Philottomans et Turcophobes

Philottomans et Turcophobes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 692-704).
PHILOTTOMANS ET TURCOPHOBES

La guerre d’Orient réservait des surprises à l’Europe ; quel qu’en puisse être le dénoûment, elle a offert en Asie-Mineure comme en Bulgarie des péripéties inattendues qui ont dérouté tous les calculs. L’opinion commune était que la Turquie se trouvait dans un état de décomposition qui la rendait incapable de supporter un choc et la mettait à la merci d’une défaite ; on la croyait à bout de ressources et de voie, on n’admettait pas qu’elle pût tenir tête à son puissant adversaire. Si cette opinion n’avait pas prévalu à Saint-Pétersbourg, le gouvernement russe se serait rendu moins facilement aux sollicitations du panslavisme moscovite, ou du moins il aurait usé de plus de précautions ; mais sur la foi de son ambassadeur à Constantinople et de ses consuls-généraux, il s’est persuadé que l’homme malade se mourait, et il n’a pas pris son ennemi au sérieux ; il n’avait pas prévu Plewna ni Osman-Pacha. Comme le cabinet de Saint-Pétersbourg, la diplomatie européenne ne croyait plus à la Turquie, et les victoires ottomanes ont causé dans plus d’un endroit un profond étonnement, mêlé d’un peu de scandale. Le malade avait été condamné, et on disposait déjà de sa succession ; il s’est permis d’en appeler, de prouver qu’il était encore en vie, et son procédé a été jugé impertinent par quelques-uns de ses médecins.

Des juges plus désintéressés que les diplomates se sont trompés comme eux. Peu de temps avant que la guerre fût déclarée, un écrivain militaire qui ne manque ni de sagacité, ni de science, publiait une brochure pour démontrer que les armées russes ne rencontreraient ni sur le Danube, ni sur le Balkan, ni à Andrinople, une résistance sérieuse, et qu’en Asie elles s’empareraient sans difficulté de Kars, d’Erzeroum et de Trébizonde[1]. Il déclarait que le soldat Turc a été beaucoup trop vanté, qu’il vit encore sur la réputation que lui a faite jadis Montecuculli, dont la gloire était intéressée à surfaire les soldats qu’il avait vaincus. « Si les Turcs, disait-il, se présentent seuls en face de leur adversaire, et que l’Europe laisse les deux belligérans se débrouiller, la guerre ne sera ni sérieuse, ni de longue durée. Si l’armée turque s’avise d’accepter la bataille en deçà du Balkan, elle sera culbutée sur les défilés des montagnes ou bien refoulée dans varna et dans Chou m la, où elle subira le sort que celle de Bazaine a subi dans Metz. En un mot, cette armée est, sous tous les rapports, en administration, en organisation, en tactique et en force numérique, trop faible pour tenir contre les Russes. » Il s’est trouvé que Montecuculli n’avait pas menti, et que, si la victoire finit par demeurer aux Russes, elle leur aura coûté une cruelle dépense d’argent et de sang. Il s’est trouvé même que jamais l’armée ottomane n’avait été si solide, ni si bien armée, ni si bien conduite ; il s’est trouvé enfin que le soldat Turc est capable de tout, pour peu qu’il ait des chefs dignes de le commander, et qu’aujourd’hui comme jadis il est un des premiers soldats du monde, obéissant, discipliné, vivant de rien, prêt à tout endurer, tenace, intrépide, brave jusqu’à l’héroïsme, voyant le paradis au bout du canon de son fusil. — Les diplomates, disait à ce propos une femme d’esprit, ont eu le tort de ne pas compter dans leurs calculs avec le paradis Turc ; c’est lui qui a vaincu à Plewna.

On a trop souvent répété que les peuples ont toujours le gouvernement qu’ils méritent ; c’est une règle qui souffre des exceptions. Certains peuples ont reçu du ciel la faculté enviable ou déplorable de supporter avec une patience qui ne se dément presque jamais les plus tristes gouvernemens. Leur longanimité résiste à toutes les épreuves auxquelles on la soumet et, ce qui est plus admirable, leur vertu native résiste aux leçons de corruption qui leur sont données par leurs maîtres. Les Turcs offrent l’exemple singulier d’une nation que des siècles du plus détestable régime n’ont pu corrompre, et dans laquelle en général les gouvernés sont aussi honnêtes que le sont peu la plupart des gouvernans. Ce sont deux sortes d’hommes absolument différentes : d’un côté, des mœurs simples et réglées, la probité, l’honneur, le respect de soi-même et de la parole donnée, une religion sincèrement et rigoureusement pratiquée ; de l’autre côté, des appétits sans frein, et le plus souvent la ruse et la fraude poussées jusqu’à la perversité, des manches larges, des mains crochues et prenantes, des regards obliques d’oiseau de rapine guettant sa proie. Un missionnaire chrétien, établi depuis longtemps à Constantinople, disait à un de ses acolytes qui, nouvellement débarqué, parlait des Turcs avec mépris : — vous avez tort, vous verrez pratiquer ici toutes les vertus que prêchent les chrétiens. — Les diplomates ne sont pas des missionnaires, et ce qu’ils connaissent le mieux dans les pays où ils résident, c’est le monde officiel. Tel ambassadeur ou tel secrétaire de légation qui se flatte d’avoir observé de près le sérail et ses détours est excusable d’avoir cru que les Osmanlis étaient un peuple fini. Depuis les derniers événemens, il s’est fait un retour en leur faveur dans l’opinion européenne. On ne peut marchander ses sympathies à de braves gens qu’on attaque et qui se défendent en hommes de cœur ; mais l’Europe tout entière tient pour constant qu’au moment où le sang coule sur les champs de bataille, il y a à Stamboul une camarilla occupée de funestes intrigues et de tendre ses filets pour s’engraisser du malheur public.

Français, Anglais, Autrichien, Prussien, quiconque a voyagé dans l’empire du croissant, en revient ou philottoman ou Turcophobe, selon qu’il a pratiqué davantage les gouvernans ou les gouvernés. Parmi les livres publiés cette année sur la Turquie, il en est deux fort intéressans. L’un est d’un Anglais, le lieutenant-colonel James Baker, qui, après s’être promené dans la Roumélie et dans la Macédoine, est devenu propriétaire dans le district de Salonique. L’autre, intitulé la Turquie moderne peinte par un Osmanli, a été écrit, croyons-nous, par un docteur allemand, fixé à Stamboul et qui ne paraît pas en être sorti[2]. M. Baker a beaucoup pratiqué le paysan Turc, il est devenu philottoman et ne s’en cache point. Le prétendu Osmanli, d’origine germanique, a vu beaucoup de pachas, et il incline à la Turcophobie ; mais comme ces deux écrivains sont l’un et l’autre des hommes de sens et de réflexion, ils s’accordent sur plus d’un point. Le lieutenant-colonel anglais estime que l’administration turque laisse infiniment à désirer, et l’anonyme allemand déclare qu’on serait fort injuste envers le peuple turc si on le jugeait sur l’immense majorité de ceux qui l’administrent ou le gouvernent.

M. Baker ne se repent point d’avoir acquis dans le district de Salonique une terre considérable qui paraît être de bon rapport ; il y a appris à se défier des Turcophobes, de leurs hyperboles, des nouvelles à sensation dont ils remplissent leurs brochures et leurs journaux. Il lui est arrivé l’an dernier de lire dans certaines feuilles que le vilayet de Salonique était inhabitable, que la propriété n’y était pas sûre, que l’anarchie y régnait, que les infortunés chrétiens étaient dépouilles sans miséricorde de leurs derniers sous pour contribuer aux dépenses de la guerre de Serbie, et il s’est demandé s’il était éveillé ou s’il rêvait. — « Ma terre, nous dit-il, est entourée de villages Turcs et chrétiens, je connais beaucoup de mes voisins des deux religions, et je puis assurer qu’ils commercent paisiblement ensemble. La vie et la propriété sont tellement en sûreté que mon intendant écossais, établi sur les lieux avec sa femme et ses enfans, ne se donne pas même la peine de fermer au verrou les portes de sa maison pendant la nuit, et que le premier venu pourrait y entrer si la fantaisie lui en venait. » La seule contribution de guerre qu’aient eu à payer les tenanciers de M. Baker consistait en une fourniture de chaussettes et de couvertures de laine pour les soldats qui souffraient du froid en Serbie, à quoi s’ajouta plus tard une taxe de 18 pence, laquelle ne ruina personne. Le lieutenant-colonel était à Salonique lorsque les chrétiens de cette ville donnèrent un concert d’amateurs au bénéfice des blessés Turcs ; le gouverneur-général, son état-major et beaucoup de musulmans y assistaient ; la recette fut de 300 livres, et ce n’est pas la seule fois que les deux religions se sont associées dans une œuvre commune de charité. M. Baker se refuse résolument à voir les Osmanlis par les yeux de M. Gladstone et à découvrir en eux « le spécimen antihumain de l’humanité. » Il fait grand cas du marchand Turc, du paysan Turc, et tout particulièrement du soldat Turc, qui se recrute surtout dans les campagnes. — « En Turquie, nous dit-il, le simple soldat est la moelle de la nation, the real pith of the nation ; il est aujourd’hui ce qu’il a toujours été, et il se distingue comme jadis par son endurance, par sa discipline, son courage, sa sobriété, son honnêteté, sa modestie, et à ces vertus je ne crains pas de joindre son humanité, dussent beaucoup de gens se récrier à ce mot. Observez-le dans sa vie privée, il est bon et doux pour les enfans comme pour les femmes, plein de soins et même d’égards pour les animaux. Après une longue et fatigante journée de marche, sa première pensée est pour son cheval ; il ne s’occupe de lui-même qu’après avoir pourvu à tous les besoins de sa monture. Quand il est exaspéré par une insulte faite à sa foi, il tue et massacre, comme sa religion le lui ordonne, et le fanatisme le rend fou ; mais alors il ne se connaît plus et il sort de son vrai caractère. J’ai vu arriver naguère 13,000 de ces braves gens, qui venaient de supporter toutes les rigueurs de la campagne de Serbie. On les logea pendant dix jours dans la ville de Salonique, où leur conduite ne donna pas lieu à une seule plainte. Quoique remplies de soldats, les rues étaient aussi paisibles qu’à l’ordinaire. » M. Baker remarque à ce propos que c’est le simple soldat, the rank and file, et non une oligarchie corrompue, qui représente le véritable esprit d’une nation, et il ajoute : — La tête seule de la nation turque est malade, le corps est robuste et sain.

L’auteur anonyme du livre sur la Turquie moderne n’a garde de médire du marchand, du paysan et du soldat Turcs ; il rend à ces âmes et à ces mains pures la justice qui leur est due. Mais il a connu surtout cette oligarchie corrompue qui tient en régie l’empire ottoman, ceux qu’on appelle les effendis de Stamboul, « ces dix mille qui ont droit à toutes les places, » cette jeunesse dorée de Constantinople dans laquelle se recrutent d’ordinaire tous les services de l’état. Il est à remarquer que la plupart des gouverneurs ou des fonctionnaires intègres et capables qu’a possédés ou que possède la Turquie n’appartiennent point par leur naissance à cette jeunesse dorée, Ahmed-Vefik-Pacha, le président de la chambre des députés, le savant orientaliste, l’homme d’état aussi estimé pour son caractère que pour ses talens, est né d’une Grecque et d’un juif converti à l’islamisme. Le grand-vizir Edhem-Pacha est un Chiote. Munif-Effendi, le ministre de l’instruction publique qui a traduit en Turc la philosophie de Voltaire, est un Arabe né dans le voisinage de l’Euphrate, dans la petite ville d’Aintab, où il paraît avoir reçu l’éducation la plus soignée. Feu le grand-vizir Kybryzli-Mehemed-Pacha était un Cypriote ; Mehemed-Ruchdi-Pacha est natif de Sinope, et pour finir par celui qu’il aurait fallu nommer tout d’abord et qui est une des plus nobles et des plus remarquables figures de ce temps, Midhat-Pacha est originaire de Widdin. Les effendis de Stamboul considèrent ces provinciaux comme des intrus, qui se permettent de chasser sur leurs terres ; ils estiment que les fonctions publiques sont leur bien, nul autre qu’eux n’y doit avoir part. L’effendi de Stamboul nourrit un profond mépris pour le travail, pour l’industrie, pour tous les métiers ; il rougirait d’être médecin, avocat, négociant, banquier ou fabricant ; fils de fonctionnaire, il croirait déroger et manquer à tout ce qu’il se doit, s’il n’était lui-même fonctionnaire. L’état est sa vache à lait, sa ferme et sa métairie ; les grandes places où l’on s’enrichit sont pour lui, et il se réserve encore les petites pour les distribuer à ses cliens, aux gens de sa maison, à son barbier, à son concierge, à ceux de ses domestiques qui s’entendent le mieux à curer son chibouk, à préparer son café ou à panser ses chevaux. D’habitude, il ne leur paie point de gages, il se contente de les nourrir ; mais pour les récompenser de leurs services, il leur promet qu’un jour ils deviendront par ses soins administrateurs de districts, collecteurs d’impôts ou officiers de gendarmerie. Vers la fin du règne d’Abdul-Medjid, le grand-vizir Kybryzli-Mehemed-Pacha créa une école d’employés, où les jeunes gens qui se destinaient à l’administration apprenaient sous la direction d’excellens maîtres le français, les mathématiques, la géographie, l’histoire, l’économie politique, le droit civil et commercial. Ceux qui obtenaient leur brevet avaient droit à servir l’état. Un poste de caïmacan ou de mudir venait-il à vaquer, on les adressait au vali ou gouverneur-général chargé de les mettre en possession ; mais à leur arrivée, la place n’était plus vacante : le vali en avait déjà disposé en faveur de quelqu’une de ses créatures, et il exprimait au jeune aspirant son vif regret, en l’engageant à prendre patience. C’est une admirable vertu que la patience, mais en Turquie pas plus qu’ailleurs ce n’est une vertu nourrissante ; on n’en vit pas, on en meurt quelquefois.

L’effendi de Stamboul a pour principe que le gouvernement a été inventé pour procurer au fils de son père une opulente sinécure et la liberté de s’enrichir aux dépens de ceux qui travaillent. Si son ignorance est extrême en matière de géographie et de statistique, il est prodigieusement instruit dans l’art de s’approprier les économies de son prochain ; il a l’instinct, le talent, le génie de la concussion ; comme Panurge, il sait « soixante-trois moyens pour trouver de l’argent à son besoin, » et par malheur ses besoins sont immenses. Ses vices natifs ne lui suffisant pas, il a acquis le plus souvent par une étude savante tous les appétits raffinés des viveurs de l’Occident ; il possède en outre une imagination orientale qui aime à faire grand et qui en toutes choses va jusqu’au bout. Un palais magnifique, une somptueuse maison d’été sur les rives du Bosphore, un harem peuplé de belles esclaves circassiennes, des écuries pleines de superbes chevaux arabes, il faut, bon gré, mal gré, qu’il trouve tout cela dans la caisse ou dans la tirelire de ses administrés. Peu lui importe au demeurant que le soldat qui se bat en Serbie ou en Bulgarie manque d’habits et de pain, que l’industrie chôme et que le commerce languisse faute de routes ou de marchés, que les populations soient foulées par les fermiers de la dîme et que le raïa crie misère. Comme tous les oligarques contens de la vie, l’effend de Stamboul a l’humeur gouailleuse ; il unit aux grâces du boulevard des Italiens je ne quelle férocité mongole, tartare, tongouze ou touranienne. Toutes les plaintes lui sont légères, il a réponse à tout ; sa philosophie se résume en deux adages. Lui allègue-t-on que son bonheur est fait de la misère d’autrui et qu’il faut pourtant que tout le monde vive, il répond : « Je n’en vois pas la nécessité. » S’avise-t-on de lui représenter que l’abus des concussions engendre la banqueroute et que les états en faillite sont en danger de périr, il s’écrie en buvant son raki : « Après moi le déluge ! »

M. Baker ne s’est point chargé de plaider la cause des effendis de Stamboul. A la vérité, il a une antipathie naturelle pour tous les genres d’exagérations ; il a beaucoup vu les hommes, et à son avis les monstres sont aussi rares que les anges. Il nous parle dans sa préface d’un gouverneur-général que les uns lui peignaient comme un noir coquin et les autres comme un saint personnage. « J’ai vu de près ses épaules, nous dit-il, et je puis assurer qu’il n’a pas d’ailes ; j’ai contemplé longuement ses babouches, et je puis affirmer qu’il n’a pas le pied fourchu. Le fait est qu’il a accompli dans sa vie plus d’une action méritoire, mais qu’il n’est point insensible aux séductions du bakchich. » M. Baker établit une distinction entre les pachas maigres et les pachas dont l’embonpoint tourne à l’obésité ; selon lui, on ne peut rien attendre de bon de ces derniers, tandis qu’il a rencontré parmi les autres des hommes d’excellentes manières et plus d’un parfait gentleman. Toutefois, bien qu’il goûte le commerce de ces hommes d’excellentes manières, il ne se porte point garant de leur vertu. Il remarque au surplus qu’il y a des pays où l’administration est fort corrompue et qui ne laissent pas de progresser ; il en conclut que la vénalité est un moindre mal que l’indifférence dégénérant en apathie et en torpeur. Voilà le fléau dont souffre le plus la Turquie. Plus on y crée de places et de fonctions, moins il se fait d’ouvrage ; on y rencontre partout trois employés qui aident consciencieusement un quatrième à ne rien faire. On y rencontre aussi des tronçons de chemins et de chaussées qui ne mènent nulle part, et des ponts admirablement construits, auxquels il ne manque qu’une arche pour qu’on y puisse passer. Demain ou continuera la chaussée, demain on achèvera le pont ; on dit cela depuis dix ans et on le dira pendant dix ans encore. En Orient, les lendemains sont lents à venir, les bonnes intentions s’épuisent dans un premier effort, et les fonds votés sont sujets à s’égarer dans quelqu’une de ces poches qui sont des gouffres. Jadis Ismail-Pacha inaugura dans une cérémonie solennelle et bruyante l’importante route qui, par Erzeroum et Bayazid, devait relier Trébizonde à la frontière persane ; 12 millions de piastres avaient été alloués à cet effet et fournis par le trésor de la mosquée de Sainte-Sophie. On poussa la route jusqu’à une portée de fusil, après quoi on ne donna plus un coup de pioche. Que sont devenus les 12 millions de piastres ? L’administration de Sainte-Sophie les réclame encore. « Si j’avais à composer une devise pour une bannière turque, nous dit M. Baker, j’écrirais d’abord : Il n’y a qu’un Dieu, et le bakchich est son prophète, et j’ajouterais : Evet, effendim, certainement, monsieur, — et au-dessous : Yarin, repassez demain. » toutefois, si grand que soit le mal, il ne le croit pas incurable ; les chemins de fer, les télégraphes et le temps en viendront à bout. Un autre moyen de guérison serait de donner plus de fixité à l’administration turque, de la soustraire à ces perpétuels changemens qui jettent le désarroi dans tous les services publics. Mahmoud II abolit les gouverneurs héréditaires, les derebeys, qui étaient de vrais despotes ; mais ces despotes étaient assurés de leur avenir, ils pouvaient avoir quelque suite dans leurs desseins. Aujourd’hui les effendis de Stamboul ne peuvent compter sur rien que sur l’impatience de ceux qui aspirent à les remplacer. Il arrive parfois qu’à peine installés dans leur résidence, on les met à pied ou qu’on les expédie du nord au midi, de Roustchouk à Bagdad. Ils n’ont pas le temps de faire du bien, ils ont toujours le temps de faire du mal. La sangsue a hâte de se gorger ; elle sait que ses jours sont comptés. Son sort dépend d’une intrigue de la camarilla, d’un bakchich offert à la sultane validé, d’un caprice du maître et de ce mal terrible, mystérieux, qu’on appelle « la maladie du sérail, » et qui tue la volonté, trouble l’esprit, énerve l’âme, la livre en proie à la confusion des fantaisies.

Jamais la maladie du sérail n’avait exercé une plus sinistre domination ni compromis autant la sûreté de l’état que vers la fin du règne de ce malheureux Abdul-Aziz, dont le général Ignatief savait exploiter si habilement les passions, les faiblesses et les terreurs. Un souverain nourri dans tous les préjugés des vieux Turcs, contraire à tout progrès, d’un esprit aussi court que son avidité était insatiable, sacrifiant les intérêts de son empire à l’éternelle inquiétude de son humeur, sans cesse occupé de remplir sa cassette, faisant main basse sur les revenus de l’état et sur les appointemens de ses fonctionnaires, infatué de son omnipotence, décidant, quand cela lui plaisait, que trois et un ne font pas quatre, des serviteurs dignes de ce maître, des dilapidations effrénées, les emprunts succédant aux emprunts, les tripotages de bourse s’ajoutant aux concussions et le vol raffiné au vol brutal, le budget doublé en peu de temps, les petits traitemens diminués ou supprimés au profit des grands, nulle autre loi que le caprice, nul autre moyen de réussir que l’intrigue, un grand-vizir à la dévotion de la Russie, qui, écartant de parti-pris tous les hommes de mérite et de caractère, paraissait conspirer avec les ennemis de son pays et dont les fautes ressemblaient à des trahisons, voilà le spectacle que la Turquie a donné au monde il y a peu d’années. Heureusement pour ses sujets, à toutes ses fantaisies pernicieuses le frère d’Abdul-Medjid en joignait une dont ils ont profité : il aimait avec fureur les canons Krupp et les frégates cuirassées, et si les Russes ont trouvé l’armée turque mieux outillée qu’ils ne pensaient, le mérite en revient en partie à ce maniaque, qui au demeurant a su quitter la vie quand l’empire l’a quitté.

« La Turquie, disait un Turc, a supporté pendant quinze ans le règne d’Abdul-Aziz, et elle n’en est pas morte ; cela prouve qu’elle ne peut pas mourir. » Cette fière et mélancolique parole mérite d’être méditée par les Turcophobes, et de récens événemens peuvent lui servir de commentaire. La Turquie vient de donner des preuves de vitalité dont les Turcophobes ont été fort étonnés. Les plus raisonnables d’entre eux avouent de bonne grâce que les Osmanlis ont conservé quelques-unes des qualités d’une race forte, et ils rendent hommage aux vertus ottomanes qui se sont révélées avec éclat sur les champs de bataille ; — mais, disent-ils, le courage, l’honneur, le patriotisme, ne suffisent pas, ce n’est pas assez d’être brave, il faut être progressif, et les Turcs ne le seront jamais. Ces Asiatiques sont incapables de rien faire pour la civilisation, et leur gouvernement a prouvé depuis longtemps qu’il lui est impossible de se réformer ; leur passé les condamne, et il faut avoir l’esprit chimérique pour croire à leur avenir. — A cela, les philottomans répondent qu’en dépit des scandales donnés par une bureaucratie inerte et malhonnête, des progrès plus considérables qu’on ne le dit se sont opérés dans les pays soumis au dur régime de la Sublime-Porte. Bien des promesses ont été violées, quelques-unes ont été tenues, plus d’un abus a disparu, et depuis le jour où a été proclamé l’hatti-houmaïoum de Gulhané, le sort des populations a subi d’heureux changemens. Les voyageurs impartiaux en conviennent, et les Russes, à ce qu’on assure, ont été surpris de l’état de prospérité et de richesse relative qu’ils ont trouvé en Bulgarie, et qui répondait peu aux sombres peintures qu’on leur avait faites. Qui oserait prétendre que la situation des raïas ne s’est pas améliorée, qu’ils ne sont pas plus riches, plus industrieux et moins molestés qu’il y a quarante ans ? La petite ville bulgare d’Eski-Saghra, nous dit M. Baker, comptait en 1850 près de 20,000 habitans ; elle en avait 32,000 en 1870, et de nombreuses industries y étaient florissantes. En 1870, elle ne possédait qu’une école chrétienne ; en 1870, elle en avait 50, fréquentées par 2,280 élèves. Croira-t-on qu’Eski-Saghra soit la seule ville de Roumélie où se soient accomplis de tels progrès ?

Les philottomans représentent aussi à leurs adversaires qu’ils sont trop exigeans, que la Turquie ne peut se transformer par un coup de baguette, que par une fatalité de la nature et de l’histoire les améliorations y seront toujours lentes, et qu’il est injuste de ne s’en prendre qu’aux Turcs. La péninsule illyrienne est une fort belle contrée, mais elle est aussi ingouvernable que fertile, et ce ne sont pas seulement les vices d’une administration routinière et gangrenée qui s’opposent aux réformes, ce sont aussi les fâcheux instincts, les molles habitudes des populations chrétiennes. Au sud comme au nord du Balkan, chrétiens et musulmans se ressemblent plus qu’on ne pense ; ils vivent d’ordinaire au jour le jour, sans souci de l’avenir. « L’idée de planter des arbres, nous dit M. Baker, n’entre jamais dans la tête d’un Grec ou d’un Bulgare, pas plus que dans celle d’un Turc, cela serait à leurs yeux une avance de fonds au bénéfice de la postérité et partant l’acte d’un lunatique. » Il ne faudrait pas croire non plus que ce soient seulement les valis et les pachas qui remettent au lendemain leurs bonnes actions, « L’habitude de la temporisation, of the procrastination, nous dit encore M. Baker, paraît être en Turquie une maladie qui attaque tout le monde, les chrétiens comme les mahométans, et non-seulement les régnicoles, mais jusqu’aux étrangers. Ce mal se présente au voyageur à chaque tournant de route, et peu s’en faut qu’il n’en devienne fou. il essaie d’abord de lutter ; l’ennemi est invisible, insaisissable, et il lui semble qu’il se bat contre le vent. Peu à peu, en désespoir de cause, il finit par se résigner à sa destinée, et par entendre sans sourciller l’éternel yarin, à demain ! Mais il ne faut pas se dissimuler que l’habitude de tout renvoyer au lendemain est la ruine du pays. Elle est née sous l’empire de Byzance, elle hâta sa dissolution, elle lui a survécu. » Byzance n’est plus, mais elle vit encore dans les âmes. Tel pacha prévaricateur aurait moins de facilité à se garnir les mains s’il n’avait pour complice de ses entreprises une foule d’intrigans incirconcis, capables de toutes les bassesses pour capter ses bonnes grâces, qui leur assurent l’impunité. Le patronage est une marchandise fort demandée en Turquie, et les effendis de Stamboul peuvent la vendre aussi cher qu’il leur plaît. On parle beaucoup du mal qu’ils font aux raîas, on parle trop peu du tort que les raïas se font à eux-mêmes. Assurément le commerce serait plus prospère en Roumélie et en Macédoine, si les routes étaient mieux entretenues, si les valis s’occupaient d’ajouter aux ponts l’arche qui leur manque. Il est également vrai que les terres seraient mieux cultivées si le clergé grec ou bulgare n’obligeait pas ses ouailles à célébrer chaque année cent quatre-vingts jours de fête et de chômage. Comme le savetier de la fable, les sujets chrétiens de la Sublime-Porte peuvent se plaindre que leurs curés les ruinent en fêtes ; le malheur est qu’ils ne s’en plaignent pas.

Enfin les philottomans n’ont-ils pas raison de dire et de répéter que le principal obstacle aux réformes est l’agitation fomentée par les intrigues, par les sourdes menées de l’étranger ? On sait aujourd’hui ce qu’il faut penser des insurrections des raïas ; ce n’est pas un produit indigène, c’est un article importé du dehors. Plus d’une fois les émissaires et les boute-feux venus de Bucharest, de Belgrade ou de plus loin, ont dû employer la force pour contraindre les paysans bulgares à s’enrôler sous leur drapeau ; souvent aussi les promesses ont suffi, et, trompés par un mirage, les moutons ont couru d’eux-mêmes à l’abattoir. Si nous en croyons M. Baker, et peut-être aurions-nous tort de ne pas l’en croire, le moins scrupuleux des pachas est un être moins malfaisant qu’un agitateur panslaviste. « Qu’on laisse ces populations à elles-mêmes, nous dit-il, elles sont capables et désireuses de développer leur industrie, d’améliorer leur condition ; mais c’est un droit que les agitateurs leur refusent, et l’état constant d’excitation où on les entretient produit un trouble fiévreux et un manque de confiance qui paralysent tous leurs efforts. » Ailleurs il s’écrie : « Si la chambre des communes avait à faire des lois pour dix-neuf Irlandes au lieu d’une, cela donnerait quelque idée des difficultés du gouvernement en Turquie, et peut-être alors quelques-uns de nos politiques seraient-ils plus modérés dans leur blâme, plus généreux dans les jugemens qu’ils portent sur ce malheureux pays. »

La première condition pour que la péninsule du Balkan entre sérieusement dans la voie du progrès est que les populations chrétiennes, désabusées du panslavisme-et de fallacieuses promesses dont elles ont été trop souvent les dupes, renoncent à tourner leurs regards vers Moscou et qu’elles cessent d’être en Turquie le parti de l’étranger ; ce jour-là seulement elles pourront revendiquer le droit de n’être plus traitées par leurs maîtres en ennemies. Aussi bien leurs intérêts ne sont-ils pas liés à ceux de tous les musulmans de l’empire qui n’ont pas le bonheur d’être valis, mutessarifs, caïmacans ou fermiers de l’impôt ? Mahométans et chrétiens n’ont-ils pas tous de communs griefs ? Ne souffrent-ils pas des mêmes abus, des mêmes tyrannies et des mêmes pachas ? Encore est-il permis de dire que ce sont les musulmans qui ont le sort le plus dur ; non-seulement ils doivent leur sang à l’état, mais la diplomatie étrangère ne s’est jamais occupée d’eux ni de plaider leur cause. Toutes ces brebis reprochent avec justice à leur berger qu’il les tond de trop court. L’essentiel est qu’elles aient le droit de parler et de se plaindre, et le seul remède à leurs maux est que le berger ait des comptes à leur rendre, que tous ses actes soient soumis à un contrôle efficace et attentif. Cette garantie a été accordée aux sujets de la Sublime-Porte par la constitution proclamée solennellement le 23 décembre 1876 ; cent quatre coups de canon ont été tirés en son honneur. Cent coups de canon ne prouvent rien, et les salves d’artillerie ne servent souvent qu’à jeter de la poudre aux yeux. Le statut ottoman contient plus d’un article destiné à produire un effet purement décoratif ; ce n’est pas de la politique, c’est du théâtre. Il est difficile de croire que la Turquie puisse être transformée d’ici à demain en un pays parlementaire ; ce régime ne convient pas à tout le monde, il n’a guère profité à la Roumanie ni même à la Grèce, et il est douteux que les Turcs en fissent un meilleur usage. Il n’en est pas moins vrai que la nouvelle charte ottomane, en établissant une chambre élective, a créé dans l’empire un tribunal chargé de connaître des actes du gouvernement, de donner une expression publique aux doléances des gouvernés et de flétrir les méfaits des concussionnaires. Que ce tribunal prenne ses fonctions au sérieux, l’omnipotence du khalifat se verra forcée de compter avec ses curiosités légitimes et avec son blâme. C’est aux chrétiens d’Orient, élevés au rang d’électeurs, d’employer le droit qu’on leur octroie au redressement de leurs griefs. Si trompeuses que soient les constitutions, elles le sont moins que les promesses de l’étranger, et quand on n’a pas ce qu’on aime, il faut tâcher d’aimer ce qu’on a, il faut surtout apprendre à s’en servir.

— Vaine espérance ! répliquent les Turcophobes. À supposer que la fortune des batailles favorise jusqu’au bout le croissant, ses victoires n’auront pas d’autre effet que d’enfler son orgueil, d’exalter à l’excès ce chauvinisme qui est commun aux portefaix de Constantinople comme au sultan, aux pachas maigres ou gras, à la jeune comme à la vieille Turquie. N’ayant plus rien à craindre de la Russie, la Porte se refusera à toute concession. Sa charte était destinée à tromper l’Europe ; quand elle n’aura plus besoin de tromper personne, elle dira : Ainsi fiait la comédie ! et le rideau tombera. — Les philottomans se plaisent à croire que la Porte se fait une idée plus juste de sa situation, qu’elle désire la paix, une paix honorable et de durée, et qu’elle n’est pas assez aveugle pour se flatter de l’obtenir sans donner des satisfactions à l’Europe et à ses sujets. Midhat-Pacha écrivait récemment : — « La seule paix que les Turcs aient repoussée est une paix fausse qui devait rendre la position politique et stratégique des Russes plus forte à l’égard de la Turquie et leur ouvrir dans un avenir plus ou moins prochain la route de Constantinople. » Il écrivait aussi : — « Les sentimens que j’exprime sont l’expression de cette opinion publique qui s’est formée et développée en Turquie sous l’empire des événemens. » Et il se portait garant que ses compatriotes désirent aujourd’hui sincèrement a pratiquer la liberté chez eux, fonder l’égalité politique et améliorer leur administration par des réformes sérieuses[3]. » Il y a en Turquie une opinion publique. Jusqu’à Mahmoud II, elle était représentée par un corps de prétoriens, et le régime ottoman était un despotisme tempéré par des janissaires. On voyait ces redoutables justiciers

…. sur leur sultan farouche
Veiller, le glaive nu, s’il croyait tout pouvoir,
S’il osait tout braver et dérober sa bouche
Au frein de l’antique devoir.


Les janissaires ont disparu ; ce sont aujourd’hui des softas qui se chargent dans l’occasion de rappeler au commandeur des croyans que tout ne lui est pas permis. Ce changement est heureux ; quels que puissent être ses préjugés, un softa qui a pris ses degrés raisonne mieux qu’un sabre.

Nous souhaitons que l’événement justifie les prévisions de Midhat-Pacha ; rien ne serait plus désirable et pour les raïas et pour l’équilibre européen. La question d’Orient est un problème très compliqué, et on n’en a pas encore trouvé de meilleure solution que le Turc. « Parmi les races qui sont en lutte en Orient, disait M. Thiers, la race turque est celle qui offre le plus de ressources, qui a le plus de caractère et qui se trouve être le moins haïe de toutes les autres ; aussi je ne crois pas que l’Europe la condamne impunément. » Le )Turc seul a de l’autorité comme le Magyar dans la Transleithanie, il se sent né pour le gouvernement, et il a la fierté de son état ; il n’a pas de peine à se tenir debout. On peut lui appliquer ce qu’un voyageur disait des Circassiens : « A la façon dont ils regardent les passans, ils ont l’air de leur dire ; Le monde nous appartient, mais je te permets d’y vivre. » tout n’est pas illusoire dans cette prétention. Vivant au milieu de races qui lui sont bien supérieures en ouverture et en souplesse d’esprit, le Turc leur impose sans effort sa suprématie, et il s’en fait respecter. Le Bulgare est éducable, il est industrieux ; mais sa raison n’est pas mûre et le défend mal contre ses entraînemens. Les Grecs sont l’un des peuples les mieux doués de la terre, et il n’en est pas de plus ambitieux, il n’en est point où soit plus répandu le désir de s’élever par l’étude et le savoir au-dessus de sa condition. Les parvenus de l’intelligence abondent parmi eux ; mais leur ambition leur tourne à piège, le premier venu aspire à tout. Chaque Hellène est le chef d’un parti, et le plus souvent il n’y a que lui dans son parti ; chaque Hellène se promet d’être un jour président du conseil des ministres, et la Grèce est un pays de généraux sans soldats. Le Turc est profondément imbu de la notion de l’état ; il possède ce qu’on peut appeler la vertu politique, laquelle consiste dans l’esprit de discipline et de sacrifice, et dans la subordination de l’individu à la chose publique.

Ce qui vient de se passer prouve jusqu’à l’évidence que vouloir remplacer ou détruire le Turc est une aventure périlleuse ; mais il faut que le Turc soit possible et que Midhat-Pacha ait raison, et il ne sera démontré que cet homme éminent a raison que le jour où il sera rentré dans les conseils de son souverain, le jour où l’inventeur de la constitution sera chargé de la mettre en pratique. Quand la cabale qui a tramé l’exil de Midhat-Pacha ne sera plus toute-puissante, quand celui qu’on a surnommé le vice-sultan n’aura plus l’oreille du maître, l’Europe commencera de croire à l’avenir constitutionnel de la Turquie, et elle ne fora plus difficulté d’admettre qu’on est de bonne foi à Constantinople, que les Osmanlis sont en voie d’obtenir enfin le gouvernement qu’ils méritent, que désormais leurs destinées ne seront plus à la merci "d’une conspiration de harem et de la maladie du sérail. Abdul-Hamid-Khan doit bien cela au sang qui a coulé sur les bords du Vid et du Lom.


G. VALBERT.

  1. Considérations sur la guerre future, par M. L. Vandevelde, lieutenant-colonel en retraite, Bruxelles, 1877.
  2. Turkey in Europe, by James Baker, Londres, 1877. — Stambul und das moderne Türkenthum, von einem Osmanen, Leipzig, 1877.
  3. Lettre au directeur-gérant du Journal des Débats, le 19 août 1871.