Philosophie de l’histoire de France

Philosophie de l’histoire de France
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 925-965).
PHILOSOPHIE


DE L’HISTOIRE DE FRANCE.





I.

Depuis bientôt un demi-siècle, tout a servi à l’infatuation de l’esprit humain. Après les immenses guerres de l’empire, les hommes s’étaient trouvés dans une paix profonde; comme ils n’avaient point prévu l’issue de la guerre, ils crurent aisément aussi que la paix ne devait pas finir. Chacun fit le dénombrement de ses conquêtes tant morales que politiques, et les vainqueurs et les vaincus vantèrent également leur butin. Soit illusion, soit vérité, soit qu’après une si grande dépense de sang, après tant de travaux surhumains, le repos seul passât pour un progrès, il est certain qu’au sortir de l’effroyable mêlée, il n’y eut personne qui ne crût avoir gagné quelque chose. Ce que l’on appelait le régime parlementaire ayant surgi tout à coup, on jugea volontiers de ce qu’il valait par ce qu’il avait coûté, et l’on conclut que des biens ne pouvaient nous être ôtés qu’on avait payés si cher. Cette confiance dans la victoire inspira aux hommes nouveaux une modération si grande, qu’il fut d’abord difficile de dire s’il y entrait plus d’orgueil ou de générosité; mais ce sage équilibre ne fut pas gardé longtemps. L’esprit humain, de plus en plus assuré d’être le maître, ne tarda pas à afficher des airs de glorieux. Dès lors il relève, il célèbre, il réhabilite, il patronne ses adversaires; il les fait monter sur son char; partout il les traite en prince débonnaire. Les sceptiques se chargent de relever les scolastiques; les protestans, le catholicisme; les voltairiens, les moines; les libéraux, les despotes. « Il faut tuer l’esprit du XVIIIe siècle, » avait dit M. de Maistre. — Ce n’est pas assez de le tuer, reprennent nos philosophes; nous comptons bien le déshonorer. — Et sur cela chacun se met à l’œuvre. Dans ce travail, une chose est surprenante : c’est l’ensemble, car on ne pourrait rejeter la responsabilité sur personne en particulier. Avec quelle conscience, avec quel sérieux fut partagée entre les hommes de l’avenir la tâche de restaurer le passé, c’est ce qu’un jour on aura peine à croire. Tous semblaient travailler sur un plan convenu par avance, et, quoiqu’ils ne se fussent jamais entendus, rien ne dérangea un moment ce concert de tous les amis de la liberté pour relever, ressusciter ce qu’ils haïssaient le plus.

Si du moins cette magnanimité excessive des hommes nouveaux envers tout ce qu’ils avaient renversé eût été un acte sincère de repentir, s’ils se fussent humiliés comme le barbare, adorant ce qu’ils avaient maudit, maudissant ce qu’ils avaient adoré, — on aurait pu regarder comme une conversion à une vérité méconnue tant de concessions extraordinaires aux idées et aux choses mortes; mais il n’en était point ainsi : le fier Sicambre comptait ne pas courber la tête, même en relevant ce qu’il avait abaissé. L’esprit humain s’imaginait retenir tout ce qu’il avait conquis ou usurpé, et se donner par surcroît les joies de la clémence après la victoire, c’est-à-dire que l’orgueil l’emportait sur la justice. On restaurait le passé pour bien démontrer qu’on ne le craignait pas; on imitait les conquérans qui font gouverner leurs provinces nouvelles par les anciens rois du pays. De même, dans l’ordre moral, les novateurs se plaisaient à ranimer partout les choses mortes, comptant bien qu’il serait plus commode de régner sous leur nom, et que l’on rendrait plus facilement l’avenir tributaire, si on le faisait exploiter par les dominations anciennes. En relevant les ruines qu’il avait amoncelées, l’esprit philosophique croyait s’en faire un escabeau. Du haut de ce trône imaginaire, il sacra de nouveau le moyen âge, comme une sorte de vice-roi qui lui répondait de l’obéissance des temps futurs; mais ce calcul superbe a été trompé. Cette victoire que l’on voulait faire partager même aux vaincus, où est-elle ? Je cherche l’esprit humain, ce premier-né de la raison divine, ce fier dominateur qui rehaussait ses victimes, consolait ceux qu’il avait dépossédés, rendait à tous leurs dépouilles, ne se réservant que la gloire désintéressée de briller d’un inaltérable éclat sur les générations nouvelles. Je cherche cet éclat : je trouve à peine quelques petites lampes errantes, la conscience éteinte presque partout, l’intelligence renversée, et la nuit de l’âme s’étendant de proche en proche sur tout le monde moral. Cette disposition des intelligences n’a eu nulle part des conséquences aussi étranges que dans la manière de comprendre l’histoire, et s’il est des erreurs funestes aux hommes, ce sont précisément celles qui ont trait à la suite entière de leurs annales, car ces erreurs pénètrent jusqu’à la moelle des os; elles tiennent à la substance de notre être. Aussi manque-t-il un chapitre à Bacon dans son dénombrement des préjugés. Spectres, idoles, masques de théâtre, il les a tous nommés, classés, caractérisés; il n’a oublié que les plus obstinés, les plus vivaces, les mieux faits pour donner le vertige, les plus semblables à l’hydre, ceux qu’un peuple puise, comme la vie, dans l’abîme enivrant de son passé.

Dans l’ancienne société, aucun grand esprit ne s’était appliqué à suivre le cours entier de l’histoire de France. Montesquieu avouait que ses cheveux avaient blanchi dans l’étude seule du droit barbare; Voltaire avait cueilli la fleur dans le Siècle de Louis XIV; du reste, nul ne s’était senti le cœur de porter jusqu’au bout le fardeau de l’ancienne France, matière laissée aux érudits. Depuis la révolution, l’histoire de France a changé de face et séduit les plus nobles esprits, qu’elle lassait ou rebutait auparavant. Le passé national a intéressé davantage à mesure qu’on a cru y voir le germe d’un nouvel état libre. On s’est dit : Prenons patience pendant la lente durée du moyen âge« Dans ce servage d’un peuple, voici l’aurore du grand jour qui luit sur nous. Les tentatives des communes avortent, les états-généraux ne forment que des points clair-semés dans un espace trop souvent stérile; mais ces points épars marquent l’ébauche des constitutions parlementaires dans lesquelles se consomme la destinée de la France. — En un mot, pour traverser ces rudes commencemens, on était soutenu par la pensée du but que l’on croyait atteint. La liberté conquise prêtait sa vie même aux temps auxquels elle avait le plus manqué. Sous l’arbre des druides comme sous l’arbre de saint Louis, on faisait remonter un reflet de nos jours.

A cet égard, tous les écrivains étaient dans une situation semblable, d’où il est résulté que leurs diverses théories n’en forment, à véritablement parler, qu’une seule. Ils ont conçu leur système historique sous la royauté constitutionnelle ou pendant les courtes années de la république. A quelque point de vue qu’ils se soient placés, ils ont reflété dans leurs ouvrages l’ordre politique sous lequel ils vivaient. Convaincus que le régime de l’omnipotence parlementaire était la consommation de l’histoire de France, ils ont expliqué les temps antérieurs comme une préparation à cette ère nouvelle. Croyant, ainsi qu’ils le déclarent, avoir sous leurs yeux la fin providentielle du travail des siècles écoulés, tout dans le passé leur a semblé graviter vers ce présent qu’ils jugeaient indéfectible. C’était le fil avec lequel ils traversaient le moyen âge et les temps modernes. Point de difficultés qu’ils n’aient expliquées ou éclairées par cette conclusion! Là est l’originalité, la vitalité, la confirmation de leur art historique. Comme ils tenaient dans leurs mains le dénoûment du drame, ils en expliquaient aisément le début et les péripéties. Ils disaient : Nous avons le régime parlementaire, qu’on l’appelle royauté ou république. Or cet état a été précédé d’une succession de rois absolus dans la vieille France; donc ce qui a précédé est cause de ce qui a suivi; donc les princes absolus servent à préparer l’avènement des institutions libres; donc la formule générale de notre histoire est celle-ci : « En France, c’est le pouvoir absolu qui engendre la liberté ! »

De cette idée générale on venait aux faits particuliers; on concluait uniformément sur chaque règne de la manière suivante : — Ce roi anéantit toutes les franchises, soit des villes, soit des individus, et par là il hâta la civilisation et l’avènement des institutions représentatives, qui sont désormais notre patrimoine inaliénable. — Après avoir prouvé que ces despotes, et non pas d’autres, étaient indispensables pour préparer le sol où doivent s’enraciner toutes les garanties et germer tous les droits, on allait jusqu’à dire que s’ils n’avaient pas paru dans cette même succession, la liberté de l’avenir eût été pleinement impossible, — et par là s’achevait la théorie sur l’utilité des rois absolus pour le progrès des peuples constitutionnels.

L’échafaudage sur lequel reposait cette logique a croulé; le fil qui conduisait l’historien s’est rompu dans ses mains, le fondement de la méthode s’est englouti. J’interroge autour de moi; je demande, je cherche ce que sont devenus les savans systèmes qu’il supportait.

Il est superflu d’ajouter que, dans cet examen, je n’ai pas en vue tel ou tel écrivain, mais bien un certain entraînement que tout le monde a partagé, et auquel le public a cédé plus que les écrivains eux-mêmes.

Heureux celui qui, dans un vaste récit toujours serein, a suivi jusqu’au bout le cours des temps sans dogmatiser! Heureux aussi ceux qui ont fait devant des auditoires l’épreuve de leurs idées! La présence d’hommes rassemblés les a sauvés de l’excès des théories; mais cela même s’est quelquefois retourné contre eux. Dans la manie dont on était saisi pour les théories inflexibles, s’il se trouvait un historien qui sortît de la logique convenue, si le cri des choses lui faisait oublier les engagemens du système, s’il touchait la plaie intime, s’il écoutait, après les livres, le battement du cœur dans les générations passées, s’il s’adressait aux légendes, aux symboles, aux pierres même, pour avoir le secret de ceux qui ne parlent pas, n’écrivent pas, ne lisent pas, s’il entrait dans le vif de la nature, s’il montrait le côté invisible de l’histoire, s’il racontait le mystère et l’éclosion de l’âme humaine à travers la passion du moyen âge, nous l’accusions ouvertement de troubler la méthode. Il altérait la ligne droite; il désobéissait à notre géométrie. Nous nous sentions déroutés par un esprit si mal discipliné à nos formules, assez aventureux pour déranger notre édifice à mesure que nous relevions. Ne sachant où le classer, nous prenions le parti de penser que son génie lui avait été donné comme une exception éclatante pour confirmer la règle.

Un point reste assuré : la méthode que nous avons appliquée à notre histoire est tout l’opposé de celle des historiens grecs et romains; ce n’est pas non plus celle de Machiavel, ni des historiens anglais. C’est bien plutôt la méthode que les pères de l’église et les scolastiques ont appliquée à l’histoire du peuple hébreu. Les chroniqueurs et les barbares nous ont si bien séduits, que nous leur avons pris jusqu’à leur philosophie. Nous avons quitté Thucydide pour Grégoire de Tours. Si nous n’avions emprunté à celui-ci que son colons et ses mœurs, le profit eût été sans mélange; mais, sans avoir ses croyances, nous avons imité ses superstitions, complaisans à ce point de dépouiller notre raison moderne pour embrasser la sienne.

De saint Augustin à Grégoire de Tours, de Grégoire de Tours aux scolastiques, des scolastiques à Bossuet, la méthode est la même. Toute l’histoire des Hébreux est considérée comme une préparation à la venue du Messie. Les événemens n’ont leur vrai sens qu’à la condition que cette attente soit remplie. Mais s’il en était autrement, si cette venue n’avait été qu’illusoire, l’explication du passé ne serait qu’un sublime sophisme ! Imitant ce système, nous avons traité l’histoire de France comme une histoire sacrée, qui trouve son interprétation finale dans l’ère politique inaugurée avec le régime constitutionnel du XIXe siècle. Ce dénoûment non-seulement explique, mais légitime tout le passé. De la même manière que les violences de l’Ancien Testament sont sanctifiées par l’idée du Messie, dont elles préparent les voies, de même les iniquités, les cruautés, les oppressions du moyen âge sont couvertes et autorisées par l’idée des institutions qui ont apparu sous la royauté tempérée. Ce dernier point est si bien la raison de tout le reste, que nous commençons par y sacrifier la conscience et la morale. L’historien sacré sait que l’Ancien Testament est le chemin nécessaire de la loi de justice, et il ferme impitoyablement les yeux sur les siècles sanglans qu’il traverse. Tout luit à ses regards de ce rayon de justice émané de la loi future. Ainsi, dans nos théories historiques, nous faisons refluer dans le passé l’image qui a brillé un moment à nos yeux. Tout est bien en vue de ce présent que nous croyons posséder à titre inaliénable. Armés d’un fatalisme inexorable, nous foulons aux pieds les souffrances des générations disparues, parce que nous croyons avoir le mot, le secret de ces souffrances dans les droits politiques du citoyen par lesquels notre histoire est couronnée.

A chaque plainte des générations écoulées, nous avons une réponse uniforme : — L’oppression était pesante, sans doute; — la tyrannie était cruelle, nous en convenons; — la conscience et la nature étaient incessamment violées, d’accord; — mais cela était absolument nécessaire pour établir la balance des trois pouvoirs, qui est désormais notre système de gouvernement. Les générations brisées par le pouvoir absolu ont eu le plus grand tort de se plaindre. C’était là une puérilité de petits esprits bourgeois, dont la courte vue n’apercevait pas dans le despotisme qu’ils subissaient les prémices des franchises dont nous jouissons. Mieux avisés, ils auraient vu notre triomphe; ils se seraient réjouis de l’avoir préparé au prix de leur servage.

Ce fatalisme implacable m’a causé toujours, je l’avoue, un embarras que j’avais peine à m’avouer, tant l’entraînement était général : j’aurais voulu y échapper, je ne trouvais pas d’issue. Ces quatorze siècles systématiquement rangés par des mains savantes et qui aboutissaient avec l’impulsion de la nécessité au seuil des institutions parlementaires, c’était là un spectacle imposant. En vain la nature protestait contre les immenses concessions morales qu’il fallait faire à cette réhabilitation de tout le passé. Je reconnais que l’argument tiré de la possession des choses nouvelles avait une force presque irrésistible. Les raisonnemens du monde les plus solides étaient impuissans en présence des résultats contemporains, et quoi qu’il en coûtât d’accepter tant d’audacieuses apologies de la force, il fallait bien se taire quand on montrait pour conséquence le monde renouvelé dans le présent et dans l’avenir. Cependant les conditions qui étaient à elles seules la raison d’être de ces constructions historiques n’existant plus, il me semble, si je ne m’abuse extrêmement, que ces vastes échafaudages apparaissent dans tout ce qu’ils ont d’arbitraire et de hasardeux; qu’il reste un grand appareil de logique sans base, que le talent, l’érudition, la sincérité, la gloire demeurent seuls, que cette métaphysique de l’histoire de France marquera toujours sans doute un noble effort de l’intelligence nationale, mais qu’enfin, il faut bien l’avouer, la vérité réelle en a disparu, et que nous voilà forcés, par des contradictions inattendues, de nous replacer au cœur de la nature humaine. La conscience, surprise et accablée sous le fatalisme, réclame; elle se soulève. On faisait de l’histoire de France une histoire exceptionnelle, régie par une loi particulière, en dehors de tout le monde moral. La vérité reparaît en dépit des systèmes. Refuserons-nous de la voir ? Nous obstinerons-nous à forger à la nature des lois qu’elle abolit sous nos yeux ? Nierons-nous l’évidence ? Ayons le courage de la reconnaître. J’ose dire que nous en serons récompensés par des vérités que nous ne possédions pas et que nous avions méconnues. Déjà si quelqu’un, placé à ce point de vue que nous ont imposé les choses, se retourne vers le passé, il sera étonné de découvrir combien tout est nouveau dans ces siècles auxquels nous pensions avoir donné une figure désormais immuable.

Les théoriciens de l’histoire de France ressemblent à un astronome qui, ayant calculé la courbe d’une étoile, verrait cet astre suivre une direction contraire à celle qu’il avait annoncée. Il faudrait bien avoir le cœur de confesser que le calcul est erroné et qu’il est nécessaire de le recommencer.

Savant, sage, illustre Hipparque, vous êtes l’honneur de notre âge. Vous avez mesuré les cieux; non-seulement vous avez assigné leur rang à toutes les étoiles visibles, mais vous en avez découvert plusieurs que personne n’avait aperçues. Vous avez fait plus : vous avez donné des lois à ce peuple d’étoiles; vous les avez disciplinées à vos formules infaillibles, et jusque-là ces mondes vous avaient obéi. Mais ce soir, en relevant la tête, j’ai vu que ces planètes, ces comètes que vous aviez révélées ont pris une route diamétralement opposée à celle que vous leur aviez prescrite. Vous leur aviez tracé leur route vers le midi, elles se précipitent aveuglément vers le nord. Apprenez-moi ce que je dois faire de ma triste découverte. Garderai-je le silence sur une désobéissance si éclatante de la nature ? Me ferai-je un devoir de bienséance, de complaisance envers vous, de vous cacher la révolte de ces provinces célestes que vous vous étiez soumises ? Répondrai-je à tous ceux qui viendront m’en entretenir : « Hipparque a décidé, il a parlé. Les cieux se repentiront de l’avoir contredit et reviendront sur leurs pas pour lui donner raison ? » Je crois, Hipparque, vous fournir une preuve plus certaine de mon estime pour vos mérites en vous avertissant de cette rébellion de la nature, afin que vous ayez encore le temps de corriger vos équations et de mettre votre sagesse, que personne ne conteste, d’accord avec la sagesse de l’ordonnateur des mondes.

Ces formules implacables, qui étonnent la nature humaine, auraient difficilement fait fortune parmi nous, si, après avoir emprunté aux pères de l’église et aux scolastiques l’esprit général de leur méthode, nous ne leur eussions emprunté jusqu’à leurs artifices et leurs procédés particuliers. Notre matérialisme déguisé nous a livrés tête baissée au mysticisme. Il arrive quelquefois aux pères et à Bossuet d’établir que tel grand homme n’a été qu’un instrument aveugle entre les mains de Dieu. Nous n’avons pas manqué de nous emparer immédiatement de cette idée pour la transformer en une loi générale, si bien que nous n’avons plus rencontré dans notre histoire un personnage dont nous n’ayons fait aussitôt un instrument aveugle qui concourt de loin et malgré lui à réaliser notre système. Et comme dans l’imitation on exagère nécessairement les vices de son modèle, nous avons fait notre règle absolue de ce qui était dans Bossuet une exception, un défi jeté à la sagesse humaine.

Chez nous, les hommes ne sont plus détournés de leur but par quelques rares coups de tonnerre de la Providence, qui s’amuse à déjouer leurs calculs dans une conjoncture éclatante. Non, le coup de tonnerre chez nous ne cesse de retentir. Tous les hommes, selon nous, font le contraire de ce qu’ils croient faire. Plus ils sont grands, plus ils sont aveugles, d’où cette maxime que nous répétons à satiété : « Ce tyran, au XIIIe, au XIVe siècle, croit faire de la tyrannie. Illusion! Vous-même vous êtes assez dupe pour le croire : eh bien! ouvrez les yeux. Regardez mieux, élevez votre point de vue, arrivez à ma hauteur : vous découvrirez cachée derrière moi la Providence, par laquelle le mal se change en bien pour préparer la liberté ! »

Ce que nous avons dit des individus, à plus forte raison l’avons-nous dit des événemens. Il n’en est point auquel nous ayons laissé ses conséquences naturelles. Si chaque homme fait le contraire de ce qu’il croit faire, chaque événement produit le contraire de ce qu’il semble produire. Les peuples vaincus sont toujours les vainqueurs, les plus prévoyans sont toujours les plus trompés. Quand de pareils démentis à la raison, à l’esprit borné de l’homme, étaient donnés de loin à loin par quelque grand éclat d’en haut, on pouvait y sentir la présence de la sagesse souveraine qui se révèle à l’improviste; mais quand la raison humaine se trompe toujours, quand c’est là non l’exception, mais la règle invariable, il est à craindre que l’histoire ne devienne un jeu, au lieu d’être un enseignement de la sagesse immortelle. Je vois bien ce que l’homme perd à ce jeu décevant, je ne vois pas ce que la Providence y gagne. Au lieu des larges assises de la raison, sur lesquelles les anciens avaient établi l’histoire, voulons-nous en faire un caprice mystique de l’Éternel ?

Pour corriger les vices de sa méthode, Bossuet possédait le miracle des miracles, le Christ enfant, qui couronnait l’histoire sacrée. Vous aussi vous avez besoin d’un prodige pour racheter des systèmes aussi opposés à la raison ordinaire. Montrez-moi donc un enfant du miracle et un berceau d’où rayonne l’avenir!

II.

Armés de ces deux principes fondamentaux, — que l’absolutisme est le chemin de la liberté, et que les hommes font toujours le contraire de ce qu’ils s’imaginent faire, — nous entrons dans l’histoire; sur le plan de ces deux idées, nous construisons sans peine nos origines, sans qu’un seul accident sérieux vienne nous contrarier. Les Gaulois se montrent d’abord, et presque aussitôt ils disparaissent; à peine entrevus, ils nous échappent. Ce que nous connaissons de nos ancêtres, c’est leur décadence. Avec cette ruine prématurée, une première question surgit : pourquoi cette race qui est la nôtre est-elle tombée si vite ? Cette chute, est-ce un progrès, et que faut-il en conclure pour la postérité ?

Ce sont, je pense, les Allemands qui les premiers nous ont appris que nos ancêtres les Gaulois étaient incapables d’entrer jamais de leur plein gré dans la civilisation : principe d’où l’on a déduit cette conséquence, que le plus grand bien qui pût leur arriver était d’être conquis par un peuple étranger. Les Romains leur rendirent ce service; nos ancêtres, à proprement parler, ne devinrent des hommes qu’en cessant de s’appartenir. Jules César, en leur coupant le poing, fut leur bienfaiteur. Au contraire, ils n’eurent de pires ennemis que les Vercingetorix et tous ceux qui se firent tuer pour l’indépendance nationale. S’ils l’eussent fait triompher, c’eût été la perte de toute leur postérité. Il fallait deux choses pour l’avantage des Gaulois : premièrement, qu’ils fussent accablés par les Romains; secondement, qu’ils fussent anéantis par les Francs. Lorsque la race gauloise est ainsi deux fois ensevelie, c’est alors que commence pour elle le chemin tortueux et souterrain que nous appelons sa renaissance. Appliquant à nos origines je ne sais quel mysticisme scolastique, il nous plaît que nos ancêtres soient d’abord asservis et extirpés pour nous donner ensuite le spectacle de leur lente et incertaine résurrection. Les anciens mettaient leur gloire à se dire autochthones, nés de la terre qu’ils habitaient; ils croyaient que cet esprit natif indigène était le trésor inaliénable de chaque race. Nous mettons notre honneur à nous faire dès l’origine serfs d’autrui et à dater notre histoire du premier jour de notre esclavage. Nous comptons pour rien dès ce premier moment la perte de ce qu’il y a de plus intime, de plus sacré dans une famille humaine, langue, religion, tradition des aïeux, noble orgueil de soi-même, et par-dessus tout cela indépendance, source de toute vie publique. Nous nous contentons de dire que si nous n’eussions pas été asservis, nous n’eussions jamais su par nous-mêmes construire des amphithéâtres, des thermes, des aqueducs, sacrifiant ainsi dès le début l’âme même d’un peuple à la possession d’avantages purement matériels que nous confondons dès lors et sans retour avec l’idée de civilisation! Une race d’hommes s’évanouit, elle perd la conscience de son existence; nous l’en félicitons, parce que son sol se couvre de routes militaires, de grands édifices et même de chaires de rhétorique. Un monde entier disparaît, celui de nos ancêtres, qui pourtant nous manquera à chaque moment de notre histoire; nous applaudissons à cette chute parce qu’elle nous précipite aussitôt, et dès les langes, dans les liens d’une antiquité déjà dégénérée. Voilà le fil de notre méthode; retenez-le dès l’origine; il nous conduira jusqu’au bout sans dévier un moment. Ce que nous nommons civilisation, nous l’achetons par la perte de la liberté; nous entrons dans l’humanité en rejetant nos aïeux. Celui qui nous conquiert nous affranchit; notre libérateur, c’est notre maître : premier fondement de notre philosophie !

De là cette maxime générale que nous appliquons à l’histoire universelle, à savoir que dans les conquêtes, les invasions, une seule chose est à considérer, l’avantage du mélange des races. Laissant de côté toute observation puisée dans le vif de la nature humaine et matérialisant l’histoire, nous ne voyons plus dans la domination d’un peuple par un autre qu’un procédé pour transfuser le sang et rajeunir les races, comme s’il s’agissait des incursions d’un bétail. À ce point de vue, toute invasion est un progrès pour celui qui la subit; l’esprit d’un peuple disparaît, c’est pur profit pour ce peuple. L’humanité se perd dans l’histoire naturelle, l’histoire dans l’ethnographie. Quel malheur pour nous que Xercès n’ait pas été vainqueur à Salamine! Nous avons perdu l’occasion de prouver combien il importait aux Athéniens de devenir la proie des Mèdes.

Voyez à quelle extrémité nous nous trouvons déjà entraînés par ce début. La conquête des Romains, voilà le seul droit primordial que nous établissons; le fondement de l’autorité et de la loi se confond à nos yeux avec le fait de la conquête. Le duc est légitime, parce qu’il tient son duché du roi; le roi, parce qu’il tient la place des Romains; ceux-ci sont la légitimité même, parce qu’ils ont écrasé nos ancêtres. Nous ne remontons pas au-delà. Sous chaque dignité, sous chaque fonction se trouve le droit de conquête. Il faut que la masse gauloise perde originairement jusqu’à son nom, pour que la postérité gauloise entre progressivement en possession de ses libres destinées. Voilà notre première base, ce qui revient à dire que nous nous engageons dès l’origine à reconnaître toute force comme sacrée, tant qu’elle n’est pas remplacée par une autre plus puissante. Dès la première page, nous extirpons de notre histoire l’idée même du droit. Nos ancêtres, avec l’accent de la nature première, criaient : Malheur aux vaincus! Raffinés et subtils, nous disons au contraire : Heureux les vaincus ! Une telle hâte de tout accorder à la force, de tout sanctifier de ce qui vient d’elle, m’étonne, m’inquiète. Je me demande ce que deviendra ce germe de fatalisme scolastique déposé dans le berceau de notre histoire; mais peut-être ai-je tort. Plus tard sans doute ces maximes seront tempérées et corrigées par d’autres. Voyons donc, et n’anticipons pas.

Je franchis les temps barbares, qui laissent place à des découvertes ethnographiques, à des peintures de mœurs, où le génie de notre siècle s’est exercé avec une admirable pénétration, soit que notre excessif raffinement d’esprit touche à une sorte de barbarie et nous donne le secret de la véritable, soit qu’il appartienne aux temps où la conscience s’altère de mieux comprendre ceux où la conscience n’existe pas encore.

Les vraies difficultés morales ne commencent à poindre que lors- qu’il s’est formé déjà une âme de peuple, c’est-à-dire au XIIe siècle. Ces difficultés apparaissent avec les Vaudois et les Albigeois; ce sont des avant-coureurs des temps modernes. Que dirons-nous de leurs hardiesses ? Ils avaient établi le principe souverain que « chaque homme est prêtre, » et sur cette idée ils avaient fondé des institutions, image ou reflet des constitutions municipales de l’Italie. C’était comme un germe des établissemens qui se sont montrés de nos jours. Cette première ébauche d’une société libre est écrasée; elle périt dans le sang : quel enseignement tirent de là nos théoriciens ? S’attacheront-ils à ce premier essai inculte de liberté, comme des descendans s’attachent à la pensée de leurs pères ? Nullement; sitôt que nous apercevons l’hérésie, nous prenons, je ne sais pourquoi, l’accent de l’inquisition. Dans l’intérêt de la démocratie future, il fallait absolument que cette démocratie prématurée fût extirpée du sol. C’eût été le plus grand des malheurs pour la liberté moderne, s’il fût resté un vestige de cette liberté première. Et sans plus marchander, nous acceptons la nécessité des massacres de Béziers, de Toulouse, la disparition de tout un monde dans le sang, de la même manière que l’église et les scolastiques applaudissaient au massacre des Amalécites et des Moabites pour engraisser la terre promise. « Si la liberté prévalait avant que la foi n’eût donné tous ses fruits, la croissance de l’Europe était incomplète et avortée. Si la tentative municipale et démocratique du midi réussissait, c’était un coup mortel à la féodalité du nord, qui avait en soi l’esprit de mouvement. L’hérésie des Albigeois devait donc être détruite. » Qui dit cela ? Un historien qui prétend aimer la liberté, et dont le livre, destiné au peuple, est en effet devenu populaire. Voilà bien notre fatalisme dans son expression crédule. On y trouve tous les mots importans avec lesquels nous accablerons de notre triomphe d’un jour les vaincus de quatorze siècles. Premier triomphe de la liberté, — anéantissement du premier peuple libre; — nous sommes vainqueurs, parce que nous sommes vaincus : — cette logique va se dérouler sans interruption. Ces peuples ont été égorgés, il était nécessaire qu’ils le fussent pour assurer l’émancipation des autres. La liberté eût prévalu trop tôt! Toujours notre même crainte d’être trop tôt, trop complètement vainqueurs. Ce mot de prématuré, nous l’appliquerons sans nous lasser, pendant un millier d’années, à chacun des progrès politiques qui seront tentés. Chaque génération qui se réveillera, nous l’accuserons de trop d’impatience, nous lui dirons imperturbablement : Dormez votre sommeil; c’est à nous de vivre et de veiller à votre place... Mais quoi! si nous aussi nous allions oublier de vivre! Si, après avoir dit aux autres pendant quatorze cents ans : Il est trop tôt! quelqu’un s’avisait de nous dire à nous-mêmes : Il est trop tard!

Poursuivons. Nous avions d’abord fait honneur à la royauté de l’émancipation des communes : plus tard il s’est trouvé au contraire que la royauté a effacé le caractère politique de cette grande révolution. Les juridictions que les villes et les bourgeois avaient conquises au prix de leur sang sont détruites par le pouvoir central; cette vie politique, cette éducation de l’homme libre à l’abri des immunités des villes sont minées par la couronne. Où naissaient des citoyens, il ne reste que des bourgeois du roi. Cette grande et hardie émulation avec les républiques d’Italie fait place au silence, à l’asservissement. Les caractères s’inclinent, le mouvement de la vie publique s’éteint; à peine conquises, les franchises municipales, qui avaient paru si précieuses, sont étouffées. Quelle conséquence infère de là notre philosophie de l’histoire ? Est-ce un regret pour des biens si cruellement achetés, si vite enlevés ? Sera-ce le signal d’un péril au cœur de la société française ? Nullement. Ces libertés ont péri; donc il est heureux qu’elles aient péri dans l’intérêt des libertés futures; donc les rois, en détruisant ces franchises, ont rendu à l’avenir un immense service et préparé l’avènement de nos sociétés émancipées. Si la bourgeoisie veut emporté au quatorzième siècle, c’était fait de l’avenir de la France! Vous l’entendez! c’est là toute l’oraison funèbre de ces révolutions populaires qui partout ailleurs dans le monde ont été les fondemens de la vie civile. Quoi, vraiment ! si ces franchises eussent été respectées, c’était fait de celles que nous possédons! S’il y avait eu des hommes libres au XIVe siècle, il n’y en aurait plus aujourd’hui ! Il fallait qu’il y eût un grand troupeau sous un maître pour que ce troupeau devînt ce monde digne et élevé que nous connaissons ! Avec cette ferme volonté de prendre chaque fait de l’histoire de France comme un fait sacré, divin, qui enfante le juste, l’Emmanuel, ne voit-on pas que l’on tombe dans la plus singulière superstition ? On avait d’abord applaudi à l’émancipation des communes; dès qu’elles sont écrasées par la force, elles sont condamnées par l’historien. L’horizon moral de ces communes était trop étroit, dites-vous; elles ne pouvaient être le berceau des libertés géantes que nous voyons. Autant vaudrait reprocher au germe d’avoir, une nature mesquine, aveugle, parce qu’il s’ensevelit sous la terre et qu’il ne couvre pas de ses vastes rameaux les générations nouvelles. Eh! que ne l’avez-vous laissé croître ? Peut-être aujourd’hui il vous prêterait son ombre.

Les générations anciennes n’ont pas eu la même résignation que les historiens; elles ont essayé de mille manières de ressaisir l’indépendance perdue; dès que la royauté faiblit, la révolution communale reparaît. Un roi de France est fait prisonnier, un autre devient fou : dans cet interrègne du pouvoir absolu s’accomplissent les grands efforts de 1356, de 1383, pour fonder une tradition de libertés civiles et politiques. Au roi Jean prisonnier répond Etienne Marcel; à la minorité de Charles VI, la révolte des cabochiens. On reconnaît la magnanimité de ces efforts, dans lesquels l’héroïsme se joignit à la plus froide raison. Les déclarations des états de 1356 sont des monumens de sagesse; toutes les garanties que notre siècle a demandées y étaient renfermées : la monarchie tempérée et limitée par une assemblée, les états-généraux s’ajournant eux-mêmes à des époques précises, ce qui impliquait l’idée de la souveraineté nationale; des milices urbaines garantissant à la France que ses forces ne seraient jamais tournées contre elle-même. On avoue que dans ces constitutions l’esprit de liberté n’ôte rien à l’unité nationale, que les bourgeois embrassaient d’un vaste regard l’horizon du royaume. Quant à la déclaration de 1413, le même bon sens éclate avec plus de timidité dans l’ordre politique. Violens dans le combat, circonspects dans la victoire, tout est justice, mesure, dans le plan de gouvernement des cabochiens. Après cet aveu des historiens, vous croyez que nous nous attacherons à cette œuvre du droit, à ces grands caractères, à cette tradition toute plébéienne, que nous verrons là des foyers de la conscience publique, que nous réclamerons au nom de l’avenir quand ces foyers seront éteints. Au contraire ! La royauté, dès qu’elle aperçoit ce mouvement de libertés politiques, s’unit aux barons pour l’écraser. Charles VI, après avoir abattu la liberté municipale en Flandre, revient l’étouffer à Paris. À ce signe manifeste ouvrirons-nous les yeux sur les dangers de l’exagération du pouvoir central ? Point du tout. Etienne Marcel a péri avec son rêve; la bourgeoisie politique est annulée après la défaite des maillotins, la plèbe après celle des cabochiens. Aussitôt la formule implacable retentit : ces hommes, ces héros plébéiens ont été vaincus; c’était pour l’avantage du plébéianisme. Comme nous avons vu au XIIIe siècle la nécessité du massacre des Albigeois pour préparer dans l’avenir la victoire de )a philosophie historique, nous voyons maintenant au XIVe siècle la nécessité également indispensable de la chute des libertés politiques pour préparer les libertés du nôtre. Le mot déjà entendu, et qui enveloppe tout, est répété : c’était prématuré ! Le droit est prématuré dans les états-généraux de 1356. Il le sera également à toutes les convocations d’états-généraux qui suivront : inopportun en 1356, il est hors de saison en 1383, intempestif en 1413, malséant en 1484, compromettant en 1560, impossible, déraisonnable en 1614. La servitude seule, arrivant sagement, toujours à point, est toujours la bienvenue.

Nous voilà déjà loin du pieux respect que les historiens de l’antiquité nourrissent pour les tentatives et les efforts de leurs ancêtres. Nous ne savons adresser aux nôtres que de durs reproches dès qu’ils sont abattus, car ce n’est pas assez pour nous de raconter sans douleur la défaite du droit; nous nous faisons un point d’honneur de légitimer cette défaite, trouvant toujours mille excellentes raisons de l’approuver et de la consacrer, ce qui nous entraîne le plus souvent à braver l’évidence. A la place de ces raisons solides que les historiens cherchaient autrefois dans l’observation de la nature vivante, nous nous piquons de trouver nos raisons dans une maxime d’école. En voyant les communes naissantes refoulées, écrasées par le pouvoir royal, qui ne croirait que nous allons en tirer la conclusion naturelle, que ces communes sont tombées parce qu’elles se sont trouvées aux prises avec un pouvoir déjà démesuré, et que le plus faible a été étouffé par le plus fort ? Au lieu d’une cause si simple, si manifeste, et qui renferme un si profond enseignement, nous accusons les communes : si elles sont tombées, c’est par leur faute, par leurs excès, parce qu’elles obéissaient à un parti extrême, comme si la monarchie n’avait point été extrême, quand on dit à chaque ligne qu’elle était absolue ! comme si elle n’avait point commis d’excès, comme si un système ne pouvait vivre qu’à la condition d’être régi par des anges, comme si enfin, pour rendre raison de la chute violente et précipitée d’une institution, il suffisait d’avancer qu’elle n’était pas sans défauts !

Et non-seulement nous condamnons ainsi nos précurseurs, mais nous saluons d’un applaudissement unanime le pouvoir qui les accable. Le régime que nos historiens appellent une tyrannie protectrice se forme au XIVe siècle sans qu’il y ait de notre part une seule réserve contre ce mal nécessaire. Cette œuvre éclate sous Charles V; c’est pour nous le roi sage par excellence. Il établit de sa propre volonté l’impôt permanent, et ôte ainsi aux états-généraux leur première raison d’être. Ils n’ont plus de sanction; on les appelle, on les renvoie au gré d’une fantaisie; cette ébauche d’une grande institution n’est plus qu’une ombre. Avec le principe du consentement de l’impôt disparaît en réalité le principe de la souveraineté nationale. A la place de ces premiers rudimens d’institutions populaires apparaît un seul maître qu’on verra plus tard, disons-nous, à contenir ou à jeter par terre. Charles VI, Charles VII, marchent à grands pas dans cette voie; s’il reste par hasard un vestige de garanties politiques, ils achèvent de les anéantir avec les milices des villes. Le dernier coup porté à l’indépendance des communes, c’est l’établissement de l’arma permanente dans la main exclusive de la royauté; tout le mécanisme du pouvoir despotique est achevé, et, qui le croirait ? à ce moment de notre histoire c’est un cri enthousiaste, un hymne qui s’échappe de la bouche de l’historien. Le plus extraordinaire, c’est que cet enthousiasme nous est arraché non pas seulement par le respect de la force, ou par le spectacle de la formation d’un vaste empire marchant à l’unité civile, mais bien par la conviction que l’absolutisme fait ici l’ouvrage de la liberté. Je cite les paroles de l’un des hommes assurément les plus judicieux de notre temps; en les transcrivant, j’avoue que chaque mot renouvelle pour moi l’étonnement que me fait éprouver le système : « La forme de la monarchie moderne, de ce gouvernement destiné dans l’avenir à être à la fois un et libre, était trouvée; ses institutions fondamentales existaient, et il ne s’agissait plus que de le maintenir, de l’étendre et de l’enraciner dans les mœurs. »

Il faudrait peser ici chaque syllabe. Les institutions fondamentales d’un gouvernement libre étaient trouvées, dit-on, car on avait trouvé toutes celles d’un gouvernement absolu. La liberté seule manquait (elle n’est donc pas nécessaire à un gouvernement libre !). Pour s’élever à la liberté, il ne s’agissait plus que de maintenir, étendre, enraciner dans les mœurs le pouvoir absolu. Retournez comme vous voudrez ces conclusions de notre philosophie de l’histoire, je défie qu’on en fasse sortir autre chose. Quand de pareils résultats couronnent la pensée d’un grand écrivain, et qu’il traverse ces abîmes sans même s’en apercevoir, ce n’est certes pas faute de science ni de génie; mais cela prouve deux choses : la première, que le système en grandissant a acquis une force aveugle qui entraîne son auteur lui-même; la seconde, que ce système est entré dans les habitudes de la conscience publique, et que ces sophismes toujours béans font partie de notre patrimoine. Un point, ce semble, aurait dû nous arrêter, je veux dire le caractère que nous-mêmes attribuons à la royauté dans toute la race romane et dans la France en particulier. Tout le monde avoue que dès l’origine la monarchie a été modelée en France sur le principe du pouvoir impérial chez les Romains. Même nos rois chevelus vivent du souffle des césars. Charlemagne et les siens ne font que confirmer cette imitation. La troisième race ne change rien à ces idées classiques; au contraire elle leur donne une force irrévocable, et le pouvoir central se trouve irrévocablement jeté dans le moule du Bas-Empire. La superstition civile pour l’empire romain qui s’était éveillée en Italie avec les glossateurs éclate bientôt en France; là aussi elle devient une religion politique. Ces illusions des jurisconsultes, des poètes toscans du XIIe siècle sur les félicités de l’époque des césars, sont accueillies avidement et répandues chez nous dès le siècle suivant; légistes, juges, conseillers, officiers royaux, tous propagent la chimère d’un âge d’or impérial ou gibelin, laquelle devient bientôt la science, la tradition et comme la passion du tiers-état. Le moindre bourgeois du XIVe siècle avait sur ce point l’imagination aussi fertile que l’auteur de la Comédie divine. Séduit par ce fantôme, qui déjà avait aveuglé Dante, le tiers-état cherche le principe de la rénovation sociale dans les cendres du Bas-Empire. On veut tout donner au roi, parce que dans l’époque sacrée on a tout donné à l’empereur. Le monarque féodal doit être le principe de la justice, de la liberté, de la vie publique, comme l’a été le césar; chose singulière, cette passion de s’engloutir dans l’autorité du prince par imitation classique de l’antiquité est si grande, qu’elle survit encore chez nos historiens!

Nous continuons aujourd’hui, dans nos systèmes, à subir le joug des mêmes fictions, avec la seule différence que l’illusion ingénue de nos ancêtres est devenue une illusion volontaire, systématique, et que la science produit chez nous le même résultat que l’ignorance chez eux. Nous savons ce que nos aïeux ignoraient, que leur conception de l’histoire romaine est imaginaire, que le modèle sur lequel ils se sont réglés n’a jamais existé, que cette félicité prétendue est une invention des poètes, que le pouvoir absolu dans Rome impériale n’a enfanté en réalité que servitude, silence, qu’il a abouti à la mort d’un monde, et malgré cette connaissance assurée, quand nous retrouvons la même forme de pouvoir dans notre histoire, nous nous y confions, je ne dis pas sans crainte, mais avec joie, comme si le flot qui a porté les autres à la mort devait nous porter à la vie ! Je ne sais par quel artifice de notre jugement nous nous bâtissons aussitôt le même songe de félicité publique que les hommes du moyen-âge. En dépit de l’évidence, nous nous créons un âge heureux sous nos Dioclétiens et nos Justiniens modernes, les Philippe le Bel et les Louis XI, tant il est vrai qu’il est certaines idées, certaines traditions qui pèsent comme la nécessité sur le front de certaines races!

Loin d’être effrayés de voir notre société se former sur le principe de l’antiquité dégénérée, c’est de quoi nous nous vantons; si nous avons hérité de ses vices, nous nous croyons d’assez bonne maison. Nous triomphons de nous éveiller à la vie dans le tombeau du Bas-Empire. Dérivant tout de ce tombeau, sacrifiant tout, franchises locales, municipales, provinciales, noblesse, tiers-état, peuple, c’est ainsi que nous entraînons de génération en génération la société française vers un idéal byzantin, comme un corps vivant qu’on lie à un cadavre, et dans notre idolâtrie pour une antiquité morte et difforme, nous croyons approcher de la liberté moderne à mesure qu’elle s’éloigne davantage. Une conscience résiste-t-elle ? cette conscience a tort, elle est aveugle ou coupable. Mais si tout cela n’était que chimère; si dans cette marche nous n’embrassions jamais que le même fantôme; si la conscience était plus sûre que le système; si Byzance était un triste berceau pour une société nouvelle; si une science fausse engendrait une vie fausse ! Je vois deux pays de race latine où la même tradition illusoire, le même aveuglement dantesque a produit des erreurs analogues, — l’Italie et la France. La première y a perdu l’indépendance, la seconde la liberté pendant dix siècles.

Cela est si vrai, qu’à notre insu nous cherchons à échapper à notre propre système par les mots dont nous le voilons, dénaturant la langue pour empêcher les choses de crier. Quand nous avons glorifié sans réserve de règne en règne la marche ascendante du pouvoir absolu, quel est le nom que nous lui donnons ? Nos historiens ont un mot consacré pour exprimer la domination illimitée de nos rois : ils l’appellent une dictature plébéienne, un tribunat démocratique, et par là ils montrent que leur théorie les offense en quelque chose, puisqu’ils se la déguisent à eux-mêmes. Quelle ressemblance, je vous prie, entre la dictature romaine et la monarchie féodale du moyen âge, l’une temporaire pour un danger déterminé, passager, l’autre perpétuelle, permanente, qui ne doit finir qu’avec la société même ? Où est la moindre analogie entre le dictateur élu dans une société libre par un peuple, un sénat, qu’il représente pour un objet déterminé, et un souverain qui ne puise son droit qu’en lui-même ? N’est-ce pas au contraire tout ce qu’il y a de plus opposé par la nature des choses ? Donner le même nom à la liberté et au pouvoir absolu, n’est-ce pas une volonté arrêtée de se faire illusion à tout prix ? Que peut servir ce faux calque de l’antiquité romaine transporté dans notre moyen âge, sinon à nous aveugler ? Au lieu de reconnaître que notre théorie du pouvoir est celle des plus mauvaise années du Bas-Empire, nous cherchons à l’antidater; nous la rejetons dans la Rome bâtie de briques avec les titres de dictateurs et de tribuns, tant nous avons besoin de nous tromper; il n’est pas jusqu’à la servitude universelle que nous n’appelions l’indépendance du pouvoir, trouvant ainsi moyen de glisser le nom de la liberté même en définissant le despotisme.

Avec cette étrange logique, il ne me serait pas difficile de refaire l’histoire de la décadence romaine et de réfuter Tacite, comme le voulait Napoléon. Je réunirais les nombreux édits des empereurs; je montrerais le divin Tibère fondateur du crédit gratuit[1], Claude protecteur de l’esclave, Néron soutien de l’affranchi et qui médite l’abolition de l’impôt, Caracalla qui étend le droit de cité à tout l’univers romain : j’établirais ainsi que le prince tenu jusqu’à ce jour pour le plus méchant a été en réalité le bienfaiteur du genre humain. Je montrerais le grand monument du droit romain, cette charte éternelle à laquelle travaillent sans interruption tous les princes sortis de l’acclamation des peuples et des soldats; j’établirais que leur tyrannie fut un bienfait, puisqu’elle leur donna la force d’inscrire dans le code ces lois d’émancipation contre lesquelles eût toujours protesté l’esprit étroit du monde antique. S’ils s’emparèrent de tout, ce ne fut point égoïsme; ils prétendirent seulement développer le droit et l’étendre à tous les misérables. Il était nécessaire qu’ils foulassent le monde pour le sauver; rien n’est à condamner dans ces temps, sinon la méchanceté des déclamateurs qui ont voulu en médire. Tacite, bien considéré, n’est plus qu’un rhéteur; son esprit, tourné à l’effet, n’aperçoit que la superficie des choses; quelques mauvaises têtes que l’on châtie lui cachent le sens profond des événemens. Que nous importent tant de meurtres salutaires, détails insignifians en comparaison de ce travail persévérant des césars pour édifier dans la loi la cité de la justice ? Ce sont leurs édits, leurs rescrits qui font l’histoire, non pas quelques actes sanglans, qui témoignent d’ailleurs de l’énergie avec laquelle les réformateurs du monde embrassaient l’avenir. Ce Claude, que l’on disait imbécile, avait après tout une bien autre tête que Tacite. Le prince touchait au fond des choses dans ses rescrits, l’historien ne touchait qu’aux mots. Qu’est-ce que cette sensibilité maladive de l’auteur des Annales qui lui montre tout en noir ? Un degré de plus de raison, et il eût aperçu la marche progressive des choses sous la main savante des despotes. Ce qu’il prenait pour la décadence lui eût paru la consommation et le triomphe de l’antiquité. Au reste, le peuple, plus intelligent que les rhéteurs, ne s’y est pas laissé prendre; par ses sympathies éclairées, il a vengé les douze césars des insultes de l’historien; ceux dont les idéologues ont le plus médit ont été le plus aimés de la foule : cet amour ne trompe pas.

Je ne vois pas aisément en quoi cette manière de raisonner diffère de celle de nos historiens, si j’en excepte pourtant ce qui concerne l’acclamation et l’amour des peuples; dans tout le reste, tout est semblable, et il est certain que cette méthode historique serait infaillible, tant pour l’antiquité que pour notre propre histoire, si l’on pouvait faire abstraction des deux difficultés qui suivent, et qui l’une et l’autre sont inséparables de la nature humaine.

La première tient à l’esprit même du pouvoir absolu. Qui ne sait que sous un gouvernement de ce genre rien ne diffère plus que la loi écrite et la loi appliquée ? Voulez-vous écrire une histoire chimérique ? jugez de la situation des choses par les édits, les rescrits, les ordonnances. Où est le méchant prince qui ait jamais affiché la méchanceté dans ses paroles publiques ? Elles ne respirent que mansuétude, charité, justice pour tous, religion. À ce compte-là, nous nous faisons les complices de la ruse, tenant pour rien les sentimens, les affections, les cris étouffés des générations contemporaines, n’estimant pour témoignage valable que les pièces écrites de la main du pouvoir. Nous voilà, dès l’entrée, dupes de toute écriture scellée; le moindre parchemin a pour nous force d’évangile, nous y croyons plus qu’à la réalité; l’encre brille plus à nos yeux que le sang et les pleurs des peuples; nous prenons pour la vie nationale l’ordre administratif. Mais qu’est-ce que toute cette chancellerie, quand elle est contredite par les événemens ? Assurément la besogne de l’historien est autre, s’il est vrai que son principal devoir est d’empêcher les générations futures d’être abusées par ce grimoire officiel. Nous ne jugeons plus du prince par sa pensée, nous ne lisons plus dans son âme, nous nous arrêtons à la parole, à l’extérieur, à l’écriture, à la robe, à l’habit. La moindre complaisance de si grands personnages nous séduit et nous gagne. Après trois ou quatre cents ans, nous ne pouvons soutenir un moment la familiarité de ces têtes royales sans nous sentir mollir, pauvres serfs que nous sommes de leur grandeur passée! A peine nous sentons la poignée de main d’un despote, nous l’acclamons pour un des nôtres. Qui d’entre nous a résisté à l’habit de bure de Louis XI ?

La seconde difficulté est la conscience : nous la supposons à peu près abolie; il est nécessaire qu’elle le soit entièrement. Effacez du cœur humain l’instinct de la dignité, tout s’aplanit pour nous donner raison. Que l’âme humaine ne soit pour rien dans l’histoire des hommes, — Thucydide, Salluste, Tacite et les historiens de leur école ne sont plus que des déclamateurs de collège. Combien les recherches sont facilitées, la méthode simplifiée, la marche assurée! Nous touchons à la perfection qui nous fait envie dans l’histoire naturelle; mais cet idéal, nous sommes loin de l’avoir atteint, et jusqu’à ce que nous ayons extirpé l’âme humaine de l’histoire des hommes, nous rencontrons une difficulté devant laquelle il nous faut reculer : comment concilier le progrès vers la liberté, c’est-à-dire le progrès dans le monde moral, avec l’oppression continue de la conscience ? Nous blâmons le tiers-état toutes les fois qu’il réagit au moyen âge contre l’accroissement du pouvoir absolu; or cette idée permanente de justice, c’est la substance même de l’histoire; cette résistance, c’est précisément celle de l’âme; cette protestation, c’est le signe de la nature humaine, c’est la preuve qu’il s’agit ici d’êtres raisonnables, non d’automates; c’est le germe de toute liberté future. Comment donc entendons-nous que la liberté puisse naître, si nous trouvons bien qu’elle soit extirpée dès qu’elle ose se produire au fond des cœurs ? D’où viendra-t-elle ? de quels cieux inconnus descendra-t-elle ? Comment fera-t-elle son apparition dans notre histoire ? Sera-ce donc un miracle ? O les plus imprévoyans des hommes ! vous répétez à satiété que rien n’est solide, rien n’est durable que ce qui a son fondement dans le passé, et en même temps, pour mieux préparer la liberté, vous commencez par la condamner et la proscrire partout où vous la découvrez dans votre histoire !

D’où cela vient-il ? D’une conception fausse et toute matérielle de la vie sociale. Nous nous figurons la liberté comme un accessoire, un luxe. L’unité d’abord, disons-nous, la centralisation, la puissance, la richesse, l’aplanissement du sol, les ordonnances sur les eaux, les forêts, les routes, les canaux; plus tard la liberté viendra, et c’est là qu’est l’erreur profonde. Comme si la liberté n’était qu’une superfétation étrangère, parasite, qui à un moment donné et par hasard s’ajoute au corps social ! Comme si ce n’était pas l’âme même des peuples destinés à être libres, la sève de l’arbre! Comme si enfin il était aisé de la faire renaître quand on l’a extirpée, même avec les meilleures intentions du monde !

Dans le calcul, nos théoriciens ont négligé une quantité qui se trouve avoir une valeur énorme : c’est la question morale. Ils ont oublié l’effet que produit sur un peuple l’éducation séculaire du pouvoir absolu. Où ils ont vu le progrès dans l’ordre matériel, ils ont vu la révolution consommée; ils n’ont oublié qu’une chose dans l’histoire humaine, c’est l’âme humaine, sans songer que sous la pression d’une monarchie sans limite se formait le tempérament d’une nation à laquelle il deviendrait de plus en plus difficile de pouvoir respirer l’air de la liberté. Nous nous félicitons à mesure que nous voyons les rois de France agir, penser, vivre à notre place. Il nous plaît que d’autres se chargent du soin de notre dignité, de notre fierté, oubliant que toutes les nations qui ont procédé ainsi se sont trouvées incapables à la fin de sortir de tutelle et d’entrer en possession d’elles-mêmes. Que de peuples formés par le pouvoir absolu sont restés dans une éternelle enfance sans avoir pu jamais prendre la robe virile, fantômes dont on a peine à discerner l’existence sous l’histoire de leurs maîtres ! L’éducation du peuple par ses institutions, c’était le fond des historiens de l’antiquité. Par quelle fatalité nos théoriciens ont-ils renoncé à ces larges bases ?

À mesure que les événemens nous pressent, que la nature humaine se soulève, nous nous endurcissons davantage dans notre formule uniforme. Nous la répétons bruyamment pour faire taire le cri des choses à l’approche de la renaissance. La tyrannie d’abord, ensuite la liberté ! mais la liberté ne vient pas, je suis déjà au XVe siècle ; rien n’apparaît à l’horizon. Je crains que par ce chemin nous ne soyons entraînés à une irréparable méprise ; arrêtons-nous, de grâce, quittons ce sentier perdu ; prenons la grande route de la conscience universelle. Voyez ! il en est peut-être temps encore. — Non pas, certes ! Y pensez-vous ? Il serait beaucoup trop tôt. Travaillons seulement à réhabiliter tout ce qui a poussé au pouvoir absolu : nous préparons ainsi les esprits à mieux comprendre les franchises politiques. — Mais nul peuple sur la terre n’a suivi ce chemin sans périr. Vous avez contre vous tous ceux qui ont vu grandir ou tomber une nation. — Je l’avoue, et qu’importe ? Nous faisons exception ; chez nous, le pouvoir absolu a toujours une mission providentielle. Il est vrai que par ce chemin nous n’avons jamais rencontré ce que nous cherchons ; mais cela même nous confirme dans l’idée que notre système est irréprochable et qu’il faut nous y tenir.

Ainsi, de siècle en siècle, l’historien se défait de tout sentiment humain comme d’une faiblesse. Plus il s’éloigne de la nature, plus il s’imagine être dans la vérité, et il ira par cette pente jusqu’à reconnaître une intention bienfaisante de la Providence dans chacun des vices particuliers du prince. Cette superstition chez des esprits si affranchis d’ailleurs éclate avec une étrange naïveté. « Celui-ci, disons-nous, fut bien servi par ses vices, par son égoïsme, par son ingratitude. » Il s’agit de Charles VII. Quand nous arrivons à Louis XI, c’est bien autre chose ; voilà notre héros. Il nous faut sans sourciller tout dévorer de ce roi bourgeois, en qui nous voyons le promoteur, le précurseur de nos révolutions. Tout nous plaît de lui ou doit nous plaire, car il fit tout pour notre bien. « Celui-là ne fut pas de la race des tyrans égoïstes, » répétons-nous en saluant la justice de Dieu qui distribue l’égalité par la main d’Olivier Ledain. L’ancien barbier devenu comte de Meulan chatouille en nous notre âme de prolétaire. Son maître et lui, voilà nos bons génies; nous les prenons pour saints et pour patrons. — Cet autre, disons-nous, a refoulé les principes éternels de la morale et de l’humanité; mais qu’importe en comparaison du bien qu’il nous a fait ? Il a mis sous ses pieds le respect des formes et des traditions judiciaires. D’accord; qu’est-ce, que cela ? « Nous l’admirons avec gratitude. » Comment les générations que ces hommes ont étouffées ont-elles bien pu se plaindre ? Comment n’ont-elles pas compris que leur avilissement nécessaire préparait notre dignité morale ? Eh quoi! ces hommes n’étaient-ils point trop heureux que l’on versât leur sang pour qu’à la fin des temps ce sang engendrât une hypothèse ? Voilà vraiment de bien petits esprits que ces gens du XIVe du XVe du XVIe siècle, de n’avoir pas deviné qu’ils seraient trop payés un jour par l’avènement du pouvoir parlementaire, qui, il est vrai, n’a fait que passer et disparaître, mais qui dans l’hypothèse est censé éternel pour le besoin du système !

Ces prétendues grandes vues, ce machiavélisme posthume font éprouver d’autant plus d’impatience, qu’ils sont l’œuvre des plus honnêtes gens du monde; car en France les honnêtes gens ont tellement peur de paraître dupes, qu’ils commencent par prendre les devans sur toutes les conceptions les plus tortueuses. Quand ils ont légitimé à tort et à travers toutes les oppressions dans le passé, ils se croient parfaitement en règle contre les embûches de l’avenir. Des chefs d’école, ces systèmes ont passé aux disciples; ceux-ci les ont popularisés dans les livres à l’usage des enfans; aujourd’hui ces idées sont maîtresses de l’éducation, elles sont entrées dans le sang. Interrogez votre enfant le plus ingénu. Sa leçon est faite. Il vous répondra, comme un Machiavel consommé, que sans doute tant de cages de fer, de potences dressées font mal à voir, mais que tout cela était nécessaire pour que tout le monde fût heureux, et qu’il y eût à la fin un jeu de boule à la place de la Bastille. Si vous continuez l’interrogatoire, l’intrépide logicien ne manquera pas d’ajouter que les bons exemples, la morale en action sont faits pour l’histoire ancienne, mais que dans l’histoire de France on ne saurait qu’en faire; que les braves gens n’y servent à rien et y sont toujours nuisibles; qu’il s’agissait de ruiner les nobles; que le plus sûr moyen était de les pendre; qu’il suffit de savoir quel est le battu pour savoir quel est le coupable; que celui qui a le poing le plus fort est toujours l’homme de Dieu, — sans quoi il serait impossible de retenir par cœur le tableau des trois races.

J’ai peur que nos haines de classe nous aient aveuglés. Nous avons vu le pouvoir central humilier la noblesse; nos pauvres âmes bourgeoises et prolétaires ont tressailli de joie, comme si renverser la noblesse pour y substituer le pouvoir d’un seul, c’eût été appeler la démocratie à la vie. Je crains qu’il n’y ait eu plus de joie jalouse que d’intelligence dans l’applaudissement que nous avons donné à la toute-puissance du prince. Ce qu’il ôtait à nos maîtres, — liberté, dignité, indépendance, — il nous semblait qu’il nous le donnât à nous-mêmes. Personne n’ayant plus de garanties ni de franchises, nous avons compté pour un progrès manifeste de nous voir tous ravalés au même néant. Les roturiers avaient les charges, les places ; il n’en a guère fallu davantage pour apprivoiser notre humeur plébéienne. Nous admettons volontiers que c’est par amour pour nous qu’un Charles V, un Louis XI a daigné tout usurper ; nous aimons à nous dire que nous avons été l’objet permanent de sa pensée, que nous avons rempli de notre importance la vaste capacité de ses prodigieux desseins, et j’admire que les mêmes hommes qui détestent de nos jours de toute la puissance de leur cœur l’idée d’un nivellement social, qui ôteraient tout à tous pour ne laisser subsister que la grandeur de l’état, exaltent cette idée dès qu’ils la rencontrent dans le passé. Notre histoire est pleine de ces mots triomphans : « La noblesse a été privée de ses droits par la jalousie de nos rois, elle a perdu la vie politique dès le XVe siècle ; » mais ces droits dont on dépouillait les grands, voit-on que les petits en fussent revêtus ? Cette vie publique qu’on ôtait à la noblesse s’étendait-elle au reste de la nation ? Ceux qui étaient libres cessaient de l’être ; ceux qui ne l’avaient pas été encore l’étaient-ils davantage ? Je vois bien qu’il n’y a plus de patriciat, je ne vois pas pour. cela une démocratie naissante ; ni noblesse, ni peuple ; la noblesse a perdu tous ses droits politiques, le peuple n’en a acquis aucun. Dites-moi si c’est là le but du travail des siècles !

Par ces questions et par les réponses qui y sont faites, on touche bientôt le fond de nos systèmes, et l’on découvre avec étonnement que nous faisons marcher dans un ordre directement opposé la civilisation et la liberté. L’une augmente à mesure que l’autre diminue, et la première n’est complète chez nous, sous Louis XIV, que lorsque la seconde a achevé de disparaître. Ce divorce de la civilisation et de la liberté est le côté honteux de notre histoire. Chez les anciens, une pareille mutilation de la nature humaine n’existait pas. Les temps de liberté sont les temps glorieux ; les époques asservies sont les époques d’opprobre. Nos historiens ont fait des efforts prodigieux pour pallier ce vice. Si, à mesure que la société se perfectionne, les droits politiques s’effacent, il en résulte que le dernier terme de progrès dans l’homme serait le dernier excès de l’asservissement. Une si effroyable conséquence nous a naturellement effarouchés ; c’est pour en sortir que nous nous sommes jetés dans les vagues définitions de la civilisation, à travers lesquelles tout ce qu’on entrevoit, c’est que le mal et le bien sont à peu près pour nous la même chose, puisqu’à nos yeux c’est le mal qui doit enfanter le bien : doctrine qui suppose dans le monde moral la transformation des types à laquelle répugne toute la nature visible! Il faut, pour nous tirer d’affaire, que le loup enfante l’agneau; on verra bientôt que nous ne reculons pas devant cette nécessité.

En même temps se confirme une chose que je n’avais fait qu’entrevoir précédemment. De ce que, selon nos théories, la liberté décroît à mesure que la civilisation augmente, il suit avec évidence que nous appelons civilisation l’ordre purement matériel, ce qui revient à dire que le problème de notre société, tel que nous le concevons dans le passé, est celui-ci : — s’asservir pour s’enrichir. Mais sous cette expression nue, qui est la plus vraie, on découvre que le problème est insoluble, puisqu’une loi supérieure, qui est la loi même des choses, empêche que nul esclave ne possède, sinon à titre précaire et illusoire, d’où il arrive que les sociétés fondées sur le principe dont quelques-uns ont voulu faire la substance même de notre histoire se consument dans la recherche de deux choses absolument inconciliables, la servitude et le bien-être, sans même parvenir jamais à reconnaître leur impuissance.

Quand enfin l’œuvre du pouvoir central est consommé et qu’il ne reste plus un germe de vie publique, un grand historien se résume ainsi : « Grâce au pouvoir absolu, la France ne fait plus qu’une seule masse d’eau contenue entre ses deux rives. » Cela est vrai; ce n’est pas moi qui ai la prétention d’empêcher par une parole ce Niagara de marcher à sa pente. Je sais trop bien ce que peut une voix isolée qui s’élève sur ces rivages à demi emportés. La vague route avec orgueil; elle dit en se précipitant : « Cet homme avait peut-être de bonnes intentions; par malheur il n’est pas à la hauteur des principes. Passons. » Moi-même qui combats ces systèmes historiques, j’en admire les auteurs, je subis malgré moi leur influence, j’aime, je respecte leur science, leur bonne foi; comment mettrais-je à les combattre la suite, la persévérance que j’apporterais volontiers, si des talens si vrais ne m’imposaient une réserve qui s’allie mal avec l’espérance passionnée de vaincre ? Je crois profondément à ce que je dis, je crois même cela évident; en même temps je suis persuadé qu’il devient chaque jour plus difficile de ramener la vérité dans la masse des esprits.

Il est des idées fausses qui entrent dans la tête des peuples comme dans celle des individus. Tout le génie du monde n’y fait pas obstacle. C’est presque toujours par des idées fausses soutenues avec éclat que les peuples se sont perdus. Les Grecs ne manquaient pas d’esprit; il fut toutefois impossible de leur faire avouer que l’esclavage pouvait être une injustice en morale et un mal positif dans l’état. Il a été de même impossible de convaincre les Romains d’une chose plus claire que le jour, à savoir que les latifundia dépeuplaient l’Italie, et qu’ils périraient par là. La difficulté fut la même de persuader les Byzantins que pour le salut de leurs murailles il valait mieux combattre par l’épée que disputer sur la consubstantialité. Autre exemple : il fut impossible de faire comprendre aux Italiens modernes que l’empereur d’Allemagne ne descendait pas de Jules César, que les lansquenets d’Autriche n’étaient pas les légions de Trajan; au contraire, le plus beau génie consacra cette illusion, qui devint à la fois et la gloire et le fléau de l’Italie. De la même manière, il semble impossible d’arracher aux Français le système par lequel ils font des envahissemens du régime arbitraire au moyen âge la préparation aux libertés modernes.


III.

C’était peu d’avoir cherché dans la caducité byzantine le principe de toute renaissance; nous touchons au moment où la méthode va subir une plus rude épreuve. Le système se heurtera contre l’évidence, il n’en sera point ébranlé. Pour nous braver, éclate la grande révolution religieuse du XVIe siècle, qui renferme en germe toutes les révolutions morales et politiques de l’avenir! L’embarras qu’elle nous cause est immense. Les masses de la nation française ont rejeté cette révolution. Plus papiste que le pape, plus royaliste que le roi, le peuple chez nous au XVIe siècle a été l’adversaire de la liberté de conscience; il a, par tous les moyens que la passion peut inspirer, repoussé, condamné, maudit, accablé cette liberté naissante. Ici les choses humaines se partagent, il faut que nous fassions notre choix ; d’un côté, la France de la ligue, le catholicisme impitoyable du concile de Trente, la papauté. Pie V, Sixte V et cet immense effort vers le passé qui s’appuie sur l’Espagne et sur Philippe II; de l’autre, les nouveautés en matière de foi qui partout affectent l’état populaire, la république de Hollande, de Genève, les fondemens de tous les états qui sont libres aujourd’hui, et, pour représenter ce mouvement d’émancipation politique, des personnages tels que Guillaume d’Orange. Remarquez que, dans ce grand conflit, chacun des partis qui divisent le monde a sa pensée écrite sur son drapeau. Pour s’abuser, il faut absolument le vouloir. De plus, les temps qui ont suivi ont admirablement éclairé la question; on a vu depuis trois siècles les doctrines de la ligue aboutir partout à l’absolutisme, celles de la réforme aux innovations modernes. Si nous tenons à conserver l’initiative des tempêtes, que ferons-nous ? Quel parti accepterons-nous dans le passé ? Il faut une certaine intrépidité pour sortir de cette épreuve, et je ne sache pas qu’aucun système en ait subi de pareille. Mais la méthode suivie jusqu’ici parle, juge, décide à notre place. Ramenant notre philosophie à la théorie du duel judiciaire, remontons à notre principe et posons nos questions accoutumées : Dans la France du XVIe siècle, quel a été le vainqueur ? — Le pape. — Quel a, été le vaincu ? — La réforme. — En d’autres termes, qui est resté le maître ? Est-ce le passé ou l’innovation ? — Le passé. — Sur cela, armés de cette grande maxime, que le vainqueur ne peut jamais avoir tort, que tous les faits accomplis dans notre histoire le sont dans l’intérêt de la liberté, nous décidons d’une manière générale qu’au XVIe siècle, en France, l’absolutisme religieux c’était l’indépendance, l’esprit d’examen c’était la servitude, l’inquisition c’était la vraie réforme, la monarchie espagnole c’était la royauté révolutionnaire.

Une fois notre parti pris, il est incroyable avec quel stoïcisme nous l’avons soutenu, nous distribuant les uns aux autres la tâche d’interpréter l’évidence jusqu’à ce que nous l’ayons changée en ténèbres. Les plus intrépides s’attachèrent à commenter la Saint-Barthélémy. C’était l’événement qui résistait le plus à nos doctrines : on eût regardé comme un prodige que cet événement pût entrer dans les traditions et les origines des libertés nouvelles; mais si ce prodige était accompli, quelle difficulté pouvait rester ? Évidemment, tout le problème était résolu. Il se trouva des hommes très accrédités pour qui ce miracle fut un jeu; ils prouvèrent doctement et de sang-froid, au moyen de la méthode acceptée jusque-là, que la sanglante exécution de la Saint-Barthélémy avait été un acte de salut public, lequel avait été indispensable pour abattre l’aristocratie et préparer l’ère de la fraternité moderne. Je ne sais dans quel langage mystique, accouplant les siècles les plus opposés, ils forçaient les papistes de la Saint-Barthélémy de communier avec les encyclopédistes de la convention dans la même coupe sanglante. Jamais l’esprit français n’avait été condamné à dévorer de si effroyables sophismes. Ce qu’il y eut d’étonnant, ce n’est pas qu’il se soit rencontré des auteurs pour inventer de pareilles choses, mais qu’il se soit trouvé beaucoup d’hommes pour y croire. On s’interrogeait, on se demandait si l’étonnement excité par ces théories n’en prouvait pas la profondeur. N’était-ce pas un trait de génie que de donner Pie V et Sixte-Quint pour précurseurs à Robespierre et à Saint-Just ? tant on avait besoin de se chercher des ancêtres, tant on était entraîné par l’idée que le peuple de France, étant le peuple de Dieu, n’avait pu se tromper de route un seul jour, tant surtout l’esprit était prêt à tout accepter, par la longue habitude de l’interprétation scolastique!

Ce qui paraîtra, j’imagine, inconcevable à la postérité, c’est qu’après avoir recueilli, dans l’histoire parlementaire, toutes les paroles brûlantes de la révolution française, nous ayons placé ces monumens de l’audace de l’esprit philosophique sous la sauvegarde et la consécration religieuse du fanatisme catholique du moyen âge. Ce qui surprendra plus encore, c’est que la révolution française ainsi tonsurée et cloîtrée soit devenue la règle de foi de presque toute une génération de révolutionnaires. Les décrets du comité de salut public commentés par Torquemada et par Philippe II, nous en avons fait notre Bible et notre bréviaire.

Ceux qui, plus timides, n’osèrent pas revendiquer la Saint-Barthélémy comme un des trophées de la démocratie se retranchèrent dans la ligue. Les sympathies de nos écrivains les plus révolutionnaires ne manquèrent pas de se déclarer pour ce parti. Il fallait montrer que le catholicisme furieux des ligueurs donnait la main aux révolutions de nos jours, toutes accomplies dans un sens opposé. Cela parut facile après la tentative précédente, qui eut l’avantage de faire passer pour modérées les explications les plus extrêmes. On montrait les mouvemens populaires de la ligue, les processions en armes, les révoltes, les barricades; n’était-ce pas là autant de signes de ce qu’on appelle une révolution ? L’idée qui était au fond de ces mouvemens, on l’oubliait; on ne s’arrêtait qu’aux apparences, aux choses extérieures, aux soulèvemens, au bruit du tocsin.

Une nation se replongeait avec fureur dans un passé fanatique; mais ces révoltes contre l’avenir avaient été mêlées de menaces contre l’autorité, et il n’en fallait pas davantage pour que cette horreur dont une nation était saisie contre les innovations passât pour le principe de toute innovation. On voyait un peuple s’agiter dans la rue; sans se demander s’il ne tournait pas le dos à l’avenir, cela suffisait pour que l’on se dît : Là est le chemin des démocraties futures!

Pour achever de dompter l’histoire, qui se révolte ici, il fallait non-seulement réhabiliter l’absolutisme de la ligue, mais faire le procès à l’esprit de la révolution religieuse du XVIe siècle; c’est à quoi nous n’avons pas manqué. Si le protestantisme conservait le caractère novateur qu’on y avait vu jusque-là, nos interprétations tombaient d’elles-mêmes. C’était une nécessité pour nous de démontrer qu’au XVIe siècle le catholicisme que nous avons gardé était le novateur, et que le protestantisme que nous avons rejeté était le principe rétrograde. Nous aurions pu nous contenter d’apporter en preuve que nous avons conservé la première de ces religions et banni la seconde, puisque nous admettons toujours, comme l’axiome et le fondement de notre science, que tout ce que nous avons fait a été fait dans l’intérêt de la justice sociale et de la liberté éclairée, par cela seul que c’est nous qui l’avons fait. Ici pourtant nous avons voulu ajouter un motif particulier à cette raison fondamentale, et nous avons jeté un mot qui a le privilège pour nous de trancher toute question sans qu’il soit possible à l’adversaire de répliquer. La raison, disons-nous, pour laquelle nous devions, dans l’intérêt de l’esprit humain, abolir le protestantisme et retenir la religion romaine, c’est que le protestantisme n’est que le principe suranné de l’aristocratie, par où nous montrons qu’en le bannissant nous étions les niveleurs, et qu’en nous renfermant dans la foi du moyen âge, nous entrions dans l’indépendance du monde moderne. La république de Genève, la république de Hollande, la république des États-Unis, sans parler des libertés constitutionnelles de l’Angleterre, fondées sur la réforme du XVIe siècle, tout cela n’est plus qu’affaire d’aristocrates. C’eût été pour la révolution française et pour la déclaration des droits de l’homme une irréparable défaite, si la France se fût engagée dans cette étroite voie. La liberté, l’égalité, étaient avec nous du côté du pape et de Philippe II, qui se faisaient nos garans. Ces petits marchands protestans, qui formaient presque à eux seuls la France industrielle, ces artisans que nous avons bannis par centaines de mille, ceux qu’on appellera ailleurs du nom de gueux, nous les transformons en un parti de nobles; et comme il a été nécessaire, au moyen âge, d’extirper les Albigeois pour préparer la liberté philosophique de conscience au temps de la ligue, il est nécessaire, au XVIe siècle, d’extirper la réforme pour préparer la liberté suprême du XIXe siècle.

C’était déjà un terrible stigmate au front de la révolution religieuse que l’accusation d’aristocratie; pour mieux garder les prémices des révolutions modernes et pour mieux déshonorer la réforme, nous avons su y découvrir le principe même du crime. Comment est-il arrivé que, pour glorifier la révolution française, nous ayons pris plaisir à dégrader la révolution qui l’a précédée et préparée ? Est-ce que nous gardons dans notre incrédulité le tempérament et les injustices de nos anciennes croyances ? est-ce que dans nos esprits modernes le vieux ligueur vit encore ? est-ce que, par je ne sais quelle jalousie de niveleurs, nous condamnons tous les bouleversemens que nous n’avons pas faits ? Qu’on explique comme on voudra notre emportement d’orthodoxie; il est certain que, nous autres philosophes, nous avons trouvé contre l’hérésie du XVIe siècle des malédictions auxquelles les inquisiteurs n’avaient pas songé. Qui croirait que nous sommes allés jusqu’à accuser la réforme religieuse d’être au fond le principe de l’assassinat ? Et nous n’avons pas porté cette accusation à la légère, nous en avons fait une théorie savante. « Le principe de Calvin, avons-nous dit, c’était l’individualisme combiné avec des idées d’oppression. Or quel fut le trait distinctif, caractéristique des guerres de religion chez un peuple aussi loyal, aussi chevaleresque, aussi humain que le peuple de France ? Ce fut... l’assassinat, l’assassinat, qui est la manifestation la plus odieuse, mais la plus logique et la plus directe du sentiment individuel exalté outre mesure et perverti. » La conséquence à tirer de là, c’est que nous autres catholiques nous avons les mains nettes de tout le sang versé dans les guerres de religion, et par exemple, dans la Saint-Barthélémy, ce sont les huguenots qui ont eu le tort de s’assassiner eux-mêmes !

Ainsi, avant que Luther parût, on ne savait ce que c’était qu’un meurtre! Le moyen âge n’avait tendu d’embûches à personne! Les états catholiques d’Italie ne connaissaient ni le poignard ni le poison! Machiavel n’avait parlé de l’usage du fer que sur la foi des huguenots! Son grand code de l’assassinat en matière politique, c’était l’ouvrage de Calvin. Pour de si extraordinaires accusations, nous n’avons qu’une preuve à apporter, une considération métaphysique sur le principe de l’individualité, et c’est sur cette vapeur que nous livrons la cause de tout le monde moderne! pour moi, en lisant ces anathèmes partis d’hommes si sincères, si amis de l’humanité, si avides de l’avenir, je me demande quelle force aveugle nous pousse à accabler dans le passé nos alliés, à réhabiliter nos ennemis. Non contens d’amnistier tous les genres d’oppression, nous faisons, en qualité de révolutionnaires, le procès à toutes les révolutions qui ne sont pas les nôtres; nous les avilissons toutes, ce sont des œuvres d’égoïsme, d’individualisme ; aucune expression de mépris ne nous manque, et nous en inventons de barbares, quand la langue est à bout. La révolution de Hollande n’est qu’un fédéralisme provincial, celle d’Angleterre un fédéralisme communal, celle des États-Unis un fédéralisme totalitaire, qui ne mérite pas qu’on y associe l’idée de nation. Ce beau travail achevé, que restera-t-il à faire à nos ennemis, sinon à nous copier ? Dans ce singulier acharnement à maudire toutes les révolutions hors la nôtre, comment avons-nous pu croire que l’exception où nous nous retranchons ne nous serait pas arrachée par des raisons que nous avons données nous-mêmes ?

Je commence à croire que la vérité nous fait peur, et que nous en détournons volontairement les yeux, car il ne me semble guère possible que le hasard ou la subtilité de l’esprit suffise jusqu’au bout pour nous faire prendre sur les événemens les plus marqués le contre-pied de l’évidence. L’expérience a parlé; nous ne réussirons pas à faire de la cause de Pie V, de Philippe II et de la ligue la cause des novateurs et des révolutionnaires. Il faut nous y résigner. Quand nous avons eu la manie, la fureur du statu quo, l’horreur des changemens, pourquoi ne pas le dire ? Quand nous nous sommes laissé précéder dans la voie des orages, pourquoi ne pas oser le confesser ? Portons-nous envie aux tempêtes ? Nous faisons de la nation française un personnage classique, uniforme, qui ne tient rien de la mobilité qu’on trouve chez toutes les autres. Est-ce la vérité ? Ce peuple ne participe-t-il pas de la nature humaine ? N’a-t-il pas ses égaremens, ses incertitudes, ses retraites précipitées, ses peurs, ses épouvantes ? Je voudrais le voir tantôt fidèle, tantôt ingrat, souvent aveugle, marchant au hasard, reculant, fuyant même sa mission. Je reconnaîtrais, je trouverais là le spectacle de la vie ; ses erreurs, ses chutes, ses reniemens m’instruiraient. Mais il semble que nous portions la doctrine de l’infaillibilité dans chacun des détails du passé. La nature a donné à l’histoire un cours tortueux qui se replie cent fois sur lui-même : nous en faisons une ligne droite, sèche, qui court au but avec l’aveugle précipitation de la géométrie. Est-ce qu’il en coûte à notre amour-propre de reconnaître dans cette voie un seul faux pas ? Puisque nous acceptons la méthode mystique des pères de l’église et de Bossuet, que ne la suivons-nous jusqu’au bout ? Se font-ils faute de reconnaître, de proclamer, de condamner les chutes du peuple de Dieu ? Ne le montrent-ils pas errant dans son désert de l’égarement ? Cachent-ils sa dureté de cœur, sa faiblesse, son ingratitude, ses apostasies ? Tout autel est-il pour eux l’autel du Dieu vivant ? Ne voit-on pas des dieux de pierre et de métal rapportés d’Égypte ? Pourquoi donc n’avouons-nous, ne reconnaissons-nous jamais une erreur, une défaillance, une chute dans la progression de notre histoire nationale ? Tout y est trop parfait pour être réel : preuve certaine que la méthode historique des saints pères s’est corrompue dans nos mains.

Qu’était-ce que cette horreur dont la nation française fut saisie contre la réforme ? Un reste de soumission à la conquête romaine. Dans l’impossibilité de s’affranchir de Rome, je sens une nation rivée encore après seize siècles au dur anneau de Jules César ; elle a pris goût à sa chaîne. L’obéissance, qui n’était d’abord que matérielle, est désormais volontaire ; c’est maintenant le fond de l’homme qui est vaincu ; ce ne sont plus seulement les mains, c’est l’esprit qui est lié. Aussi, dominés par cette tradition de dépendance, la tête courbée sous le Capitole, quand il fut question d’émanciper la France, il se trouva que le servage de l’âme, elle le regardait comme son patrimoine sacré ; elle agit comme une province romaine qui se rattache au tronc, et tous ceux qui voulurent la délivrer de cette sujétion héréditaire passèrent auprès d’elle pour ses plus grands ennemis. Rompre avec la ville du Tibre, c’était se séparer de soi-même. Dès lors il arriva aux Français du XVIe siècle ce qui est arrivé à tous les peuples, lorsqu’on leur a présenté trop brusquement la liberté et qu’on a voulu leur arracher une servitude qui s’était confondue avec leur propre chair : ils entrèrent en fureur.

De là jaillit une certaine lumière sur le fond permanent de notre histoire. La race indigène a été conquise deux fois, d’abord par les Romains, puis par les Francs. On a répété que la révolution française, c’est le Gaulois émancipé des Francs; tout le monde peut voir que la conquête romaine dure encore; la crainte de Rome est restée la religion du Gaulois.

Après avoir été dupes du prince dans le moyen âge, voici que nous le sommes du peuple à la renaissance. Nous avons jugé le premier sur le costume, nous jugeons le second sur l’insurrection. Toute émeute, fût-elle conduite par Philippe II, nous la croyons faite pour nous. Point de barricades, même des pères de la foi, où nous ne croyions voir d’avance notre drapeau, toujours amusés par le dehors, regardant la cocarde et non le cœur.

Les hommes de la ligue et de la Saint-Barthélémy furent au XVIe siècle ce que les Vendéens, les san-fédisies, les adorateurs de saint Janvier, ont été dans le nôtre. Ceux-ci ont été plus royalistes que le roi; ferons-nous d’eux pour cela les précurseurs des libertés modernes ?

Pour achever notre chaos, nous avons rencontré de nouveau les Allemands, qui ont tant contribué à épaissir la nuit. Nous nous étions contentés de dire : L’absolutisme enfante la liberté! Détruisant du même coup le bon sens et la conscience, les Allemands ont étendu cette maxime en la généralisant par cette autre : pour faire prévaloir le pour, il faut faire prévaloir le contre; pour donner la victoire au catholicisme, il faut la donner au protestantisme! — Dès lors l’histoire est devenue cette belle confusion que vous voyez aujourd’hui, où nous avons peine à nous retrouver nous-mêmes.


IV.

Après les embarras du XVIe siècle, où nous avons failli échouer, les grandes difficultés de la méthode sont dévorées. Une route royale s’ouvre devant nous, rien ne nous y arrête. Le despotisme, en simplifiant tout, nous rend tout plus facile. Rentrés à corps perdu dans l’unité de la monarchie absolue, nous y voilà abandonnés pour deux

siècles. C’est notre âge d’or. 

Après avoir épuisé nos sympathies sur Louis XI, que dirons-nous de Richelieu ? Si le premier est le précurseur de notre révolution démocratique dans tous ses instincts, — justice, légalité, publicité, liberté, — que sera le second ? Il sera cette révolution même. Ce n’est plus un pressentiment, c’est déjà la réalité. Entre Richelieu et nous, il n’y a plus l’intervalle du temps; nous le touchons comme s’il était présent, nous nous enveloppons dans sa soutane; il est notre ministre, notre ambassadeur, qui nous précède dans les temps; nous lui dictons nos ordres, il obéit. Il va à son but, renversant tout, fauchant tout, couvrant tout de sa soutane rouge : il rétablit la royauté dans sa puissance absolue; mais ce grand homme a le privilège que nous avons attaché à toute grandeur : il fait directement le contraire de ce qu’il croit faire. Il croit travailler au pouvoir absolu, et cet aveugle ne travaille en réalité qu’à assurer nos franchises et notre dignité. Nous ne le louons pas seulement, nous l’envions d’avoir fait notre tâche. Dans l’intérêt de la république, il fallait, selon notre formule, extirper absolument tous les germes républicains qu’avaient semés les huguenots, et qui pouvait mieux y réussir que lui ? Ce fut sa première œuvre. Lui vivant, il se fait un silence de peur général, universel dans l’état. C’est ce silence que nous admirons. Nous y voyons je ne sais quel signe avant-coureur de nos tempêtes civiles.

Il y a surtout un point de foi pour nous dans la politique de Richelieu; ce point est d’avoir accablé le protestantisme au dedans et de l’avoir soutenu au dehors. Empêcher la liberté religieuse chez nous, la proclamer partout ailleurs, c’était, à nous entendre, la position la plus admirable que l’on pût donner à un grand peuple destiné à être libre. Politique à double tranchant, nous ne souffrons pas que l’on se hasarde à nous dire combien elle était artificielle et chancelante, combien il était impossible que la France subsistât sur une aussi violente contradiction, protégeant chez les autres ce qu’elle extirpait chez elle. Nous voulons bien que Richelieu réprime au dedans une religion ennemie de la France ; nous applaudissons encore, quand, après la prise de La Rochelle, il ôte toute garantie sérieuse à la réforme, et nous ne voyons pas que de cette situation devait naturellement s’ensuivre la révocation de l’édit de Nantes, qui entraînait après elle le changement de politique extérieure où faillit s’abîmer la société française. Après avoir accepté le principe dans Richelieu, nous n’en voulons plus les conséquences dans Louis XIV. Encore ai-je tort de dire que nous reculons devant la conséquence, puisque, selon les termes d’un de nos historiens les plus populaires, nous ne saurions dire après tout si les libertés concédées par l’édit de Nantes étaient compatibles avec l’existence de l’état, tant il nous est impossible de reconnaître une seule déviation de la ligne droite classique dans notre marche continue vers la justice ! Après l’expérience de deux siècles et la voix unanime de la postérité, nous ne savons pas encore ce qu’il faut penser de la révocation de redit de Nantes, qui semblait être le vœu général de la nation.

Reposons-nous enfin dans Louis XIV. S’il n’est pas notre ministre comme Richelieu, il est le roi de notre choix; il prête à l’avenir de la démocratie la majesté que Louis XI n’a pas su lui donner. Nous portons son joug avec complaisance, nous le sacrons au nom de la démocratie. Ses premiers pas et la poussière qu’il soulève font sur nous l’impression de la bataille de Marengo, en sorte que nous étendons à l’ancienne monarchie absolue la popularité de la nouvelle, et dans ce cercle vicieux, liant les siècles les uns par les autres, nous formons une conjuration éternelle au profit de la prérogative sans limites. Sommes-nous donc de la lignée des rois pour épouser si aisément le bon plaisir ? Est-ce que nous comptons à notre tour porter cette couronne ?

On pourrait croire cependant qu’à mesure que la monarchie de Louis XIV s’appesantit, la patience de nos esprits libéraux commencera à se lasser. Quand la personnalité de Louis XIV aura envahi l’état, quand tout sera effacé devant le pouvoir des intendans, nous permettrons-nous au moins un regret ? Les contemporains eux-mêmes étaient harassés; ne le serons-nous pas de traîner dans l’histoire nationale depuis tant de siècles ce lourd char de servitude ? Nullement; il semble qu’il y ait une sorte d’émulation entre la persévérance des rois à tout envahir et la patience de nos historiens à tout livrer, et que l’ambition ne puisse se fatiguer chez les uns, ni l’espérance chez les autres. Arrivé à ce moment de la domination de Louis XIV, s’il se trouvait quelqu’un d’assez mal avisé pour se lasser d’un spectacle aussi monotone, s’il pensait que le temps est venu d’aspirer au moins à un régime plus tempéré que le despotique, je lui fermerais la bouche par l’autorité de celui de nos historiens qui a souffert le moins de contradiction; je répéterais sa conclusion sur l’époque où nous sommes parvenus : « Qu’un établissement plus régulier que la monarchie sans limites eût valu moins pour l’avenir du pays, cela ne peut être aujourd’hui un sujet de doute. » Nous voilà au XVIIe siècle, c’est justement le mot qu’on nous disait au XIIIe. Ainsi il n’est pas même permis de poser la question; c’est un point fixé dans la science; celui-là se perdrait irrévocablement qui montrerait la moindre incertitude. Après cela, il ne reste plus qu’à courir tête baissée jusqu’à ce que nous rencontrions par hasard la liberté. Précédemment nous avons vu les républicains montrer que pour l’établissement final de la république, il fallait au préalable extirper tous les germes républicains; maintenant c’est le tour du théoricien de la monarchie tempérée : il montre que pour préparer cette forme de monarchie, il fallait d’abord qu’il n’en restât pas un vestige ni dans les esprits ni dans les choses. Et nous tous, amis de la liberté, différant sur tant d’autres points, nous nous hâtons de tous les bouts de l’horizon de venir nous rencontrer dans ces mêmes maximes d’état, où nous demeurons, il est vrai, inébranlables. On dit que dans l’enfer la même question rencontre éternellement la même réponse : — L’épreuve est-elle finie ? — Non. — Prenons garde de ne pas faire de notre histoire un enfer social.

Les yeux fermés, nous marchons ainsi, à travers la régence et le règne de Louis XV, jusqu’au seuil de la révolution, en 1789. À ce moment, quand cet édifice du pouvoir absolu, que nous avons laborieusement relevé, affermi, consacré de nos mains pendant quinze siècles, vient à nous manquer subitement, ce grand fracas nous réveille; ce que nous avions soutenu jusque-là, nous le renions, nous le condamnons sitôt que la force s’en détache. Notre logique et notre esprit de suite, que deviennent-ils ? Nous avons établi, comme loi nécessaire de l’émancipation civile, la progression constante du pouvoir absolu, et à peine le terme de cette progression est atteint, il se trouve que ce terme est odieux, que le but est manqué, que la justice ne peut naître, que l’événement a trompé tous nos calculs, que la nation égarée est obligée de creuser un fleuve de sang entre la veille et le lendemain ! Reconnue, confessée par nous, une expérience semblable, dont toute la terre retentit, nous arrache-t-elle au moins l’aveu que notre système est imparfait ? pour entrer dans la liberté, il nous faut un bouleversement de la nature tout entière. Reconnaîtrons-nous que nous nous sommes égarés ? Le but est manqué; en conclurons-nous que le chemin indiqué n’était pas le meilleur ? Point du tout. La vérité vient trop tard. Le système est bâti, tant pis si la nature le renverse :

Ce que j’ai fait, seigneur, je suis prêt à le faire.


Voyez l’aveugle entraînement : sacrifiant jusqu’au dernier instant les lumières de la conscience, nous avons rejeté le témoignage de notre raison, changé les mots, altéré le sens de la langue, fait violence à l’instinct des générations passées, tout cela pour ménager la pente des choses, pour nouer le passé et-l’avenir, pour que nous soyons transportés sans secousse, par le seul développement de la tradition, dans ce monde renouvelé où doivent éclore d’eux-mêmes tous les droits légitimes du citoyen, — et il se trouve qu’au bout de ce chemin mystique nous aboutissons à un cataclysme ! Quand il ne reste plus, dans les dernières années du XVIIIe siècle, qu’à recueillir les fruits heureux du système, on avoue que l’idée même de nation formant un corps en était exclue, que cette égalité à laquelle on à tout sacrifié est illusoire, et il n’est ni un riche ni un pauvre qui ne se plaigne avec fureur qu’elle lui manque. Au lieu de cette pente continue que l’on avait si artificiellement préparée, on touche au plus terrible bouleversement dont l’histoire fasse mention. Et cela ne vous arrête pas, cela ne vous avertit pas que vous vous êtes trompés, que ce que vous avez pris pour le chemin pourrait bien être l’obstacle. Vous n’admettez pas, vous ne soupçonnez pas un moment que le despotisme, loin d’avoir préparé, enfanté la liberté, l’a rendue pour ainsi dire impossible, puisqu’il s’agit de changer en un jour le tempérament d’une nation façonnée par la main et par l’éducation des siècles : entreprise presque surhumaine, où se révèle, avec le caractère unique de la révolution française, la cause de ces chocs, de ces tempêtes, de ces fureurs inouies, de ces découragemens plus inouis encore qui maintenant vous étonnent. Vous avez patroné les ténèbres aussi longtemps qu’elles se sont prolongées, et quand Ajax est forcé de combattre en pleine nuit, sa fureur vous surprend, elle vous épouvante. Tout ce que vous concluez du spectacle de ces luttes gigantesques, c’est que si vos systèmes ont reçu de l’expérience un si éclatant démenti, la faute en est, non au système, mais aux choses. Celles-ci ont eu tort, elles auraient dû s’entendre, elles ne l’ont pas voulu. « Au point, dites-vous, où un dernier progrès, garantie et couronnement de tous les autres» devait, par l’établissement d’une constitution nouvelle, compléter la liberté civile et fonder la liberté politique, l’accord nécessaire manque sur les conditions d’un régime à la fois libre et monarchique. » C’est-à-dire que, pour compléter le pouvoir absolu, il ne manquait rien qu’une chose, la liberté civile et politique. Par malheur, le pouvoir absolu et la liberté ne s’entendirent pas, comme ils auraient pu fort bien le faire. On devait croire que le loup produirait l’agneau, il n’en fut rien : la guerre naquit entre eux, contrairement à toutes les prévisions de la science.

Parvenus au dénoûment, c’est-à-dire à la révolution française, notre philosophie se déconcerte. Un si grand événement la trouble ; elle ne nous sert de rien pour le comprendre, ou plutôt tout s’y passe, tout s’y consomme au rebours de ce qu’elle a annoncé, et la seule chose qu’elle puisse dire, c’est que des faits semblables arrivent contrairement à ses lois, que le cataclysme n’entrait pas dans son calcul, que c’est là une sorte de monstre dont les théories ne sont pas tenues de nous rendre compte, et sur cela toute notre philosophie nous quitte dès que le flot monte et que la tempête arrive.

Ainsi toujours flottant du mysticisme au matérialisme, quand nous avons épuisé l’un, nous nous rejetons sur l’autre, et comme l’évidence nous poursuit sans nous laisser de trêve, nos efforts pour nous y dérober sont aussi sans relâche. Il fallait un complément à notre théorie, nous le lui avons donné, en nous retranchant dans une dernière idée dont nous sommes tous plus ou moins infatués. Cette nouvelle théorie, qui confirme les précédentes, la voici : elle se réduit à dire que la nation française a dû sciemment, de propos délibéré, organiser d’abord l’égalité avant même de songer à la liberté.

Nous établissons entre les siècles je ne sais quelle division du travail dont l’idée est empruntée à notre matérialisme industriel. Tout nous semble résolu quand nous avons accordé dix-sept siècles au passé pour l’œuvre du nivellement des classes. Transportant dans la science de l’histoire la méthode que nous avons le plus blâmée, le plus condamnée dans les affaires présentes, nous glorifions notre nation de ce qu’elle a si admirablement scindé son œuvre, et distribué des tâches absolument distinctes entre les générations successives : aux dix-sept siècles du moyen âge et des temps modernes la question sociale; à notre temps seulement la question de dignité, de garanties politiques, de liberté. Mais encore ici la nature nous résiste et proteste. Les siècles ne sont pas des ouvriers qui, sans lien entre eux, sans alliance, sans se concerter en rien, construisent isolément les diverses parties d’une épingle, l’un la tête, l’autre le corps, l’autre la pointe. L’ouvrage tout entier, avec toutes ses parties, passe successivement dans la main de ces grands artisans. Ils ont l’étreinte assez forte pour l’embrasser dans son ensemble. Ils ne séparent point ce qui est social de ce qui est politique; ils ne construisent pas de pièces et de morceaux l’âme d’une nation; ils n’ajoutent pas artificiellement une pièce nouvelle à l’œuvre commencée. Au contraire, ces laborieux cyclopes se transmettent l’un à l’autre dans l’atelier l’œuvre entière; ils tirent, du fonds commun qui leur est transmis, tout ce que ce fonds renferme, et ce qui manque absolument à l’un, il est à craindre qu’on ne le retrouve pas chez l’autre.

Égalité sans liberté, en dehors de la liberté, telle est donc la chimère suprême que nos théoriciens nous font poursuivre pendant tout le cours de notre histoire : c’est l’appât qui nous tient en haleine. De règne en règne je les suis, attiré par le fantôme qu’ils ne peuvent embrasser. A chaque jour sa tâche; avec ce mot, je condamne fièrement, de Clovis à Louis XIV, tous les instincts moraux, toutes les révoltes intérieures de la nature humaine. J’ajourne la recherche des garanties politiques au temps où le niveau social aura été atteint. Mais si ce niveau prétendu, d’où l’on retranche la vie civile, n’était qu’une conception illusoire et fausse! s’il ne se réalisait pas! Je vais plus loin. Je suppose que la chimère soit atteinte : en sera-t-on plus avancé ? Qui jugera qu’elle l’est en effet ? qui décidera que le point est trouvé, que l’heure est venue de songer à la dignité, et, comme par le Vico, à la pudeur civile ? Quand la bourgeoisie aura ce qu’elle appelle l’égalité, si le petit peuple prétend que cette égalité n’est pas la véritable, et le petit peuple satisfait, si le prolétaire ne l’est pas, que faudra-t-il faire ? Voilà la liberté de nouveau ajournée; mieux valait dire dès le début qu’elle l’est éternellement.

Au milieu de ce laborieux échafaudage, quelques-uns ont bien senti ce que le système ôte à la nature humaine; ils ont essayé de soustraire la plus grande partie de la nation à la responsabilité du passé tel qu’ils l’ont expliqué. Comment cela ? Par un moyen qui ne fait qu’augmenter la difficulté à laquelle ils veulent porter remède. Ceux-là affirment que le peuple n’a rien fait, rien dit dans toute la durée de l’ancienne France. Témoin muet, étranger à tout ce qui se passe, comme il n’a pris de part effective à aucun des changemens survenus, on n’a le droit de lui demander nul compte de ce qui s’est fait sans lui. C’est un personnage tout nouveau, qui s’est réservé pendant dix-sept siècles, sans faire une seule fois acte de présence dans l’histoire. Comment nos jugemens pourraient-ils le saisir ? Il nous échappe; c’est l’inconnu. Que la responsabilité de notre histoire retombe sur celui qui l’a faite! Même dans le tiers-état la bourgeoisie paraît seule, agit seule. Le passé la regarde et l’accuse; qu’elle en réponde !

Je ne sais si ce système est plus en crédit que les précédens; ce que je vois bien, c’est qu’il va clairement contre la pensée radicale de ceux qui l’ont soutenu. J’admets un moment que les chroniqueurs, les chartes, les historiens se soient trompés, que dans les états-généraux, les parlemens, les assemblées du clergé, il n’y ait eu jamais que l’inspiration de la bourgeoisie sans que l’âme du peuple se soit montrée un seul jour. Cette concession faite, j’attends que vous me montriez le peuple dans quelque grande occasion qui ne me laisse aucun doute sur sa propre conscience; car ce qu’il y aurait de pis, après avoir nié qu’il ait été pour quelque chose dans le tiers-état, ce serait d’avouer qu’il n’a pas paru davantage en son propre nom. N’y aurait-il pas eu de peuple pendant ces quatorze siècles ? C’est la question qui surgit naturellement de ce que je viens de dire. Les personnes individuelles ou collectives ne se révèlent dans le monde civil que par leurs actes, et je ne sais à qui profiterait cette étrange découverte, qu’il n’y a pas de peuple dans l’histoire de France.

V.

Je m’arrête ici, car je ne veux pas dépasser 1789 et la première heure de la révolution française ; mais assurément, si je voulais m’aventurer plus loin, je montrerais sans peine que ce qui surnage par-dessus l’abîme à ce moment même de notre histoire, c’est encore notre ancienne formule. Tout change, tout se renouvelle en pleine tempête, choses, hommes, territoire même, institutions, conditions, partis, idées, préjugés, tout, excepté notre maxime implacable, qui reparaît sitôt qu’un homme reprend la plume. Comme il a fallu l’arbitraire dans l’ancienne France pour organiser l’égalité, il faut désormais l’arbitraire dans la France nouvelle pour organiser la liberté, — d’où la nécessité providentielle du despotisme de la terreur, lequel engendre la nécessité, plus providentielle encore, du despotisme qui le renverse et lui succède, et, pour couronner l’un et l’autre, la nécessité non moins absolue de l’invasion, par laquelle s’achève la renaissance sociale et politique, ce qui nous ramène à notre premier point de départ. En dépit du fracas des événemens, la formule continue de les régir ; elle se ment comme l’engrenage d’une machine montée qui n’a plus besoin de l’impulsion d’un être humain. Malheur seulement à qui y engage un pli de sa robe ! Le corps entier d’une nation, passé, présent, avenir, peut y entrer et s’y broyer, jusqu’à ce qu’il reste une masse inerte que l’esprit abandonne.

Prenons garde, en corrompant le passé, de corrompre l’avenir. Jusqu’ici, toutes les fois que l’historien a amnistié la veille, il a amnistié le lendemain. Il a évoqué sans le vouloir jusque dans le fond de l’avenir la race des téméraires, et insulté par avance aux débonnaires. Sur cette pente rapide, le vertige prend les hommes, quand l’instinct, poussé par l’habitude, est aveuglé par la science. Alors la vérité morale, arrachée de la substance de l’histoire, n’a plus de refuge même chez les morts. Il reste pour pâture au monde un rêve d’égalité jalouse dans laquelle rien n’est plus réel qu’une servilité croissante. Imaginez un simple individu persuadé que dans le cours de sa vie tout ce qu’il fait est bien fait, qu’il est dans chacun de ses actes le ministre infaillible, impeccable de la justice suprême : combien de temps résisterait sa raison à cette apothéose ? Au lieu d’un individu, je suppose maintenant une nation : voilà tout un peuple assuré, de génération en génération, qu’il siège sur le trône de l’éternelle justice. À ses pieds sont les autres nations, qu’il régit de son épée flamboyante. Heureux ceux qu’il châtie ! S’il frappe, c’est pour guérir ; s’il enchaîne, c’est pour affranchir ; s’il conquiert, c’est par complaisance; s’il rampe, c’est par excès d’honneur; ses vices sont des vertus dissimulées. Où s’arrêter dans ce chemin, et qui se chargera de réveiller une conscience que nous supposons exténuée depuis des siècles ?

On a vu que la plupart des peuples sont tombés irrévocablement, non par la force de leurs ennemis, mais pour s’être infatués d’idées fausses auxquelles les grands écrivains ont mis le sceau de l’immortalité. Quand ceux-ci n’ont pas eu la vertu de reconnaître à temps leurs erreurs, les peuples ont décliné avec toutes les joies de la vanité. J’ai montré qu’il a été impossible de convaincre l’Italie d’une chose qui est l’évidence même; la France embrasse sur son passé des théories non moins illusoires, et le danger est grand, si tous ceux qui tiennent une plume ne ramènent pas la vérité simple, antique, nouvelle, éternelle. Il faudrait que tout homme qui pense eût sa nuit du à août, dans laquelle il viendrait loyalement faire à la patrie le sacrifice de ses erreurs reconnues dans l’histoire,. la philosophie, la science : ce serait le début de la régénération.

Et pourquoi ne la tenterait-on pas ? Pourquoi du moins continuerions-nous cet incroyable défi à la conscience universelle ? Quelle gloire atteindrait celui qui aurait le courage de dire : « Je me suis trompé! » Un aveu si généreux serait aussi prévoyant, car il est impossible que la postérité aille jusqu’au bout sans reconnaître ce qu’il y a d’artificiel et de faux dans nos constructions métaphysiques du passé. A mesure que les choses se dérouleront, notre erreur deviendra plus manifeste. Espérons-nous la cacher à l’avenir ? En dépit de nous, il la découvrira, il la signalera, et comme nous aurons été sans pitié pour lui, il sera sans justice pour nous.

S’agit-il après tout de rejeter tant de travaux qui ont illustré notre époque ? A Dieu ne plaise ! Même en suivant un faux système, on peut rencontrer une foule de vérités de premier ordre. Dans ses recherches, l’homme a besoin de s’appuyer du témoignage d’une idée préconçue, sans laquelle il resterait le plus souvent impuissant et stérile. L’idée peut être fausse, et la découverte très réelle : c’est ce qui est arrivé chez nous. Grâce aux systèmes historiques, que de faits réels enfouis sont venus à la lumière pour n’en jamais sortir! Quel jour profond sur l’organisation première de nos sociétés! que de peintures énergiques, fières, gracieuses, ingénues même! car tous les tons ont été habilement parcourus. Que de vie les auteurs de ces systèmes ont su donner à des choses qui avant eux étaient un vrai néant! Ils ont été créateurs, ils ont révélé des mondes oubliés. Ils n’auraient rien pu faire de tout cela, s’ils n’eussent été soutenus au moins par une hypothèse; mais aujourd’hui que les découvertes sont consommées, faut-il garder l’hypothèse, même reconnue pour fausse ? Christophe Colomb croyait aborder en Asie en découvrant l’Amérique; continuerons-nous pour cela de dire que l’Amérique c’est l’Asie ?

Nous avons toujours fait en France profession éclatante de sens commun, et nous croyons volontiers, comme les Thébains, être le centre ou l’ombilic de la terre; notre ambition est même de régler le monde à notre image : par quelle étonnante contradiction, quand nous venons à notre histoire, admettons-nous que ce qui serait faux de toutes les autres se trouve vrai seulement pour nous ? C’est une chose grave de contredire la nature telle qu’elle a été observée à tous les momens de la durée. Jamais nous ne louons tant la rigueur de notre méthode qu’au moment où nous contredisons toute la terre. Encore une fois, n’est-ce pas la chimère elle-même d’appuyer un semblable édifice sur un présent que nous disons éternel, et qui cesse d’être avant même que le système ait été exposé jusqu’au bout ? Si nous sommes dans le vrai, Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, César, Salluste, Tacite, Machiavel, qui ont tenu tant de compte de l’éducation des peuples par leurs institutions, n’ont pas écrit une page sensée; si nous avons raison, tout le genre humain a tort.

Notre philosophie de l’histoire a fait bien vite le tour de l’Europe. Je ne rencontre plus aujourd’hui autour de moi que des gens qui se résignent magnanimement à l’obéissance pour que leur postérité soit libre. Les Russes surtout ont profité de nos maximes; nous voilà forcés d’admirer cette majestueuse succession de tsars qui tous, sans le vouloir, forcent une race entière d’entrer dans l’ère de l’égalité, de la fraternité civile! A moins d’abolir nous-mêmes nos maximes, nous sommes contraints à cette admiration aveugle; les Slaves nous l’imposent; qu’ils rencontrent seulement par hasard un Olivier Ledain et un Tristan moscovites, un tsar révolutionnaire : ils auront bientôt laissé derrière eux tous les essais timides du monde civil dans l’Occident. J’en connais qui, sur cette assurance, mettent déjà leur espoir et leur âge d’or dans l’idéal des Mongols, sans s’apercevoir qu’une race humaine peut se montrer la dernière dans l’histoire et porter déjà l’empreinte de la caducité : tant les peuples vieillissent vite dans la servitude ! il faut si peu de temps pour les courber et les défigurer! Hier vous les avez vus pleins de vie; vous repassez aujourd’hui et ne les reconnaissez plus. C’est bien pis quand il s’agit de peuples qui n’ont jamais été libres. Chacun de leurs jours compte pour un siècle. Vous les croyez jeunes parce qu’ils n’ont rien fait, comme si la servitude immémoriale n’était pas un dur travail! De loin vous les prenez pour les messagers ingénus de l’avenir, et déjà sont empreintes sur leurs fronts les rides prématurées que les pesans soleils de l’injustice ont creusées dès leur berceau. Approchez de ces races adolescentes; qui trouvez-vous ? Des vieillards languissans, usés par le temps avant d’avoir vécu.

Disposez pour eux comme vous le voudrez de la durée tout entière; choisissez parmi les despotes les plus intelligens et les plus populaires; joignez les Tibère aux Tibère, les Louis XI aux Louis XI, les tsars aux tsars; que tous à l’envi dépriment les grands, caressent les serfs, coudoient les bourgeois, nivellent la poussière humaine : je dis que de cette poussière ne sortira jamais le miracle spontané d’un monde libre.

Ne nous étonnons donc pas si, parmi tant de peuplades qui ont passé sur la terre, un si petit nombre a pu éclore au droit, à la justice. Que de germes puissans et avortés dans l’espèce humaine sans qu’ils aient pu s’épanouir et fleurir! Vous retrouvez la racine et la tige; vous voulez savoir pourquoi elles ont été flétries avant le jour : demandez-le au souffle du désert.

Il en est tout autrement des peuples qui ont des traditions vitales, s’ils s’y attachent et les respectent. Ces traditions peuvent être suspendues, interrompues : elles peuvent même disparaître sous la conquête, l’invasion, l’usurpation; mais elles continuent d’agir comme des forces organiques, indomptables. Quelle que soit l’apparence, ne dites jamais de ces nations qu’elles sont usées, ensevelies, que le monde n’a plus rien à en attendre. Fussent-elles enfouies sous terre, elles vous démentiraient en surgissant au jour quand vous vous y attendrez le moins.

Avez-vous vu dans mon pays la perte du Rhône ? — Le fleuve, qui descend du haut des Alpes, arrive confiant et à pleins bords. Tout à coup, comme si l’embûche avait été tendue dès l’origine des choses, il disparaît. On le cherche sans le trouver : il s’est perdu dans le puits de l’abîme, il est enseveli dans les entrailles de la terre; une couche prodigieuse de rochers amoncelés depuis les premiers jours le recouvre, et la pierre a été scellée sur lui, aux deux bords, par des bras de Titans. Maintenant, des rives de Savoie et de France, les troupeaux de chèvres, de vaches, de mulets, le traversent à pied sec et l’insultent; la sonnerie de leurs clochettes couvre ses mugissemens. Cependant, pour avoir disparu, le fleuve n’est pas tari; son ancien génie vit encore; il lutte dans les ténèbres, il mugit sous la terre, il travaille dans le sépulcre, il use de sa poussière d’écume la roche éternelle. A la fin, il reparaît à quelques centaines de pas à la lumière, un peu calmé, plus bleu, plus majestueux, mais ni brisé ni dompté par cette épreuve.


E. QUINET.

  1. Tacite, Ann. VI, 17.