Traduction par Alice Pujo.
Éditions du Petit Écho de la Mode (p. 5-12).


PHYLLIS


PREMIÈRE PARTIE


I


En face de ce papier, la plume à la main, me voici bien contrainte de commencer mon histoire.

Ce matin, ma chère maman se força à prendre un air sévère, elle entra dans ma chambre et je cachai vivement ma dernière poupée au fond de son tiroir ; puis, maman, prenant un siège, me dit avec solennité :

— Phyllis, tu viens d’avoir dix-sept ans, te voici une jeune fille. Jusqu’à ce jour, j’ai le regret de constater que tu ne nous as donné aucune satisfaction. Alors que ton frère aîné réussit dans ses études, compensant ainsi les lourds sacrifices que nous nous imposons pour son éducation, que ta sœur Dora fait l’admiration de toute la famille autant par son naturel aimable que par sa beauté, toi, ma plus jeune fille, tu es une source continuelle de trouble dans la maison…

— Oh ! maman…

— Regarde-toi dans la glace. Où as-tu pu aller pour être faite ainsi, à huit heures du matin ? Tes cheveux décoiffés, ta robe en désordre, un accroc à ta jupe… Vraiment, Phyllis…

— Maman, c’est que, ce matin, j’ai joué dans la cour avec Billy, nous avons lutté, et Black m’a tirée par ma jupe.

— Voilà bien ce que je disais ! Phyllis, ces façons ne sont pas acceptables pour une fille de ton âge. Nous en avons discuté avec ton père, et voici ce qu’il t’ordonne : Chaque jour, pendant une heure, tu écriras un cahier concernant tes faits et gestes de la journée. Ce sera un excellent exercice pour ton esprit ; tu y gagneras, je l’espère, en écriture, en orthographe et en style, et quand cela ne te servirait qu’à te tenir une heure tranquille, sans courir Comme une folle, grimper aux arbres ou taquiner ton frère…

— Nous ne nous disputons pas, mère, nous nous aimons trop pour cela ! m’écriai-je dans un élan sincère.

— Oui, je sais que vous vous entendez tous deux comme larrons en foire pour jouer des tours pendables. Mais ces jeux de garçons seront finis pour toi, ma fille. Voici un cahier neuf, en te relisant chaque jour, tu réfléchiras sur ta conduite et j’espère qu’avec de la bonne volonté, tu arriveras à réformer ta nature rebelle à toute direction.

Me laissant sur ces mots, maman traversa la chambre avec une grande dignité. Cependant, arrivée à la porte, elle se retourna et me dit de son ton naturel :

— Ah ! j’oubliais de te dire : nous attendons aujourd’hui la visite de M. Carrington, notre propriétaire. Il est revenu de ses voyages et il s’est fait annoncer. Mon Dieu, je puis bien te dire ce secret, j’espère que tu sauras le garder…

— Oui, maman, fis-je, les yeux brillants de curiosité, même pour Billy.

— Cette première visite est fort importante, ma petite fille, reprit maman en baissant la voix, car elle décidera peut-être du sort de ta sœur. M. Carrington est encore un jeune homme, je veux dire qu’il n’est pas marié, et Dora est une fille délicieuse. Où pourrait-il en trouver une plus charmante et meilleure ?

— Oh ! certainement, dis-je, un peu froidement. L’orgueil de ma chère mère pour sa fille aînée est une chose bien excusable, étant donné qu’en comparaison avec sa fille cadette. Dora est une perfection.

— Si je te mets dans la confidence de notre espoir, fillette, dit encore maman, c’est parce que je désire qu’aujourd’hui tu te montres sous ton meilleur aspect. Enfin, tu tâcheras d’être convenable.

— Oui, maman. J’essaierai.

Sur cette vague promesse, maman sortit et me laissa seule avec mes réflexions.

Il est six heures du soir et me voici pour la première fois face à face avec mon cahier neuf et… comment dire aussi ?… avec moi-même. Il faut donc me rappeler et réfléchir. C’est une drôle de sensation que je n’ai jamais éprouvée. Je ne sais littéralement par où commencer.

Eh bien ! débrouillons-nous un peu.

Pour illustrer mon « Journal » je vais d’abord faire mon portrait. Quand je serai une vieille femme branlante et édentée, j’aurai peut-être un certain plaisir à relire ceci.

Voici Phyllis : dix-sept ans, ni brune, ni blonde, ni grande, ni petite. En vérité, rien ne la distingue du commun des mortels.

Et cela peut me paraître d’autant plus pénible que, pour une raison ou pour une autre, mes frères et ma sœur ont tous quelque droit à la beauté.

Ainsi Roland, notre aîné, est de belle taille, il a l’air distingué et plaît infiniment.

Dora, la cadette, est délicieusement jolie, c’est une mignonne statuette de Saxe, rose, blonde et languissante.

Mon cher Billy, le dernier-né de la famille, est un charmant garçon de quinze ans, aux grands yeux bruns, limpides et souriants, qui trompent bien les gens sur son caractère.

Quant à mon humble personne, hélas ! plutôt garçon que fille, elle est entièrement dépourvue de charme féminin, de ces jolies façons câlines qui font de ma sœur une créature irrésistible.

À l’exemple de mon cher Billy, j’adore les jeux de garçon et je n’ai peur de rien. Je puis bien m’avouer à moi-même que, telle que me voilà faite, je n’ai pas grande chance de plaire. Mais je m’en console très aisément.

Pour citer une phrase de mon père, je suis « une triste bévue » ; il faut bien que j’en prenne mon parti.

Maman, la meilleure et la plus douce des mères, me gronde et m’encourage alternativement, cherchant sans cesse à pallier où excuser mes sottises aux yeux de notre terrible père.

Mais je me perds dans des considérations morales et j’interromps le tableau que j’essaie de tracer de ma petite personne.

Petite, oui, plutôt ; cheveux bruns toujours embroussaillés, rebelles à la brosse et au meilleur cosmétique de Roland, yeux bleus ou gris suivant le temps et mon humeur. Extrémités fines… mais, comme depuis dix-sept ans je professe une sainte horreur pour les gants, la peau de mes mains, à force de hâle, est devenue brun foncé.

Ma taille, si l’on veut en croire mon frère aîné, a une étonnante analogie avec une canne à pèche, mais mon nez, lui, est présentable, et j’en suis passablement fière.

Avec ce visage, avec ces manières désordonnées, je forme évidemment contraste avec notre exquise Dora, qui ne s’anime jamais, ne se met jamais en colère ; elle est si fragile ! Elle craint tant, aussi, de déranger l’harmonie de ses fraîches toilettes, bien simples, mais toujours seyantes.

Pourtant, dois-je le dite ? il lui arrive quelquefois de… bouder… oh ! rarement ! Car elle possède un vrai talent pour esquiver les sujets désagréables qui seraient de nature à troubler la quiétude de son esprit.

Nous avons tous une sainte terreur de notre père. De maman, pas autant, et, par conséquent, c’est elle que nous préférons.

Papa est extrêmement calme et bien élevé, deux qualités que nous n’apprécions guère, car, lorsque sa disgrâce tombe sur Billy et moi, ce qui nous arrive fréquemment, ce sang-froid et cette bonne éducation deviennent si terribles qu’il n’a qu’à froncer les sourcils pour nous faire trembler.

Moi, surtout, je suis sa bête noire.

Mes manières agacent ses nerfs sensibles, aussi je m’entends sans cesse comparer défavorablement à la douce et belle Dora.

Il déteste les expansions et j’ai le malheur de posséder une nature affectueuse… surtout à l’endroit de maman et de Billy.

Nous sommes faits de longue date à la plus stricte économie. Une toilette neuve est chose rare chez nous et toutes les distractions qui se doivent payer, l’argent à la main, sont considérées comme un luxe inouï.

Cependant, comme il faut « soutenir son rang » suivant l’expression paternelle, il n’est pas rare de voir ma chère maman escortée de Dora, en toilette claire, monter dans l’équipage antédiluvien qui est notre seul moyen de locomotion. Elles vont faire des visites dans les châteaux environnants. Cet équipage nous vient d’héritage et a dû coûter dans les temps anciens une somme fabuleuse ; mais, aujourd’hui, la calèche antique et démodée, attelée au gros cheval de la ferme, fait si piteuse figure, que ma sœur ne cesse de soupirer quand elle s’y installe avec des mines dégoûtées.

Je ne suis jamais emmenée dans les tournées de visites. Je ferais sans doute trop peu d’honneur à la famille et, pour être franche, je n’en suis pas fâchée.

Et puis, il faut bien que l’une de nous reste à la maison pour veiller aux soins du ménage.

Dois-je l’écrire ? Oui, dans ce petit cahier je veux être sincère avec moi-même et mère m’a promis de ne pas chercher à me lire… Je ne puis me dissimuler que l’on me traite ici en petite Cendrillon.

Et cela le plus naturellement du monde !

Que de fois, au moment de monter en voiture, maman m’a-t-elle recommandé :

Phyllis, tu feras le thé de ton père à cinq heures et tu le lui porteras.

Phyllis, tu surveilleras « la lessive » ou « tu étendras le linge ».

Résultat : un coup de soleil ! Mais, moi, cela n’a aucune importance !

Et encore :

Phyllis, tu raccommoderas le linge de tes frères et tu mettras des boutons aux chemises.

Phyllis, tu porteras les poires au fruitier avec l’aide de Billy et tu n’en mangeras pas.

Avec l’aide de Billy ?… Oh ! oh !

Ensuite tu mettras le couvert ou tu aideras Kate à faire le pudding… ou tu arroseras les plates-bandes, etc., etc., etc…

— Oui maman… oui maman… oui maman !

Mais à peine la calèche a-t-elle tourné le coin de l’avenue que je pousse mon cri de guerre qui a pour effet de faire jeter cahiers et livres en l’air à Billy et de le faire accourir à la rescousse.

Nous tenant par la main, nous nous élançons dans le petit bois qui fait partie de notre domaine, ou même dans celui de M. Carrington sans aucune permission, et nous lançons des cris de défi aux Indiens Hurons ou aux Mohicans que notre ardente imagination nous fait voir dans les recoins les plus mystérieux des futaies où nous délogeons les lapins dans leurs terriers.

Heureux jours !… mais tristes retours !

Papa attend son thé jusqu’à six heures passé, le linge se morfond dans la lessiveuse, les poires… Mon Dieu, il en reste si peu « avec l’aide de Billy » que ce n’est pas la peine d’en parler ! Le couvert est mis à la diable et Kate a raté le pudding.

Et tout le monde est d’accord pour déclarer que je suis le fléau de la maison.

Quand on a suffisamment parlé de mes horribles méfaits, maman raconte les visites de la journée. Alors, la physionomie de notre père, si terrible que nous n’osons le regarder, Billy et moi, s’épanouit au récit des succès de sa fille aînée.

Dora a été trouvée ravissante chez les Desmond et « idéale » chez Mrs Cuppardge ; elle a chanté, elle a promené sur le piano ses jolies petites mains, deux bijoux précieux qui, du reste, ne servent guère qu’à cela.

Dora est la merveille de la création. Dora est un ange. Aussi, est-il bien naturel que notre chère mère, soucieuse de lui faire un mariage digne de tant de perfections, ait jeté son dévolu sur M. Carrington, notre nouveau propriétaire. Il y a déjà cinq années que l’ancien mourut, le laissant son héritier.

Après un long séjour à l’étranger, notre voisin revient à son pays natal avec l’intention de s’y fixer.

M. Carrington n’a guère plus d’une trentaine d’années ; grand, blond, distingué, instruit, c’est un parti superbe, et toutes les demoiselles à marier du comté ont les yeux fixés sur lui.

Mais mère a décrété qu’il serait à miss Dora Vernon et à nulle autre. C’est une affaire décidée.

Et cela me fait penser à la visite d’aujourd’hui. Quelle visite ! et quels apprêts !

M. Carrington, arrivant plus tôt qu’il n’était attendu, entra par la porte-fenêtre du salon en homme parfaitement au courant des aitres de la maison.

Maman n’ayant pas terminé sa toilette, nous y étions seules, Dora et moi, et, circonstance de bon augure, à peine entré, notre hôte attira une chaise et s’assit tout près de Dora.

Dora s’était composé une attitude digne de tenter le pinceau d’un maître. Ses jolies bouclés d’or retombant sur son cou, ses yeux modestement baissés, elle faisait du crochet ! — Je crois bien avoir vu cette dentelle traîner dans un tiroir depuis le dernier voyage de notre vieille tante Pricilla.

Quoi de plus gracieux et qui convienne mieux à ses doigts blancs que le vif petit crochet qui glisse entre les mailles !

Chose bizarre ! Bien que M. Carrington fût auprès de ma sœur, il m’était impossible de lever les yeux sans rencontrer les siens, fixés sur moi. J’eus ainsi le loisir de les examiner : ils sont grands, bleus et profondément bons. Ce sont de ces yeux qui montrent le fond du cœur.

Son visage, d’ailleurs, est fort plaisant avec ses traits réguliers et sa petite moustache blonde qu’il porte rasée au bord de ses lèvres fines. Pourtant le bas de sa figure ne manque pas de fermeté.

— Savez-vous, dit-il à ma sœur pendant que je me livre à l’inventaire de sa personne, que j’éprouve une véritable affection pour cette maison. J’y suis né et l’ai habitée jusqu’à la mort de mon père.

— Oui, je sais cela, dit Dora avec un doux regard, et je me demande si vous ne voyez pas sans tristesse des étrangers vivre sous votre toit ?

— Quand il s’agit de vous, miss Vernon, quel regret pourrais-je conserver ? dit notre hôte fort galamment.

Décidément, cela commence bien.

— Ah ! continue M. Carrington, d’un air sentimental, combien j’ai eu tort de rester si longtemps éloigné de mon pays natal et comme il est doux d’entendre à son retour d’aussi charmantes paroles. J’ai mené une vie si errante, si peu civilisée, que je ne puis plus croire à la sympathie de mes semblables.

Il dit tout cela à mi-voix et en regardant ma sœur d’un air pénétré.

Dora ne laisse pas échapper une si belle occasion de rougir du plus bel incarnat, puis, toute confuse, elle laisse retomber ses regards sur son crochet.

— Quel joli ouvrage vous faites là, dit M. Carrington, examinant le bout de dentelle — l’œuvre de tante Pricilla ! — avec un grand intérêt. J’aime à voir travailler les femmes quand leurs mains sont douces et blanches… Mon Dieu, comme ce doit être difficile !

— Oh non ! C’est très simple. N’importe qui est capable d’apprendre en s’y appliquant un peu.

— Laissez-moi regarder de plus près… Quelle mémoire il faut avoir pour retenir tous ces méandres compliqués !

Leurs yeux se rencontrent et leurs têtes rapprochées se penchent sur la dentelle, ils sourient… et enfin Dora baisse ses paupières satinées d’un petit air confus.

Pour moi, témoin muet de ce manège, je tourne la tête d’un air vexé. Suis-je donc un petit chien ou une enfant de quatre ans pour être ainsi comptée pour rien ?

— Où donc, reprend Dora, revenant à la charge, avez-vous été en quittant cette maison ?

— À Strangemore, chez mon oncle. À ce moment ma sœur Ada se maria avec lord Hancock et j’entrai dans les Guards. Vous voyez, ajouta-t-il en plaisantant, combien j’ai le désir de devenir l’un de vos amis, pour que je vous parle ainsi de moi…

— Je suis heureuse que vous le désiriez, dit Dora en relevant ses beaux yeux clairs, mais je crains que vous ne nous trouviez des gens bien ennuyeux. Vous qui avez tant vu le monde, vous vous contenteriez difficilement de la société de campagnards tels que nous…

Là-dessus, un sourire à faire tourner la tête à un saint.

— Si j’en juge d’après ce que j’en connais déjà, répond M. Carrington, je crois que je serais non seulement satisfait, mais tout à fait heureux dans mon nouveau foyer.

Me sentant lasse d’être laissée en dehors de la conversation, je demandai brusquement :

— Pourquoi avez-vous quitté votre régiment ?

Dora soupira et reprit son crochet. M. Carrington se tourna vers moi :

— Parce que, dit-il, j’étais fatigué de ce genre de vie. La monotonie m’est insupportable. Aussi, lorsque mon oncle en mourant me fit son héritier, je quittai l’Angleterre et me mis à voyager.

— J’aurais voulu être un homme pour être militaire, repris-je vivement. Comment ne pas aimer la vie de soldat ?… D’ailleurs, tout vaut mieux que de rester un oisif.

J’étais occupée à démêler un grand écheveau de laine rouge avec lequel mon fox-terrier avait joué dans la matinée. Dora me lança un regard d’horreur, puis tourna des yeux suppliants vers notre hôte. M. Carrington eut un rire bref.

— Permettez-moi de déclarer que je ne suis pas un oisif. Il y a des choses utiles a faire en ce monde outre le métier militaire. Je vous en prie, miss… Phyllis, je crois ?… N’ajoutez pas à mes nombreux défauts celui de paresse dont je suis innocent.

— Mon Dieu, que vous devez me trouver impolie ! dis-je pour m’excuser. J’avais promis d’être convenable et je venais de commettre une gaffe formidable… J’en rougis jusqu’aux oreilles et ne fus pas peu dépitée de voir que notre voisin prenait un plaisir visible à constater mon embarras.

— C’est que, continua-t-il sur un ton d’odieuse plaisanterie, si vous aviez mauvaise opinion de moi, miss Phyllis, j’en serais au désespoir !

Une petite pause suivit durant laquelle je me rendis compte que ses yeux étaient fixés sur mon visage devenu écarlate… Tout au fond, je commençai à le haïr.

— Avez-vous revu les jardins ? s’enquit Dora avec à-propos. Une petite promenade vous ferait plaisir. Les allées et les massifs vous rappelleront le temps d’autrefois.

— Je serai enchanté de les revoir avec vous, miss Vernon, répondit M. Carrington en se levant.

Il se tourna vers moi comme pour m’inviter à les suivre. Mais j’étais loin d’avoir retrouvé mon égalité d’humeur. Je fis semblant de m’absorber dans le débrouillage de mon peloton de laine et lui tournai le dos sans façon !