattre le terrible génie du mal, toujours près de s’éveiller dans l’âme d’une épouse ; et, tout bien considéré, comme les ignorants sont les plus cruels ennemis de l’instruction des femmes, cette Méditation sera un bréviaire pour la plupart des maris.

Une femme qui a reçu une éducation d’homme possède, à la vérité, les facultés les plus brillantes et les plus fertiles en bonheur pour elle et pour son mari ; mais cette femme est rare comme le bonheur même ; or, vous devez, si vous ne la possédez pas pour épouse, maintenir la vôtre, au nom de votre félicité commune, dans la région d’idées où elle est née, car il faut songer aussi qu’un moment d’orgueil chez elle peut vous perdre, en menant sur le trône un esclave qui sera d’abord tenté d’abuser du pouvoir.

Après tout, en suivant le système prescrit par cette Méditation, un homme supérieur en sera quitte pour mettre ses pensées en petite monnaie lorsqu’il voudra être compris de sa femme, si toutefois cet homme supérieur a fait la sottise d’épouser une de ces pauvres créatures, au lieu de se marier à une jeune fille de laquelle il aurait éprouvé long-temps l’âme et le cœur.

Par cette dernière observation matrimoniale, notre but n’est pas de prescrire à tous les hommes supérieurs de chercher des femmes supérieures, et nous ne voulons pas laisser chacun expliquer nos principes à la manière de madame de Staël, qui tenta grossièrement de s’unir à Napoléon. Ces deux êtres-là eussent été très-malheureux en ménage ; et Joséphine était une épouse bien autrement accomplie que cette virago du dix-neuvième siècle.

En effet, lorsque nous vantons ces filles introuvables, si heureusement élevées par le hasard, si bien conformées par la nature, et dont l’âme délicate supporte le rude contact de la grande âme de ce que nous appelons un homme, nous entendons parler de ces nobles et rares créatures dont Goëthe a donné un modèle dans la Claire du Comte d’Egmont : nous pensons à ces femmes qui ne recherchent d’autre gloire que celle de bien rendre leur rôle ; se pliant avec une étonnante souplesse aux plaisirs et aux volontés de ceux que la nature leur a donnés pour maîtres ; s’élevant tour à tour dans les immenses sphères de leur pensée, et s’abaissant à la simple tâche de les amuser comme des enfants ; comprenant et les bizarreries de ces âmes si fortement tourmentées, et les moindres paroles et les regards les plus vagues ; heureuses du silence, heureuses de la diffusion ; devinant enfin que les plaisirs, les idées et la morale d’un lord Byron ne doivent pas être ceux d’un bonnetier. Mais arrêtons-nous, cette peinture nous entraînerait trop loin de notre sujet : il s’agit de mariage et non pas d’amour.