Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 182-192).

XII

25 juin.

Les derniers jours de juin tirent à leur fin. Juillet s’annonce dans toute sa gloire.

Bien que je sois toujours sans nouvelle de celui qui ne quitte jamais ma pensée, le temps et la jeunesse aidant, je suis presque redevenue la Phyllis d’autrefois.

Mes joues ont retrouvé leur couleur et leur rondeur enfantine ; mes yeux, clairs et brillants ont perdu leur aspect maladif ; mon corps a recouvré toute son élasticité ; mais une ombre triste vole habituellement mon regard, mes éclats de rire ne résonnent plus comme autrefois dans les bois de Summerleas et, à mesure que le temps s’écoule sans m’apporter ce que je désire, un peu de courage me quitte chaque jour.

Cependant, je secoue ma torpeur et ne veux pas me laisser endormir dans une attente épuisante et vaine.

Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour remplacer le maître absent dans nos domaines.

Mise au courant par Foster, l’intendant, des besoins de nos paysans, de leurs maladies ou de leurs soucis, j’ai pris un vif intérêt au sort de ces gens.

On voit partout mon léger tonneau, traîné par les poneys infatigables.

En outre, au château, l’ordre et la régularité règnent sous mon ferme contrôle.

Anna et Thomas mis à la porte, le « coulage » a cessé comme par enchantement. Mrs. Hedgins dort des nuits paisibles et bénit les jours que je passe à Strangemore. La cuisinière est devenue un ange de douceur.

Mais, malgré ces journées comblées de salubres travaux, malgré tout, le souvenir du bien-aimé obscurcit pour moi la joie de vivre, et si je n’appelais souvent à mon aide la résignation et l’aide de Dieu, je me laisserais aller à un affreux découragement.

. . . . .

10 juillet.

Depuis deux jours, Roland est parmi nous, en congé.

Mon frère aîné m’a toujours témoigné une grande sympathie. Quoique nous ayons eu rarement l’occasion de passer assez de temps l’un avec l’autre pour nous apprécier mutuellement.

Ce soir nous nous trouvions seuls après le dîner.

Quand nous eûmes longuement parlé de mes tristes affaires :

— Et toi, Roly, lui dis-je, où en es-tu avec la fille du colonel ?

— Ah ! fit-il d’un air ennuyé, cela ne va pas comme je le voudrais. Miss Helen est fantasque. Tantôt ce sont des sourires à vous tourner la tête et, d’autres fois, c’est à peine si elle daigne vous connaître. À plusieurs reprises elle m’a offert de me rendre sa parole.

— Tu croyais être si sûr de son amour ?

— Oui. Il y a six mois. Depuis Noël nous avons un nouveau capitaine, laid, vulgaire, idiot… Seulement il a cinquante mille « livres » de rente et le cœur de ma Dulcinée n’est pas à l’épreuve de tant de millions. J’ai souffert le martyre, acheva Roly en laissant paraître sur son visage rayonnant de santé et de jeunesse une expression de désespoir.

— Tu l’oublieras, dis-je doucement.

— Parbleu oui ! s’écria-t-il. C’est ce que j’ai de mieux à faire. Ah ! où trouver jamais une fille à l’esprit sain et droit contente de son sort, qui soit disposée à faire le bonheur d’un homme sans en chercher si long.

— Peut-être pas très loin, fis-je en souriant. Tu ne sais donc rien voir ?

— Qui veux-tu dire ?

— Aveugle !… aveugle !

Je le regardai dans les yeux… il rougit jusqu’aux oreilles et je compris à qui il pensait,

— Tu crois qu’elle pense toujours à moi ?

— J’en suis certaine. Sais-tu quel vœu elle a fait cet hiver ? Mon Dieu, il n’y a guère que trois ou quatre mois, à la Fontaine aux Souhaits ? Celui de devenir la femme de certain officier…

Roland réfléchit profondément ; enfin il dit d’un ton sérieux :

— Les Hastings n’ont presque pas de fortune et il y a trois enfants. Sais-tu ce qu’est la vie d’un ménage d’officier sans argent ?

— S’ils s’aiment l’un l’autre et sont heureux, ils seront toujours assez riches, répondis-je.

Mon frère me regarda avec, étonnement ; puis, il se leva et parla d’autre chose. Dans le cours de la soirée il fut plusieurs fois distrait. Quand mère lui demanda, à l’heure du coucher, ce qu’il ferait demain :

— J’irai parler à Hastings, dit-il sans hésiter. J’ai une commission pour lui, de quelqu’un du régiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

25 juillet

La douce Jenny n’a pas fait en vain son vœu d’amour à la Fontaine. Elle est si heureuse maintenant qu’elle ne peut croire à son bonheur.

— Phyllis, me dit-elle hier en m’embrassant, — c’était le jour de leurs fiançailles — je souhaite le retour de votre bonheur aussi ardemment que je suis sûre d’être une heureuse femme.

— Ah ! ma chérie, murmurai-je en la serrant dans mes bras, que Dieu vous entende ; et moi, je souhaite que votre bonheur à vous, soit à l’abri de tous les orages.

— Sait-on jamais ! dit-elle en soupirant.

Mais son regard brillant d’amour et de confiance fixé sur Roly démentait son exclamation.

Mon frère, en garçon expéditif, a prié sa fiancée de fixer leur mariage à une date rapprochée : au mois d’octobre, par exemple, et Jenny, trouvant probablement qu’elle l’avait assez attendu, y a consenti sans se faire prier.

Brighton, 12 août.

La décision du départ à la mer s’est prise si rapidement et le temps s’est trouvé si rempli avec nos préparatifs de voyage et l’installation, que j’ai dû délaisser mon album depuis plus de quinze jours.

La famille Hastings devait, comme chaque année, aller passer les mois d’août et de septembre à la mer.

Les fiançailles de Jenny n’ont rien changé à ses projets, sauf que mon frère fut invité à profiter des derniers jours de son mois de permission pour les accompagner.

Et ce bon Roly, me voyant si délaissée, n’a pas voulu partir sans moi.

Mère a insisté aussi, car je refusais de toutes mes forces, sentant que ma tristesse n’était vraiment pas faite pour aller avec l’entrain d’une bande joyeuse.

Une promesse m’enleva mon seul regret.

— J’irai à Strangemore de temps à autre, me dit mère, s’il y a la moindre apparence de son retour, tu seras prévenue par dépêche.

Mais je n’ai accepté que pour un mois l’invitation de nos amis. Je veux être de retour en septembre ; c’est le mois anniversaire de notre mariage et, s’il y pense, peut-être… peut-être que… Je ne veux pas me leurrer d’un espoir qui sera déçu.

15 août.

Le rayonnement du bonheur de certaines personnes est tel qu’il met de la joie dans toute une maison ; c’est ce qui arrive ici dans la villa que les Hastings ont louée en vue de la mer.

Roland loge dans un hôtel voisin, mais, dès huit heures du matin, sa forte voix retentit dans le hall, et à minuit il faut absolument le mettre à la porte.

Pareil débordement d’amour heureux que je n’ai jamais connu m’étonne et, par instants, m’attriste encore plus.

Non point que le moindre sentiment de jalousie effleure mon esprit, mais s’il est vrai, comme le dit Dante, que le plus grand tourment des damnés soit le souvenir de leur bonheur passé, je crois que je fais en ce moment mon purgatoire sur terre.

Hier, dans l’après-midi, ils se croyaient seuls dans le petit jardinet de la villa. Roly tenait la taille de sa fiancée, ils se parlaient cœur à cœur et souvent un baiser achevait leurs phrases.

Il y avait tant d’harmonie dans leurs pas, leurs gestes, leurs regards étaient si empreints d’amour vrai que je ne pus y tenir.

Une griffe me serra le cœur.

Malgré moi, la pensée de ma situation désolée me fit venir les larmes aux yeux et je montai rapidement à ma chambre pour y cacher mon chagrin.

Oh ! Mark, mon mari, mon aimé, quand reviendrez-vous ?

17 août.

Ma santé devient meilleure tous les jours, bien que le moral ne soit pas très brillant et qu’il suffise de presque rien pour bouleverser mon système nerveux.

Hier soir, les Hastings avaient invité des amis de passage, les de Vere, à dîner. J’aurais bien préféré ne pas y être, mais je pensai que me faire servir dans ma chambre compliquerait le service et je m’attache, autant que possible, à ne pas me singulariser. Je passai donc une robe du soir — j’ai emporté une grande partie de celles que j’ai à Strangemore, — et me rendis au salon.

Pendant le repas, je tressaillis soudain en entendant prononcer mon nom.

M. de Vere disait :

— Nous avons beaucoup voyagé en Suisse et dans la partie de la France qui avoisine la frontière. Hilda, — il s’adressait à sa femme,— n’était-ce pas à Chamonix que nous nous arrêtâmes plusieurs jours en revenant sur Paris ?

« Vous jugez de notre étonnement en retrouvant là-bas l’un de vos compatriotes. J’avais entendu prononcer son nom par votre voisin, mon cousin Henry de Vere et, du reste, je le reconnus pour l’avoir rencontré à Londres. Voyons, il s’appelle…

« Ah ! Carrington !… C’est bien cela.

Au nom de mon mari — car ce ne pouvait être un autre que lui — je devins mortellement pâle. Tous mes amis avaient les yeux fixés sur moi.

Je me raidis, aussi blanche que la nappe, et essayai de faire bonne figure, tandis que M. de Vere, inconscient de l’émoi qu’il provoquait, continuait :

— C’est, je crois, un original, ce Mark Carrington, on m’a conté à son sujet une histoire assez étrange, il avait, paraît-il, une jeune femme charmante et… Vous êtes enrhumé, cher ami ?

Ici, M. de Vere s’aperçut enfin des signaux que lui faisait son hôte, il s’arrêta, balbutiant :

— Ah ! pardon !

Et vite quelqu’un voulut parler d’autre chose. Mais je relevai la tête, les yeux brillants d’espoir, je les fixai sur l’invité.

— Monsieur, dis-je, essayant d’assurer ma voix, à quelle époque avez-vous rencontré M. Carrington… mon mari ?

Mrs. de Vere vint au secours de son époux qui, pour le moment, restait muet d’étonnement et de consternation.

— C’était vers le 15 mai, madame, dit-elle. Du reste, nous ne fîmes que l’apercevoir. Le lendemain matin, M. Carrington avait quitté l’hôtel avant notre réveil.

— Savez-vous où il s’est dirigé ensuite ?

— Nous ne l’avons pas demandé, madame. Du reste, beaucoup de voyageurs s’en vont sans donner d’adresse.

— Merci. Je baissai les yeux sur mon assiette, encore péniblement ébranlée et déçue.

Malgré toutes mes recherches et celles de mes amis, il reste introuvable !

Mark, jusqu’à quand durera ce supplice ?

Revenez, mon amour, ou, quand il vous plaira de venir, vous me trouverez morte !

22 août.

Aujourd’hui, après une nuit cruelle d’insomnie, j’éprouvai un besoin intense de grand air.

Je sortis par la petite porte du jardinet, afin d’éviter une société quelconque, et j’allai errer au bord de la mer.

À certains jours où ma peine est plus poignante, j’aime sa mélancolie profonde.

Plus loin, beaucoup plus loin que la plage encombrée de baigneurs élégants, se trouve une haute falaise de sanie et rochers, recouverts d’une herbe rare ; elle se termine en précipice à pic sur l’océan.

Arrivée là, je m’assieds et, d’autres fois, achevant de gravir la côte, lorsque je suis au sommet, je contemple l’infini et m’amuse à compter les vagues qui viennent mourir sur la grève, au-dessous de moi.

Assise dans cet endroit solitaire, je m’abandonne à mes rêveries, et je puis gémir ou pleurer à mon aise.

Quel peu de temps écoulé depuis celui où je n’étais qu’une enfant au cœur gai et léger !

Je sens maintenant, par là force du contraste combien j’étais heureuse.

Je ne savais pas, alors, ce que c’était qu’un chagrin, un soupçon de jalousie, une amertume ou un affront. J’ignorais cette sensation plus pénible que toutes : la solitude !

Ô tristes jours ! et nuits plus tristes encore quand l’oubli du sommeil qui serait le bienvenu ne peut me venir en aide !

L’autre soir, en revenant de la falaise, je suis entrée à l’église. J’ai pu prier longtemps. Réconfortée, mais non consolée, je suis revenue les yeux secs, et dans la soirée j’ai réussi à rire comme les autres.

Summerleas, Ier septembre.

J’ai été heureuse quand même de revoir mon cher nid.

Après l’agitation de la plage mondaine, c’est un doux repos que la solitude des champs ou des bois.

Dès le lendemain de mon arrivée, je suis accourue à Strangemore, le cœur palpitant d’apprendre du nouveau.

Non, rien… toujours rien !

Je me suis remise de bon cœur à la tâche que j’aime : celle de veiller de mon mieux sur nos propriétés en l’absence de mon mari.

Depuis mon absence et celle de Mark, les mauvais bruits qu’avait suscités la présence de l’Américaine se sont éteints d’eux-mêmes ; tout le monde me suit, quand je passe, d’un regard sympathique.

10 septembre.

L’arrivée de ma sœur et de son mari a amené à Summerleas un grand mouvement de visites qui me fatiguent, aussi je les esquive autant que cela se peut.

Dora, qu’une précieuse espérance pare d’une grâce nouvelle, est aussi jolie sinon plus qu’autrefois.

À demi allongée sur la bergère dans des poses alanguies, environnée de coussins, elle reçoit ses visites et babille gentiment, comme il convient à une jeune baronne, avec des manières pleines de distinction.

Dimanche dernier, dans le milieu de la journée, on annonça lord et lady Chandos.

Je bondis du coin où je m’étais cachée volontairement et j’allai me jeter au cou de mon amie.

Quel tendre baiser elle me rendit !

Aussitôt que ce fut possible, je l’entraînai dans ma chambre pour une longue causerie.

Tous mes souvenirs me revinrent à mesure que je parlais, ils rouvrirent la source de mes larmes, mais la chaude sympathie que me témoigna Lilian adoucit leur amertume.

— Et vous, ma chérie, demandai-je, êtes-vous heureuse ?

Elle rougit… je vis qu’elle allait parler et n’osait le faire.

— Parlez, Lilian, dites ? Je n’ai pas l’esprit assez mesquin pour être jalouse du bonheur des autres… Et, du reste, ajoutai-je avec un sourire triste, pensant à mon frère et à ma sœur, n’y suis-je pas habituée ? Je ne vois que des gens heureux autour de moi. Dites, petite amie ? Est-il bon avec vous ? Avez-vous trouvé le bonheur que vous méritez tous deux ?

— C’est le parfait bonheur, Phyllis ! dit la petite mariée en laissant la joie rayonner dans ses beaux yeux.

— Et lui, que dit-il ?

— Il dit, répondit-elle en riant, que si je l’ai fait attendre si longtemps, c’était afin que la récompense soit meilleure. Oui, nous sommes bien heureux, mais si vous voulez être patiente, Phyllis, et ne pas user ces jolis yeux à pleurer, vous aussi serez récompensée. Il ne faut pas que Mark vous retrouve maigre et laide à faire peur, car il reviendra et bientôt, j’en ai l’intime conviction.

Après avoir parlé de choses et d’autres, et de beaucoup de gens que nous connaissons :

— Avez-vous entendu reparler de lady Blanche ?

— Non… Seigneur, je n’en avais pas la moindre envie, mais quelqu’un m’a dit que sir Garlyle… Oh ! fit Lilian en me voyant changer de couleur, qu’y a-t-il ?

— Rien, continuez. Vous disiez que sir Garlyle ?

— Allait partir ou était parti pour l’Amérique. Je lui souhaite un bon voyage ! Vraiment, notre société n’y perdra guère !

Je ne répondis rien, mais je me demandai in petto, si, d’après le conseil que je lui avais donné, il ne suivait pas le sillage de certaine Américaine ?

Eh bien, bon voyage ! comme dit Lilian.

28 septembre au soir.

Cette journée mémorable, anniversaire de mon mariage, m’a laissé des impressions si confuses que je ne saurais m’y débrouiller pour les fixer sur mon album une dernière fois, si je ne commence par le commencement.

Donc, étant allée ce matin à Strangemore au trot de mes poneys, j’en revins vers midi assez fatiguée.

Ma tête tournait un peu et surtout mon cœur me faisait mal, car, au jour de notre anniversaire, j’avais espéré peut-être un mot, un rappel de lui… Et il n’y avait rien !

— Phyllis, tu n’es pas bien, me dit mère en sortant de table, veux-tu aller te reposer sur ton lit ?

— Non, merci. J’ai mal à la tête. Je vais sortir, je crois que cela me fera du bien.

— Ah ! s’écria Billy en sautant sur sa casquette, je vais avec toi, Phyl. Nous irons voir si les noisettes sont mûres dans le bois de Strangemore ! Tu te rappelles…

— Billy ! cria maman, tais-toi.

J’étais devenue toute blanche et je crus défaillir. Je fis un geste pour écarter Billy et dis d’une voix qui me sembla résonner étrangement :

— Non. Je n’irai pas avec toi. J’irai seule.

Mère et Billy — mes deux grandes amours après « lui » — me regardèrent partir de la porte, petite silhouette mince, triste et noire.

J’avais choisi en m’habillant une robe noire en signe de deuil.

Ce jour de septembre était le plus doux qu’on puisse rêver. Je traversai nos bois sans presque y jeter un regard. J’étais pressée d’arriver devant certain noisetier que je savais reconnaître entre tous !

N’était-ce point là, perchée dans cet arbre, que Mark avait trouvé son enfant, sa petite fille, comme il lui plaisait de m’appeler ?

Ayant trouvé la place, je m’occupai assez longtemps à me faire un lit de feuilles sèches. J’en ramassai et en apportai une grande quantité pour arriver à me faire une couche confortable.

Le mal de tête dont je souffrais depuis le matin avait empiré du fait de la chaleur, il me tardait de m’étendre à l’ombre de mon noisetier pour y chercher le sommeil.

Une grande paix et une douce fraîcheur régnaient sous les arbres touffus. Aucun autre bruit que celui de la rivière qui bondissait plus loin sur les cailloux où clapotait le long de ses rives.

Ou encore le frémissement des feuilles et le froufrou de soie des ailes de libellules et de papillons.

Ce coin délicieux était fait à plaisir pour procurer l’apaisement à toute créature humaine.

Hélas ! il n’en pouvait être ainsi pour mon pauvre cœur !

À peine mes paupières se furent-elles fermées que la pensée de nos heureux jours d’autrefois me revint, passant dans mon esprit comme une vision radieuse, puis, aussitôt, ce fut le contraste des derniers mois, toute la succession des jours ternes et sombres où ma vie de femme heureuse s’est effondrée comme en un trou sans fond.

J’avais tant espéré un mot de lui ce matin !… Mon cœur battait à se rompre quand j’ai franchi la grille de Strangemore et je m’attendais presque à le revoir debout sur le seuil, m’attendant avec son bon sourire de jadis.

Et puis rien !… Pourtant, il n’avait pu oublier l’anniversaire de ce jour.

En quelque endroit perdu de la terre qu’il fût en ce moment, le souvenir de ce temps délicieux devait le hanter.

Mark ! Mark chéri ! Quel horrible sort nous séparait ! Les années passeraient-elles ainsi, sans que je vous revoie, mon cher amour ?

Étiez-vous enterré dans une Thébaïde, pleurant toujours votre femme qui vous aime et vous tendait les bras !

Dans dix ans, pensai-je, si mon supplice doit durer cette éternité, je serai presque une vieille femme, la douleur aura flétri mon visage et blanchi mes cheveux… Vous ne me reconnaîtrez plus !

Oh ! être près de vous aujourd’hui comme il y a un an, sous vos regards caressants, et rentrer la main dans la main dans notre chère demeure, l’un à l’autre pour toujours ! Cela, c’était le rêve… Mais quelle atroce réalité !

Pour la centième fois, peut-être, quand j’étais sûre de ne pas être épiée, je sortis de mon corsage où je la portais sans cesse la dernière lettre de mon mari.

Et, comme d’habitude, je la couvris de larmes et de baisers. Lui aussi il souffrait, il m’appelait, sans doute. La pensée de sa douleur ajoutée à la mienne me désespéra davantage encore.

Je pleurai longtemps jusqu’à ce qu’enfin le sommeil et la chaleur vinssent m’apporter l’oubli de tout.

Je m’endormis la joue appuyée au papier trempé de mes pleurs et tombai dans un complet anéantissement.

Vers la fin de mon somme qui fut long, car le soleil commençait à descendre quand je me réveillai, je crus faire un songe singulier.

Un homme m’apparaissait de loin dont les traits étaient environnés d’une brume si épaisse qu’il ne m’était pas possible de les distinguer. Cependant sa tournure, sa démarche, ne m’étaient pas inconnues. Il se rapprochait lentement dans ma direction et peu à peu son visage se précisait. Haletante d’émotion, je le regardais venir, il fit soudain un mouvement brusque qui le mit à genoux devant moi, je crus sentir une main très douce toucher mon front, mes cheveux, je m’agitai dans mon sommeil, murmurant :

— Mark ! Mark !

Et en ouvrant les yeux, je vis l’homme de mon rêve, celui dont je venais de prononcer le nom, debout à quelques pas de moi.

Les bras croisés, adossé à un arbre, il me regardait de ses yeux profonds, si tristes que mon cœur en fut pénétré.

Je me levai les bras étendus en courant à lui.

— Mark ! c’est vous ! Ne me reconnaissez-vous pas ?

Et je me mis à pleurer convulsivement, appuyée à son épaule. Il releva lentement mon visage pour l’exposer à la lumière qui filtrait d’en haut au travers des feuilles.

— Ainsi, je vous retrouve ici, dit-il d’une voix changée, et vous ne me fuyez pas.

— Oh ! Mark ! Si j’avais su ! Si j’avais compris comme vous m’aimiez ! Mais vous êtes ici, près de moi, vous ne partirez plus. Oh ! dites, dites que vous ne partirez plus ?

— Il faudrait, pour cela, que je fusse bien sûr que vous m’aimez un peu.

Je lui emprisonnai le cou de mes deux bras.

— Mark, je vous aime… Je vous aime de toute mon âme. Oh ! croyez-le, maintenant. J’ai tant souffert !

— Et moi ! fit-il d’un ton sourd.

Il plongea son regard dans mes yeux pour lire jusqu’au fond de mon cœur.

— C’est elle, c’est bien elle, dit-il lentement, comme s’il ne pouvait y croire… Voilà ses yeux que j’aime, voilà ses cheveux et ses petites boucles, et jusqu’au signe brun au coin de l’oreille… elle a pleuré… comme moi.

« Phyllis ! oh ! Phyllis, s’écria-t-il tout à coup, en me serrant contre lui. Nous ne nous séparerons plus jamais, dites, c’est trop affreux !

Pendant un temps assez long, les libellules, les papillons et les fauvettes s’en donnèrent à cœur joie autour de nous ; nous ne parlions plus : je crois que les grands bonheurs comme les grandes douleurs sont muets.

Une immense joie, une quiétude parfaite nous avaient complètement envahis l’un et l’autre. Des paroles eussent été insuffisantes pour exprimer tout cela.

— Rentrons, lui dis-je enfin, ils seront si heureux là-bas.

Nous commençâmes à marcher lentement sous les arbres. Il me tenait serrée dans son bras comme s’il eût été décidé à ne plus me lacher.

Au moment de quitter l’allée des noisetiers, nous nous retournâmes d’un commun accord.

Il me dit à voix basse, bien que nous fussions seuls :

— Il faudra revenir ici de temps en temps et si jamais nous sentions notre amour en danger…

— Alors, ce sera jamais, lui dis-je en riant ; nous aurons assez de confiance désormais pour tout nous dire.

— Je ferai élever un petit kiosque à cet endroit en souvenir, dit-il d’un air rêveur. J’ai trouvé mon bonheur, un jour, sous un noisetier, et je l’y ai retrouvé aujourd’hui alors que je désespérais… Phyllis, plus tard, nous y conduirons nos enfants.

Je me tus. Mais j’appuyai ma joue rougissante sur son cœur et le baiser que je lui donnai fut la meilleure réponse.


FIN