Philosophes modernes - Maine de Biran



PHILOSOPHES MODERNES.

MAINE DE BIRAN.[1]

L’histoire de M. Maine de Biran touche aux circonstances les plus critiques de notre histoire contemporaine, et au premier développement de la philosophie qu’on a depuis appelée la philosophie éclectique. Sa vie n’offre qu’un seul évènement, mais il s’agit de la chute de l’empire et de la première invasion du territoire ; sa philosophie roule sur une seule question, mais c’est par l’étude approfondie de cet unique point que la philosophie française a été renouvelée de fond en comble, ou du moins c’est par là qu’a commencé la grande révolution que nous avons vue s’accomplir dans les méthodes et dans les idées. Mêlé toute sa vie aux plus grandes choses, il est resté volontairement obscur, pendant que ses amis s’illustraient à côté de lui ; et, par une bizarre destinée, sans la publication de ses œuvres, effectuée après quinze ans, à travers mille obstacles, par les soins d’une pieuse et persévérante amitié, la génération nouvelle ignorerait peut-être le nom de celui qui fut l’ami le plus constant de M. Lainé, et que M. Cousin appelle son maître.

Il y a près de trente ans que l’école éclectique a été fondée. Les cours de M. Royer-Collard l’établirent dès l’abord avec autorité dans le monde scientifique et littéraire, et depuis, l’enseignement et les ouvrages de M. Cousin lui ont donné cette importance et cet éclat que ses ennemis mêmes ne songent pas à contester. Qui ne sait de quelle popularité jouissait cette école sous les dernières années de la restauration, et de quelles attaques cette popularité fut bientôt suivie ? Il arrive aujourd’hui à l’école éclectique ce qui arrive toujours à la cause victorieuse : toutes les oppositions se réunissent contre elle, et divisées sur tous les points, elles ne sont d’accord que dans leur ressentiment. M. de Maistre, qui n’a pas eu d’adversaires, et ne connut jamais que des ennemis ; M. de Bonald, et son disciple M. Buchez, qui n’étudient la philosophie qu’en haine de la philosophie, et rejettent également les méthodes expérimentales et les doctrines rationnelles ; M. de Lamennais, sous sa double forme d’apôtre et de tribun ; M. Pierre Leroux, rationaliste pourtant, et moins éloigné qu’il ne le pense d’une doctrine qu’il calomnie et qu’il ignore ; tous, jusqu’aux derniers et obscurs défenseurs de la philosophie sensualiste, tant de fois réfutée, tant de fois écrasée, reviennent sur cette polémique avec un acharnement sans exemple, et combattent l’éclectisme avec passion, avec colère, comme on attaque un parti, et non pas comme on discute un système. Quel fruit ne retirerait-on pas de ces discussions pour la grande cause philosophique, si elles étaient sérieuses et approfondies ! Mais parmi tant de détracteurs, combien y en a-t-il qui connaissent à fond ce qu’ils réfutent ? À part un petit nombre d’esprits élevés, tels que le traducteur d’Hamilton et quelques autres, qui font de la philosophie pour elle-même et se soucient plus de la vérité que du bruit, tous ces grands contempteurs de la méthode éclectique ne crient si fort à l’infamie que pour se mettre à l’unisson de leurs coryphées, et contenter derrière eux une troupe d’ignorans présomptueux et turbulens dont l’applaudissement les enivre. Aucun fait ne démontre mieux que la philosophie n’entre pour rien dans ces débats, et qu’il s’agit au fond d’un tout autre intérêt. À qui la faute, si la philosophie éclectique n’est pas mieux connue de ses adversaires ? Depuis trente ans qu’elle est publiquement enseignée en France, s’il est un reproche qu’on soit en droit de lui adresser, c’est de trop insister sur les principes et d’en outrer en quelque sorte la démonstration. Au-delà du Rhin, cette excessive clarté de l’école éclectique, cet attachement continuel à légitimer les méthodes et le point de départ, passent pour un signe de faiblesse ; et dans ce pays où la philosophie domine les passions politiques et ne leur est pas asservie, on a peine à comprendre qu’une école soit jugée parmi nous sur la vie publique de quelques-uns de ses chefs, et non pas sur sa profession de foi, sur ses principes explicitement proclamés. Quelle était la situation de la philosophie en France, quand elle passa aux mains des éclectiques ? Contre quels adversaires ont-ils dû lutter pour s’établir ? Dans quel esprit, pour quelle fin, ont-ils commencé la lutte ? Sur quel point de la science a d’abord éclaté le dissentiment ? Comment le saurait-on, quand on connaît à peine le nom d’un des plus profonds penseurs de l’école, de celui qui a donné l’impulsion à ce mouvement philosophique, et qui, le premier en France, a fait la guerre à la doctrine de la sensation, au nom de l’activité libre de l’esprit humain ? Quand M. Maine de Biran mourut en 1824, M. Royer-Collard et M. Cousin suivirent le cercueil presque seuls avec sa famille, et ils disaient entre eux : « Nous venons de perdre le plus grand métaphysicien français de notre temps. » Dix ans après, M. Cousin étant parvenu à arracher à la famille de M. de Biran le manuscrit du premier des quatre volumes qu’il a publiés, ce fut, pour presque tout le monde, une révélation.

M. de Biran n’est pas un chef d’école. En philosophie comme en politique, il n’a jamais affecté le premier rang, et s’est toujours tenu caché derrière quelqu’un : en politique derrière M. Lainé, en philosophie derrière M. Royer-Collard et M. Cousin. Son action ne pouvait être qu’indirecte ; il lui manquait deux choses, sans lesquelles on n’exercera jamais aucune influence sur les hommes, la parole et le style. À la chambre, l’extrême faiblesse de sa voix le tenait nécessairement éloigné de la tribune ; mais, quand il aurait pu se faire entendre de l’assemblée, son goût ni son talent ne l’y portaient pas. Sa conception était lente et difficile ; aucune spontanéité, point d’imagination, point de chaleur, une réserve extrême, une timidité d’esprit et de caractère dont il ne triomphait que dans les occasions importantes, et par des motifs que la réflexion avait long-temps mûris ; toujours en défiance de lui-même « par conviction et par tempérament, » dit-il quelque part ; avec cela une grande indifférence pour l’approbation des hommes, et le besoin de concentrer ses affections et de resserrer sa vie dans le cercle de l’intimité. M. de Biran n’était pas un sage, sa vie n’était pas fermée à l’ambition, mais il n’avait pas l’ambition des grands théâtres. Quand il fut parvenu à la chambre et au conseil d’état, il se trouva satisfait de la considération personnelle et du bien-être que cette position lui assurait, et ne chercha pas à tirer un autre parti de sa liaison étroite avec M. Lainé. S’il avait désiré la gloire, ou du moins la renommée, n’avait-il pas en lui et autour de lui mille moyens d’y atteindre ? Et pourtant il se condamna à l’obscurité, non pas comme tant d’autres par pure insouciance ou par paresse, mais de parti pris, par indifférence pour « la gloire que le monde donne. » Il recherchait pour ses écrits les suffrages des corps savans, parce qu’il y voyait surtout une confirmation de ses idées, et le beau mémoire auquel l’académie de Copenhague décerna le prix, il n’y avait pas mis son nom. Une seule fois il commença l’impression d’un de ses ouvrages, mais le dégoût le prit à moitié chemin, et la publication n’eut pas lieu. Il lui arriva d’entreprendre un article pour un journal de philosophie, et à peine se fut-il mis en train de le composer, qu’il oublia l’article et le journal, et écrivit un long mémoire destiné, comme les autres, à rester enfoui dans ses cartons, après avoir été communiqué à quelques amis.

Le caractère de la philosophie de M. de Biran s’accorde à merveille avec cet esprit de modération timide et de réserve. La grande ambition lui a manqué dans la philosophie comme dans la vie ; il n’a été, il n’a voulu être qu’un psychologue. Tandis que d’autres philosophes, comme s’ils rougissaient de l’austérité de la science, se hâtent de mettre en avant les conséquences pratiques et de jeter cette pâture aux esprits d’un ordre inférieur, M. de Biran songe à peine pour lui-même aux conclusions que fournit la science de l’esprit humain sur la théodicée, la morale et la politique. Ces grandes questions, qui attirent toutes les intelligences, ne font au contraire qu’effrayer la sienne. Il semble qu’il s’est retiré si profondément en lui-même, qu’il n’a plus ni le besoin ni la force d’en sortir. La psychologie n’est pas pour lui le commencement de la science, mais la science toute entière, et quand il l’entreprend, ce n’est pas pour marcher ensuite en avant par son secours, c’est pour s’y arrêter et s’y complaire, et en faire l’occupation de toute sa vie.

Les œuvres de M. de Biran sont aujourd’hui complètement publiées, et, de tous les mémoires dont elles se composent, il n’en est pas un qui n’ait pour objet l’analyse des faits de conscience. On peut suivre la marche de son esprit et faire en quelque sorte l’histoire de ses pensées en lisant ses quatre principaux ouvrages dans l’ordre de leur composition. Le premier est un mémoire sur l’Habitude, qui fut couronné par l’Institut en 1802. C’est une analyse très ingénieuse et très délicate, qui atteste déjà un grand fonds d’observations sur la nature humaine, et une intelligence très vive et très nette du jeu de nos facultés entre elles ; mais le sujet est loin d’être épuisé, le rapport de l’habitude avec les lois qui régissent notre développement, soit que l’habitude les fasse naître ou qu’elle les subisse, n’est pas suffisamment approfondi : les habitudes intellectuelles, et surtout les habitudes morales, sont négligées, et l’auteur semble trop exclusivement préoccupé de ce qui touche à nos sensations et à nos besoins physiques. L’école de philosophie qui régnait alors étudiait de préférence à toute autre question les rapports du physique et du moral de l’homme, et ne les étudiait guère que pour arriver à constater, suivant l’expression de Cabanis, que « le moral n’est autre chose que le physique diversement modifié. » M. de Biran, qui sans doute n’allait pas jusque-là, croyait pourtant, dans ces commencemens de sa carrière philosophique, que tous les phénomènes de conscience avaient leur origine dans la sensation. Un second mémoire, qui traite de la Décomposition de la Pensée, et qui obtint aussi le prix de l’Institut en 1805, est déjà au contraire une protestation directe contre le sensualisme. Le but de M. de Biran, dans ce mémoire, est de montrer qu’il y a tout un ordre d’idées qui demeurent inexplicables, si l’on n’admet pas le fait primitif de l’aperception immédiate du moi par lui-même, à titre de cause ; c’est ce même principe qu’il a depuis entouré de tant de lumières, et dont il a fait une des théories les plus originales et les plus complètes dont la philosophie moderne se soit enrichie. Dès qu’il eut entrevu la véritable importance de la notion de cause, il concentra toutes ses observations sur ce seul point, et ne tarda pas à pénétrer si avant dans le mystère de la puissance humaine, que tout cet ordre de faits, jusque-là mal connu, devint, grace à lui, un des points les moins obscurs de la science psychologique, et servit même bientôt à éclairer tous les autres. Déjà, dans un troisième mémoire, intitulé de l’Aperception immédiate interne, couronné en 1807 par l’académie de Berlin, on voit se développer toute cette admirable théorie de la volonté, qui devait être le dernier terme et le but des travaux de M. de Biran, en même temps que le point de départ de la philosophie éclectique ; il exposa enfin cette théorie, avec la maturité de jugement et la richesse d’applications qui décèlent un maître, dans son grand ouvrage sur les Rapports du physique et du moral de l’homme, envoyé en 1815 à l’académie de Copenhague, et qui aurait obtenu le prix, suivant la déclaration de la classe, si son auteur l’avait signé. Ce problème des rapports de l’ame et du corps attirait à lui tous les esprits philosophiques au commencement de ce siècle, et si Cabanis et Bérard l’ont traité avec talent au point de vue de l’école sensualiste, M. de Biran a eu la gloire de le ramener à ses véritables termes, et de nous montrer à la fois le rapport et la distinction des deux principes. Descartes disait de cette question : « Si nous savions cela, nous saurions tout. »

Outre ces quatre grands mémoires, M. de Biran a encore écrit un excellent article sur les leçons de philosophie de M. Laromiguière, une réfutation du système de Hume, un article sur Leibnitz, inséré dans la Biographie universelle, et d’autant plus remarquable que la théorie de M. de Biran sur la notion de la cause l’introduisait tout directement dans les plus secrètes profondeurs du système des monades de Leibnitz. Dans un ordre d’idées un peu différent, quoique rentrant au fond dans le même sujet d’études, M. de Biran a composé un mémoire sur le sommeil, les songes et le somnambulisme, qui réunit au mérite d’une grande sagacité philosophique l’attrait d’anecdotes piquantes et d’ingénieuses observations. Il y a dans toute cette partie de ses recherches une tendance au vitalisme, qui lui fournit des explications au moins plausibles de tous les phénomènes de notre activité où la conscience n’a point de part. L’animal humain est, suivant lui, distingué de l’homme, et le serviteur du maître ; et quand cette ame animale, qui n’est, dans la vie normale, qu’un pouvoir exécutif, prend en main la direction du corps pendant l’absence ou le sommeil de notre gouverneur ordinaire, elle exécute à notre insu, par une sorte d’imitation instinctive, ce que dans l’état de veille nous lui avons fait exécuter sous notre surveillance, et nous devenons ainsi étrangers à nos propres actes.

Si les ouvrages de M. de Biran n’avaient pas été publiés, il n’en serait pas moins, par son influence sur M. Cousin, un des maîtres de la philosophie française ; mais alors un de nos titres à la gloire philosophique aurait péri, nous n’aurions pas cet admirable modèle d’observation psychologique, et une mémoire, qui mérite d’être respectée, n’aurait pas été sauvée du naufrage. Il s’en est fallu de bien peu qu’une si grande perte ne fût consommée. Lorsqu’après la mort de M. de Biran, M. Cousin reçut de M. Lainé, son exécuteur testamentaire, la mission de reconnaître et d’examiner tous les papiers déposés entre ses mains, il proposa, d’après le résultat de l’examen auquel il s’était livré, de publier en quatre volumes les œuvres complètes de M. de Biran, ou de donner au moins au public son dernier ouvrage, les Considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme. Ni l’une ni l’autre de ces propositions ne fut acceptée, et M. Cousin dut rendre tous les papiers qui lui avaient été confiés, excepté le manuscrit des Rapports du physique et du moral, que M. Lainé l’autorisa à garder. C’est ce même ouvrage qui fut publié séparément dix ans après, avec une belle introduction sur la philosophie de M. de Biran ; mais, quoique cette importante publication pût suffire, à la rigueur, à faire connaître M. de Biran, dont elle renfermait toutes les idées principales, M. Cousin ne renonçait pas à l’idée d’une édition complète, et enfin, après mille efforts, en faisant de nouvelles instances auprès de la famille, en fouillant dans les archives de l’Institut, en écrivant à Berlin et à Copenhague, il est parvenu à son but. Il a recouvré aussi quelques feuilles imprimées du vivant de l’auteur, et confiées par lui à M. Ampère lorsque l’impression de l’ouvrage fut abandonnée. La plupart de ces manuscrits étaient dans un désordre extrême, presque indéchiffrables ; l’éditeur a dû les revoir avec le plus grand soin, et même les corriger un peu, non pour effacer, mais pour corriger les négligences d’une première rédaction. Grace à tant de soin et à un zèle si persévérant, nous avons aujourd’hui tout ce qu’a jamais écrit M. de Biran. M. Cousin, qui aurait pu s’approprier un système que personne ne revendiquait, et dont il avait déjà fait son profit dans ses leçons, ne s’est donné ni paix ni trêve jusqu’à ce qu’il eût élevé ce monument à la mémoire de son ami, et restitué à M. de Biran une gloire qu’on voulait presque le contraindre à garder pour lui.

Pour les gens du monde qui veulent juger la science sans la connaître, quand ils lui font l’honneur de songer à elle, et pour cette pléiade de philosophes sans érudition et presque sans intelligence que l’école saint-simonienne a laissée dans notre littérature en se dissolvant, M. de Biran s’est épuisé dans une étude vaine, et le résultat de ses recherches, fût-il vrai, n’importerait que fort peu aux intérêts généraux de la philosophie. Qu’y a-t-il en effet de plus humble et de plus misérable que la question de savoir si la vie humaine est véritablement une série de sensations comme celle de l’animal, ou le développement d’une force libre, unie pour un temps à des sens qu’elle doit dominer, et faite pour une destinée plus haute ? Ce n’est pas en agitant de pareils problèmes qu’on attire à soi l’attention de la foule ; les sensations, les facultés de l’ame, l’origine des idées, ne sont pas des mots à écrire sur une enseigne ; et pourtant, si l’on prenait la peine de regarder au fond des choses, on reconnaîtrait que de ces humbles questions dépendent en définitive tant d’orgueilleuses théories, qu’on ne peut rien savoir de l’enchaînement ou de la direction des causes secondes si on ne remonte à la cause première, et que la cause première, qui est Dieu, s’évanouit elle-même, et que ce nom n’apporte plus à la pensée qu’une collection d’idées incohérentes et contradictoires, s’il est vrai, comme le prétendent les sensualistes, que toutes nos idées viennent des sens, et que l’idée même de Dieu, pour arriver à l’entendement, a dû passer par cette filière.

À l’époque où M. de Biran écrivait ses premiers Mémoires, la France était livrée aux sensualistes. De rares disciples de Jean-Jacques, quelques cartésiens plus rares encore, ne sauvaient pas le pays de cette décadence intellectuelle. L’Encyclopédie avait prévalu. Le sensualisme, il faut l’avouer, ne s’était pas fait hypocrite pour s’implanter parmi nous. Helvétius, dans sa morale égoïste, en avait dit tout brutalement le secret, qu’une femme d’esprit appelait le secret de tout le monde. Diderot s’appelait lui-même l’athée. D’Holbach, qui prêchait Dieu partout en attendant sa vocation d’apôtre de l’athéisme, poursuit Diderot de ses argumens et de ses prières jusqu’au milieu des imprimeurs de l’Encyclopédie ; il le conjure avec larmes de renoncer à son endurcissement ; Diderot résiste, et d’Holbach sort de là athée et fanatique, pour chercher et trouver des complices de sa foi nouvelle. C’est le sort des doctrines sensualistes, d’être si évidemment liées à la négation de Dieu et à la morale de l’intérêt, qu’elles ne paraissent jamais sans traîner aussitôt à leur suite ce déplorable cortége. Épicure, Gassendi, Locke, Condillac lui-même, n’échappent pas à la loi commune. Si le maître résiste et se rattache, malgré tout, à l’éternelle foi du genre humain, ses disciples ne tardent pas à fouiller plus avant et à mettre à nu la hideuse plaie de l’école. La morale d’Helvétius ne diffère pas de celle de Hobbes, ni la morale de Hobbes de celle d’Épicure. Cet accord est-il volontaire ? La plupart des sensualistes n’y ont pas songé seulement ; ils sont partis d’un principe qui leur paraissait vrai et en ont bravement poursuivi les conséquences jusqu’à nier notre ame immortelle, Dieu et les lois saintes du devoir. Les encyclopédistes, en vrais philosophes, n’ont pas sourcillé devant ce mauvais génie que leurs conjurations avaient évoqué ; mais pour ceux qui méprisent l’étude de la philosophie, comme ces gentilshommes du moyen-âge qui dédaignaient de savoir lire, qu’ils jugent au moins par leurs fruits les doctrines sensualistes !

Du moins, vers le milieu du XVIIIe siècle, dans le premier développement de l’école sensualiste en France, quand elle n’était pas encore tombée de Locke à Condillac, si elle régnait, ce n’était pas sans contestation. Il y avait alors un grand mouvement philosophique, des écoles en présence, une lutte, un combat ; les sensualistes dominaient, mais à côté d’eux l’école de Descartes et de Malebranche défendait la cause de la raison contre les sens, et la philosophie de Jean-Jacques, quoique sans force et sans portée, était une protestation éloquente en faveur du rationalisme. Toutes les écoles nouvelles, divisées sur les principes de métaphysique, avaient d’ailleurs une mission commune qu’elles accomplissaient avec dévouement. Il s’agissait de renverser, non de construire ; pour cette œuvre révolutionnaire, le sensualisme était la meilleure des philosophies. Mais la révolution achevée, les sensualistes, qui y avaient eu la plus grande part, se retrouvèrent seuls pour représenter la philosophie française ; et le jour où ils voulurent édifier, après avoir tout détruit, le vice de leur principe les condamna à la stérilité. On vit l’école s’enfermer comme à plaisir dans les questions les plus élémentaires, déployer un luxe de méthode d’autant plus vain que tant d’appareil n’aboutissait qu’à des mots, à des définitions, à des systèmes réguliers et vides ; et, comme Diderot l’avait déjà dit quelques années auparavant, elle pensa ouvrir des routes et ne put que tracer des lignes mathématiques. C’était là, pour le pays de Descartes et de Montesquieu, tomber dans une véritable décrépitude. La philosophie écossaise qu’un Reid, un Adam Smith, un Stewart, avaient élevée si haut ; la spéculation allemande, si neuve, si hardie, si féconde, se développaient des deux côtés de la France sans qu’on entendît à Paris aucun écho d’Édimbourg, de Munich et de Kœnigsberg. Au dedans la guerre civile, au dehors la guerre européenne ; un peuple ainsi remué appartient tout à l’action, et, s’il pense, ses théories lui poussent de son propre fonds : il n’a guère le temps de rien emprunter aux idées de ses ennemis. L’empereur, qui vint tout rasseoir, ne fit rien pour la philosophie ; quand on proscrit la liberté de la tribune et celle de la presse, comment protéger une science qui ne vit que de liberté, ou plutôt qui est la liberté même dans le domaine de l’intelligence ? La classe des sciences morales et politiques fut retranchée de l’institut impérial ; ce fut être suspect que de s’occuper de philosophie. L’Université, pour enseigner à toute force de la philosophie, enseigna Condillac. C’était laisser le nom et ôter la chose.

M. de Biran, ancien garde-du-corps de Louis XVI, retiré pendant la révolution dans le département de la Dordogne, où il remplit quelque temps une place de sous-préfet, appartenait alors corps et ame aux doctrines sensualistes, et ne se doutait guère qu’il dût un jour commencer la réaction qui les a détruites. Du fond de la petite ville de Bergerac, il envoyait des mémoires à toutes les académies de l’Europe. Ses recherches sur l’Habitude, rejetées une première fois par l’Institut, puis couronnées l’année suivante (1802), appartiennent tout-à-fait au mouvement philosophique de l’époque, et Cabanis, qui avait alors la haute main dans ces matières, le cite avec éloge dans une note de son grand ouvrage. Ce fut un coup de fortune pour M. de Biran d’avoir passé par cette école. Toute faible qu’elle est, nous lui devons le triomphe de la méthode expérimentale, et M. de Biran en particulier, sans la fréquentation de cette école de physiciens et de matérialistes, n’aurait peut-être jamais acquis ces connaissances étendues en physiologie, qui lui ont été d’un si grand secours. Quoique fort disposé à s’accommoder de la solitude et de l’exil où le retenaient ses fonctions, il venait à Paris par intervalles, et c’est ainsi qu’il fit partie de la célèbre société d’Auteuil. Dans sa double carrière de sensualiste d’abord, et plus tard d’adversaire du sensualisme, il connut chaque fois intimement les grands personnages de l’école à laquelle il appartenait ; et s’il fut en 1811 un des auditeurs assidus de M. Royer-Collard, dix ans auparavant, à Auteuil, dans le salon de Mme Helvétius, il discutait avec Cabanis, Volney, Destutt-Tracy, Garat et les principaux idéologues.

Là se réunissaient tous ceux qui cultivaient alors la philosophie avec quelque renommée. On comptait parmi eux plusieurs hommes justement célèbres, et qui, dans des genres divers, ont rendu de grands services. En politique, assez indifférens pour la plupart à la forme du gouvernement, et amis de l’ordre, malgré les boutades de l’empereur qui les accusait d’être des brouillons, ils professaient surtout un ferme attachement aux doctrines libérales. En philosophie, ils étaient tous ou presque tous condillacciens. Condillac avait recueilli cette influence comme un héritage que lui avait laissé la philosophie « du sage Locke. » Le XVIIIe siècle avait pris Locke pour sa doctrine sensualiste dont il avait besoin, et pour sa méthode expérimentale dont l’importance réelle couvrait en quelque sorte et compensait la stérilité de cette prétendue métaphysique ; et plus tard Condillac, qui régularisa la méthode et le système, se substitua sans difficulté à l’influence de Locke, dans un moment où l’on prenait la philosophie en patience, et où on la prônait sans y croire, comme un bienfaiteur dont on n’aurait plus rien à attendre. Condillac eut le mérite (si c’est un mérite) de dissimuler assez bien à ses propres yeux et à ceux des autres le néant de sa doctrine. Il construisit de vastes magasins d’une belle ordonnance, dont l’ensemble offrait à l’œil une régularité, une simplicité, qui le charmaient sans le fatiguer, et l’on était à ce point préoccupé de leur belle architecture, qu’on oubliait en les voyant que toutes les salles en étaient vides.

Rien ne prouve mieux la faiblesse de cette triste philosophie que la parfaite assurance de ses partisans et leur confiance inaltérable en leur propre infaillibilité. Ce grand repos, cette immobilité, c’est la mort. Le sensualisme dévore vite toute sa carrière, et arrive sur-le-champ à sa propre limite, qu’il prend pour la limite même de la science. Descartes faisait le Discours de la Méthode ; les sensualistes au contraire, écrivaient tous leur Catéchisme : c’est que l’un avait la conscience d’ouvrir à la curiosité humaine une carrière inépuisable, et les autres, après quelques pas, se croyaient arrivés et ne voyaient plus rien à tenter. « Il faut prendre Cabanis et moi, disait M. de Tracy en confidence à ses amis, tirer de nos livres un petit catéchisme populaire et le répandre à profusion. » Le professeur de philosophie des écoles normales, Garat, disait de Condillac que « ses découvertes ne laissaient plus à aucun génie et à aucun siècle la possibilité et l’espérance d’en faire de plus belles et de plus utiles. » Quant à Cabanis, dont l’œuvre avait été de miner peu à peu la barrière qui sépare la médecine de la philosophie, voici ce qu’il écrivait dans ses Rapports du Physique et du Moral de l’Homme : « Nous ne sommes pas sans doute réduits à prouver que la sensibilité physique est la source de toutes les idées et de toutes les habitudes qui constituent l’existence morale de l’homme… Parmi les personnes instruites et qui font quelque usage de leur raison, il n’en est maintenant aucune qui puisse élever quelques doutes à cet égard. » Le bon et spirituel Laromiguière, qui était resté psychologue, mais qui n’en fait pas moins, pour d’autres raisons, partie de la même phalange, était aussi tout satisfait des perfectionnemens qu’il avait introduits dans la doctrine de Condillac. Il ne concevait pas qu’on pût désirer d’aller plus loin. Le sentiment-rapport était à ses yeux les colonnes d’Hercule de la science. Quand un philosophe illustre, qu’il avait eu pour disciple, et qui déjà sur les bancs dépassait son maître d’une coudée, fut le visiter dans sa dernière maladie, le moribond, qui lisait en ce moment un nouvel ouvrage de son élève, lui dit avec cette malice et cette douce ironie qui ne le quittait pas même alors : « Vous trouvez donc toujours ? » tant ils étaient rassurés dans leur prétendue science ! Jamais Montaigne ne s’arrangea si tranquillement dans son scepticisme. Loin de céder aux idées nouvelles, M. Laromiguière les raillait jusqu’au bout ; mais, chez lui, c’était plutôt fidélité à son caractère qu’à ses principes.

M. de Biran se sépara complètement de l’école condillaccienne par son mémoire sur la Décomposition de la Pensée, qui fut couronné à l’Institut en 1805. Depuis son traité De l’Habitude, son esprit s’était mûri, et les doctrines sensualistes ne lui suffisaient plus. Tandis que dans son premier ouvrage, les habitudes morales et intellectuelles sont sacrifiées presque partout à ce qui touche aux besoins physiques et aux sensations, on voit, on sent, dans le second, que l’auteur est en proie à des préoccupations tout opposées. L’activité personnelle n’y est plus une sensation transformée, mais un principe distinct et spécial qui produit des phénomènes d’une autre nature, qui réagit sur les sensations, qui les corrige l’une par l’autre, qui les dompte ou les reçoit comme des modifications de lui-même, en un mot qui s’oppose comme énergie spontanée à l’action de forces externes qui s’exercent sur lui et tendent à le modifier par les sensations qu’elles lui impriment. La volonté reprend dans la psychologie la place usurpée par des phénomènes passifs. La sensation a deux qualités qui lui sont inhérentes ; elle est passive, elle est éphémère. Avec un pareil élément, si vous construisez tout l’homme, il n’y aura rien en lui que de passif et de transitoire. Non-seulement il ne sera pas une cause, mais il n’aura pas même la notion de cause. De là, à nier avec Hume l’existence des corps, et avec Diderot celle de Dieu, il n’y a qu’un pas. Une telle psychologie, qui met l’homme à la merci de tout ce qui l’entoure, serait bonne tout au plus pour cette triste et plaintive famille de poètes qui ouvrent sans cesse leur ame aux impressions du dehors, n’expriment dans leurs vers qu’un sentiment passager, et se comparent eux-mêmes à une lyre dont chaque souffle du vent fait frémir les cordes. Poésie vague et indécise, philosophie énervée qui croit connaître la nature humaine et ne sent pas se développer et grandir sous son regard cette force vivante et libre, seule image de Dieu dans les créatures ! La formule de Descartes, « je pense, donc je suis, » donne à la science humaine la connaissance immédiate du moi comme être pensant ; formule profondément vraie, mais incomplète, qui, en présentant d’abord la pensée comme l’unique attribut de la personne humaine que la conscience perçoive directement, laisse la philosophie s’égarer ensuite à la recherche des causes, et la conduit trop aisément, et par une pente trop naturelle, à des doctrines mécaniques. Si Descartes avait dit, comme M. de Biran : « Je veux, donc je suis, » par le même coup de génie qui fondait la science psychologique, il en aurait révélé le résultat le plus précieux, et il n’y aurait pas eu de Spinosa.

La commission de l’Institut qui examina ce mémoire de M. de Biran se composait presque exclusivement de membres de la société d’Auteuil, tous sensualistes, qui durent comprendre dès-lors qu’ils avaient un ennemi dans leur propre sein. C’étaient Cabanis, Daunou, Destutt-Tracy, Ginguené et Réveillère-Lépeaux, l’inventeur de la théophilanthropie, qui, lors de son passage au directoire, avait voulu créer un culte à l’exemple de Robespierre. Ils s’honorèrent en accordant le prix à un ouvrage dont toutes les idées leur étaient contraires. M. de Biran, dans son troisième mémoire, qui fut couronné en 1807 à l’académie de Berlin, acheva ce qu’il avait si heureusement commencé ; c’est là qu’il prend pour type de la volonté l’effort musculaire, et qu’il en donne une théorie complète. Quelle révolution ne fait pas cette seule découverte dans le monde des hypothèses ! Dans l’impuissance d’expliquer par la seule observation expérimentale les rapports de l’ame et du corps, l’imagination des philosophes s’était donné carrière. Les moins hardis avaient inventé une substance intermédiaire entre la substance spirituelle et la substance corporelle, êtres équivoques qui n’avaient d’attribut bien déterminé que leur mobilité extrême, qui, heureusement pour les inventeurs, échappaient, comme esprits, à l’analyse du corps, et, comme corps, à l’analyse de la conscience, et dont l’existence n’avait d’autre cause que cette croyance naïve, qu’en multipliant le mouvement on l’expliquerait. D’autres appelaient à leur secours une légion de sylphes invisibles, serviteurs soumis des moindres volontés de l’homme, attentifs à mouvoir mon bras quand je me résous de le mouvoir, tout un monde des contes de fées et des Mille et Une Nuits, qui n’expliquait rien sans doute, mais qui donnait le change à l’esprit en occupant l’imagination et en transportant la difficulté de ce monde réel dans un monde imaginaire. De grands philosophes ne craignaient pas d’attribuer à Dieu lui-même ces humbles fonctions ; hypothèse plus merveilleuse que toutes les autres, qui résolvait le problème en le supprimant et en l’abîmant, pour ainsi dire, dans le problème éternellement insoluble de la toute-puissance divine. Pour couper court à toutes ces hypothèses et reléguer toutes ces machines qui encombraient la philosophie dans les ouvrages d’imagination, leur véritable place, il n’y avait tout simplement qu’à regarder les faits. En philosophie comme partout, l’observation est l’irréconciliable ennemie de la fantaisie, et à la différence de la philosophie hypothétique qui promène la pensée de miracle en miracle, la philosophie expérimentale, c’est-à-dire la philosophie fondée sur la psychologie, est toujours d’accord avec le sens commun.

Du reste, si la théorie de M. de Biran est déjà tout entière dans ce traité de l’aperception immédiate interne couronné par l’académie de Berlin, elle y est exposée avec une obscurité, un désordre, une absence de développement qui trahit le malaise qu’éprouvait encore l’auteur, tout nouveau dans cette voie qu’il venait de s’ouvrir, et dont il n’avait pas pris pleinement possession. Le travail de l’enfantement se fait partout sentir. M. de Biran n’est parfaitement maître de ses pensées que dans son mémoire sur les Rapports du Physique et du Moral de l’Homme, qu’il envoya en 1813 à l’académie de Copenhague, et dont il fit depuis, en le remaniant, le plus considérable et le mieux fait de tous ses ouvrages. Il y expose les théories diverses de Descartes, Malebranche, Leibnitz, Stahl, Haller, Bichat, en homme qui a assez réfléchi sur ces matières pour pénétrer dans les profondeurs les plus cachées d’un système et en découvrir immédiatement le fort et le faible. Son style y est toujours négligé et obscur, mais dans quelques passages son observation psychologique a été si sûre et si heureuse, qu’il fait jaillir en quelque sorte des entrailles de la chose un mot, une phrase, qui rendent tout à coup le fait avec une vérité frappante. Dans l’intervalle de ces deux mémoires, tout avait changé dans M. de Biran et autour de lui ; l’école sensualiste n’avait plus ni vogue ni défenseurs. Elle ne fut ressuscitée que long-temps après par les efforts énergiques, et en définitive impuissans, de M. Broussais. Les cours de M. Royer-Collard avaient commencé en 1811 à la Faculté des Lettres, et dès le premier jour le professeur avait porté son drapeau dans un autre camp. La révolution philosophique était, pour ainsi dire, consommée par cela seul qu’elle commençait. Le système de la sensation était détruit ; un nouveau système apparaissait ; il n’y avait plus qu’à marcher en avant.

Quelle est précisément la part de M. de Biran dans l’enfantement de cette nouvelle école ? Quelle est la part de cette école elle même dans la destruction définitive du sensualisme, et la création d’un nouveau mouvement philosophique ? Ce qui fut fait alors contenait-il en germe ce qu’on a fait depuis ? Au moment où M. de Biran dans ses mémoires, et M. Royer-Collard dans son cours, établissaient la philosophie sur la psychologie, et la psychologie sur de nouvelles bases, pouvait-on déjà prévoir les théories de M. Cousin sur la raison, l’éclectisme, le renouvellement des études historiques, et cet ensemble de croyances sociales et politiques de l’école doctrinaire, dont M. Royer-Collard est aussi le chef ?

M. de Biran n’avait pas songé à renouveler la philosophie, mais tout simplement à poursuivre pour lui-même le cours de ses études philosophiques. Quand il découvrit son grand principe, et qu’il en aperçut pour la première fois les conséquences, il éprouva peut-être le besoin de communiquer sa découverte à des hommes compétens pour s’y fortifier lui-même et l’approfondir de plus en plus par leur concours ; mais il resta indifférent à l’avenir de ses propres idées, et ne se passionna ni pour leur fortune, ni pour la gloire qu’il pouvait acquérir par leur moyen. Quelque grande qu’ait été son influence, il est certain du moins qu’elle a été tout involontaire. S’il se jugeait bien lui-même, et on ne peut guère en douter, il savait que tout lui manquait pour attirer à lui la foule, et il avait trop de circonspection pour essayer ou même pour désirer l’impossible. Il ne songea pas à chercher dans ses amis le secours qu’il ne pouvait se prêter à lui-même : ils ont propagé ses doctrines avec les leurs ; mais la révolution qu’ils ont ainsi faite, il ne l’a ni provoquée, ni souhaitée. Il aimait la philosophie pour la connaître, et non pas pour la répandre. Jamais peut-être à un amour aussi fervent pour la science ne fut unie une insouciance aussi parfaite à lui gagner des prosélytes.

Dès la première leçon de M. Royer-Collard à la Faculté des Lettres, M. de Biran fit partie de son auditoire qu’il ne quitta plus. Sans la grande et évidente supériorité du maître, ce cours, devenu si célèbre, aurait moins ressemblé à un cours public qu’à une lecture dans une académie. Le professeur n’improvisait pas ; son discours, plein de noblesse, était austère et sans ornement. Il suivait une doctrine toute nouvelle en France ; c’était la philosophie de Reid, mais elle prenait, dans sa bouche, la fermeté et la précision qui lui manquent. Le petit nombre d’auditeurs qui entouraient cette chaire étaient des hommes déjà célèbres, ou qui ne tardèrent pas à le devenir. On voyait bien, à la nouveauté et à la gravité de cet enseignement, qu’il se fondait là une école. Ce qui arrive toujours quand un enseignement a de l’importance, chaque leçon était discutée par les auditeurs au sortir du cours ; et comme ils étaient tous philosophes, ces discussions profitaient à la science et éclairaient le professeur lui-même. M. de Biran, qui voyait là une méthode large et sûre, des observations bien faites, des principes féconds, une exposition grave et lumineuse, était des plus assidus aux leçons, et prenait une part active aux conversations animées dont elles devenaient le texte. Il faisait ainsi partie pour la seconde fois d’une sorte de société philosophique ; mais ici c’étaient d’autres principes, d’autres vœux, un autre monde, et cela n’en valait que mieux pour M. de Biran, qui avait laissé si loin derrière lui ses anciens maîtres. Au milieu de tous ces psychologues, cet observateur attentif et persévérant de lui-même, qui jusque-là n’avait vécu que pour la psychologie, et n’avait été heureux que par elle, jetait sur les questions des lumières inattendues, et dévoilait les plus secrètes profondeurs de l’ame en ramenant tout au point de vue de sa théorie. Il devenait, pour ainsi dire, professeur lui-même, à son insu.

Le cours de M. Royer-Collard roula tout entier sur l’analyse de l’intelligence et de la volonté humaine. Il décrivit l’intelligence d’après Reid et l’école écossaise, et la volonté d’après la théorie de M. de Biran, qui arriva ainsi pour la première fois au public philosophique ; car le mémoire ou son créateur l’avait consignée n’était pas même destiné à voir le jour. M. Royer-Collard adopta cette théorie sans restriction ni réserve, et en mettant ainsi au-dessus de toute contestation la liberté et la causalité, il détruisit radicalement le sensualisme et ses conséquences.

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est par M. Royer-Collard que cette grande bataille fut d’abord livrée. Si notre pays a échappé à l’école sensualiste, au matérialisme et à ses conséquences fatales, si les doctrines spiritualistes ont été remises en honneur, c’est à M. Royer-Collard, c’est à M. de Biran et à M. Cousin que nous le devons. Il n’y avait qu’un moyen de vaincre réellement le sensualisme, c’était de l’attaquer dans sa source, sur le terrain de la psychologie, et d’y combattre pied à pied contre lui. Ceux qui ne savaient que gémir et se lamenter sur l’immoralité du matérialisme, faisaient des homélies et rien de plus. Il n’y a que les raisons qui soient des raisons. Signaler le danger, ce n’est pas le détruire. Qu’est-ce qu’une protestation, même la plus énergique, contre un système ? Qu’est-ce que de la colère contre des faits ? Il fallait un remède ; le remède, c’était, ce ne pouvait être qu’une psychologie plus complète, qui ne laissât rien en dehors d’elle-même, et qui n’eût pas, comme la philosophie de Condillac, le malheur de ne connaître qu’une partie de l’homme, et celle précisément qui importe le moins. Toutes les écoles spiritualistes s’attribuent la gloire de ce triomphe, et cela se conçoit ; c’est une gloire qui vaut la peine d’être disputée. Mais, en dehors de l’école éclectique, où sont les philosophes qui ont remonté à la source de l’erreur de Condillac, qui ont opposé les faits aux faits, une observation complète à des observations inexactes et insuffisantes, qui ont combattu une psychologie par une autre ? Si quelqu’un, en dehors de l’école éclectique, s’est livré à une analyse approfondie de l’intelligence pour montrer que tout ne vient pas des sens, si quelque autre que M. de Biran a tiré des profondeurs de la science le grand fait de la liberté humaine qui répond à tout, quel est son drapeau, où est son école ? M. de Bonald, M. de Maistre, ont élevé la voix des premiers, c’est leur gloire ! Ils n’ont pas ménagé Condillac ; de quelles injures ne l’ont-ils pas chargé avec tous les siens ! Mais qu’avaient-ils à substituer à la sensation, eux pour qui la raison de l’homme était la plus grande ennemie de l’homme ? Quand on professe le mépris de la psychologie, on ne réfute pas un système psychologique. S’ils avaient réfuté le système de la sensation, que serait-il resté à l’homme dépouillé des idées sensibles, si ce n’est cette première révélation antérieure à la venue du Messie, qu’ils ont renouvelée de Gale et de Cudworth ? révélation incompréhensible, qui n’est pas prouvée, qui n’est pas nécessaire, qui n’est pas même possible, car elle ne saurait exister qu’avec la raison, loin de suffire pour la remplacer. Les grands coups d’épée de M. de Maistre prouvaient son noble cœur et son grand courage ; mais, quand il aurait eu, le puissant écrivain, la parole même de Bossuet, qui valait des armées, nul ne peut combattre avec des chimères. Dieu qui prend la parole au premier jour de la création, et révèle à sa créature toutes les sciences divines et humaines ; la raison de l’homme humiliée, détruite, et condamnée à n’être plus qu’un écho de la tradition, est-ce là une théorie qui puisse faire fortune dans un pays et dans un temps où chacun veut voir, toucher et comprendre ? De telles rêveries ne sont acceptées que d’enthousiasme, les yeux fermés. Tout infatigable qu’était M. de Bonald à répéter sans cesse les mêmes erreurs, qui a-t-il jamais persuadé avec ses éternels sophismes, si ce n’est peut-être le clergé, qui n’avait nul besoin d’être converti au spiritualisme ? Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont un monument de la langue ; la Législation Primitive est un livre considérable, à la bonne heure ! La moindre discussion psychologique sur l’origine des idées et la personnalité humaine n’aura-t-elle pas toujours plus de poids en philosophie que toutes ces invectives éloquentes ? M. Lamennais, qui, grace à cette admirable passion qui gronde dans toutes ses paroles, a tant remué les esprits, et qui, par une destinée unique, a failli deux fois fonder une école, et deux écoles contradictoires, quelle trace a-t-il laissée, je ne dis pas dans l’histoire, à laquelle il appartient, mais dans la philosophie ? La théorie de la raison générale qu’il a tenté de ressusciter et de transformer, a-t-elle aujourd’hui un partisan ? M. Lamennais lui-même, dans le fond de sa conscience, n’en est-il pas désabusé ? Sans doute, rien n’est plus faux, plus stérile, plus désastreux que la doctrine de la sensation ; mais toute faible qu’elle est, elle tient mieux sur ses pieds, elle est plus fondée en raison que toutes ces hypothèses inventées contre elle, et dont le bon sens public a dès long-temps fait justice.

L’école de M. Royer-Collard, encore tout expérimentale et psychologique, a dû beaucoup dans ces commencemens à M. de Biran, qui ne savait que de la psychologie, et qui même en psychologie avait concentré ses études sur un seul point. Occupée à reconnaître et à constater de nouveaux élémens dans l’esprit humain, à côté de la sensation, base unique des spéculations de ses devanciers, l’école ne sortait pas encore des études chéries de M. Maine de Biran, et elle n’avait pas pris son essor vers des questions d’un ordre plus élevé. Bientôt, sûre de son principe et de sa méthode, elle agrandit ses résultats, et s’efforça de trouver par la psychologie le monde extérieur, sa cause, et ses lois métaphysiques et morales. Il y avait à côté d’elle des philosophes ; elle seule était une école de philosophie, avec une succession d’hommes célèbres, un nombre considérable d’ouvrages importans, un enseignement régulier, et enfin un journal dont on connaît l’influence et les destinées. Quand elle fut ainsi constituée, et qu’elle eut, avec sa méthode et sa psychologie, une théodicée, une morale, une philosophie de la nature et de l’histoire, l’école resta fidèle à ses anciens chefs, à M. Royer-Collard qui l’avait fondée, à M. Maine de Biran qui lui avait fourni la plus riche part de ses ressources psychologiques. En 1828, M. Cousin, dans son analyse de Locke, rapportait publiquement à M. de Biran la théorie du principe de causalité et de la liberté humaine. Mais M. de Biran avait depuis long-temps abandonné l’école ; il s’était rencontré avec elle au point de départ, et ne l’avait pas suivie dans la route qu’elle venait de parcourir. La psychologie seule lui convenait ; il n’aimait pas ces grandes percées à travers le monde, qui expliquent la création, l’histoire, les sociétés, ramènent toutes les lois à une loi commune, et tous les évènemens de tous les siècles à la lutte de quelques principes qui attendent une conciliation. Pour avoir trouvé, au moins à ce qu’il pensait, le véritable homme intérieur, il croyait sa philosophie finie.

Une vive amitié s’était formée dès long-temps entre M. de Biran déjà vieux et M. Cousin qui venait de succéder à l’enseignement de M. Royer-Collard. Ce qui attachait surtout M. Cousin à M. de Biran, c’était l’espoir de profiter de sa longue expérience comme observateur, et de se fortifier ainsi dans l’étude de la psychologie, dont il voyait bien que tout l’avenir de la philosophie dépendait. M. de Biran, de son côté, sentait vivement la puissance de cet esprit tout jeune, qui n’avait fait encore que peu d’études, et n’avait reçu qu’un enseignement incomplet, mais qui d’un bond, et en devinant plutôt qu’en apprenant, s’était mis à son niveau. M. Cousin, à cette époque, arrivait vite au bout des questions et des écoles, et malgré ses études opiniâtres, l’ardeur de l’imagination l’emportait, il y avait peut-être trop d’improvisation dans sa philosophie. À mesure que l’un se refroidissait, l’autre acquérait tous les jours plus de talent et de renommée ; il débordait d’idées et de théories ; il était dans sa plus grande ferveur d’éclectisme. Il dépassait alors l’optimisme leibnitien, et, comme il l’a souvent raconté depuis, dans sa vaste et excessive indulgence, il parcourait l’histoire de tous les systèmes sans pouvoir jamais donner tort à personne. Il en était à cette période où l’on comprend, et arrivait par degrés à celle où on juge.

Tout en enseignant à M. Royer-Collard et à M. Cousin la nature de la volonté, M. de Biran n’avait pas appris d’eux à connaître l’intelligence. Il ne voulait voir dans l’ame humaine que la sensation et la volonté. M. Cousin avait beau lui crier que la sensation est fugitive et la volonté personnelle, qu’il y a pourtant au dedans de nous des vérités immuables que nous n’avons pas faites, et sur lesquelles nous n’avons aucune puissance ; que, si la sensation ne peut expliquer la volonté, la volonté à son tour ne peut expliquer la raison, M. de Biran restait sourd, et persistait à ne voir en nous que volonté et personnalité. Poussé à bout, il se réfugiait dans le mysticisme ; on arrive par tous les côtés au mysticisme, mais on y arrive surtout par la nécessité d’expliquer ce qui est inexplicable, que cette difficulté soit réelle et tienne à la nature des choses, ou qu’elle provienne de l’insuffisance des principes d’où l’on est parti. La nature de M. de Biran ne le prédestinait en aucune façon à l’illuminisme ; aussi n’est-il devenu mystique qu’à son corps défendant, pour échapper à la raison impersonnelle qu’il ne voulait pas admettre, et trouver un repos dont son ame avait besoin. Dans ses ouvrages, ce mysticisme n’apparaît guère que comme effusion d’une piété vive et affectueuse, et non comme intuition surnaturelle. Cependant quelques phrases qui lui échappent, une curieuse note sur Van-Helmont, trahissent une sorte de croyance à des communications directes entre Dieu et l’homme. Dans cette sphère, supérieure à l’observation, ses vues ne sont pas aussi nettes ; on voit qu’il hésite à se prononcer, et qu’il suppose plutôt qu’il n’affirme. Quoiqu’il connût à fond la nature de l’homme, il n’avait pas les mêmes lumières sur les rapports de l’homme avec les autres êtres. Il montre presque autant d’embarras quand il s’agit de déterminer les rapports qui existent entre l’homme et son propre corps. Il avait bien constaté dans notre vie une dualité, ou, comme il s’exprime, un duumvirat ; mais il ne savait à quelle cause la rapporter. Tantôt il attribuait tout à la personne, tantôt il inclinait à reconnaître dans l’homme une ame sensitive et animale au-dessous de l’ame humaine. Ainsi, en remontant, il n’offrait qu’un mysticisme confus, et au-dessous de l’homme, il ne parvenait pas à assigner nettement la limite qui sépare la personne de l’animal, la volonté du tempérament, la psychologie de la physiologie. Ce mysticisme, cette ame volontaire et libre, cet animal ou distinct de l’ame ou confondu avec elle, ressemblent tellement pour le fond des idées, pour la manière dont elles sont rendues, et même pour l’indécision et le vague de toute cette théorie, au premier et au septième livre de la quatrième ennéade de Plotin, qu’on trouverait là la matière du plus curieux rapprochement. Plotin, si différent en tout de M. de Biran, lui ressemble en cet unique point, qu’il est comme lui tout à la fois observateur et mystique.

M. de Biran, s’il refusait d’admettre les théories de M. Cousin sur l’intelligence, était encore plus éloigné de le suivre dans les applications qu’il faisait de ses principes à la théodicée, à la morale, à la politique. Aussitôt après la restauration, M. de Biran était devenu royaliste et catholique. Conservateur, royaliste et catholique ne se séparaient guère alors. Le trône et l’autel avaient contracté une alliance toute nouvelle, et on ne voyait que là la stabilité et le repos. Cette admirable philosophie chrétienne peut aisément se passer de la nôtre ; elle donne sans effort ce qui nous coûte tant de peine, et, avec elle, on a ce que la philosophie ne donnera jamais, la sécurité et la paix de l’ame. Dans ses luttes souvent renouvelées avec M. Cousin, M. de Biran ne se laissait pas entamer. Quand on lui demandait des conclusions, des solutions, il revenait toujours à ses analyses, au fait de conscience, et, pour le reste, à la foi du charbonnier. C’était une différence naturelle entre un jeune homme ardent, plein d’imagination et de connaissances et excité par le succès, et un esprit déjà mûr, naturellement timide, solitaire au milieu du monde et des affaires, assez peu instruit d’ailleurs, si ce n’est des théories des plus récens analystes qu’il savait à fond, et, sur la fin, de Leibnitz. La différence de théâtre y concourait aussi. M. de Biran était à la chambre, mais condamné par la faiblesse de sa voix à une sorte d’inaction. Il ne professait pas, il n’écrivait que des mémoires ; il craignait les innovations, et traitait la société échappée à la révolution comme un malade qui a besoin de ménagement après une crise. M. Cousin avait une réputation européenne à fonder ou à consolider, nulle position politique à perdre, rien à craindre ni à espérer ; il avait à répondre aux besoins nouveaux d’une génération nouvelle dont il faisait partie, et un auditoire de trois mille enthousiastes à contenter chaque jour. Uni à M. de Biran par leur commun amour pour la philosophie, il avait au plus haut degré ce qui manquait à son ami, l’esprit de prosélytisme, et ce que M. Damiron appelle une vertu de propagation.

Ainsi M. de Biran n’a pas échappé au sort commun à presque tous les psychologues : il est resté, comme eux, confiné dans le monde de la conscience ; mais pour lui du moins cette abdication a été volontaire, la science n’a pas été impuissante entre ses mains, c’est lui qui s’est arrêté à moitié chemin de la science. La plupart des penseurs qui, avant lui ou à côté de lui, ont pris pour base de leur philosophie l’étude des phénomènes de l’ame, ont abouti directement au scepticisme, ou ne sont sortis du monde intérieur que par une inconséquence, en faisant en quelque sorte de leur système deux parties séparées et sans liaison logique entre elles. Par exemple, la psychologie de Locke aboutit à la philosophie de Hume, qui n’admet que le moi ; et Kant, après avoir parcouru toute la sphère de la conscience, ne trouve point d’issue pour s’élancer au dehors. Descartes lui-même et Malebranche ne retiennent qu’à peine le monde des corps dans leur système, et l’existence de Dieu est tout ce qu’ils peuvent saisir avec certitude en dehors de la conscience. On n’a pas manqué de conclure que le problème était insoluble, parce qu’il n’était pas résolu, et c’est là, comme on sait, la grande raison de ceux qui proposent tout uniment de le supprimer. Mais la science est inflexible et ne veut pas qu’on la traite aussi légèrement. L’école éclectique a pour caractère propre de ne pas se borner à la psychologie, et de faire effort pour arriver à l’ontologie par le moyen de la psychologie elle-même. Elle envisage la question en face, elle en pose les termes avec précision, elle en mesure toute la portée. Loin de désespérer comme Kant, ou de se jeter dans le scepticisme et d’en prendre résolument son parti comme Hume, ou de tourner la difficulté et de recourir à la révélation comme Malebranche, elle espère fermement d’arriver à Dieu et au monde par une observation plus attentive de la raison et de la perception extérieure. À ceux qui prennent la philosophie par le milieu et aiment mieux l’imaginer que de la trouver, elle répond que philosopher ainsi, c’est discuter toutes les objections, hormis la principale, et ne rien laisser subsister en dehors de la science, si ce n’est le scepticisme. Elle dit à ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas sortir du monde intérieur, ce que M. Cousin disait à M. de Biran : « Qu’on ne se repose point dans l’exclusif et l’incomplet ; que l’homme étouffe dans la prison de lui-même, et ne respire à son aise que dans une sphère plus vaste et plus haute ! » il est vrai que Kant se réfugie contre lui-même dans la raison pratique, comme Fichte dans la croyance, et Maine de Biran dans la foi catholique. Mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’esprit humain a besoin de croire au monde extérieur, et que, si la science le lui refuse, il renoncera plutôt à la science qu’au sens commun ?

Tels furent les rapports de M. de Biran avec l’école éclectique. Son influence fut capitale, mais restreinte. M. de Biran était l’homme d’une théorie ; original et profond sur un seul point, sa curiosité ne fut pas même éveillée sur tous les autres ; et comme il se renferma dans la psychologie, et dans une psychologie incomplète, il n’eut pas de véritable foi philosophique. On peut dire qu’il contribua puissamment à fonder une école et qu’il n’en fit jamais partie. Non-seulement il n’a pas tiré les conséquences de ses principes, mais quand on les lui a présentées, il a refusé de les reconnaître. Passionné pour la philosophie, il la reléguait pourtant dans le domaine de la pure spéculation, et il puisait à une autre source les opinions et les sentimens qui dirigeaient sa conduite. On ne peut imputer la conduite politique de M. de Biran ni à sa propre philosophie, ni à celle de l’école éclectique. Le lien manque entre sa vie et ses doctrines, ou plutôt il n’a laissé subsister aucun lien entre sa vie intérieure et sa vie du monde.

Un homme de ce talent, qui fut député pendant quatorze ans, et pendant neuf ans membre du conseil d’état, l’ami de M. Royer-Collard et de M. Lainé, ne fut pas sans exercer une influence réelle, quoique secrète, sur les affaires du pays ; mais on est réduit aux conjectures sur le degré et le caractère de cette influence, car il porta dans la vie publique cette réserve et cette timidité qui faisaient le fonds de son caractère et qui l’ont toujours empêché de se mettre en vue. Son opinion ne nous est connue que par ses votes et par quelques discours qu’il fit lire à la tribune par ses amis. Sa carrière s’ouvre en quelque sorte par la commission extraordinaire de 1813, que composaient avec lui MM. Lainé, Raynouard, Gallois et Flaugergues. C’est le grand évènement de sa vie. Quel fut son rôle à cette époque ? Il est évident que M. de Biran et M. Lainé furent d’accord sur tous les points. Ils ne s’aveuglaient pas ; ils ont joué ce grand coup les yeux ouverts. Que voulaient-ils ? La restauration des Bourbons ? la chute de l’empire ? Étaient-ils lassés de cette oppression, de cet impôt du sang, de ces éternelles guerres dont l’horreur continuait et surpassait quelquefois les désastres de la révolution ? Ils espéraient sans doute reconquérir quelque liberté intérieure ; mais à quel prix ! Il faut tout sacrifier à la liberté, hormis l’indépendance nationale. La commission en décida autrement, et elle avait si bien la majorité pour elle dans le corps législatif, que l’impression du rapport de M. Lainé fut votée par 223 voix contre 31. Si M. Lainé, comme on l’en accuse, avait alors des relations avec la famille royale, il est difficile de penser que M. de Biran n’y ait pas trempé. Ce qui est certain, c’est que, dans cette supposition même, il n’a cédé qu’à des convictions sincères et n’a considéré que l’intérêt du pays. Reste à savoir si un homme politique est absous pour être pur de toute trahison intéressée, et si on n’a pas à lui demander compte même de ses opinions les plus sincères, quand elles manquent de noblesse et de patriotisme.

L’empereur dit à la députation du corps législatif : « Votre commission a été guidée par l’esprit de la Gironde et d’Auteuil. » Il parlait ainsi en haine des idéologues, et peut-être au fond leur faisait-il trop d’honneur ; mais, dignes ou non d’être associés aux girondins dans la haine de Napoléon et dans les jugemens de l’histoire, on peut assurer du moins que les illustres membres de la société d’Auteuil aimaient sincèrement la liberté, et auraient su se dévouer pour l’indépendance. M. de Biran n’eut jamais avec eux que des rapports d’études, et dans la politique il ne portait ni leur esprit, ni celui de cette nouvelle école qui le regardait comme un de ses maîtres. Il n’y a qu’à suivre toute sa carrière durant la restauration. Les cours prévôtales, les lois d’exception, les lois restrictives de la liberté de la presse, il vote tout. La proposition de M. Barthélemy sur la réforme électorale, qui provoqua le projet d’adresse de M. Laffitte, M. de Biran la développe et la soutient ; il abandonne, pour cette fois seulement, et à son grand regret, le ministère, qui, ce jour-là, votait avec l’opposition. L’humble droit de pétition, consacré par la charte, rappelle à son esprit alarmé les pétitions menaçantes des sections au sein de la constituante ; il propose une loi contre l’exercice de ce droit constitutionnel, et il souffre que sa proposition soit accolée à celle de M. Sirieys, qui n’allait à rien moins qu’à assurer l’omnipotence de la majorité parlementaire, en consacrant par un article de règlement les principes mêmes qui amenèrent l’exclusion de Manuel. Cette tentative, tristement célèbre, rappelle un des plus beaux succès de M. Royer-Collard, le plus convaincu, le plus éloquent de ses adversaires. M. de Biran n’avait qu’un but, l’affermissement du pouvoir ; il ne concevait pas de stabilité sans la monarchie héréditaire, ni de monarchie héréditaire sans le principe de la légitimité. Lorsqu’il présidait, en 1820, le corps électoral de la Dordogne : « Électeurs, disait-il, dévoués par sentiment et par position à tout ce qui conserve, les députés de votre choix seront animés des mêmes sentimens et dévoués comme vous à la légitimité, sans laquelle tout fuit, tout chancelle, et va s’engouffrer dans l’abîme encore ouvert des révolutions. » D’où lui venait ce grand amour pour la légitimité ? Était-ce une feinte inspirée par l’ambition ? À Dieu ne plaise ! De l’enthousiasme pour les hochets ridicules de l’émigration, le trône de saint Louis et le panache blanc de Henri IV ? Non, M. de Biran était un esprit fort positif, fort peu susceptible d’enthousiasme. Quoiqu’il fût bien en cour, et qu’il eût épousé la femme d’un émigré qu’il aimait avec passion, M. de Biran, qui n’était pas noble et n’avait rien en lui de chevaleresque, était devenu royaliste, parce qu’il était d’abord et avant tout conservateur.

Il n’y a rien dans cette vie qui soit digne de l’histoire ; Maine de Biran n’appartient à la postérité que par ses travaux philosophiques, mais là il est un des maîtres de la pensée. Un seul problème sans doute a absorbé l’activité de son génie, mais ce problème est celui de la nature humaine, le premier de tous. C’est d’ailleurs le caractère propre, et c’est aussi l’honneur de Maine de Biran d’avoir choisi la tâche qui lui convenait le mieux, d’avoir aimé jusqu’à la passion ces études solitaires, de les avoir poursuivies sans relâche, pour elles-mêmes, sans aucun retour sur ses intérêts, sans aucune arrière-pensée de gloire ou de fortune. De nos jours, où la modestie philosophique est si peu pratiquée, où il n’est pas de chétif génie qui ne vise à l’étendue, c’est un grand exemple que la vie de ce profond penseur, consumée dans l’analyse d’un fait de conscience.

Qu’on y songe bien cependant. Ce seul fait, imperceptible et méprisable pour des yeux grossiers, ce fait si simple et si pauvre en apparence, en réalité si fécond, ce seul fait a suffi, une fois entouré de lumière par l’analyse ingénieuse et opiniâtre de Maine de Biran, pour préparer la ruine d’une doctrine alors souveraine absolue de l’intelligence, et qui depuis cinquante années ne connaissait pas de rivale, et pour amener de proche en proche la renaissance de la philosophie spiritualiste.

Quels que soient les services rendus depuis à la philosophie par l’école dont M. de Biran est un des maîtres, celui-là est le premier et le plus grand. L’école a pu faire faire des progrès à la science par d’autres découvertes ; par celle-ci, elle a rendu tous les progrès possibles, en détruisant à jamais l’influence du sensualisme. C’est en vain que des esprits à courte vue, enfans perdus du XVIIIe siècle, grands patriotes, mais dont l’horizon intellectuel ne dépasse pas la révolution française et Condillac, ont prétendu, en haine de l’Allemagne, que le sensualisme était la philosophie nationale. Non, le sensualisme n’est point dans le mâle et sévère génie de la tradition philosophique française. Le sensualisme est une importation étrangère, qui n’a jamais eu qu’une vie factice dans notre pays. Voltaire le prit des mains de Hume et de Bolingbroke pour le remettre à l’Encyclopédie ; mais ce n’est point de Voltaire et de Locke, c’est de Descartes, c’est de Pascal, c’est de Malebranche que la philosophie française doit relever. Grace à Dieu, les destinées du sensualisme sont aujourd’hui épuisées, et nous sommes rentrés sans retour dans la vieille et glorieuse tradition de la philosophie française ; mais n’oublions pas que, si cette noble chaîne de penseurs spiritualistes qui commence à Descartes se continue aujourd’hui avec honneur, c’est Maine de Biran qui l’a renouée.


Jules Simon.
  1. Œuvres complètes, publiées par M. V. Cousin, 4 vol. in-8o, chez Ladrange.