Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 101-123).

VI


Il fait très froid. Brusquement, sans transition, l’hiver redouble ses rigueurs, on parle de rivières et d’étangs glacés ; si le froid persiste, demain on pourra patiner.

Un incident est venu aujourd’hui rompre mon heureuse quiétude.

Mon Dieu ! La Fontaine aux Souhaits exaucerait-elle déjà mon désir ?

J’ai demandé à connaître le mystère de l’ancienne liaison de mon mari, et l’on dirait déjà qu’une porte s’entr’ouvre devant moi.

Après le lunch, nous étions tous réunis autour du feu de la bibliothèque, du moins ceux qui étaient restés : Chip, sir Francis, lord Chandos et sir James étant allés chasser non loin de Carston, chez les Leslie.

Mon mari, souffrant d’un gros rhume, avait préféré nous tenir compagnie.

Tout à coup, Lilian entra en coup de vent et Mark lui cria de fermer la porte, tout en éternuant.

— Ne me grondez pas, lui dit-elle, je vous apporte des nouvelles : espérons qu’elles seront satisfaisantes. Voici trois lettres pour vous… Tiens ! un timbre d’Amérique ! Une carte pour lady Blanche et une lettre de ma mère pour moi.

« Rien pour vous, tante Harriett. Phyllis, un mot de Summerleas qu’on a fait porter de la part de votre chère maman.

Chacun ouvrit ses lettres en silence.

Mais en lisant le petit billet de mère je m’aperçus bientôt que les lettres dansaient devant mes yeux, cependant qu’à mes oreilles tintaient ces syllabes : « Un timbre d’Amérique. » « Un timbre d’Amérique. »

C’était obsédant ! Je n’aurais eu qu’un mouvement à faire pour regarder Mark, la bouche à ouvrir pour dire avec mon air le plus négligent :

« Quelle est donc cette lettre que vous avez reçue d’Amérique ? »

Mais la peur, la timidité, l’inquiétude aussi me retinrent.

Et je restai là, figée sur ma chaise, le cœur et l’esprit bouillonnant de mille pensées confuses… sans oser parler.

Pourtant, je glissai un regard vers lui.

Il lisait son journal, tranquillement.

D’un geste nonchalant il avait posé le paquet des lettres sur son genou et n’en avait ouvert aucune pour ne pas être obligé, je le compris bien, d’ouvrir celle-ci devant moi.

La grande enveloppe crème dépassait les deux autres, elles se tenaient en équilibre sur sa jambe croisée, je voyais la suscription de la première, mais ce n’était pas celle qui m’intéressait.

Oh ! voir seulement l’écriture ! Si je reconnaissais une main d’homme, il me semble que je serais immédiatement calmée.

II pouvait avoir laissé des amis en Amérique… Depuis la défense qu’il m’avait faite de jamais lui reparler de ce sujet odieux, je me l’étais tenu pour dit ; j’étais donc tout à fait dans l’ignorance des relations qu’il avait faites aux Etats-Unis.

Comment m’y prendre ? Que faire pour la voir ?

En examinant mon mari à la dérobée, je remarquai qu’il était extrêmement pale. Il me parut que ses yeux fixes ne suivaient point les lignes ; il ne lisait pas, c’était certain.

Comme moi, il roulait des idées dans sa tête, il devait se dire : « Quel prétexte trouver pour sortir et aller lire ma lettre ailleurs ? A-t-elle compris quelque chose ? Va-t-elle me faire une question ? Que répondrai-je ? Il faut attendre un peu ; une sortie trop brusque l’inquiéterait, etc., etc… »

Oh ! une idée !

Étant assise tout près de Mark, je laissai tomber, en le poussant un peu, le billet de maman qui glissa dans les cendres au bord des chenêts. Je m’écriai :

— Oh ! mon billet !

Et, me penchant pour le ramasser, j’appuyai innocemment ma main sur le genou de mon mari qui fit un vif mouvement. Les lettres tombèrent… Et là, dans les cendres, sous mes yeux, s’étala la grande enveloppe carrée avec son timbre américain et je dévorai du regard l’adresse de : « M. Mark Carrington, Esq., Strangemore, par Carston, Comté de Kent, Angleterre ».

L’écriture était longue, fine, élégante et ferme à la fois… Une écriture féminine, j’en jurerais.

D’ailleurs, rien que le mouvement de Mark, son geste bref, violent presque, en relevant la lettre, celle-ci la première, les autres ensuite, puis le regard inquisiteur, craintif, qui croisa le mien comme nos deux têtes se touchaient, rien que cette action étrange, sa précipitation, son trouble, m’eussent donné l’éveil si je n’avais déjà été prévenue.

Ayant rassemblé ses papiers, il marmotta des paroles confuses : il s’excusait, étant fatigué, de nous fausser compagnie, et allait se reposer dans sa chambre…

Comme il allait vers la porte :

— Eh bien ! Phyllis, me dit lady Blanche, vous n’accompagnez pas votre mari ? Il est souffrant, très pale, il a besoin de soins…

— Non, non, merci, répliqua Mark très vite. Ne vous dérangez pas, Phyllis, vous risqueriez d’attraper mon rhume.

Il sortit… et je soupirai de soulagement… pour lui !

Il est onze heures du soir, les chasseurs sont rentrés, Mark n’a pas reparu de la journée, ni dans l’après-midi, ni au dîner.

Il s’est fait excuser sous le prétexte de sa santé.

Walter, que j’ai vu dans le couloir au sortir de sa chambre, m’a dit que son maître avait pris le lit, il avait un peu de fièvre et un grand mal de tête, il défendait sa porte absolument.

— Même… même à moi ? fis-je, un peu décontenancée sous le regard de cet homme.

— Surtout à Madame, a recommandé Monsieur, parce que Madame pourrait prendre son mal.

Ce soir je suis rentrée dans ma chambre, seule, et j’ai regardé en soupirant la porte de la pièce voisine où mon mari malade est seul aussi.

Seul ? Oh ! non ! Il y est avec le souvenir de l’Américaine, avec sa lettre, qu’il a sans doute placée sous son oreiller brûlant… C’est à elle qu’il pense, c’est d’elle qu’il rêve, « elle » lui tient compagnie, une douce compagnie qui lui remémore tout un passé d’amour, tandis que je suis ici, à vingt pas de lui, dévorée de chagrin, de tristesse, de… eh bien, oui, de jalousie !

Je la hais, cette femme qui a possédé avant moi le cœur de Mark… Oh ! si je la voyais… je…

Je relis, trois jours plus tard, ces lignes que j’écrivis l’autre soir sous le coup de ma surprise et de ma colère, et je m’étonne que la vie puisse reprendre son cours après les violentes émotions des humains, comme si rien ne s’était passé.

Je fus vivement surprise en entrant dans la salle à manger, le matin suivant, d’entendre la voix de Mark qui causait gaiment avec nos hôtes.

Sir Francis lui donnait la réplique, et ce fut ensuite auquel de ces messieurs raconterait les plus belles prouesses de chasse.

Jamais, bien que son rhume ne fût pas tout à fait guéri, mon mari n’avait été aussi brillant… Sa verve animait toute la table et son rire couvrait tous les autres.

— Bonjour, Phyllis, dit-il en me voyant entrer, avez-vous bien dormi ?

— Très bien, répondis-je, adoptant son ton dégagé, votre rhume va-t-il mieux ?

— Un peu mieux, merci. Je n’ai plus de fièvre ; mais je crois plus prudent de ne pas sortir encore. Voici une chaise, le thé est très chaud, ne vous brûlez pas.

Pendant tout le repas, il ne fut que sourires et amabilités.

Mon Dieu ! que les hommes savent donc bien dissimuler !

Durant ces trois longs jours, pas un moment je n’aperçus un regard absent, une attitude rêveuse de la part de mon mari.

Il est vrai qu’on le voit peu.

Il se confine des heures dans son appartement, sous prétexte de soigner son fameux rhume, que je crois, pour ma part, bien guéri.

Il est resté pâli, ses traits sont altérés, ne serait-ce point pour une autre cause ?

Il ne tousse plus, mais je l’entends, la nuit, marcher des heures dans sa chambre, son pas saccadé résonne dans le silence.

Hélas ! moi, sa femme, hier si chérie, je n’ose entrer et lui dire :

« Mon ami, souffrez-vous ? »

J’ai peur de son regard froid et lointain, peur aussi de voir apparaître cette barre : la ride profonde marquée dans son front que j’ai appris depuis peu à connaître et à redouter.

Cependant, la nuit dernière, n’y tenant plus, je me levai doucement et, les pieds nus dans mes babouches, un simple kimono jeté sur mes épaules, inquiète de l’avoir entendu ouvrir et refermer des meubles, j’ouvris sans bruit la porte de son cabinet de toilette, qui communique avec ma chambre.

Là, rien… obscurité, silence !

Mais la lumière filtrait sous la porte suivante, je m’avançai à tout petits pas…

Plusieurs longues, éternelles minutes se passèrent sans que j’osasse faire un mouvement. Mon cœur battait la charge dans ma poitrine…

Je me décidai tout à coup.

Ouvrant très doucement, je soulevai la portière et pénétrai dans la chambre.

Une brève exclamation, et mon mari se leva de devant la table-bureau placée devant l’une des fenêtres.

Un buvard était sous sa main… dessus, une lettre commencée sans doute depuis longtemps : plusieurs feuillets étaient noirs d’écriture.

Il écrivait rapidement. Au léger bruit que je fis en entrant il saisit n’importe quelle feuille à sa portée et la jeta sur sa lettre, puis vint à ma rencontre d’un air surpris et inquiet.

— Phyllis, êtes-vous malade ?

— Non, c’est vous… je vous ai entendu remuer… Je craignais…

— J’avais un peu d’insomnie, dit-il en détournant ses yeux du regard suppliant que je levais sur lui. J’en profite, comme vous voyez, pour mettre mon courrier à jour… On a toujours des lettres en retard et quand la maison est remplie d’invités, je ne trouve pas un moment, surtout avec nos parties de chasse qui absorbent tout le temps, pour répondre aux choses les plus pressantes.

Il débita cette longue tirade comme pour se donner du courage et reprendre pied après la surprise que je venais de lui causer.

À la fin, ramenant ses yeux sur moi, il suivit la direction de mon regard invinciblement attiré vers la table à écrire. Je me sentis pâlir davantage, mes doigts se crispèrent dans la soie du kimono ; je venais d’apercevoir la large enveloppe carrée au timbre américain, l’écriture haute, fine et élégante dont le souvenir me hantait.

C’était à elle qu’il répondait dans le silence de la nuit, c’était cela ses affaires pressantes !

Je n’avais qu’à faire trois pas pour poser ma main dessus et lui demander, comme j’en avais le droit, à quelle femme il écrivait…

Je le regardai, prête à agir.

Lut-il sur mon visage la question que j’allais lui poser.

Il me prévint et, s’approchant vivement de moi, il me dit d’une voix basse et tendre dans laquelle je discernai cependant une inquiétude voilée :

— Petite femme chérie — il me serra dans ses bras malgré ma faible résistance — vous avez froid, vous êtes glacée et c’est à cause de moi, de moi qui ne mérite pas que vous preniez tant de souci. Allez vous recoucher, petite aimée, vous tremblez, allez !

Il couvrit mon front et mes cheveux de baisers fous.

Je le repoussai brusquement en criant d’un ton indigné :

— Comment osez-vous ! Oh ! laissez-moi !

Je rentrai dans ma chambre en courant et barricadai ma porte, puis je me glissai dans mon lit, toute glacée, en effet, et tremblante.

À quelle profondeur de cynisme en est-il arrivé ?

Envoyer des épîtres enflammées à une femme tandis qu’il prétend en aimer une autre !… Quelle horreur !

Tout le reste de la nuit, il me fut impossible de trouver le sommeil. Mark vint deux fois tenter d’ouvrir ma porte et m’appeler. Je ne répondis rien.

Oh ! si cette porte avait été tout ce qui nous sépare !

La colère et mon orgueil outragé me rendaient folle !

Que cette femme ose écrire à mon mari dans ma propre maison, qu’il reçoive ses lettres, les garde précieusement et s’enferme pendant des heures pour s’en délecter et y répondre, n’est-ce pas la pire des trahisons ?

À force de retourner ces pensées dans ma tête endolorie, il me vint à l’esprit que je devais à mon tour lui rendre blessure pour blessure.

Si l’amour que mon mari prétendait éprouver pour moi est mort, je puis du moins le toucher dans son honneur.

Au matin, je frottai mes joues blanches pour y ramener un peu de couleur et mordis mes lèvres presque jusqu’au sang, puis je descendis au salon.

Tous nos hôtes étaient déjà réunis, on discutait sur l’emploi du temps pour la journée.

En me voyant, Mark jeta sur moi un regard indéfinissable, il s’avança pour me parler.

Mais, sans lui laisser le temps d’approcher, je traversai toute la pièce vivement et me mis à plaisanter avec sir Francis, d’un ton animé.

Pour la première fois de ma vie, je laissai le démon de la coquetterie s’emparer de moi et me lançai à corps perdu dans un flirt extravagant.

Pourtant, par instants, dans les rares minutes où je reprenais possession de moi-même, combien je me sentais malheureuse !

Je m’aperçus bien vite du changement d’expression de Mark tandis qu’il observait mon manège et que, la figure animée et les yeux brillants, j’encourageais sir Francis dans les folies qu’il me débitait en lui donnant gaiment la réplique.

— Voyons, dis-je enfin, en posant le bout de mes doigts sur sa manche, trêve de plaisanteries ! Parlons de choses sérieuses. Que ferons-nous aujourd’hui ?

— Une idée m’était venue que je vais vous soumettre, si toutefois votre mari consent à…

— Laissez mon mari tranquille. Qu’il consente ou non, cela n’a aucune importance, puisque dans les deux cas je ferai ce qu’il me plaira.

— Oh ! oh ! c’est de la révolte, fit sir Francis en riant.

— Appelez cela comme vous voudrez, et dites-moi votre idée.

— Voici : l’autre jour, en revenant de chasser chez les Leslie, je m’arrêtai à l’hôtel de la « Branche de gui ».

— À Carston, au bout de la grand’rue.

— Oui. Non loin de l’endroit fatal où vous faillîtes un jour…

— À cheval sur un âne ? Je sais. Ne réveillez pas cet affreux souvenir. Et d’abord, pourquoi vous arrêtiez-vous à l’hôtel au lieu de rentrer tranquillement ici ? Je parie que vous aviez rendez-vous avec quelque belle.

Il baissa la voix et dît rapidement :

— Non, puisque la dame de mes pensées était ici.

Je partis d’un éclat de rire.

— Ah ! j’y suis, dis-je.

Et je lançai un regard malicieux du côté de lady Blanche, occupée au même moment à parler à mon mari en nous regardant.

— Comme vous pouvez vous tromper ! reprit-il. Si vous vouliez comprendre que la vraie cause de mes tourments…

— Celle qui fait blanchir vos cheveux, ajoutai-je en désignant les fils d’argent qui se dissimulent de leur mieux dans sa chevelure brune et fournie. Je vais vous dire son nom : la seule, la vraie, l’irrésistible, c’est la dame de pique !

J’éclatai encore de rire, très amusée de la grimace qu’il fit en constatant ma perspicacité.

— Eh bien ! reprit-il, prenant le parti d’avouer. Chip et moi, fatigués d’avoir erré tout le jour sans faire grand mal au gibier, étions entrés dans la salle réservée et nous étions fait apporter un paquet de cartes, tandis que le palefrenier sellait nos chevaux. J’eus l’idée de demander au garçon qui nous servait quelle fantaisie burlesque avait eue le patron de l’hôtel en faisant répandre de l’eau sur la grande prairie qui avoisine l’établissement. Les villageois du pays ne parlaient que de cela. Avec le gel, la prairie est devenue unie comme un miroir. Devinez ce qu’il me répondit ?

— Que c’était pour patiner. Il a fait cela d’autres années et son idée lui attire beaucoup de monde. On vient de loin pour patiner sans danger… Mère nous a permis d’y aller, Billy et moi, autrefois… quand nous étions jeunes !

Sir Francis rit en me regardant.

— Et maintenant, dit-il, croyez-vous que vous aurez oublié ?

— Si j’ai oublié, lui répondis-je avec le plus charmant de mes sourires, c’est vous qui me réapprendrez. Oh ! que ce sera amusant ! Je veux absolument y aller !

— Alors, si vous en avez la fantaisie, il faudra vous dépêcher, car le dégel pourrait bien se produire demain, ou après-demain.

« Ce soir, justement, il y aura une fête, des concours de patinage sont organisés. Le tambour de ville l’a tambouriné ce matin à tous les coins de Carston ; la petite ville est en ébullition !

— J’irai ! j’irai ! m’écriai-je. N’y aurait-il que des villageois…

— Mais… il y aura vous et nous tous, cela suffira pour que ta fête soit des plus select. Il y aura aussi, sans doute, une belle étrangère que je vis descendre de voiture devant l’hôtel au moment où Chip et moi nous mettions en selle…

— Si belle que cela ! Je vous l’avais bien dit qu’il y avait une femme dans votre histoire !

— Elle me parut jeune et belle, du moins, car je l’aperçus l’espace d’un éclair, et je pensai : « Voilà une fanatique du patin. »

— Comment savez-vous que c’était une étrangère ?

— J’entendis quelques mots qu’elle adressa à son cocher, la voix était claire et d’un joli timbre, mais il est bien dommage qu’elle ait eu un si fort accent américain.

Je fis un mouvement involontaire et, m’avançant de quelques pas, j’allai coller mon nez à la vitre, tournant le dos à mon interlocuteur de la manière la plus impolie.

Derrière moi, j’entendis la voix de Lilian.

— Phyllis, disait-elle, avez-vous envie d’aller à Carston cet après-midi ? Tâchez de décider votre mari. Il prétend qu’il est encore enrhumé et il ne veut pas sortir aujourd’hui.

Je me retournai lentement.

— Comme vous êtes blanche, chérie, que vous avez une drôle de mine, ajouta-t-elle tendrement. Peut-être commencez-vous aussi une grippe ? Dans ce cas, il sera prudent de rester ici.

— Non, dis-je, faisant un effort pour parler avec calme. Je ne suis pas malade du tout, je ne demande qu’à aller là-bas.

— Malade ? Qui est malade ? dit vivement mon mari qui avait entendu.

— Mais vous, probablement, fis-je d’un ton peu aimable, puisque vous vous obstinez à vous calfeutrer à la maison.

— Je ne suis pas encore très bien…

— Alors, pourquoi passez-vous une partie de vos nuits à écrire et vos journées caché dans votre chambre ? On dirait, depuis deux jours, que vous avez « peur » de vous montrer dehors.

— Phyllis ! Quel accent vous prenez ! Je ne vous reconnais plus !

— Moi non plus ! Alors, c’est entendu ? Vous ne sortirez pas aujourd’hui ?

— Je vous l’ai dit — d’un ton sec — je ne changerai pas d’avis.

— Vous avez raison, dis-je en ricanant, les rues de Carston sont peu sûres. Vous pourriez y rencontrer un spectre…

Il tressaillit visiblement, m’enveloppa encore de ce regard chercheur, curieux et inquiet, qu’il avait eu la veille, mais il me répondit avec calme :

— Phyllis, je désire que vous restiez ici. N’allez pas à ce skating.

— Pourquoi n’irais-je pas ? repris-je d’un air de défi.

— Parce que… je vous en prie.

— Ce n’est pas une raison suffisante. Si vous ne pouvez m’en donner d’autre, rien, alors, ne peut m’empêcher de suivre nos amis.

— Puisque le désir exprimé par votre mari ne vous suffit pas, fit-il d’une voix basse et attristée, je vous donnerai une raison, oui. C’est qu’il n’est pas trop convenable qu’une jeune femme de votre âge aille dans un endroit public et dans un endroit où la société sera très mélangée, sans son mari, son protecteur naturel.

— Venez-y donc, fis-je en tapant du pied.

— Je vous répète que vous ne m’obligerez pas à sortir.

— Eh bien ! je vous répète que je me passerai de vous ! fis-je en hochant la tête, votre sœur me servira de chaperon puisque vous jugez que je ne saurais m’en passer… et sir Francis sera mon protecteur. Il me gardera bien, vous pouvez vous en fier à lui !

Sur ces méchantes paroles que me dicta ma colère et le souvenir de l’étrangère de Carston, je m’approchai de la cheminée et sonnai. Mark me suivit sans rien dire.

La femme de chambre parut.

— Anna, lui dis-je, vous m’apporterez ici mon grand manteau de loutre et ma toque pareille… des gants, une voilette.

Nos invités étaient remontés dans leurs chambres, afin de s’apprêter pour le départ.

J’entendis le roulement des autos qui s’avançaient devant le perron.

Appuyée à la cheminée, je regardais vaguement le feu de bois pétillant et je me demandais ce que pouvait bien penser mon mari adossé au marbre, tout près de moi, sombre et silencieux.

Levant les yeux sur lui, je fus frappée de l’altération de ses traits ; la fameuse barre sillonnait son front, son teint plombé disait les nuits sans sommeil.

Sentant mon regard fixé sur lui, il tourna le sien vers moi. Et il me demanda très doucement :

— Encore une fois, Phyllis, je vous prie de renoncer à cet amusement parce que je le crois dangereux pour vous.

— Ah ! encore une autre raison ! fis-je d’un ton impétueux.

Tout à l’heure, son expression chagrine m’avait remuée et j’allais être sur le point de céder, mais la pensée me traversa l’esprit que, s’il était ainsi transformé, la cause en était cette femme étrangère puisque cela datait de la réception de sa lettre.

— N’essayez pas de me faire changer d’avis, moi non plus, j’irai ! et je ne vois pas en quoi cela pourrait vous gêner !

Il resta silencieux une minute, puis reprit en baissant la tête, comme se parlant à lui-même :

— Puisqu’il m’a plu d’épouser une enfant, et une enfant qui n’a pas une parcelle d’affection pour moi, il faut que j’apprenne à en subir les conséquences…

Anna apportant mes vêtements fit cesser toute conversation entre nous. Je m’habillai avec une recherche de coquetterie qui ne m’était pas habituelle. Nos invités rentraient tout emmitouflés de fourrures et j’affectai une grande gaîté jusqu’au moment du départ.

Le dernier regard que je portai à la dérobée sur mon mari, après avoir grimpé sur le siège de devant, à côté de sir Francis, me le montra debout sur le perron, froid, impassible et sombre.

— Mark, lui cria sa sœur de la seconde auto, rentrez donc, vous restez dans le courant d’air…

J’entendis qu’il disait à mi-voix à lady Harriett :

« Je vous la confie, » comme notre voiture se mettait en marche.

Nous étions presque au bout de l’avenue quand je le vis seulement qui franchissait le seuil de la maison. Malgré mes grands airs d’indépendance et ma volonté de me venger de mon mari, la pensée de Mark me poursuivit tout le long du chemin. Aussi, je répondis à peine, du bout des lèvres, aux remarques de mon compagnon de voyage.

L’arrivée de trois automobiles chargées de monde élégant fit sensation dans la grand’rue de Carston.

Bientôt, nous entrions au skating après avoir pris nos tickets à l’entrée. Dès ce moment je ne m’appartins plus d’étonnement et d’admiration.

Je n’avais jamais rien vu de si gai ni de si joliment arrangé que ce skating rustique. Le patron de la Branche de gui s’était surpassé et, certes, s’il avait une affluence de clients, il le méritait bien !

De place en place, aux abords de la piste, de grands braseros rutilants répandaient leur chaleur, des chaises disposées autour attendaient le bon plaisir des patineurs.

Il y avait déjà beaucoup de monde lorsque nous fîmes notre entrée sensationnelle.

— Oh ! sir Francis, m’écriai-je, haletante d’émotion et de joie, vite, vite, allez me chercher des patins !

— Oui, dit-il, si je puis en trouver dans leur collection d’assez petits pour vous.

Je riais et frappais du pied, toute au plaisir présent, impatiente de m’élancer sur la piste brillante, ayant déjà oublié mes colères, mes rancunes et la lettre de l’Américaine et l’Américaine elle-même.

Du reste, quelle apparence que l’étrangère dont sir Francis m’avait parlé à Strangemore eût le moindre rapport avec la lettre de Mark ?

Lilian, qui avait apporté ses patins, courait déjà sur la glace, en compagnie de l’heureux Chip.

— Phyllis, Phyllis, me cria-t-elle, dépêchez-vous !

Là-bas, au bout de la piste, une longue table décorée de verdures soutenait l’orchestre des trois musiciens, un terrible violon, un effrayant trombone et une glapissante clarinette (je reconnus le petit commis à cheveux roux de l’épicier Barker).

Qu’importe ! À mes oreilles charmées c’était la musique la plus enivrante. Oh ! si Billy était là comme autrefois !

Mais sir Francis était un plus sûr appui, il avait raison de craindre que j’eusse oublié. À peine debout sur les minces lames d’acier vacillantes, je poussai de légers cris et m’accrochai aux revers de l’habit de mon cavalier.

Comme nous partions cahin-caha, ma belle-sœur qui se chauffait auprès d’un brasero me cria :

— Phyllis, je réponds de vous devant votre mari, n’allez pas trop vite, ne vous cassez pas les membres et soyez raisonnable.

Je répondis en riant :

— Non, Harriett, j’ai l’intention d’aller comme le vent, de m’amuser beaucoup et d’être très déraisonnable !

Malgré mes intentions audacieuses, je piétinai piteusement pendant le premier tour de piste, mais peu à peu je me raffermis sur mes patins, nous accélérâmes la vitesse, et je me déclarai enchantée.

— Je vais me reposer tout de même un peu, fis-je en me laissant tomber tout essoufflée sur une chaise. Je ne me souvenais pas à quel point c’était difficile.

« Continuez, sir Francis, faites un tour tout seul ou invitez une autre dame. Quand vous en aurez assez de flirter, nous recommencerons.

Il partit.

— Ah ! voilà sir Francis ; il a déniché une patineuse, dit Harriett, et elle va joliment bien ! Qui cela peut-il être ? je connais tout le Comté et une femme aussi belle et d’une telle élégance n’aurait pu passer inaperçue… Ce doit être une étrangère…

Une sourde appréhension s’empara de moi. Je suivis d’un œil inquiet les évolutions de la patineuse qui était évidemment de première force.

Tout en glissant avec la plus grande aisance, elle causait d’un ton fort animé avec mon ex-patineur.

— Ma chère, me dit Blanche en les désignant du bout du menton, je crois que votre adorateur habituel vous fait infidélité.

— Mais qui est-ce ? repris-je, quelqu’un la connaît-il ?

— Sir Francis vous le dira. Le voici.

Il revenait vers notre groupe après avoir salué la jeune femme qui lui tendit sa main et lui donna un vigoureux shake-hand, en le gratifiant d’un sourire de toutes ses dents éblouissantes.

J’allais le questionner sur sa nouvelle conquête, mais avant qu’il pût me rejoindre, sir Garlyle était happé par les demoiselles Hastings et leur amie Lucy Leslie qui entraient en bande au skating. Sur une invitation de mon ancien amoureux, Hastings, je me levai de nouveau et repartis, cette fois bien d’aplomb.

Nous commencions notre second tour de piste et la conversation suivait son train. Cependant je cherchais autour de moi, absorbée par l’idée fixe de revoir une grande femme brune, à la magnifique prestance, à la belle tête altière, glissant comme un oiseau sur ses fines lames d’acier.

Et tout à coup je la vis qui arrivait de loin, très vite, comme si elle allait fondre sur moi, elle me frôla de si près, en vérité, que je fis, pour éviter un choc, un petit pas de côté.

Mon cavalier, malgré sa pesanteur, en perdit une seconde son équilibre et nous faillîmes bien nous donner en spectacle par la plus belle chute à deux… heureusement cela ne dura qu’une seconde…

Me retrouvant saine et sauve, assurée de mon équilibre, je me retournai pour jeter un regard en arrière.

La patineuse revenait sur nous.

Pour la seconde fois elle me frôla au passage et je vis de très près deux yeux noirs, ardents comme des charbons, qui scrutaient mon visage, comme pour en prendre l’empreinte.

— Quelle belle créature, s’exclama Hastings, mais que cette personne est donc mal élevée. Voyez-vous ça ? Culbuter des gens… des gens paisibles qui font tranquillement leur petit tour sans faire de mal à personne.

— Avez-vous jamais vu cette dame, mister Hastings ?

— Non. Elle n’est sûrement pas du pays. C’est la première fois que je la vois… Ah ! qu’a-t-elle après nous, je vous le demande ? La voyez-vous qui tourne, sans cesser de nous regarder. Je crois que c’est moi qu’elle fixe, ma parole, avec ses yeux d’oiseau de proie…

Non, ce n’était pas l’innocent Hastings que les beaux yeux de feu semblaient vouloir fasciner.

Appuyée de côté sur un seul patin, ne frappant que de temps à autre un léger coup de l’autre pied pour se donner de l’élan, elle s’amusait à tracer des cercles autour du ring à l’endroit où justement, nous avancions plutôt péniblement.

Chaque tour, plus étroit que le précédent, ramenait la jeune femme plus près de nous. En revoyant ce regard fixe chercher mon visage, je ne pus m’empêcher de penser aussi aux mille tours que décrivent dans les airs les aigles et les vautours avant de fondre sur une innocente proie.

Je me demandais si la patineuse arriverait jusqu’à me toucher au cercle suivant lorsque, soudain, la voix joyeuse de sir Francis cria derrière moi :

— Bon courage, mistress Carrington !… Cela va bien, très bien !

« Hastings, mon cher, je vous vote des félicitations. À votre école Mrs. Carrington va devenir une patineuse hors ligne.

— Et vous, que devenez-vous ? lui demandai-je, rassurée je ne savais pourquoi, du vague sentiment d’inquiétude que j’avais éprouvé l’instant d’avant. M. Hastings doit être fatigué de me traîner. Je crois qu’il ne sera pas fâché de me tirer sa révérence. À moins que vous ne soyez déjà pris ?

— Mais non, je venais justement vous chercher… Ah ! pardon, un instant…

Pendant nos dernières paroles, l’étrangère s’était rapprochée au point de nous entendre, et soudain, tendant ses mains gantées à mon interlocuteur, au moment où je faisais le même geste, elle saisit celles de sir Garlyle avant qu’il ne touchât les miennes…

Puis, avec un indéfinissable sourire à mon adresse :

— Venez, dit-elle…

Entraîné, fasciné à son tour, sir Francis se laissa enlever… me laissant interdite à ma place.

Il retourna la tête une seconde et me fit une drôle de petite grimace qui signifiait :

« Vous le voyez ; j’étais venu pour vous… on m’enlève, je n’y puis rien. »

By Jove ! s’écria le gros Hastings avec plus d’énergie que de distinction, c’est ce que j’appellerai un aplomb pharamineux ! Ce n’est pas que je sois fâché de vous garder, mistress Carrington — appuyez-vous bien sur moi, vous n’avez pas l’air solide, et puis, permettez-moi de vous dire que vous ne faites plus du tout attention à vos pieds — là… droite ! gauche !… penchez-vous… Elle vous l’a enlevé, soufflé. À mon nez et à ma barbe ! C’est trop fort !

Nous finissions d’arriver devant le groupe de nos amis. Ces dames ayant prié mon compagnon de leur dire la cause de son indignation, il le fit en y mêlant des réflexions personnelles sur la patineuse en question et chacun dit son mot au sujet de l’incident.

— Ce doit être une Américaine, dit ma belle-sœur, pour être capable d’un tel sans-gêne.

Blanche réserva son opinion. Elle épiait mes impressions sur mon visage, tandis que je suivais le couple des yeux, et je compris à son sourire ironique qu’elle se réjouissait au fond de ma déconvenue.

Ah ! que la jalousie était loin de moi cependant. Sir Francis aurait pu patiner ou valser avec cette femme tout le jour et toute la nuit sans me donner une seconde d’émoi. Non ! Je me répétais à moi-même : Qui est-elle ? Pourquoi m’a-t-elle regardée ainsi ? Qu’est venue faire cette étrangère dans notre pays ? Et chaque fois que celle-ci repassait devant nous, je sentais son regard d’oiseau de proie qui me fixait, me scrutait, m’annihilait… Pour échapper au malaise de cette fascination, je me prétendis fatiguée et annonçai que j’allais regagner l’hôtel pour me faire servir une tasse de thé.

— Mais nous allons tous y aller avec vous, ma chérie, s’écria ma belle-sœur. Mon Dieu ! Pourvu que vous n’ayez pas pris froid. Vous êtes glacée… Je vous avais dit d’être prudente… Quels reproches Mark va me faire si vous êtes malade !…

Lorsque je fus assise devant une tasse de liquide brûlant, qui me fut servie par les mains amicales de lady Harriett, et que je me vis entourée de visages familiers, écoutant des voix amies, je me remis de la sotte impression qui m’avait fait partir du skating. Reprenant possession de mes moyens, je me mêlai à la conversation, toute joyeuse et montrant, pour rassurer ma belle-sœur, un effrayant appétit.

Au milieu du bruit des voix qui se croisaient, sir Francis parut. Il réclama une place auprès de la table.

On se serra un peu.

Avant de s’asseoir il vint à moi et me dit à mi-voix :

— Combien j’ai d’excuses à vous faire, chère madame… Mais vous avez vu comme il m’a été impossible de repousser la personne qui s’est littéralement emparée de moi. Si je l’avais fait j’aurais été d’une grossièreté.

— Et vous avez préféré, dis-je, essayant de plaisanter bien que ma gorge fût serrée à me faire mal, vous avez préféré être impoli envers moi ? Ah ! les hommes sont tous les mêmes : inconstants et vaniteux…

— Madame… Phyllis, fit-il plus bas, comment pouvez-vous supposer…

— Ne parlons pas de suppositions, dites-moi des faits ! Asseyez-vous là et en buvant votre thé donnez-moi des détails.

— Oui, oui, des détails ? réclamèrent Lilian, Chip et lord Chandos lui-même. Qui est-ce ? D’où vient-elle ?

Une figure nouvelle est un événement dans notre petit cercle et celle-ci était assez remarquable pour faire parler d’elle.

— Très volontiers. Je vais satisfaire votre curiosité, répondit lord Garlyle, très fier évidemment d’être le seul à connaître la belle étrangère. Il me sera plus facile de répondre à votre seconde question qu’à la première, car si je sais d’où elle vient, j’ignore totalement qui elle est. Ma… conquête — il s’inclina en souriant — si ces dames me permettent ce mot, est d’une totale discrétion quant à son identité.

« En la voyant on ne peut nier qu’elle soit belle, mais d’un genre de beauté…

— Genre Yankee, genre Junon… laissa tomber lady Blanche de ses lèvres minces, avec un pli de dédain.

— C’est ce que j’allais dire, acquiesça sir Francis. Et, en l’entendant, on ne peut douter de sa nationalité. Du reste, chère madame, vous l’avez deviné, elle est Américaine.

— Oui, dit Harriett, moi aussi je l’avais compris à ses façons cavalières. Ne vous l’ai-je pas dit, Phyllis ?

Du bout de mon doigt je suivais le tracé du dessin reproduit sur la nappe à thé, sans rien voir. Une question me brillait les lèvres.

Je demandai, presque bas :

— Savez-vous ce que cette personne vient faire ici ?

Une conversation générale s’était établie autour de la table au sujet des beautés comparées des différents pays, mon voisin put me répondre sans qu’on l’entendit :

— Non. Je n’ai pu le lui faire dire. À la plus légère menace d’intrusion sur son domaine privé, elle change de conversation ou ne répond que par un regard qui vous enlève l’envie de poursuivre.

« En revanche, avec une habileté machiavélique, en cinq minutes elle avait réussi à tirer de moi qui je suis, qui nous sommes, d’où nous venions, quand nous repartions… et comme d’ailleurs je n’avais aucune raison pour me cacher de ce que le premier garçon venu de l’hôtel aurait pu lui apprendre si elle s’était donné la peine de le demander…

— Vous avez parlé de moi aussi ?

— Oh ! de vous surtout. Vous l’intéressiez par je ne sais quel charme, m’a-t-elle dit, qui émane de vous.

— Elle m’a assez regardée pour me connaître, murmurai-je.

— Je fus saisi de l’entendre prononcer votre nom comme une chose toute naturelle.

— Comment ! Mon nom ?

— Mon Dieu, je le lui avais appris sans le vouloir. Vous souvenez-vous qu’au moment où elle s’est approchée de moi pour…

— … Vous enlever à moi, interrompis-je d’un ton vexé.

— Oh ! dit sir Francis, baissant encore la voix, si je pouvais croire que cela ne vous a pas été tout à fait indifférent…

— Mais non, pas du tout, repartis-je vivement. Parce que vous patinez très bien, et que vous saviez me tenir, tandis que j’en étais réduite à la société de M. Hastings, ce qui n’a rien de réjouissant.

« Mais revenez à ce que vous disiez : au moment où cette personne s’est approchée de nous…

— Oui. J’ai prononcé votre nom, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’elle le répétât, mais, j’avoue qu’en l’entendant sortir de sa bouche avec son accent étranger, je fus surpris et décontenancé un instant…

— Mais elle, en prononçant mon nom, qu’a-t-elle dit ensuite ?

— Laissez-moi me rappeler… Ah ! c’est cela ! Elle me dit :

— Cette jeune femme se nomme Mrs. Carrington ? Est-elle parente des Carrington du château de Strangemore ?

— Elle a dit cela ! Comment connaissait-elle ce nom ?

— Oh ! rien d’étonnant à ce qu’elle l’ait entendu mentionner par quelque habitant de Carston, votre mari y est assez connu… et ensuite elle n’a pas tari sur vous…

— Et vous, très fier d’étaler vos connaissances, naturellement, vous avez bavardé.

— Pas tant que vous croyez. Je me suis rappelé son système et j’ai changé de conversation.

— Moi aussi, pensais-je en moi-même, je connais ce système… et Mark aussi. Où l’avait-il appris ?

Pendant que les conversations se poursuivaient autour de la table, les yeux baissés sur la nappe, je réfléchissais.

Une curiosité insurmontable me prenait de revoir cette femme et, puisqu’elle savait qui j’étais, d’aller à elle, de lui parler. Peut-être qu’ensuite cette inquiétude déraisonnable que je ressentais en pensant à elle s’évanouirait d’elle-même.

Il y avait au monde plus d’une Américaine ; si je pouvais me convaincre qu’avant ce jour, celle-ci n’avait jamais entendu mon nom — celui de mon mari — je partirais plus rassurée.

— Quel dommage que nous soyons obligés de rentrer si vite, m’écriai-je au milieu d’un silence. Le skating va rouvrir à sept heures et demie. Si nous ne partions pas avant onze heures, Harriett, nous pourrions y retourner une heure, après le dîner ? C’est si amusant ! fis-je avec une gaité exagérée.

— À cette heure-là, dit lady Blanche, il n’y a plus que des boutiquiers et des gens du commun.

— Mais, enfant, y pensez-vous ? s’écria Hariett, mon frère ne me pardonnerait pas de vous ramener si tard. On nous attendait à Strangemore pour dîner.

— Eh bien ! dis-je, nous enverrons un exprès à Strangemore pour avertir que nous dînerons à l’hôtel ; si Mark a envie de nous rejoindre, il en aura le temps et il pourra assister à la soirée de patinage. Oh ! Harriett, je vous en supplie, ajoutai-je de ma voix la plus câline, dites oui, vous savez bien qu’au fond, Mark ne demande qu’une chose : c’est que je sois contente… et ce doit être si joli de voir cette salle aux lumières !

— Allons ! fit ma belle-sœur avec un soupir, faites ce que vous voulez, Phyllis, vous le prenez sur vous. On va envoyer un exprès.

— Oh ! merci… J’embrassai ma belle-sœur de tout mon cœur.

— Oui, oui, dit-elle, me rendant ma caresse, mais si vous avez envie de retourner à ce skating, pour moi je vous déclare que j’en suis fatiguée et que je ne vous y suivrai pas !

— Je n’irai pas non plus, dit sèchement lady Blanche. Je prends une auto et me fais reconduire de suite.

Ce disant elle se leva et se disposa à sortir.

— Bon débarras ! me glissa Lilian dans l’oreille.

— Si tout le monde vous abandonne, mistress Carrington, je ne vous abandonnerai pas. Vous me permettrez, ce soir, de vous servir d’escorte ? me proposa galamment sir Francis.

Et j’acceptai avec le plus aimable sourire.

Je ne sais comment se passa le dîner ni ce que j’y pus dire. Je n’étais pas à la conversation, l’esprit absorbé par mon idée fixe ; quelque peu effrayée aussi de mon audacieux projet.

J’allais revoir cette femme tout à l’heure… Je lui parlerais la première.

Et je tâchai d’imaginer ce que j’allais lui dire.

Après le dîner, comme pour contrecarrer mon caprice. Dora se plaignit de grande fatigue. Cette poussière et ce bruit étaient insupportables, elle préférait rester au coin du feu, et, bien entendu, sir George y restait avec elle.

Lilian, qui souffrait, depuis son violent exercice, d’un fort mal de tête, se laissa facilement persuader de passer la soirée en leur compagnie. Naturellement, aussitôt après, lord Chandos et Chip déclarèrent d’un commun accord qu’ils avaient assez du skating et n’y reviendraient à aucun prix.

Quant à moi, ayant décidé d’y aller, je n’avais pas la moindre envie de me dédire.

Ma colère contre mon mari, ma violente curiosité concernant l’étrangère, m’aidaient à m’affermir dans ma résolution.

— Couvrez-vous bien en sortant, Phyllis, me dit ma belle-sœur, et soyez ici dans une demi-heure. Les autos seront à la porte à dix heures.

Sir Francis m’aida à passer mon manteau de fourrure, nous sortîmes et nous nous mêlâmes à la foule qui se rendait au rink éclatant de lumière.

Pour la première fois, me trouvant ainsi dans la nuit, seule avec mon compagnon, je commençai à comprendre la signification du mot « crainte ».

Quelle folle équipée allais-je donc faire là ?

Mon obstination et la honte de me laisser voir si impressionnable m’empêchèrent seules de retourner en arrière.

Ce fut avec une vive palpitation de cœur que je pénétrai dans le skating.

Sir Francis, peut-être inquiet des suites de notre escapade, ne faisait pas de grands frais de conversation.

Mais, aussitôt entrée, ce ring si gai et remuant, la musique qui s’évertuait de son mieux à produire un effet entraînant, les cordons d’électricité disposés en guirlandes qui répandaient une vive clarté, tout cet ensemble attrayant m’enleva mes sombres appréhensions.

Mon compagnon s’empressa d’aller me chercher des patins, il me tendit la main, et je m’élançai. Un simple tour sur la piste m’apprit que l’Américaine n’y était pas.

Mais il n’était encore que neuf heures et demie, elle pouvait venir plus tard.

Entraînée par sir Francis qui stimulait mon ardeur, je fis en un quart d’heure de réels progrès. Gagnée par l’entrain, la gaieté ambiante, j’oubliai mes soucis et me mis à rire joyeusement aux plaisanteries de mon compagnon.

Tout en lui répondant avec animation, je ne cessais de surveiller l’entrée ou de scruter du regard, au passage, les groupes qui nous croisaient.

— Qui cherchez-vous donc ainsi ? me demanda sir Francis.

— Je cherche une robe de velours noir bordée d’astrakan gris. Je cherche une toque d’astrakan garnie d’un extravagant oiseau de paradis.

— Goût bien américain, sourit sir Francis.

— Et je cherche enfin une belle femme brune, grande, mince, qui m’a fait un affront aujourd’hui.

— J’espère, mistress Carrington, fit-il, très inquiet soudain, que vous n’avez pas l’intention de lui adresser la parole !

— J’en ai au contraire la ferme intention, cher monsieur, et je serai très aimable avec elle. Mais je veux simplement savoir pourquoi elle m’a tant regardée, comment elle a appris mon nom et l’endroit où je demeure et ce qu’elle trouve en moi de si intéressant.

— Je vous demande seulement d’être prudente ? Que dirait Mark s’il savait que vous liez conversation avec une inconnue, une étrangère, aux yeux de tout le Comté.

— Le Comté en pensera ce qu’il voudra !

— Ce qui me rassure c’est qu’il est presque dix heures et qu’elle n’est pas encore là… Elle ne viendra pas, ajouta-t-il avec beaucoup de flegme, et j’en suis enchanté. Comment aurais-je expliqué aux yeux de votre mari…

— Oh ! laissez, mon mari tranquille, criai-je avec impatience. Je ne veux pas en entendre parler !

Il allait répliquer, mais au même instant, levant les yeux, je m’arrêtai stupéfaite… Mark était à trois pas de moi.

Son regard fixe avait une expression nouvelle, une expression qui éveilla en moi la terreur quand je l’aperçus.

— Mark, balbutiai-je, oubliant que je me considérais comme offensée par lui, n’ayez pas l’air si furieux. Je me suis bien amusée aujourd’hui et… j’ai voulu recommencer ce soir.

« Nous devions repartir à dix heures. Je pense que nous avons le temps.

Il ne me répondit rien et fit quelques pas vers la sortie.

Sir Francis lui adressa la parole en s’arrêtant pour enlever ses patins.

— Vous voyez ce que c’est que de se lancer dans la dissipation, Carrington ; faute d’un sport plus intéressant, nous nous sommes livrés aux joies folâtres de ce ring villageois. C’était peut-être une folie de ma part de décider Mrs. Carrington à m’accompagner, mais vraiment il n’y avait pas de crainte qu’elle prit mal : nous n’avons pas cessé de patiner.

Il ajouta ces paroles comme si mon mari n’avait eu, en me voyant au skating à cette heure tardive, seule en sa compagnie, que l’unique crainte de me voir attraper un rhume.

— En avez-vous assez maintenant ? daigna dire Mark avec le plus grand calme.

Trop de calme, même, ses yeux lançaient toujours des lueurs inquiétantes et je me demandai ce qui viendrait ensuite.

— Il se fait tard, dit-il encore, en regardant sa montre, les autos sont devant la porte, il ne serait pas séant que Mrs. Carrington fit attendre ses invités.

— J’ai besoin d’un domestique pour enlever mes patins, et ils ne sont jamais là quand c’est nécessaire, fis-je avec impatience.

— Garlyle, pour une fois, je suis certain que vous voudrez bien rendre à Mrs. Carrington le service de lui ôter ses patins, dit Mark d’un ton bizarre.

— J’en serai charmé, répondit courtoisement sir Francis en s’inclinant devant moi.

J’étais prête à pleurer d’énervement.

— Suivez-moi aussitôt que vous le pourrez, reprit Mark.

Et il s’éloigna rapidement.

— J’ai bien peur de vous avoir attiré des désagréments, dit sir Francis en baissant la voix, comme, incliné sur mon pied gauche, il luttait avec une courroie récalcitrante. Je voyais à peine son visage penché, mais je crus y discerner une expression malicieuse.

— Que voulez-vous dire ? fis-je d’un ton hautain.

— Mais, je crains que Carrington ne vous en veuille pour être venue ici… seule avec moi.

— Oh ! avec vous ou avec un autre, cela n’avait aucune importance ! rétorquai-je avec violence.

Je fis un brusque mouvement qui envoya rouler mon patin à deux mètres et sir Francis manqua tomber à la renverse.

— C’est tout simplement qu’il n’aime pas attendre… et si vous ne m’aviez pas entraînée dans cette sotte aventure… ajoutai-je avec le mépris le plus impudent de la vérité. Ne pourriez-vous vous dépêcher un peu plus ?…

La parole s’arrêta sur mes lèvres.

Mark revenait à nous presque en courant.

Son visage était bouleversé, je ne l’avais jamais vu aussi pâle, une émotion extraordinaire faisait trembler sa voix.

— Allons, Phyllis, me dit-il avant même d’être auprès de moi, je vous ai dit de vous presser, vous n’êtes pas prête ?

— C’est ce maudit patin ! fis-je en levant la tête pour l’examiner.

Je fus surprise de voir qu’il ne me regardait plus ; il s’était arrêté à deux pas de nous et il fouillait la piste d’un œil scrutateur. Qui cherchait-il, puisque j’étais à côté de lui ?

Tout à coup, il ramena ses yeux sur moi, et vit sir Garlyle qui n’arrivait point à détacher mon patin. Saisi de colère, il poussa légèrement son ami et, prenant mon pied sans souci de me faire du mal, il tira violemment le patin, le jeta au loin, puis, me saisissant par les épaules, il me mit debout.

— Habillez-vous ! murmura-t-il d’une voix rauque. Je vous ai apporté vos affaires.

En effet, il les avait sur son bras comme un valet de pied, lui qui ne voulait même pas porter son pardessus dans les rues, en été !

Avant d’avoir pu dire un seul mot, j’étais enfouie sous la capote d’une auto — elle attendait à la porte de skating — et lui, sautant sur le siège du chauffeur, prenait le volant et démarrait à toute vitesse.

— Et sir Garlyle, et tous les autres ? m’écriai-je.

— Les autres sont déjà partis ! fit-il brièvement, Garlyle reviendra comme il pourra.

Malgré la rapidité avec laquelle nous traversions Carston et filions ensuite sur la route au-dessous d’un dôme chargé de scintillantes étoiles, jamais de ma vie, course ne me parut plus longue.

Quand j’osai diriger mes yeux vers Mark à un moment où la lune émergeant des nuages éclairait la route sombre, je vis une nuque immobile qui, pas une fois pendant le trajet, ne daigna se tourner vers moi.

C’est ainsi que, dans un silence de mort, nous atteignîmes l’avenue du château.

Il se fit un silence quand on nous vit paraître ; lui, très maître de soi, se força à sourire puis, s’adressant à tous :

— Pourquoi n’êtes-vous pas entrés au salon, dit-il, entrez, je vous en prie, Harriett, et vous, Blanche, Dora, Lilian, prenez des sièges. On va vous apporter quelque chose de chaud. William, vous porterez du punch et des grogs dans le petit salon.

Pendant qu’on passait au salon, j’étais restée en arrière dans le hall, trop effarée encore des façons de mon mari pour m’en remettre tout de suite.

Harriett me saisit les mains.

— Ne prenez pas cet air épouvanté, mon enfant, me dit-elle tendrement.

— Quel affreux crime ai-je donc commis ? dis-je avec un effort pour reprendre mes idées, je n’ai fait que retourner au skating avec mon patineur. Je voulais me distraire, m’amuser un peu pendant que nous y étions et maintenant. Mark est si fâché qu’il ne veut même plus me regarder. Oh ! si vous saviez sur quel ton il m’a parlé là-bas et comment il m’a enlevée pour partir !

« C’est sir Francis qui a dû trouver la plaisanterie mauvaise !

À la pensée de la figure qu’il avait dû faire après notre départ, je laissai échapper un petit rire auquel se joignit Harriett.

Mais elle reprit bientôt sérieusement :

— Allons, calmez-vous, fillette, et venez boire un peu de punch, car vraiment vous êtes gelée.

Nos hôtes étant tous fatigués d’une journée mouvementée, nous ne tardâmes point à regagner nos chambres respectives.

Ma toilette de nuit est finie. Anna est partie tout à l’heure après m’avoir passé mon long kimono de soie chinoise brodée de chrysanthèmes jaunes et roses. Mes cheveux tombent librement sur mes épaules. Je me suis faite belle, car j’espère que Mark viendra s’expliquer avec moi avant de passer dans sa chambre, et mon cœur soupire après la paix. C’est la vue de ce kimono qui m’a inclinée vers des pensées plus douces. Nous l’avions acheté ensemble à Paris pendant notre voyage de noces. Mark lui-même me l’avait choisi. Oh ! qu’il m’aimait alors… Je ne puis m’empêcher de regretter ce temps si heureux. Je l’entends qui monte l’escalier. Le voici. Je n’ai que le temps de refermer mon album.