Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 17-22).

III


Ce délicieux automne est encore si doux que les feuilles refusent de lui abandonner leur tribut habituel et qu’elles bruissent et tremblent sur leurs branches, dans leurs vêtements de velours fauve et de satin doré.

Prise de mélancolie, je suis allée aujourd’hui flâner au bord de la rivière, sous les arbres touffus.

Depuis mon aventure du bois, il s’est écoulé une semaine, et cinq jours seulement depuis la dernière visite de notre voisin. N’ayant pu trouver un instant de solitude pour lui parler en particulier, son mouchoir est resté en ma possession. Il m’a fait, toute la semaine, l’effet d’un cadavre dissimulé dans mon armoire.

Aussi, dans la crainte d’une découverte, je le portais sur moi en sortant et le cachais, le soir, sous mon oreiller.

Malgré le beau soleil, l’air devenait plus frais et j’allais me mettre à marcher rapidement lorsque, du champ voisin, j’entendis la voix de M. Carrington.

Il franchit la haie qui nous séparait et sauta sur notre territoire, un terrier irlandais à ses talons.

— Est-ce là votre retraite favorite ? me demanda-t-il après m’avoir saluée.

— Oui, j’y viens assez souvent. Oh ! je ne puis dire combien je suis heureuse de vous voir aujourd’hui !

— Vraiment ! Voilà la meilleure nouvelle que vous puissiez m’apprendre.

Je continuai vivement :

— Parce que je vais pouvoir enfin vous rendre votre mouchoir ; il me tarde tant de m’en débarrasser ! Le voilà, dis-je en tirant de ma poche l’objet en question. Il serait plus propre si j’avais pu le donner à laver, mais comme je ne voulais mettre personne dans la confidence, j’ai bien été obligée de le faire moi-même.

Honteuse, je lui tendis le fameux mouchoir. Ah ! comme il paraissait malpropre et fripé à la lumière du jour.

Pour un homme élégant comme M. Carrington, c’était vraiment un mouchoir inavouable !

Pourtant, il le prit de mes mains presque avec respect. Il ne sourit pas, il n’y eut pas la moindre moquerie au fond de ses yeux et je lui en fus profondément obligée.

— Est-il possible que vous ayez pris autant de peine, dit-il avec un doux regard qui commence à me devenir familier. Mais, ma chère enfant, pourquoi me l’avoir rendu ? Vous auriez dû le jeter au feu. Ainsi, pour moi, vous avez lavé ceci de vos propres mains ?

— On peut bien s’en apercevoir en le regardant, fis-je en riant pour cacher mon embarras. Pourtant, il ne ferait pas si piteuse mine, si je ne l’avais pas porté dans ma poche le jour, et la nuit, caché sous mon oreiller, de peur que quelqu’un ne l’aperçoive.

Il jetait des cailloux dans la rivière qui coulait à nos pieds.

— Pourquoi êtes-vous sortie seule ? me demanda-t-il. Comment se fait-il que l’indispensable Billy ne soit pas avec vous ?

— Il a un professeur qui lui donne des leçons trois fois par semaine ; c’est pour cela que je suis seule ces jours-là.

« J’étais venue ici pour passer le temps. Je crois qu’il ne mord pas beaucoup au grec et au latin, car il ne regarde ses livres que cinq minutes avant sa leçon. C’est pour cette raison que le professeur le retient si longtemps.

— Et que vous vous en allez seule et inconsolable. Mademoiselle votre sœur ne se promène-t-elle jamais avec vous ?

Enfin ! Voici qu’il en vient à Dora !

— Dora ! Oh, jamais ! La promenade ne convient pas à sa nature. Elle est si mignonne, si fragile ! Nous nous ressemblons bien peu !

— Vous différez absolument.

— Oui, tout le monde le dit ; ma sœur est si jolie ! Ne le trouvez-vous pas ?

— Oui. Elle est même plus que jolie. Son teint, par exemple, est sans rival. Elle est absolument délicieuse… à sa façon.

Je repartis sur un ton enthousiaste :

— Cela me fait grand plaisir que vous admiriez Dora. Avec ses cheveux d’or et ses beaux yeux bleus, elle a l’air d’un pastel d’autrefois. Je n’ai jamais vu de personne plus jolie, et vous ?

— Si… Moi j’en connais une qui, à mon avis, a beaucoup plus de charmes.

Il regardait devant lui d’un air absent.

Je me sentis mal à mon aise. Le son de sa voix contenait une menace cachée pour le brillant avenir de ma sœur.

— Vous avez beaucoup voyagé, repris-je un peu dépitée et certainement, à Londres, à Paris, dans toutes les grandes villes, vous avez dû rencontrer de très belles femmes. Évidemment, hors de notre petit village, Dora serait perdue dans la foule.

— Ce n’est pourtant ni à Londres, ni à Paris, ni dans une grande ville que j’ai rencontré celle dont je vous parle.

« C’est une petite provinciale, une petite enfant qui ne connaît rien du monde, et n’est jamais sortie de son village.

« Cependant, je n’ai jamais rencontré rien de plus expressif, ni de plus séduisant.

Je respirai plus à l’aise. S’il ne s’agissait que d’une enfant le danger n’était pas sérieux. Comment pouvait-elle soutenir la comparaison avec Dora ?

— Oh ! dites-moi comment elle était, dis-je curieusement.

— Comment elle est encore, voulez-vous dire, car elle vit toujours dans le pays où elle est née.

« La décrire me semble impossible. À mon avis, la vraie beauté ne réside ni dans la taille, ni dans la chevelure, ni dans les traits.

« Elle existe, sans qu’on sache bien où, elle se révèle dans un regard, un sourire, une expression qui vous charment et vous enchaînent.

— Vous parlez d’elle comme d’une femme, dis-je en faisant la moue, je doute beaucoup que ce soit une enfant.

— C’est la plus grande enfant que j’aie jamais rencontrée. Mais à propos, me dit-il en me regardant tout à coup, comment dois-je vous appeler ? Miss Vernon est bien cérémonieux, et miss Phyllis ne me plaît guère.

Je me suis mise à rire :

— Moi non plus. Il me semble que j’entends Ketty. Pourquoi ne diriez-vous pas Phyllis, tout court ?

— Merci, Cela me plaît infiniment. Mais, dites-moi, Phyllis, n’avez-vous jamais fait faire votre photographie ?

Je répondis gaiement :

— Oh si ! Deux fois ! Une fois par un artiste ambulant qui nous a tous pris en groupe pour cinquante centimes par tête, autant qu’il m’en souvienne ; et une autre fois, à Carston. J’en ai fait faire une douzaine, mais, après en avoir distribué à tous les membres de la famille et donné une à Ketty, je n’ai plus su que faire des autres. Peut-être, ajoutai-je timidement, cela vous ferait-il plaisir d’en avoir une ?

— Si cela me ferait plaisir ? s’écria M. Carrington avec un enthousiasme qui me parut surprenant. Consentiriez-vous vraiment à m’en donner une, Phyllis ?

— Oh !… Pourquoi pas ? répondis-je. Elles ne servent qu’à encombrer mon tiroir depuis six mois. Je vous en donnerai une de Carston, je crois que ce sont les meilleures. Quand on cache les yeux, la ressemblance est parfaite.

— Qu’est-il donc arrivé aux yeux ?

— L’œil droit regarde un peu de travers. Le photographe a assuré que c’était mon expression habituelle. Est-ce que vous trouvez que je louche, dites, monsieur Carrington ?

J’ouvris mes yeux tout grands et il les regarda de très près.

— Je ne trouve pas, dit-il en riant.

Et je ris aussi pour ne pas en perdre l’occasion. Elles sont si rares !

— Quelle heure est-il ? dis-je enfin, il doit être temps de rentrer, je pense que Billy doit m’attendre.

M’ayant dit l’heure, il ajouta :

— Avez-vous une montre, Phyllis ?

— Non.

— Seriez-vous contente d’en avoir une ? Cela doit vous gêner de ne pas savoir l’heure.

— Pas trop ! Mais je serais si heureuse d’avoir une montre ! Rien au monde ne pourrait me faire plus de plaisir. Je l’ai tant désirée !

— Phyllis… si j’osais me permettre de vous en offrir une ?

Je lui dis en soupirant avec un vif regret :

— Non, merci mille fois, mais je ne puis accepter un pareil cadeau… Là-bas — je tournai la tête du côté de Summerleas — on ne me le permettrait pas.

— Comment ! Qui vous le défendrait ?

— Papa, maman, tous ! et… et surtout Dora.

— Ah ! Pourquoi ?

— Elle n’en a qu’une vieille, vous comprenez ?… L’ancienne montre de jeune fille de tante Pricilla qui est sa marraine, elle pousserait les hauts cris si j’en avais une plus belle que la sienne et papa prendrait son parti, naturellement.

— Ah ! S’il en est ainsi !… Mais, que pourrais-je donc vous offrir qui vous fasse plaisir, Phyllis ? et qu’on vous permette de garder ?

— Rien du tout. Je n’ai qu’à attendre. Mère a promis de me donner sa montre le jour de mon mariage.

— Vous paraissez bien certaine de vous marier, fit M. Carrington en riant. Vous êtes-vous jamais demandé, petite Phyllis, comment serait le mari que vous aimeriez ?

Je répondis d’un ton un peu aigre :

— Mon Dieu, non ! Je ne pense aux choses désagréables que quand il m’est impossible de faire autrement.

« Les maris sont tous plus ennuyeux les uns que les autres, voilà mon opinion. Si j’étais une riche héritière, pouvant vivre à ma guise, je ne me marierais jamais, mais, comme je ne possède rien, il faudra bien le faire un jour ou l’autre.

M. Carrington se mit à rire.

— Quel contraste, dit-il, entre ces paroles prudentes et les lèvres si fraîches qui les prononcent. On croirait entendre une vieille fille désabusée, quand vous êtes, au contraire, une naïve petite enfant ! Comme vous récitez bien votre leçon ! Où avez-vous appris cela ? Qui sait, Phyllis, si vous ne vous éprendrez pas d’un pauvre ministre sans fortune ?

Je répondis avec décision :

— Cela, jamais ! Même si je l’adorais, je ne veux pas être la femme d’un homme pauvre. Je ne veux épouser qu’un homme très riche ou je ne me marierai pas !

— Je n’aime guère vous entendre parler ainsi, dit gravement mon compagnon, vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, j’en suis certain, mais j’ai de la peine à vous l’entendre dire.

— Je pense toujours ce que je dis, monsieur, mais puisque ma conversation vous ennuie, je ne vous l’infligerai pas plus longtemps… Adieu.

— Adieu, enfant perverse. Vous êtes donc fâchée contre moi ?

Il retenait ma main récalcitrante et me souriait de très près.

— Allons, faites-moi un joli sourire qui me tienne compagnie jusqu’à notre prochaine rencontre ?

Je ne pus m’empêcher de rire et laissai plus volontiers mes doigts dans les siens.

— Les paysans rentrent des champs, fis-je, adieu, je me sauve !

— À demain ou après-demain, n’est-ce pas ? me cria notre voisin comme je m’en allais en courant.

Il était tard et déjà, à la maison, Billy jurait comme un possédé parce que je l’avais fait attendre.