Philosophie de l’Anarchie/Justice et responsabilité

P.-V. Stock (p. 101-109).


JUSTICE ET RESPONSABILITÉ


Deux forces, le plus souvent antagonistes, agissent sur l’homme : l’une, l’hérédité, tend à l’immobiliser dans le passé ; l’autre, l’influence du milieu, le fait s’adapter à des formes nouvelles et changeantes.

Aveugle qui méconnaît le poids de l’atavisme ! Ne nous surprenons-nous pas, à tout instant, à reproduire involontairement tel geste, telle attitude de nos parents sans cependant avoir jamais cherché à les imiter ? Tel enfant n’est-il pas le portrait frappant d’un ancêtre ? Enfin, dans les pays peuplés par des habitants de couleurs différentes, n’arrive-t-il pas qu’une mère blanche, mariée à un quarteron, par exemple, donne le jour à un enfant nègre, reproduisant le type de quelque ancêtre paternel ? Nous citons cet exemple de régression atavique parce qu’il est le plus frappant.

L’embryologie ne nous montre-t-elle pas que l’être humain, au cours des neuf mois de sa vie intra-utérine, présente successivement toutes les formes des espèces animales desquelles, par un long processus, s’est dégagée notre race. Le spermatozoïde devient ver, poisson, têtard, quadrupède, mammifère, puis enfin, fils de l’homme.

Une fois né à la vie terrestre, l’évolution, insensiblement, se poursuit, mais contrariée ou accélérée par les conditions ambiantes et la force de résistance ou d’adaptation des individus. Combien, favorisés, arrivent à se dépouiller des grossièretés ancestrales et à sembler, au milieu de voisins plus abrupts, comme les précurseurs d’un type humain plus hautement cérébralisé que le type actuel. Phénomène analogue à l’apparition, dans le monde animal inférieur, de ce que les paléontologues ont appelé les « espèces prophétiques », êtres qui, en général, ne font qu’apparaître, les conditions favorables à leur vie et à leur propagation n’étant pas encore atteintes. D’autres, au contraire, subissent un arrêt de développement ou même une régression. Dépourvus d’armes ou de force pour lutter contre un milieu délétère, ils retournent à la bête ancestrale : à tout moment, on s’attend à les voir tomber à quatre pattes et rugir.

Combien aussi, sous le masque humain le plus affiné et le plus trompeur, sont demeurés de véritables brutes !

L’homme n’est pas né bon, comme l’affirment en dépit de toutes preuves quelques optimistes. Quoique descendant d’êtres primitifs, il n’est pas non plus essentiellement mauvais. Il est, par dessus tout, modifiable.

En conséquence, non seulement les répressions draconiennes sont impuissantes à moraliser mais elles n’ont aucune juste raison d’être.

Les spiritualistes ont beau prêcher âme indépendante, libre arbitre, les gens sensés, aujourd’hui, haussent les épaules. Qu’est-ce que cette âme indépendante qui vagit chez l’enfant, qui s’emporte chez l’adulte, qui s’éteint chez le vieillard ? Qu’est-ce que ce libre arbitre, qu’une maladie enchaînera, qu’un doigt de vin fera divaguer, qu’une tasse de café exaltera ?

Comme il a été fort bien dit, la croyance au libre arbitre, n’est que l’ignorance des causes premières qui nous font agir.

Un homme rencontre dans un lieu isolé un enfant sans défense ; il se jette sur lui et le tue. Ne considérant que l’atrocité du fait, douze jurés, pères de famille, enverront l’homme à l’échafaud ou aux galères.

Il est admis que le tigre tue en raison de sa conformation physiologique, qui le condamne à manger de la viande au lieu de racines, et de la structure de son cerveau, déprimé sur la face, renflé aux tempes et à l’occiput.

Il est admis que le requin, armé d’une formidable mâchoire et doué d’un robuste estomac, ne peut avoir les mœurs inoffensives du marsouin.

Et cette fatalité qu’on admet pour les animaux, on la nie pour l’homme !

Il n’y a pas de milieu : ou le hasard ou la fatalité prise dans son vrai sens, c’est-à-dire l’enchaînement logique des choses.

L’univers forme un tout dont les parties réagissent les unes sur les autres, le moindre mouvement atomique a sa répercussion à l’infini.

Sur les hauts plateaux des glaciers suisses, le plus faible son ébranlant les couches d’air peut déterminer la chute d’un flocon de neige qui, entraînant sur son parcours des masses de plus en plus considérables, finit par engloutir des villages, sous une formidable avalanche. Ainsi, une simple émission des cordes vocales et non le hasard, aura pour résultat la mort de plusieurs personnes.

Le hasard, c’est l’absurde idée d’effets sans cause ; il peut convenir à des ignorants, la science le répudie.

« Heureux celui qui peut connaître le pourquoi des choses » s’est écrié Virgile, il y a dix-huit cents ans. C’est à connaître ce pourquoi que l’intelligence humaine a, jusqu’à ce jour, multiplié ses efforts.

Mais cette interrogation que l’on a adressée aux forces régissant la matière brute, on tremble de l’adresser à l’esprit humain.

L’âme, d’essence divine, disent les spiritualistes, domine la matière qui ne peut rien faire que par son ordre. Conséquence logique, si la matière a été malfaisante, le bras lourd, le sang bouillonnant, c’est à l’âme qu’on s’en prend et, pour la corriger, on la supprime.

Si, encore, on ne supprimait que cette abstraction, l’âme, le mal ne serait pas grand ; mais c’est qu’on enlève du même coup quelque chose de bien plus réel : la vie !

« Quand le bras a failli, on en punit la tête. »
a dit le vieux Corneille.

De quel droit condamner les tortionnaires du moyen-âge, alors que notre civilisation maintient le bourreau ?

Les pénalités sont impuissantes à protéger la société contre des actes qui ne sont pas imputables à leurs auteurs, parce qu’ils sont déterminés par des causes physiologiques ou sociales.

Pourquoi les attentats contre les personnes sont-ils plus fréquents en été qu’en hiver ? — Parce que le sang est plus échauffé et le système nerveux plus impressionnable. C’est cette influence indéniable de la température qui fait que les méridionaux, Italiens, Espagnols, Portugais, Grecs, Arabes, Américains du Sud, sont si prompts à vider leurs querelles à l’arme blanche.

Pourquoi les attentats contre la propriété sont-ils plus fréquents en hiver qu’en été ? — Parce que, soumis comme tous les animaux aux lois de conservation, l’homme, en cette saison plus qu’en toute autre, a besoin d’un abri, de vêtements, d’aliments pour ranimer la circulation du sang engourdie par le froid et que la nature le force à prendre, sous peine de mort, ce que la société marâtre lui refuse.

Or, si les pénalités sont impuissantes à réprimer ces actes ; si, par dessus tout, il appert que ceux qui les commettent ne sont que des machines agissant en vertu de causes plus ou moins apparentes, supérieures à leur volonté, il est évident qu’une société basée sur la justice et l’intérêt bien entendu se hâtera de supprimer bourreaux, bagnes, prisons, geôliers.

« Mais le droit de défense, crient les adversaires de l’anarchie, qu’en ferez-vous ? Comment donnerez-vous à la société les moyens de se protéger ? »

Du moment que les actes anti-sociaux sont déterminés par des causes plus fortes que les lois, il n’existe qu’un moyen réel de les prévenir, c’est de s’attaquer à ces causes.

Lorsque la propriété sera universalisée, commune, il n’y aura plus d’attaques à la propriété : on ne se vole pas soi-même.

Lorsque les causes de conflits : hiérarchie, despotisme, exploitation, ignorance auront disparu, les attentats contre les personnes deviendront extrêmement rares.

Les seuls criminels seront les quelques malheureux, victimes d’une organisation cérébrale défectueuse. Ceci ressort non plus du Code mais de la pathologie ; la véritable conduite à suivre à leur égard sera de les soigner avec dévouement[1], non de les emprisonner ou de leur couper la tête.




  1. Tandis que la mécanique, la physique, la chimie et la chirurgie ont réalisé de véritables prodiges, la médecine est restée à peu près stationnaire. Tout porte à croire que, rompant avec la routine et s’aidant des autres sciences, elle fera, au siècle prochain, des progrès immenses. Il n’est pas téméraire d’affirmer que si, dès aujourd’hui, on peut remplacer des organes absents, entretenir artificiellement les fonctions vitales, on pourra, avec l’aide de la science, moralement et physiologiquement, refaire l’homme.