Philosophie zoologique (1809)/Première Partie/Quatrième Chapitre

Première Partie, Quatrième Chapitre
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CHAPITRE IV.


Généralités sur les Animaux.


LES animaux, considérés en général, présentent des êtres vivans très-singuliers par les facultés qui leur sont propres, et à la fois très-dignes de notre admiration et de notre étude. Ces êtres, infiniment diversifiés dans leur forme, leur organisation et leurs facultés, sont susceptibles de se mouvoir, ou de mouvoir certaines de leurs parties sans l’impulsion d’aucun mouvement communiqué, mais par une cause excitatrice de leur irritabilité, qui, dans les uns, se produit en eux, tandis qu’elle est entièrement hors d’eux dans les autres. Ils jouissent, la plupart, de la faculté de changer de lieu, et tous possèdent des parties éminemment irritables.

On observe que, dans leurs déplacemens, les uns rampent, marchent, courent ou sautent ; que d’autres volent, s’élèvent dans l’atmosphère et en traversent différens espaces ; et que d’autres, vivant dans le sein des eaux, y nagent et se transportent dans différentes parties de leur étendue.

Les animaux n’étant pas, comme les végétaux, dans le cas de trouver près d’eux et à leur portée les matières dont ils se nourrissent, et même parmi eux, ceux qui vivent de proie étant obligés de l’aller chercher, de la poursuivre, enfin de s’en saisir, il étoit nécessaire qu’ils aient la faculté de se mouvoir, et même de se déplacer, afin de pouvoir se procurer les alimens dont ils ont besoin.

D’ailleurs, ceux des animaux qui se multiplient par la génération sexuelle, n’offrant point d’hermaphrodisme assez parfait, pour que les individus se suffisent à eux-mêmes, il étoit encore nécessaire qu’ils pussent se déplacer pour se mettre à portée d’effectuer des actes de fécondation, et que les milieux environnans en facilitassent les moyens à ceux qui, comme les huîtres, ne peuvent changer de lieu.

Ainsi, la faculté que les animaux possèdent, de mouvoir des parties de leur corps et d’exécuter la locomotion, intéressant leur propre conservation et celle de leurs races, les besoins surent la leur procurer.

Nous rechercherons, dans la seconde partie, la source de cette étonnante faculté, ainsi que celle des plus éminentes qu’on trouve parmi eux ; mais en attendant, nous dirons à l’égard des animaux, qu’il est aisé de reconnoître :

1.o Que les uns ne se meuvent ou ne meuvent leurs parties qu’à la suite de leur irritabilité excitée ; mais qu’ils n’éprouvent aucun sentiment, et ne peuvent avoir aucune sorte de volonté : ce sont les plus imparfaits ;

2.o Que d’autres, outre les mouvemens que leurs parties peuvent subir par leur irritabilité excitée, sont susceptibles d’éprouver des sensations, et possèdent un sentiment intime et très-obscur de leur existence ; mais qu’ils n’agissent que par l’impulsion intérieure d’un penchant qui les entraîne vers tel ou tel objet ; en sorte que leur volonté est toujours dépendante et entraînée ;

3.o Que d’autres encore non-seulement subissent dans certaines de leurs parties des mouvemens qui résultent de leur irritabilité excitée ; sont susceptibles de recevoir des sensations, et jouissent du sentiment intime de leur existence ; mais, en outre, qu’ils ont la faculté de se former des idées, quoique confuses, et d’agir par une volonté déterminante, assujettie néanmoins à des penchans qui les portent exclusivement encore vers certains objets particuliers ;

4.o Que d’autres enfin, et ce sont les plus parfaits, possèdent à un haut degré toutes les facultés des précédens ; jouissent, en outre, du pouvoir de se former des idées nettes ou précises des objets qui ont affecté leurs sens et attiré leur attention ; de comparer et de combiner jusqu’à un certain point leurs idées ; d’en obtenir des jugemens et des idées complexes ; en un mot, de penser, et d’avoir une volonté moins enchaînée, qui leur permet plus ou moins de varier leurs actions.

La vie, dans les animaux les plus imparfaits, est sans énergie dans ses mouvemens, et l’irritabilité seule suffit alors pour l’exécution des mouvemens vitaux. Mais comme l’énergie vitale s’accroît à mesure que l’organisation se compose, il arrive un terme où, pour suffire à l’activité nécessaire des mouvemens vitaux, la nature eut besoin d’augmenter ses moyens ; et pour cela, elle a employé l’action musculaire à l’établissement du système de circulation, d’où s’en est suivi l’accélération du mouvement des fluides. Cette accélération elle-même s’est ensuite accrue à mesure que la puissance musculaire, qui y servit, fut augmentée. Enfin, comme aucune action musculaire ne peut avoir lieu sans l’influence nerveuse, celle-ci s’est trouvée partout nécessaire à l’accélération des fluides dont il s’agit.

C’est ainsi que la nature a su ajouter à l’irritabilité, devenue insuffisante, l’action musculaire et l’influence nerveuse. Mais cette influence nerveuse qui donne lieu à l’action musculaire, ne le fait jamais par la voie du sentiment ; ce que j’espère montrer dans la seconde partie : conséquemment j’y prouverai que la sensibilité n’est point nécessaire à l’exécution des mouvemens vitaux, même dans les animaux les plus parfaits.

Ainsi, les différens animaux qui existent sont évidemment distingués les uns des autres, non-seulement par des particularités de leur forme extérieure, de la consistance de leur corps, de leur taille, etc., mais, en outre, par les facultés dont ils sont doués ; les uns, comme les plus imparfaits, se trouvant réduits, à cet égard, à l’état le plus borné, n’ayant aucune autre faculté que celles qui sont le propre de la vie, et ne se mouvant que par une puissance hors d’eux ; tandis que les autres ont des facultés progressivement plus nombreuses et plus éminentes ; au point que les plus parfaits en présentent un ensemble qui excite notre admiration.

Ces faits étonnans cessent de nous surprendre, lorsque d’abord nous reconnoissons que chaque faculté obtenue est le résultat d’un organe spécial ou d’un système d’organes qui y donne lieu, et qu’ensuite nous voyons que, depuis l’animal le plus imparfait, qui n’a aucun organe particulier quelconque, et conséquemment aucune autre faculté que celles qui sont propres à la vie, jusqu’à l’animal le plus parfait et le plus riche en facultés, l’organisation se complique graduellement ; de manière que tous les organes, même les plus importans, naissent les uns après les autres dans l’étendue de l’échelle animale, se perfectionnent ensuite successivement par les modifications qu’ils subissent, et qui les accommodent à l’état de l’organisation dont ils font partie, et qu’enfin, par leur réunion dans les animaux les plus parfaits, ils offrent l’organisation la plus compliquée, de laquelle résultent les facultés les plus nombreuses et les plus éminentes.

La considération de l’organisation intérieure des animaux, celle des différens systèmes que cette organisation présente dans l’étendue de l’échelle animale, et celle, enfin, des divers organes spéciaux, sont donc les principales de toutes les considérations qui doivent fixer notre attention dans l’étude des animaux.

Si les animaux, considérés comme des productions de la nature, sont des êtres singulièrement étonnans par leur faculté de se mouvoir, un grand nombre d’entre eux le sont bien davantage par leur faculté de sentir.

Mais, de même que cette faculté de se mouvoir est très-bornée dans les plus imparfaits des animaux, où elle n’est nullement volontaire, et où elle ne s’exécute que par des excitations extérieures, et que se perfectionnant ensuite de plus en plus, elle parvient à prendre sa source dans l’animal même, et finit par être assujettie à sa volonté ; de même aussi la faculté de sentir est encore très-obscure et très-bornée dans les animaux où elle commence à exister ; en sorte qu’elle se développe ensuite progressivement, et qu’ayant atteint son principal développement, elle parvient à faire exister dans l’animal les facultés qui constituent l’intelligence.

En effet, les plus parfaits des animaux ont des idées simples, et même des idées complexes, des passions, de la mémoire, font des rêves, c’est-à-dire, éprouvent des retours involontaires de leurs idées, de leurs pensées mêmes, et sont, jusqu’à un certain point, susceptibles d’instruction. Combien ce résultat de la puissance de la nature n’est-il pas admirable !

Pour parvenir à donner à un corps vivant la faculté de se mouvoir sans l’impulsion d’une force communiquée, d’apercevoir les objets hors de lui, de s’en former des idées, en comparant les impressions qu’il en a reçues avec celles qu’il a pu recevoir des autres objets, de comparer ou de combiner ces idées, et de produire des jugemens qui sont pour lui des idées d’un autre ordre, en un mot, de penser ; non-seulement c’est la plus grande des merveilles auxquelles la puissance de la nature ait pu atteindre, mais, en outre, c’est la preuve de l’emploi d’un temps considérable, la nature n’ayant rien opéré que graduellement.

Comparativement aux durées que nous regardons comme grandes dans nos calculs ordinaires, il a fallu, sans doute, un temps énorme et une variation considérable dans les circonstances qui se sont succédées, pour que la nature ait pu amener l’organisation des animaux au degré de complication et de développement où nous la voyons dans ceux qui sont les plus parfaits. Aussi est-on autorisé à penser que si la considération des couches diverses et nombreuses qui composent la croûte extérieure du globe, est un témoignage irrécusable de sa grande antiquité ; que si celle du déplacement très-lent, mais continuel, du bassin des mers[1], attesté par les nombreux monumens qu’elle a laissés partout de ses passages, confirme encore la prodigieuse antiquité du globe terrestre ; la considération du degré de perfectionnement où est parvenue l’organisation des animaux les plus parfaits, concourt, de son côté, à mettre cette vérité dans son plus grand degré d’évidence.

Mais pour que le fondement de cette nouvelle preuve soit susceptible d’être solidement établi, il faudra auparavant mettre dans son plus grand jour celui qui est relatif aux progrès mêmes de l’organisation ; il faudra constater, s’il est possible, la réalité de ces progrès ; enfin, il faudra rassembler les faits les mieux établis à cet égard, et reconnoître les moyens que la nature possède pour donner à toutes ses productions l’existence dont elles jouissent.

Remarquons, en attendant, que, quoiqu’il soit généralement reçu, en citant les êtres qui composent chaque règne, de les indiquer sous le nom général de production de la nature, il paroît néanmoins qu’on n’attache aucune idée positive à cette expression. Apparemment que des préventions d’une origine particulière empêchent de reconnoître que la nature possède la faculté et tous les moyens de donner elle-même l’existence à tant d’êtres différens, de varier sans cesse, quoique très-lentement, les races de ceux qui jouissent de la vie, et de maintenir partout l’ordre général que nous observons.

Laissons à l’écart toute opinion quelconque à l’égard de ces grands objets ; et pour éviter toute erreur d’imagination, consultons partout les actes mêmes de la nature.

Afin de pouvoir embrasser, par la pensée, l’ensemble des animaux qui existent, et de placer ces animaux sous un point de vue facile à saisir, il convient de rappeler que toutes les productions naturelles que nous pouvons observer ont été partagées, depuis long-temps, par les naturalistes, en trois règnes, sous les dénominations de règne animal, règne végétal et règne minéral. Par cette division, les êtres compris dans chacun de ces règnes sont mis en comparaison entre eux et comme sur une même ligne, quoique les uns aient une origine bien différente de celle des autres.

J’ai, depuis long-temps, trouvé plus convenable d’employer une autre division primaire, parce qu’elle est propre à faire mieux connoître en général tous les êtres qui en sont l’objet. Ainsi, je distingue toutes les productions naturelles comprises dans les trois règnes que je viens d’énoncer, en deux branches principales :

1.o En corps organisés, vivans ;

2.o En corps brutes et sans vie.

Les êtres, ou corps vivans, tels que les animaux et les végétaux, constituent la première de ces deux branches des productions de la nature. Ces êtres ont, comme tout le monde sait, la faculté de se nourrir, de se développer, de se reproduire, et sont nécessairement assujettis à la mort.

Mais ce qu’on ne sait pas aussi bien, parce que des hypothèses en crédit ne permettent pas de le croire, c’est que les corps vivans, par suite de l’action et des facultés de leurs organes, ainsi que des mutations qu’opèrent en eux les mouvemens organiques, forment eux-mêmes leur propre substance et leurs matières sécrétoires (Hydrogéologie, p. 112) ; et ce qu’on sait encore moins, c’est que, par leurs dépouilles, ces corps vivans donnent lieu à l’existence de toutes les matières composées, brutes ou inorganiques qu’on observe dans la nature ; matières dont les diverses sortes s’y multiplient avec le temps et selon les circonstances de leur situation, par les changemens qu’elles subissent insensiblement, qui les simplifient de plus en plus, et qui amènent, après beaucoup de temps, la séparation complète des principes qui les constituoient.

Ce sont ces diverses matières brutes et sans vie, soit solides, soit liquides, qui composent la seconde branche des productions de la nature, et qui, la plupart, sont connues sous le nom de minéraux.

On peut dire qu’il se trouve entre les matières brutes et les corps vivans, un hiatus immense qui ne permet pas de ranger sur une même ligne ces deux sortes de corps, ni d’entreprendre de les lier par aucune nuance ; ce qu’on a vainement tenté de faire.

Tous les corps vivans connus se partagent nettement en deux règnes particuliers, fondés sur des différences essentielles qui distinguent les animaux des végétaux ; et malgré ce qu’on en a dit, je suis convaincu qu’il n’y a pas non plus de véritable nuance par aucun point entre ces deux règnes, et, par conséquent, qu’il n’y a point d’animaux-plantes, ce qu’exprime le mot zoophyte, ni de plantes-animales.

L’irritabilité dans toutes ou dans certaines parties, est le caractère le plus général des animaux ; elle l’est plus que la faculté des mouvemens volontaires et que la faculté de sentir, plus même que celle de digérer. Or, tous les végétaux, sans en excepter même les plantes dites sensitives, ni celles qui meuvent certaines de leurs parties à un premier attouchement, ou au premier contact de l’air, sont complétement dépourvus d’irritabilité ; ce que j’ai fait voir ailleurs.

On sait que l’irritabilité est une faculté essentielle aux parties ou à certaines parties des animaux, qui n’éprouve aucune suspension, ni aucun anéantissement dans son action, tant que l’animal est vivant, et tant que la partie qui en est douée n’a reçu aucune lésion dans son organisation. Son effet consiste en une contraction que subit dans l’instant toute partie irritable, au contact d’un corps étranger ; contraction qui cesse avec sa cause, et qui se renouvelle autant de fois, après le relâchement de la partie, que de nouveaux contacts viennent l’irriter. Or, rien de tout cela n’a jamais été observé dans aucune partie des végétaux.

Quand je touche les rameaux étendus d’une sensitive (mimosa pudica), au lieu d’une contraction, j’observe aussitôt dans les articulations des rameaux et des pétioles ébranlés, un relâchement qui permet à ces rameaux et aux pétioles des feuilles de s’abattre, et qui met les folioles mêmes dans le cas de s’affaisser les unes sur les autres. Cet affaissement étant produit, en vain touche-t-on encore les rameaux et les feuilles de ce végétal ; aucun effet ne se reproduit. Il faut un temps assez long, à moins qu’il ne fasse très-chaud, pour que la cause qui peut distendre les articulations des petits rameaux et des feuilles de la sensitive, soit parvenue à relever et étendre toutes ces parties, et mettre leur affaissement dans le cas de se renouveler par un contact ou une légère secousse.

Je ne saurois reconnoître dans ce phénomène aucun rapport avec l’irritabilité des animaux ; mais sachant que, pendant la végétation, surtout lorsqu’il fait chaud, il se produit dans les végétaux beaucoup de fluides élastiques, dont une partie s’exhale sans cesse, j’ai conçu que, dans les plantes légumineuses, ces fluides élastiques pouvoient s’amasser particulièrement dans les articulations des feuilles avant de se dissiper, et qu’ils pouvoient alors distendre ces articulations, et tenir les feuilles ou les folioles étendues.

Dans ce cas, la dissipation lente des fluides élastiques en question, provoquée dans les légumineuses par l’arrivée de la nuit, ou la dissipation subite des mêmes fluides, provoquée dans le mimosa pudica par une petite secousse, donneront lieu, pour les légumineuses en général, au phénomène connu sous le nom de sommeil des plantes, et pour la sensitive, à celui que l’on attribue mal à propos à l’irritabilité[2].

Comme il résulte des observations que j’exposerai plus bas, et des conséquences que j’en ai tirées, qu’il n’est pas généralement vrai que les animaux soient des êtres sensibles, doués tous, sans exception, de pouvoir produire des actes de volonté, et, par conséquent, de la faculté de se mouvoir volontairement ; la définition qu’on a donné jusqu’à présent des animaux, pour les distinguer des végétaux, est tout-à-fait inconvenable ; en conséquence, j’ai déjà proposé de lui substituer la suivante, comme plus conforme à la vérité, et plus propre à caractériser les êtres qui composent l’un et l’autre règne des corps vivans.


Définition des animaux.

Les animaux sont des corps organisés vivans, doués de parties en tout temps irritables, presque tous digérant les alimens dont ils se nourrissent, et se mouvant, les uns, par les suites d’une volonté, soit libre, soit dépendante, et les autres, par celles de leur irritabilité excitée.


Définition des végétaux.

les végétaux sont des corps organisés vivans, jamais irritables dans leurs parties, ne digérant point, et ne se mouvant ni par volonté, ni par irritabilité réelle.

D’après ces définitions, beaucoup plus exactes et plus fondées que celles, jusqu’à ce jour, en usage, on sent que les animaux sont éminemment distingués des végétaux, par l’irritabilité que possèdent toutes leurs parties ou certaines d’entre elles, et par les mouvemens qu’ils peuvent produire dans ces parties, ou qui y sont excités, à la faveur de leur irritabilité, par des causes extérieures.

Sans doute, on auroit tort d’admettre ces idées nouvelles sur leur simple exposition ; mais je pense que tout lecteur non prévenu, qui aura pris en considération les faits que j’exposerai dans le cours de cet ouvrage, et mes observations à leur égard, ne pourra se refuser de leur accorder la préférence sur les anciennes auxquelles je les substitue, parce que celles-ci sont évidemment contraires à tout ce que l’on observe.

Terminons ces vues générales sur les animaux, par deux considérations assez curieuses : l’une, concernant l’extrême multiplicité des animaux à la surface du globe, et dans le sein des eaux qui s’y trouvent ; et l’autre, montrant les moyens que la nature emploie pour que leur nombre néanmoins ne nuise jamais à la conservation de ce qui a été produit, et de l’ordre général qui doit subsister.

Parmi les deux règnes des corps vivans, celui qui comprend les animaux paroît beaucoup plus riche et plus varié que l’autre ; il est en même temps celui qui offre, dans les produits de l’organisation, les phénomènes les plus admirables.

La terre à sa surface, le sein des eaux, et, en quelque sorte, l’air même, sont peuplés d’une multitude infinie d’animaux divers, dont les races sont tellement diversifiées et nombreuses, que vraisemblablement une grande partie d’entre elles échappera toujours à nos recherches. On a d’autant plus lieu de penser ainsi, que l’énorme étendue des eaux, leur profondeur en beaucoup d’endroits, et la prodigieuse fécondité de la nature dans les plus petites espèces, seront, en tout temps sans doute, un obstacle presqu’invincible à l’avancement de nos connoissances à cet égard.

Une seule classe des animaux sans vertèbres, celle, par exemple, des insectes, équivaut, pour le nombre et la diversité des objets qu’elle comprend, au règne végétal entier. Celle des polypes est vraisemblablement beaucoup plus nombreuse encore ; mais jamais on ne pourra se flatter de connoître la totalité des animaux qui en font partie.

Par suite de l’extrême multiplication des petites espèces, et surtout des animaux les plus imparfaits, la multiplicité des individus pouvoit nuire à la conservation des races, à celle des progrès acquis dans le perfectionnement de l’organisation, en un mot, à l’ordre général, si la nature n’eut pris des précautions pour restreindre cette multiplication dans des limites qu’elle ne peut jamais franchir.

Les animaux se mangent les uns les autres, sauf ceux qui ne vivent que de végétaux ; mais ceux-ci sont exposés à être dévorés par les animaux carnassiers.

On sait que ce sont les plus forts et les mieux armés qui mangent les plus foibles, et que les grandes espèces dévorent les plus petites. Néanmoins les individus d’une même race se mangent rarement entre eux ; ils font la guerre à d’autres races.

La multiplication des petites espèces d’animaux est si considérable, et les renouvellemens de leurs générations sont si prompts, que ces petites espèces rendroient le globe inhabitable aux autres, si la nature n’eut mis un terme à leur prodigieuse multiplication. Mais comme elles servent de proie à une multitude d’autres animaux, que la durée de leur vie est très-bornée, et que les abaissemens de température les font périr, leur quantité se maintient toujours dans de justes proportions pour la conservation de leurs races, et pour celle des autres.

Quant aux animaux plus grands et plus forts, ils seroient dans le cas de devenir dominans et de nuire à la conservation de beaucoup d’autres races, s’ils pouvoient se multiplier dans de trop grandes proportions. Mais leurs races s’entre-dévorent, et ils ne se multiplient qu’avec lenteur et en petit nombre à la fois ; ce qui conserve encore à leur égard l’espèce d’équilibre qui doit exister.

Enfin, l’homme seul, considéré séparément à tout ce qui lui est particulier, semble pouvoir se multiplier indéfiniment ; car son intelligence et ses moyens le mettent à l’abri de voir sa multiplication arrêtée par la voracité d’aucun des animaux. Il exerce sur eux une suprématie telle, qu’au lieu d’avoir à craindre les races d’animaux les plus grandes et les plus fortes, il est plutôt capable de les anéantir, et il restreint tous les jours le nombre de leurs individus.

Mais la nature lui a donné des passions nombreuses, qui, malheureusement, se développant avec son intelligence, mettent par-là un grand obstacle à l’extrême multiplication des individus de son espèce.

En effet, il semble que l’homme soit chargé lui-même de réduire sans cesse le nombre de ses semblables ; car jamais, je ne crains pas de le dire, la terre ne sera couverte de la population qu’elle pourroit nourrir. Toujours plusieurs de ses parties habitables seront alternativement très-médiocrement peuplées, quoique le temps, pour la formation de ces alternatives, soit pour nous incommensurable.

Ainsi, par ces sages précautions, tout se conserve dans l’ordre établi ; les changemens et les renouvellemens perpétuels qui s’observent dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu’ils ne sauroient dépasser ; les races des corps vivans subsistent toutes malgré leurs variations ; les progrès acquis dans le perfectionnement de l’organisation ne se perdent point ; tout ce qui paroît désordre, renversement, anomalie, rentre sans cesse dans l’ordre général, et même y concourt ; et partout, et toujours, la volonté du sublime Auteur de la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée.

Maintenant, avant de nous occuper de montrer la dégradation et la simplification qui existent dans l’organisation des animaux, en procédant du plus composé vers le plus simple, selon l’usage, examinons l’état actuel de leur distribution et de leur classification, ainsi que les principes qui ont été employés pour les établir ; alors il nous sera plus aisé de reconnoître les preuves de la dégradation dont il s’agit.


  1. Hydrogéologie, p. 41 et suiv.
  2. J’ai développé dans un autre ouvrage (Hist. nat. des Végétaux, édition de DÉTERVILLE, vol. I, p. 202) quelques autres phénomènes analogues observés dans les plantes, comme dans l’hedysarum girans, le dionœa muscipula, les étamines des fleurs du berberis, etc., et j’ai fait voir que les mouvemens singuliers qu’on observe dans les parties de certains végétaux, principalement dans les temps chauds, ne sont jamais le produit d’une irritabilité réelle, essentielle à aucune de leurs fibres ; mais que ce sont tantôt des effets hygrométriques ou pyrométriques, tantôt les suites de détentes élastiques qui s’effectuent dans certaines circonstances, et tantôt les résultats de gonflemens et d’affaissemens de parties, par des cumulations locales et des dissipations plus ou moins promptes, de fluides élastiques et invisibles qui devoient s’exhaler.