Philosophes contemporains - Théodore Jouffroy et ses œuvres

Philosophes contemporains - Théodore Jouffroy et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 333-376).
PHILOSOPHES CONTEMPORAINS

THEODORE JOUFFROY

Cours de Droit naturel. — Cours d’Esthétique. — Mélanges. — Nouveaux Mélanges. 5 vol., nouvelle édition, 1860-61. Hachette.

Vingt-trois ans à peine se sont écoulés depuis la mort de M. Jouffroy. Dans cet intervalle d’un quart de siècle, que de révolutions dans les institutions, dans les mœurs, dans les idées ! Avec quelle rapidité la face du monde se renouvelle, et comme les partisans de la philosophie du devenir ont beau jeu à une époque comme la nôtre ! Que de contrastes, si l’on rassemblait dans un tableau les principales questions de l’heure présente, mises en regard de celles qui s’agitaient vers 1840 ! Pour ne parler que de la philosophie, à part quelques vagues symptômes, déjà sensibles aux esprits fins, M. Jouffroy aurait-il pu prévoir en mourant que, si peu de temps après les triomphes d’une école auxquels il avait pris une noble part, le spiritualisme aurait à subir de si rudes épreuves jusqu’à voir un instant la popularité se retourner contre elle ?

Ces révolutions périodiques dans les idées nous obligent à revenir plus d’une fois sur certains noms désignés plus spécialement par leur éclat même à d’injustes disgrâces de l’opinion dans ces tumultes philosophiques qui semblent vouloir tout détruire et tout remettre en question. Après plusieurs années de luttes opiniâtres, il peut sembler utile de voir où nous en sommes, et parmi les renommées qui nous sont chères, lesquelles ont succombé sous les coups d’une polémique à outrance, lesquelles ont pu y survivre. Relevons nos blessés et comptons nos morts.

À deux reprises déjà, on a donné ici même le portrait de M. Jouffroy ; on a peint l’homme, l’écrivain, le penseur. Dès 1833, M. Sainte-Beuve traçait dans la Revue un de ces portraits à plusieurs égards définitifs, où excellait déjà son art incomparable[1]. Onze ans plus tard, M. de Rémusat, déplorant la mort récente du philosophe, rassemblait dans une lumineuse étude les titres épars de cette belle renommée[2]. Chacun des deux peintres a mis dans son œuvre quelque chose de lui-même, de son esprit, de sa physionomie. Ce que M. Sainte-Beuve a peint avec amour, ce qu’il a placé sous le rayon le plus propice et dans le plus beau relief, c’est l’expression poétique, rêveuse de son modèle, tel que Joseph Delorme devait le comprendre alors ; c’est l’artiste comprimé, refoulé par les devoirs austères de la science, qu’il a interprété avec une prédilection marquée. Il se demandait si M. Jouffroy avait bien rencontré sa vocation la plus saisissante en s’adonnant à la philosophie. Il croyait deviner l’ennui de l’âme sous cette logique et comme un regret profond dans son regard d’exilé. Aussi l’engageait-il envers le public, par des demi-confidences, à déployer dans quelque œuvre d’art, dans un roman, sa psychologie réelle ; il lui montrait du doigt ce refuge brillant pour toutes les facultés de sa nature qui n’avaient pas donné, pour toutes ces parties poétiques et pittoresques de son talent restées sans emploi.

M. de Rémusat, très occupé de politique, profondément mêlé à des mouvemens d’opinions qui avaient, quinze ans auparavant, renouvelé tant de choses et produit une révolution, inclinait naturellement à peindre dans M. Jouffroy l’un des plus nobles interprètes des idées libérales de la génération à laquelle il appartenait lui-même. De larges peintures de l’état des esprits vers la fin de l’empire et sous la restauration préparaient et expliquaient la jeunesse inquiète de M. Jouffroy. Sans négliger le côté philosophique de son sujet, M. de Rémusat insistait particulièrement sur les causes morales qui amenèrent la révolution de 1830, sur la naissance et la formation des divers groupes d’écrivains qui renouvelèrent alors la presse militante, enfin sur tous les points par où la vie de M. Jouffroy a pu se rencontrer et même se confondre ; à certaines heures, avec l’histoire morale et politique du XIXe siècle.

Après ces deux maîtres, que nous reste-t-il à faire ? Peut-être l’étude plus spéciale du philosophe. Pour juger l’œuvre d’un écrivain tel que M. Jouffroy, pour en apprécier les résultats définitifs, ceux qui resteront acquis à la science, il est bon de n’être pas trop rapproché de lui par le temps ou par l’amitié. Il est bon de faire partie, non du groupe d’amis survivans, mais du public ; le jugement est plus libre ainsi. Peut-être aussi, à vingt-deux ans de distance, sommes-nous placé à ce juste point de la perspective qui exige, pour ces sortes d’appréciations, un certain éloignement dans le temps, et qui permet à la postérité de rétablir les vraies proportions des personnages et des idées. Depuis la mort de M. Jouffroy, bien des aspects de la science ont changé ; des parties entières ont été bouleversées par de brusques attaques, les limites reculées sur certains points, envahies sur d’autres. Sous le feu de la polémique, la doctrine de M. Jouffroy a pu trahir ses parties vulnérables. Pour celles qui ont résisté à de si furieux assauts, on peut dire qu’elles sont maintenant à l’épreuve.


I

On se plaît parfois à choisir sa patrie idéale dans le temps et à désigner l’époque où chacun de nous aurait cru trouver le plus noble et le plus large emploi de ses facultés. Je croirais volontiers que c’est de 1820 à 1830 qu’un homme d’intelligence voué aux ambitions de la pensée et y subordonnant tout le reste devrait souhaiter d’avoir vécu. D’autres momens du siècle furent plus glorieux par la politique ou par les armes ; aucun ne le fut davantage par le mouvement des idées ou l’éclat des lettres. Il y eut là une époque unique pour la libre et féconde variété des talens, pour toutes les nobles curiosités en même temps éveillées et toutes les émotions du beau en même temps ressenties, pour l’activité presque héroïque de l’esprit, qui se précipitait dans tous les sens à la conquête de l’inconnu, et aussi pour la candeur du public, enthousiaste alors jusqu’aux illusions. La philosophie critique n’avait pas encore flétri ces espérances enchantées, ni désolé l’imagination neuve des générations qui représentaient la jeunesse du siècle.

Ce fut comme un renouvellement universel, une instauratio magna de l’esprit humain. Ce fut au moins une immense espérance de ces grandes choses. La poésie, l’histoire, la critique, la philosophie, donnaient chaque jour, comme à l’envi et par une sorte d’émulation illustre, des témoignages de ce que peut l’invention de quelques grands talens, excitée par l’enthousiasme de l’opinion. On put croire un instant qu’on allait assister à la naissance d’un grand siècle. De magnifiques succès partiels encourageaient ces illusions. Jamais peut-être, sauf au XVIe siècle et à la fin du XVIIIe, l’esprit humain ne manifesta une confiance plus ingénue en lui-même ; jamais la raison ne se persuada plus complètement qu’elle allait enfin avoir raison et qu’on allait lui livrer, pour les réformer d’un coup, les institutions, les lois, les mœurs. On crut qu’on était sur le point de saisir les formes durables de la vérité dans les systèmes, du droit absolu dans les lois, du beau dans les arts. On s’imagina qu’il serait possible de résoudre pacifiquement toutes les questions, de manière à concilier les intérêts dans un ordre de choses qui ne fût que l’expression du droit, et les passions les plus contraires dans un programme idéal dont les articles ne contiendraient rien moins que la règle équitable du pouvoir et de la liberté, la méthode philosophique, la formule suprême de l’art : vaste tentative d’application universelle de la raison à tous les problèmes, appuyée sur une étude profonde de l’histoire et de l’esprit humain. Si elle échoua en partie, ce ne fut ni par le défaut de talent dans les hommes qui l’entreprirent, ni par le défaut d’ampleur dans la conception générale d’où elle était sortie.

L’esprit avait toute sa valeur alors ; on en sentait la force, on le respectait, on l’aimait, on lui frayait toutes les voies. Son règne se marquait par les progrès de l’opinion publique, qu’il excitait en la dirigeant, et qui, en lui obéissant avec empressement, assurait sa souveraineté sur les mœurs publiques, et à la longue sur les institutions. En se modérant lui-même avec un tact exquis, il méritait de régner, et il régna.

Il n’y avait peut-être pas au fond plus d’unité de vues et d’unanimité de croyances à cette époque qu’il n’y en a entre les hommes de notre temps ; mais les controverses étaient à la fois plus ardentes et moins inutiles. Les questions posées alors ne dépassaient pas certaines limites et ne divisaient pas les esprits par des abîmes. Quelques principes, heureusement conservés au-dessus du tumulte de la controverse, permettaient, sinon de s’entendre, au moins de se comprendre. Ce qui manque aujourd’hui, ce sont ces points communs, ces points de repère dans l’infini mouvant des opinions humaines. Ce qui sépare les hommes, c’est la contradiction absolue. Il en résulte deux choses : l’une facile à prévoir, l’inutilité de la controverse ; l’autre, qui est un effet assez singulier de la même cause, le manque d’intérêt des discussions. Quand des adversaires se trouvent jetés aux deux extrémités de la pensée, ils ne parlent plus le même langage ; tout point de contact manque à leurs idées. Chez les esprits élevés, tout se borne alors à une exposition de principes qui, ne s’inquiétant plus des objections possibles, tourne insensiblement au monologue. Chez les esprits communs et naturellement bas, l’impuissance de discuter se traduit en banales injures contre les idées qu’ils ne comprennent pas, ou, plus souvent, contre les hommes qui les représentent.

À l’époque dont nous parlons, il y avait plus de passion vraie dans les débats, parce qu’il y avait moins de négations radicales entre les hommes et les idées. Sauf peut-être en littérature, où classiques et romantiques se faisaient une guerre d’extermination, partout ailleurs on recherchait avec ardeur les principes sur lesquels il y avait chance de s’entendre. Quand l’abbé de Lamennais écrivait son Essai sur l’indifférence, il philosophait à sa manière, il faisait un système ; c’était sur une théorie particulière de la certitude qu’il établissait son apologétique paradoxale. Quand les écrivains du Globe, quelques années plus tard, lançaient avec une âpre et brillante passion leurs réquisitoires contre le dogmatisme religieux, ce qu’ils attaquaient au fond, c’était la domination officielle des religions d’état, et du moins les vérités qui sont l’essence religieuse du spiritualisme restaient en dehors de ces vives controverses. De même en politique : les représentans les plus téméraires du progrès n’allaient pas au-delà d’un libéralisme relativement modéré. Et bien qu’ils eussent en face d’eux des préjugés opiniâtres, des illusions rétrospectives, un idéal chimérique de gouvernement patriarcal, le débat se renfermait dans certaines limites ; il n’était pas ouvert sur le principe monarchique lui-même, mais seulement sur l’étendue et la nature des garanties dont il convenait d’entourer l’institution.

Spectacle brillant, même dans sa confusion, que celui d’une telle activité intellectuelle, d’une telle ambition, ardente à la fois et mesurée, de ces grands travaux, de ces beaux rêves ! Si tous ces vastes espoirs ne furent pas remplis, la faute en est à l’immensité de ces espoirs, à la lassitude prématurée de certains talens qui n’allèrent pas jusqu’au bout de leur tâche, et aussi à la politique active qui, de 1830 à 1848, attira presque exclusivement à elle cet essor des intelligences et les absorba. La politique ne rend jamais les conquêtes qu’elle a faites. Parmi les grands esprits de cette époque, les uns trouvèrent tout naturellement dans les affaires de l’état une application nouvelle de leurs rares facultés ; les autres rencontrèrent dans les luttes de la tribune un attrait tout puissant, une distraction enivrante aux études désintéressées qui avaient illustré leur nom ; d’autres enfin, entraînés par les préoccupations publiques, cédèrent à la tentation d’une popularité facile : ils transportèrent la politique dans les lettres, et ce mélange en altéra l’idéale pureté. Mais ces ambitions de la pensée et de l’art, qui avaient passionné pendant dix ans les plus nobles esprits, n’avaient pas été stériles ; même à travers les défaillances des hommes ou les échecs partiels des idées, il reste, de ces grandes tentatives et de ces rencontres d’esprits supérieurs, comme une trace de lumière dans un siècle.

Ce fut vers 1823, au milieu de cette société si intelligente et avide d’idées, que parut pour la première fois un des hommes qui devaient le plus l’honorer, tout jeune alors, mais visiblement marqué pour un grand avenir d’écrivain et de penseur, si la vie lui laissait le temps de devenir tout ce qu’il pouvait être. On parlait avec une sorte de mystère de ce philosophe de vingt-six ans à peine, déjà, observateur profond, psychologue délicat, qui portait dans les grands problèmes, avec les lents procédés de la science expérimentale, l’accent d’une émotion contenue, une gravité, une sorte de piété philosophique. De rares initiés racontaient les réunions qui se tenaient autour de lui dans une pauvre chambre de la rue du Four-Saint-Honoré. Vingt disciples fidèles, dont quelques-uns sont arrivés aux plus hautes charges de l’état, qui tous ont conservé le culte de l’esprit et se sont diversement illustrés par lui, se groupaient autour de « ce mélancolique jeune homme, dont la figure grave et belle avait des expressions si douces et sincères, si sereines et si tristes, dont les yeux, d’un bleu pâle et d’une lenteur réfléchie, ne se laissaient pas détourner des contemplations intérieures, et dont les joues amaigries étaient creusées par le mal qui consumait déjà une vie destinée à finir si vite[3]. »

Le jeune philosophe qui exposait des théories déjà formées sur l’esthétique, et qui préludait à ses belles méditations sur la destinée humaine devant des auditeurs tels que M. Vitet, M. Duchâtel, M. Dubois, était un des plus brillans débris de cette glorieuse École normale, un instant brisée, et dispersée par un mouvement de réaction aveugle, poursuivie par une colère opiniâtre jusque dans les rangs du professorat. Sa carrière, comme celle de ses condisciples, avait été subitement interrompue ; on lui avait retiré la chaire du collège Bourbon, où il avait fondé un enseignement remarqué ; il se voyait réduit aux ressources précaires des cours particuliers, en attendant une réparation qui se fit attendre assez longtemps. La réputation arriva plus vite, et fit compensation aux disgrâces du pouvoir.

Sa jeunesse maladive et dévorée par un feu intérieur que la pensée trop ardente excitait encore l’avait de bonne heure prédisposé à la philosophie. Quand il était arrivé à l’École normale en 1814, il y apportait des études fort incomplètes, une gravité précoce, un fonds d’impressions religieuses recueillies dans la vie patriarcale et dans l’habitude journalière des grands spectacles de la nature, une certaine tristesse même, celle des jeunes gens qui vivent beaucoup avec leur pensée ou avec la nature. Il ne connaissait rien de la philosophie ni des philosophes, mais il avait au plus haut degré le tempérament philosophique. Dès ses premiers pas à l’école, il rencontra la science qui devait devenir la maîtresse de sa vie. L’École normale retentissait de l’écho de deux enseignemens qui venaient de finir prématurément : celui de M, Laromiguière, qui avait consacré deux années à l’exposition d’une doctrine mixte, expression exacte de sa personnalité même, si fine et si modérée, adoptant le fonds d’idées et le langage de l’école de Condillac et de Destutt de Tracy, mais rajeunissant l’idéologie épuisée par quelques principes nouveaux qui l’inclinaient doucement vers le spiritualisme renaissant, et l’enseignement de M. Royer-Collard, qui avait développé avec autorité la théorie écossaise de la connaissance, engageant le combat avec l’empirisme, et opposant à ses adversaires l’analyse des faits supérieurs de la nature humaine par lesquels se révèle en nous une source d’idées plus haute que l’expérience. Le souvenir de ces deux enseignemens divisait encore la jeunesse de l’école. Enfin c’était M. Cousin lui-même dans le feu de ses vingt-deux ans, dans la vive et communicative ardeur de ses premières découvertes et de ses grandes espérances. M. Jouffroy ne pouvait échapper à son sort, qui l’avait marqué philosophe : sous ces influences diverses et par l’effet d’une révolution intérieure d’esprit que nous avons à raconter, sa vocation se décida pour cette science, dont il n’avait eu jusqu’alors que l’instinct, et qui lui était tout d’un coup révélée par les discussions animées de ses condisciples, comme par l’éloquente passion d’un jeune maître presque de son âge.

Nous avons de cette première rencontre de M. Jouffroy avec M- Cousin deux témoignages précieux, celui du maître et celui du disciple. M. Cousin a fixé, dans quelques pages pleines d’intérêt, la date et les circonstances de cette rencontre, en décrivant avec une précision animée le mouvement philosophique dont l’école était alors, l’ardent foyer[4]. M. Jouffroy a consacré aux mêmes souvenirs quelques pages retrouvées après sa mort et publiées par M. Damiron au commencement de la deuxième partie du mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques, qui nous livrent le secret de cette belle âme en nous racontant l’histoire de ses idées.

Ce que M. Jouffroy chercha dans la philosophie, c’était plus qu’une méthode, c’était une foi. Il avait besoin de retrouver, par l’effort de sa raison, un système de croyances pour remplacer celles qu’il avait perdues. Les premiers mois de soft séjour à l’école avaient été marqués par une de ces crises qui mesurent profondeur d’une âme ; elle nous a valu une page égale aux plus belles qu’aient produites en ce genre les lettres françaises depuis Pascal, mais dont on ose à peine louer le charme passionné, le poétique éclat, quand on songe de quel prix cette beauté littéraire a été payée, et quelles angoisses il a fallu traverser pour que le souvenir, même lointain, eût encore cette émotion et cet accent. Après avoir peint en quelques traits rapides et touchans le bonheur que donne une foi vive en une doctrine qui résout toutes les grandes questions de la vie et de la mort, M. Jouffroy marque les raisons pour lesquelles il était impossible que ce bonheur fut durable : le temps même où il vivait, sa curiosité d’esprit, qui n’avait pu se dérober aux objections puissantes semées comme la poussière dans l’atmosphère qu’il respirait, son intelligence, possédée par l’effroi même que ces objections lui causaient, et la croyance religieuse, insensiblement déracinée, prête à succomber sous le premier effort du doute. « Cette mélancolique révolution ne s’était point opérée au grand jour de ma conscience : trop de scrupules, trop de vives et saintes affections me l’avaient rendue redoutable pour que je m’en fusse avoué les progrès. Elle s’était accomplie sourdement, par un travail involontaire dont je n’avais pas été complice, et depuis longtemps je n’étais plus chrétien que dans l’innocence de mon intention j’aurais frémi de le soupçonner ou cru me calomnier de le dire ; mais j’étais trop sincère avec moi-même, et j’attachais trop d’importance aux questions religieuses pour que, l’âge affermissant ma raison, et la vie studieuse et solitaire de l’école fortifiant les dispositions méditatives de mon esprit, cet aveuglement sur mes propres opinions pût longtemps subsister.

« Je n’oublierai jamais la soirée de décembre où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps après l’heure du sommeil, j’avais coutume de me promener ; je vois encore cette lune à demi voilée par les nuages qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s’écoulaient, et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée, qui de couche en couche descendait vers le fond de ma conscience, et, dissipant l’une après l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-là dérobé la vue, m’en rendait de moment en moment les détours plus visibles. En vain je m’attachais à ses croyances dernières comme un naufragé aux débris de son navire ; en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j’allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré ; l’inflexible courant de ma pensée était plus fort : parens, famille, souvenirs, croyances, il m’obligeait à tout laisser ; l’examen se poursuivait plus obstiné et plus sévère à mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arrêta que quand il l’eut atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-même il n’y avait plus rien qui fût debout, — Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée, où désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m’y exiler, et que j’étais tenté de maudire[5]. »

N’y a-t-il pas dans ces lignes fières et désolées quelque chose de l’inspiration d’où sont sorties les Méditations ? Oui, dans cette page d’un accent presque lyrique, M. Jouffroy a écrit, lui aussi, sa méditation, qui n’est inférieure à aucune autre, et qui marque bien, même dans la peinture du doute, l’esprit sérieux du siècle. Au fond et malgré des apparences contraires, ce siècle a un grand instinct religieux. Les âmes les plus hautes, qui sont après tout celles où il convient d’étudier le caractère moral d’une époque, ne jouent pas avec ce sentiment du divin, qui est la vive empreinte de l’infini sur nous. Quand elles se séparent du christianisme, c’est après des luttes plus ou moins longues, c’est avec des angoisses. Elles le respectent, même après le divorce accompli, et longtemps le cœur saigne de ce déchirement. Quelle différence avec l’ironie légère ou l’amertume hautaine des sceptiques du dernier siècle ! — Cette page de M. Jouffroy restera comme l’expression vraie non pas d’une âme particulière, mais d’un grand nombre de consciences éprouvées par le même doute, frappées au même endroit, dépossédées, de leur tranquille bonheur et condamnées à la dure fatigue de se refaire, au prix de quelles peines ! une doctrine religieuse, une foi.

Ce fut là en effet la loi de la vie de M. Jouffroy, loi virilement acceptée par lui et qui devint la règle même, l’inspiration et le soutien de ses travaux. « Bien que mon intelligence ne considérât pas sans quelque orgueil son ouvrage, mon âme ne pouvait s’accoutumer à un état si peu fait pour la faiblesse humaine ; par des retours violens, elle cherchait à regagner les rivages qu’elle avait perdus ; elle retrouvait dans la cendre de ses croyances passées des étincelles qui semblaient par intervalles rallumer sa foi… Mais les convictions renversées par la raison ne-peuvent se relever que par elle, et ces lueurs s’éteignaient bientôt. Si en perdant la foi j’avais perdu le souci des questions qu’elle m’avait jusqu’à ce jour résolues, sans doute ce violent état n’aurait pas duré longtemps, la fatigue m’aurait assoupi, et ma vie se serait endormie comme tant d’autres, endormie dans le scepticisme. Heureusement il n’en était pas ainsi ; jamais je n’avais mieux senti l’importance des problèmes que depuis que j’en avais perdu la solution. J’étais incrédule, mais je détestais l’incrédulité ; ce fut là ce qui décida de la direction de ma vie. »

Il résolut donc de consacrer à cette recherche tout le temps qui serait nécessaire, son existence dût-elle s’y employer tout entière. Il lui semblait que la philosophie, la vie même, ne pouvait pas être autre chose que cette recherche. Y réussit-il pleinement et sans réserve ? Trouva-t-il autant qu’il avait perdu ? Put-il remplir ce vaste programme qu’il s’était tracé ? Nous répondrons à cette question quand nous aurons examiné l’ensemble et le développement de ses idées. Nous nous expliquerons mieux alors pourquoi cette belle âme, au milieu des joies d’une science chaque joui, agrandie et d’une considération plus solide que la gloire, resta frappée d’une sorte de mélancolie, qui est une partie essentielle et le caractère même de son talent.

Il y eut déception pour lui dès les premiers pas qu’il fit dans la science. Il avoue lui-même qu’il ne s’était point rendu un compte bien net de l’ordre des questions : que la philosophie embrassait et des exigences de la méthode propre à les résoudre. Son intelligence, « excitée par les besoins et élargie par les enseignemens du christianisme, » avait prêté à la philosophie le grand objet et la portée d’une religion. Il fut quelque peu désappointé quand il se trouva enfermé pendant dix-huit mois dans l’enceinte d’une seule question, celle de l’origine des idées. Il s’y habitua pourtant. Il apprenait à exercer sa raison, « à la conduire, à avoir confiance en elle. » Assurément rien de tout cela ne fut perdu. Bientôt même la vraie portée de cette question, qui n’est pas autre que celle de la certitude et de la raison, se révéla plus clairement à lui. La liaison de cette question avec les autres problèmes se laissa même entrevoir. Il se réconcilia avec les lenteurs du procédé auquel on soumettait sa jeune impatience, et il eut le bon-esprit de trouver profit à se laisser instruire, à laisser venir à lui les idées et l’expérience, convaincu ; par le sentiment éclatant de son ignorance, que l’heure de penser par lui-même n’était pas venue[6].

Son noviciat à l’école étant expiré, il fut appelé à professer a son tour, et ce fût une salutaire nécessité pour lui de se trouver en face d’un cours à faire et de chercher la vérité à ses risques et périls. Des sciences qu’il avait à enseigner, il savait à peine l’objet et la méthode. Presque tout était à créer pour lui. Il y eut là un incroyable développement de la faculté d’observation interne et d’analyse. Lui-même, à vingt années de distance, déclarait que jamais il ne jouit au même degré qu’alors de cette autorité sur l’instrument intellectuel, la réflexion. Il a décrit cette habitude qu’il contracta de la vie intérieure avec une énergie d’expression qui rappelle par endroits Descartes et le fameux hiver passé dans un poêle à préparer le Discours de la Méthode. « J’avais jeté les livres, dit-il, trouvant plus court de bâtir à neuf que de construire avec des matériaux empruntés. C’étaient donc des journées, des nuits entières de méditation dans ma chambre ; c’était une concentration d’attention si exclusive et si prolongée sur les faits intérieurs où je cherchais la solution des questions, que je perdais tout sentiment des choses du dehors, et que, quand j’y rentrais pour boire et manger, il me semblait que je sortais du monde des réalités et passais dans celui des illusions et des fantômes. » Il se déshabitua d’aller chercher ailleurs ce qu’il pouvait trouver par lui-même : s’il ouvrait les philosophes, s’il suivait encore les cours publics, c’était plutôt pour apprendre où étaient les questions que pour en obtenir la solution. Il en vint même à se convaincre qu’il ne comprenait véritablement que ce qu’il avait trouvé lui-même. Pendant ce temps d’élaboration intérieure et de méditation sur les lois de la nature humaine et sur les règles pour la conduite de l’esprit, qui étaient l’objet de son enseignement, que devenait la préoccupation de ces questions générales, d’un intérêt supérieur, d’une portée toute religieuse, qui avaient décidé de l’emploi de sa vie ? Ce noble souci des choses divines n’était pas éteint dans son cœur ; « il y subsistait tout entier, et par intervalles, quand j’avais quelques heures à rêver la nuit à ma fenêtre ou le jour sous les ombrages des Tuileries, des élans intérieurs, des attendrissemens subits, me rappelaient à mes croyances passées, à l’obscurité, au vide de mon âme, et au projet toujours ajourné de le combler ; ». Une maladie nerveuse, en lui imposant deux années de retraite et de loisir forcé dans ses chères montagnes du Jura, avança l’heure où il put espérer de résoudre quelques-unes de ces questions délaissées un instant pour les questions de méthode, mais non oubliées. « Je me retrouvais sous le toit où s’était écoulée mon enfance… Chaque voix que j’entendais, chaque objet que je voyais, chaque lieu où je portais mes pas, ravivaient en moi les souvenirs éteints, les impressions effacées de cette première vie ; mais, en rentrant dans mon âme, ces souvenirs et ces impressions n’y trouvaient plus les mêmes noms. Tout était comme autrefois, excepté moi. Cette église, on y célébrait encore les saints mystères avec le même recueillement ; ces champs, ces bois, ces fontaines, on allait encore au printemps les bénir ; cette maison, on y élevait encore au jour marqué un autel de fleurs et de feuillage ; ce curé qui m’avait enseigné la foi avait vieilli, mais il était toujours là, croyant toujours, et tout ce que j’aimais, tout ce qui m’entourait avait le même cœur, la même âme, le même espoir dans la foi. Moi seul l’avais perdue, moi seul étais dans la vie sans savoir ni comment ni pourquoi ; moi seul, si savant, ne savais rien ; moi seul étais vide, agité, aveugle, inquiet. Devais-je, pouvais-je demeurer plus longtemps dans cette situation ? » Il se mit à l’œuvre et appliqua presque uniquement, pendant deux années, à cette recherche, l’intensité d’attention et la régularité de procédés qu’il avait acquises.

C’est au retour de ses montagnes, au sortir de cette retraite philosophique, remplie par l’exercice le plus actif de la pensée, qu’il trouvait sa carrière brisée, ses amis dispersés, et qu’il ouvrait dans une chambre modeste ce cours d’où devait dater le premier élan de sa jeune renommée. Quelque temps après cet heureux essai de ses forces, nous le retrouvons au Globe, fondé en 1825 par plusieurs de ses auditeurs et quelques amis du dehors. S’il prit dans ce journal une attitude militante qui peut nous étonner dans une nature si élevée et si méditative, s’il écrivit les articles célèbres Comment les dogmes finissent, la Sorbonne et les Philosophes, qu’on n’oublie pas qu’il y avait guerre déclarée entre le parti libéral et le parti alors au pouvoir, que ce parti tendait de plus en plus à faire du catholicisme une religion d’état, marquant sa funeste influence par la suppression de l’École normale, par l’épuration de l’université, par des mesures inquisitoriales tristement inventées pour faire de l’hypocrisie un moyen d’avancement. La philosophie était traitée en ennemie. Si elle se défendit à outrance, si elle devint même agressive, il faut songer au péril des temps, aux alarmes de l’opinion, aux entraînemens de la polémique, qui s’emporte si facilement au-delà du but. Dans ces morceaux qui obtinrent alors un succès retentissant, les passions de l’heure présente se cachent sous la froide amertume de l’écrivain. Qu’on relise de sang-froid ces deux articles, le premier surtout ; on verra sans peine que ce sont des écrits de circonstance, des armes de combat. Vingt ans plus tard, M. Jouffroy n’aurait pas raconté de ce style ironique et hautain la fin des dogmes. Ne savait-il pas bien lui-même ce qu’il en coûte pour les quitter ? Et devait-il condamner avec une superbe indifférence l’humanité à s’en passer ?

En 1828, un ministre intelligent et libéral, M. de Martignac, ouvrit pour l’université une ère de réparation. Ce fut la grande époque, l’âge héroïque de la Sorbonne. Les noms de MM. Cousin, Villemain, Guizot, sont restés associés dans nos souvenirs comme ils l’étaient alors par l’enthousiasme public. Ils sont devenus inséparables dans les annales du grand enseignement en France ; mais à côté d’eux il y avait encore de belles places à prendre. Rappelé avec honneur dans l’enseignement public, M. Jouffroy donna douze années de sa vie à cette tâche nouvelle, soit à la Sorbonne, soit au Collège de France, jusqu’en 1839, époque où sa santé, de plus en plus défaillante, le condamna au silence. Il arrivait, précédé d’une assez grande réputation acquise, soit par sa collaboration au Globe, soit par ses travaux philosophiques, la traduction des Esquisses de Dugald Stewart et la célèbre préface, soit par le succès des cours particuliers qu’il avait faits, pendant trois ou quatre années, sur la psychologie, la morale et l’esthétique. Dans cet enseignement, agrandi autant par le progrès de son talent que par la publicité toute nouvelle dans laquelle il se produisait, il traita successivement, d’après les indications si exactes et si consciencieuses de M. Damiron, de la circonscription et de la division de la psychologie, des fonctions de la sensibilité et de la raison, du problème de la destinée humaine, du droit naturel, de la philosophie de l’histoire comme introduction à l’histoire de la philosophie. C’est avec les fragmens de ses leçons, conservées en substance dans ses notes ou retenues à peu près par la sténographie, qu’a été construit le monument philosophique qui gardera son nom.

Quelle fut dans l’enseignement public la place de M. Jouffroy ? quels furent son rôle et son rang ?

À côté des talens oratoires de premier ordre qui, dans les chaires voisines, passionnaient le public, il sut se former une originalité discrète, intime, de demi-jour ; il sut se composer un public à part, qui, à la longue, devint pour lui comme une famille intellectuelle. Nous avons consulté les souvenirs, très fidèles et très vifs encore, de quelques-uns de ses auditeurs, et nous avons pu d’autant plus aisément nous faire une idée de son genre d’éloquence philosophique, qu’elle était en harmonie parfaite avec la nature d’esprit que nous avons essayé de peindre. C’était moins encore, si je puis dire, une parole extérieure qu’une parole intérieure qu’il apportait dans sa chaire. Rien n’était donné à la curiosité littéraire, rien non plus à l’effet oratoire. La réflexion même en acte, la conscience se dévoilant, l’idée devenue visible sans perdre son essence d’idée pure, un geste sobre et fin dessinant en quelque sorte la forme idéale de la pensée, une voix faible, mais timbrée par l’âme, voilà ce qui frappait un auditoire assidu, pour qui M. Jouffroy était plus qu’un orateur, mieux qu’un professeur, quelque chose comme un révélateur du monde intérieur qu’on écoutait avec attendrissement, presque avec dévotion. À l’entendre expliquer les phénomènes psychologiques, on sentait une méthode toujours agissante. Il nous dit lui-même quelque part qu’il ne s’arrêtait jamais à une idée vague ou à moitié éclaircie, et qu’il s’obstinait jusqu’à ce qu’elle le fût complètement, décomposant l’objet total dans ses parties, fixant l’ordre naturel dans lequel ces parties devaient être étudiées ; cela fait, concentrant toute son attention sur la première, opérant sur elle comme sur l’objet total, analysant, ordonnant les élémens analysés, et concentrant successivement son attention sur chacun, après quoi il passait à la seconde. De cette manière, l’esprit de l’auditeur n’était jamais égaré, les forces du professeur jamais partagées. Il agissait sur chaque point avec toute la puissance de son attention… « On ne saurait croire, ajoute-t-il, combien de difficultés redoutables cèdent à une telle méthode Jet quelle vigueur elle donne à celui qui la soutient jusqu’au bout. » Quand une difficulté résistait trop, il la constatait, la signalait et la laissait à résoudre. Forcé d’avancer, il y avait des questions qu’il se contentait déposer à leur place et qu’il Sabordait même pas, les tenant en réserve pour des occasions meilleures.

Ce que M. Jouffroy dit de sa méthode de travail s’applique avec exactitude à son enseignement, qui n’en était que la manifestation et comme le prolongement. C’était la même observation soutenue par la parole, l’analyse pensée tout haut. Quelquefois la veine intérieure était languissante, sinon tarie, d’autres fois mélangée et troublée. C’étaient les mauvais jours, les heures ingrates et dures. Ces sécheresses de la pensée, qui ne les connaît, qui n’en a mille fois souffert parmi ceux qui sont soumis à la dure nécessité de parler à heure fixe ? Comme d’autres, M. Jouffroy les éprouvait, ces mortelles langueurs. Il savait les vaincre par la force de sa patience et de sa méthode. Il sollicitait discrètement, lentement la source : « quand une fois elle a jailli, disait-il-à ses amis, ou quand la digue est rompue, je ne m’arrête pas et je déborde à flots dans mon sujet. » Il disait vrai, et cette image exprime à merveille la nature de cet enseignement, les qualités rares du maître et les défauts de sa manière.

Tel qu’il était, avec ses savantes lenteurs, ce cours excitait au plus haut degré la sympathique attention des gens de goût. Il laissait de profondes impressions et faisait de chaque auditeur un disciple. Parfois aussi le ton de cet enseignement s’animait, se passionnait presque par la force du sujet choisi et des idées qui en naissaient naturellement. M. Jouffroy n’en cherchait jamais l’occasion, il ne la fuyait pas non plus. L’effet était alors d’autant plus irrésistible, d’autant plus grand, qu’il était rare et qu’il s’imposait à l’auditeur par le développement même du sujet, non par l’ingénieuse contrainte du professeur. On a gardé le souvenir de quelques-uns de ces effets produits par la sincérité de l’accent moral ou par la grandeur de l’idée. Un jour, c’était en 1834, à une époque incertaine et triste où la société semblait chaque jour menacée de nouveaux bouleversemens, M. Jouffroy parlait du scepticisme actuel ; il fut amené à peindre et la faiblesse des volontés et la mobilité des principes, et ce fol amour du changement qui fait que nous semblons moins habiter le présent que l’avenir, accueillant toute révolution avec ivresse, confondant ainsi ce qui est nouveau avec ce qui nous manque, et de ce que l’objet secret et inconnu de nos désirs est une chose nouvelle, en concluant aveuglément que toute chose nouvelle aura la propriété de les satisfaire. Il exhortait ses auditeurs à chercher les solutions nécessaires dans les progrès de la raison publique, au lieu de les espérer follement des révolutions matérielles et des orages de la rue. « Tenons notre esprit calme, s’écria-t-il, dans cette époque de fièvre et d’agitation ; mais-ce n’est pas assez de calmer son intelligence, il faut encore la conduire. » Et il citait les illustres exemples de Marc-Aurèle, d’Épictète, des grands stoïciens pour montrer, qu’il n’y a pas de temps si funeste où il ne reste aux individus, le pouvoir de sauver leur conduite et leur caractère du naufrage universel. Nous le pouvons donc, nous aussi, dans des temps infiniment meilleurs, avec les lumières du christianisme et d’une philosophie épurée pour flambeau. « Il n’est personne qui, en cherchant sérieusement ce qui est bien et ce qui est mal, ne puisse purifier son intelligence et son âme de ce flot d’idées fausses, immorales, bizarres, qu’une licence incroyable d’esprit encore plus que de cœur verse aujourd’hui sur la société. Voilà ce qui est possible à chacun de nous, et si nous le pouvons, nous le devons. Nul n’est excusable de ne pas sauver sa raison et son caractère dans un temps comme celui-ci, car s’il y a, dans les circonstances sociales au milieu desquelles nous nous trouvons, des excuses pour ceux qui laissent l’une s’égarer et l’autre se corrompre, ces excuses ne les absolvent pas ; c’est précisément pour de telles circonstances que Dieu nous a donné une raison pour juger et une volonté pour vouloir. » La fierté stoïque de ces paroles ravissait l’auditoire. Une autre fois, dans cette belle leçon sur le problème de la destinée humaine, où il parcourait à grands traits l’histoire des métamorphoses de notre globe et des créations successives par lesquelles la nature semblait essayer ses forces jusqu’à cette dernière création qui mit l’homme sur la terre : « Pourquoi le jour ne viendrait-il pas aussi, s’écria-t-il, où notre race sera effacée, et où nos ossemens déterrés ne sembleront aux espèces alors vivantes que des ébauches grossières d’une nature qui s’essaie ? » L’effrayante grandeur de l’hypothèse, l’anxiété de la destinée rendue plus sensible par cette obscurité des origines, l’accent de l’orateur, pénétré lui-même de ce doute, tout cela produisit un vrai transport parmi les assistans. Ils se levèrent d’un seul mouvement comme sous le coup d’une épouvante sacrée.

C’étaient là des traits rares, on peut dire exceptionnels dans son enseignement. L’allure habituelle de l’analyse ne comportait pas ces coups éclatans d’éloquence et d’imagination. Il ne faut pas s’en plaindre. Il suffit à la gloire de M. Jouffroy qu’il fût capable d’action oratoire. Que de trésors d’observation il eût perdus ou dissipés, s’il s’était laissé entraîner en dehors de sa vraie nature par une trompeuse émulation avec d’illustres modèles ! L’originalité qu’il s’était faite méritait bien qu’il restât fidèle aux conditions de son esprit, au moins dans sa chaire de la Sorbonne.

Si nous avions à juger l’écrivain, peut-être serions-nous plus sévère. Ce qui fit le mérite original de son enseignement, la lente expérimentation de l’âme par elle-même, l’interrogation détaillée de la conscience, les détours infinis de l’analyse, la décomposition des problèmes dans leurs parties et l’insistance sur chaque partie du problème, les longs replis de la méthode, ses recommencemens sans fin, ses ajournemens de questions, tout cela, transporté dans un livre, n’est pas à sa place comme dans un cours. L’esprit du lecteur va plus vite que l’esprit de l’auditeur. L’un se plaît aux longues explications qui reviennent sur elles-mêmes et qui tentent l’accès des intelligences diverses par la variété des formes ; l’autre comprend plus aisément : il devine même, il rétablit certaines parties du raisonnement, il comble les sous-entendus. Il pourra parfois s’impatienter de certaines divisions de question ou d’idée trop faciles à faire et qui semblent naïves, quand on les rencontre dans le livre. De plus, l’enseignement à ses incorrections presque nécessaires, ses négligences, ses répétitions, qu’entraîne avec elle l’allure de la parole improvisée, et qui choquent un art délicat. L’enseignement n’est pas une bonne école de style. De là les défauts très sensibles de la manière de M. Jouffroy, cette abondance molle et traînante du style, cette profusion d’exemples, cette lente clarté de l’exposition ou de la discussion, ces métaphores commencées et abandonnées, comme cela arrive dans la conversation, une facilité trop peu surveillée, en général un art trop peu sévère. Tel se montre à nous l’écrivain dans les préfaces aux Esquisses de Dugald Stewart et aux œuvres de Thomas Reid, tel aussi dans le Cours de Droit naturel, revu cependant par l’auteur lui-même. Je n’excepterais de cette sentence, qui semblera dure à plusieurs de mes. lecteurs, que certains morceaux, plus médités, écrits en dehors des préoccupations de l’enseignement ou repris sur nouveaux frais avec Un soin tout spécial, comme les articles célèbres sur Bossuet, Vico, Herder, Du Sale de la Grèce dans le développement de l’humanité, de l’État actuel de l’humanité, quelques pages des leçons sur les Facultés de l’âme, sur le Problème de la Destinée, la deuxième partie du mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques, et surtout le discours prononcé à la distribution des prix du collège Charlemagne. On pourrait ainsi recueillir, dans l’œuvre de M. Jouffroy, trois cents pages, pas beaucoup plus, qui révéleraient au public les plus rares facultés de l’écrivain, dispersées ailleurs et comme submergées, et qui se dégagent ici, par le plus heureux effort, des habitudes du professeur se complaisant trop à répéter devant le public toutes les phases de son expérience et les indécisions de sa pensée. Ces pages resteront, dans l’histoire des lettres françaises, comme des modèles accomplis. Tout ce qui élève, tout ce qui passionne s’y rencontre, imagination brillante et contenue, harmonie parfaite de l’image et de l’idée, justesse des proportions, tristesse virile d’accent, haute et mélancolique raison. Ce sont les seules où l’écrivain accompli, l’artiste délicat n’ait pas été quelque peu opprimé par le débordement de l’analyse.

Parmi tous nos regrets, le plus vif est celui-ci : M. Jouffroy a laissé d’admirables parties de livres ; il n’a pas laissé un livre. Pas une fois on ne le vit recueillir tout l’effort de sa pensée dans une œuvre unique qui pût donner à ses contemporains la mesure vraie de ses forces et fixer aux yeux de la postérité le niveau de son talent. Ce n’est que par fragmens, sous forme d’ébauches successives, que sa pensée nous a été livrée. Les beaux épisodes ne manquent pas dans son œuvre, le poème manque. Et quel poème cependant il aurait pu composer avec un peu de loisir, ce philosophe poète, ce penseur si profondément artiste ! Quel poème d’analyse émue, de raison ornée ! M. Jouffroy nous a laissé le funeste exemple de faire des livres avec des mélanges. Si le grand secret des maîtres semble aujourd’hui perdu, le secret de la composition d’une œuvre, du développement logique et soutenu d’une idée, des justes proportions que chaque partie réclame, de l’unité harmonieuse de la pensée maintenue dans la variété infinie des détails, si tout cela semble inconnu aux écrivains de nos jours, M. Jouffroy est un de ces coupables illustres auxquels la littérature sérieuse du XIXe siècle a droit de demander compte de tant de forces dispersées comme au hasard et jetées à l’oubli. Si jamais il n’y eut plus d’écrivains et moins d’œuvres, si l’on ne sait plus ou si l’on ne peut plus faire de livres, si l’art, je ne dis pas le talent, a baissé, la responsabilité doit remonter jusqu’à de grands noms ; l’exemple est venu de haut.


II

Si, en racontant la vie intellectuelle de M. Jouffroy, nous avons réussi à exprimer avec quelque précision l’image de son esprit, on comprendra ce que devait être pour lui la philosophie : la recherche opiniâtre, passionnée, d’une croyance par la science. Elle devint pour lui le suprême espoir d’une intelligence dépossédée de la foi, et qui cependant ne pouvait prendre son parti de renoncer à tous ces grands problèmes sur les principes et les origines, sur Dieu et ses rapports avec le monde, sur la vie humaine et ses lois, sur la mort et sa signification, sur le rapport plus ou moins obscur des phénomènes, des êtres, et de leurs fins diverses, avec l’ordre universel[7]. Pourquoi vivre ? pourquoi mourir ? Pourquoi vivre sous une loi ? Comment cette loi s’est-elle établie ? Est-ce hasard, nécessité, raison ? Quel est le but des sociétés ? Sous quel maître s’agite l’humanité ? Où vont ces peuples qui se succèdent ? Pourquoi pas un seul, pourquoi plusieurs ? L’espèce est-elle tout entière sur cette terre, ou la retrouve-t-on partout, dans tous les mondes, ou ces mondes ont-ils chacun la leur ? Chaque vie terrestre est-elle un tout complet ? Vivons-nous pour le néant, ou mourons-nous pour renaître ? Le monde lui-même a-t-il un sens, un but ? Est-il l’expression mathématique de forces aveugles ? Est-ce l’une des combinaisons qui devaient se succéder dans l’infini des siècles, ou bien traduit-il dans la multitude réglée des phénomènes la pensée d’un suprême artiste ? Est-il un théorème de mécanique ou un poème divin ?

La philosophie véritable n’est pas autre chose qu’un essai de la raison pour répondre à ces questions. Toutes les recherches de M. Jouffroy furent subordonnées à ce grand objet, le seul digne que l’on vive pour lui. Il se livra sans réserve à ce grand travail, abordant ces problèmes, non pour le stérile honneur de les agiter, mais dans le ferme espoir de les résoudre. Il ne s’abandonna pas un seul jour aux molles ivresses de la spéculation pure ; il s’y refusait avec une mâle sagesse, affirmant que le prix de la vérité spéculative est dans les clartés qu’elle jette sur la vie, sur la destinée de l’homme, et par là même sur sa conscience morale, sur ses troubles secrets qu’elle doit calmer, sur ses doutes affreux qu’elle doit vaincre. Pour lui, la certitude cherchée devait être à la fois lumière et paix. Et c’est en effet là le signe suprême de la vérité morale et religieuse ; elle éclaire et elle calme. L’infaillible effet de sa présence est la paix du cœur dans l’évidence des idées.

Telle fut l’attitude active de M. Jouffroy, poursuivant la vérité dans les angoisses, l’affirmant même du sein de ses ténèbres, estimant la vie trop dure à vivre, si l’énigme pèse éternellement sur elle, se refusant à croire qu’on puisse chercher toujours sans trouver, et que l’inquiétude sacrée qui nous dévore soit un mouvement sans but qui se perd dans le vide. Rien de plus opposé assurément à la situation d’esprit légèrement romanesque prise par quelques-uns de nos contemporains, pour qui cette curiosité même est une jouissance, la plus pure des joies intellectuelles, plus noble mille fois, disent-ils, que le plaisir un peu vulgaire de la vérité trouvée. C’est l’attrait du chimérique, c’est la folie de l’impossible qui nous précipite dans ces agitations. Eux seuls savent en goûter la secrète saveur sans en être les victimes ou les dupes ; ils se gardent bien d’aller demander à quelque dogme une paix inerte qui serait la fin de cette agitation délicieuse : leur dilettantisme raffiné méprise le but et jouit de la recherche. Ce sont les René de la métaphysique. Admirables artistes que M. Jouffroy n’aurait pas compris !

Voilà le trait essentiel par lequel se marque le philosophe dans M. Jouffroy. Il crut à la vérité avant même de l’avoir trouvée. Il la chercha pour en faire la lumière non-seulement de sa pensée, mais de sa vie. S’il ne la trouva pas aussi complète, aussi éclatante qu’il l’avait rêvée, s’il resta des parties ténébreuses ou vides dans sa raison, personne ne souffrit plus cruellement que lui de ces fatalités d’ignorance qu’il ne put vaincre. Ce fût là le secret de cette immortelle tristesse dont se souviennent encore tous ceux qui l’ont connu, et dont le reflet, même lointain, donne à ses plus belles pages un attrait qui n’est qu’à lui.

Nous n’avons pas la prétention de rendre compte de toutes ses recherches préliminaires aux abords du problème fondamental, ni des résultats partiels auxquels il a pu aboutir dans les différentes parties de la science. L’objet principal de cette étude se perdrait dans cette diversité de points de vue, et ce que nous voulons mettre dans, tout son jour, c’est le philosophe plus encore que sa philosophie. Nous bornerons, notre recherche à demander à M. Jouffroy quelle part il a cru devoir faire à l’objection sceptique, comment il a résolu la question de la méthode, sur quelles bases il a établi la science de l’esprit, quelle solution il a donnée au problème de la destinée humaine. Tout le reste, dans sa doctrine, vint se subordonner naturellement à ces questions, d’où dépendent les vérités fondamentales, ou bien ne dut offrir qu’un intérêt accidentel à sa curiosité un instant distraite. Lui-même nous dit que si parfois il semblait ajourner ces questions pour d’autres soins, elles n’en continuaient pas moins de vivre secrètement dans ses pensées, qu’elles y subissaient à son insu ce travail mystérieux, cette fermentation sourde qui les avance d’une manière si étrange, et qui fait qu’après de longs intervalles, pendant lesquels on n’a pas songé à un problème qu’on s’était efforcé de résoudre, tout à coup, un matin, et sans qu’on devine comment, il vous revient et vous apparaît résolu, qu’enfin il se détachait de tout ce qu’il faisait, de tout ce qu’il trouvait, des idées qui venaient secrètement se grouper autour de ces problèmes délaissés, et qui peu à peu en débrouillaient obscurément les énigmes. Quelles étaient donc les solutions qui se formaient silencieusement dans le fond de sa pensée, même quand il semblait oublier ces problèmes, et que sa vie extérieure, son travail, étaient ailleurs ?

Voici comment se posa devant sa raison et comment il franchit l’objection sceptique sur laquelle il revient à plusieurs reprises avec une insistance marquée, particulièrement dans sa préface aux œuvres de Thomas Reid, dans le mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques et dans trois leçons du cours sur le Droit naturel.

La philosophie a vécu deux mille ans au moins, d’une vie réfléchie, dans la pleine lumière de l’histoire, et après deux mille ans elle n’est pas arrivée à une seule solution acceptée et définitive. Comment expliquer ce phénomène singulier et presque contradictoire d’une science si antique par ses origines, si importante par les problèmes qu’elle pose, si illustre par les grandes intelligences qui ont essayé de les résoudre, et en même temps si incertaine, si malheureuse dans ses résultats qu’elle semble condamnée à une immobilité fatale ? La réponse la plus simple à cette question inévitable a été faite depuis longtemps, sous les formes les plus variées ; les négations impertinentes de Gorgias et de Protagoras, l’esprit suspensif de Pyrrhon, la dialectique d’Œnésidème, l’érudition pénétrante de Bayle, la mélancolie passionnée de Pascal, la critique radicale de Kant ont répondu unanimement : cette science n’existe pas, parce qu’elle n’a pas le droit d’exister. Il faut renoncer à cet ordre de problèmes inutiles et irritans.

Ces problèmes étant de toute antiquité, et les grands génies ayant fait effort pour les résoudre, on ne peut accuser de la stérilité des résultats ni le temps, qui n’a pas manqué, ni la puissance des hommes qui s’y sont employés. C’est donc l’esprit humain lui-même qu’il faut accuser, sa nature, ses conditions, ses limites. Nous croyons, dit M. Jouffroy résumant l’objection de Kant, nous croyons, c’est un fait ; mais ce que nous croyons, sommes-nous fondés à le croire ? Ce que nous regardons comme la vérité, est-ce vraiment la vérité ? Cet univers qui nous enveloppe, ces lois qui nous paraissent le gouverner et que nous nous tourmentons à découvrir, cette cause puissante, sage et juste, que sur la foi de notre raison nous lui supposons, ces principes du bien et du mal que respecte l’humanité et qui nous semblent la loi du monde moral, tout cela ne serait-il pas une illusion, un rêve conséquent, et l’humanité comme tout cela, et nous qui faisons ce rêve, comme tout le reste[8] ? Kant ne nie point, comme l’école empirique, la possibilité des notions ontologiques, il soutient seulement qu’on ne peut en démontrer la légitimité, la réalité en dehors de notre esprit qui les conçoit. Son argument unique est précisément cette nécessité où se trouve notre intelligence de les concevoir, nécessité qui dépend de sa constitution même. Ces notions ne représentent, à qui sait les analyser, que les lois ou les formes de notre entendement. La critique de la raison lui prouve que, pour dernière raison de croire, elle n’a qu’elle-même, et que si elle veut remonter plus haut, elle échoue fatalement et retombe dans le cercle où elle est captive, ne comprenant rien qu’avec ses conditions de comprendre, c’est-à-dire avec les lois de son essence, qui sont en même temps ses limites.

Voilà la grande objection sceptique, la seule à vrai dire. Quant à ce scepticisme qui a précédé l’autre et qui ne se fonde que sur la variété infinie et même sur les contradictions apparentes des jugemens humains, M. Jouffroy ne s’inquiète que médiocrement de ces raisons de second ordre, de ce scepticisme mesquin, « C’est un thème sur lequel on brodera longtemps ; il fait les délices des hommes d’esprit ; il ne mérite pas d’arrêter les philosophes[9]. » Il ne traite pas avec le même dédain l’objection de Kant. Contrairement à M. Royer-Collard, qui avait dit qu’on ne fait pas au scepticisme sa part, M. Jouffroy ose dire qu’il n’y a qu’un moyen d’en finir avec le scepticisme : c’est de lui faire sa part légitime dans l’entendement. Il estime que l’aveu ferme et sincère de Kant est de beaucoup moins fâcheux pour les croyances humaines que les fins de non-recevoir opposées par les Écossais et la vague doctrine sur la certitude qui en dérive. Ce qui pourrait alarmer justement l’humanité, ce n’est pas cette déclaration très nette que la suprême raison de la vérité en nous est indémontrable, mais bien plutôt la faiblesse des argumens par lesquels on essaierait de la démontrer. Et même, sans mettre en cause la seule considération qui doive préoccuper le philosophe, la vérité, il est plus périlleux de vouloir tromper les hommes sur leur nature que d’en reconnaître les lois et d’en constater les bornes simplement et ingénument. La raison ne peut juger ses propres principes que par eux-mêmes ; c’est elle qui se contrôle. Il y a en nous une dernière raison de croire ; si nous doutons de cette dernière raison, ce doute est invincible, autrement cette raison de croire ne serait pas la dernière. « Qu’on dise que l’humanité croit, et les sceptiques comme l’humanité, c’est un fait incontestable ; qu’on ajoute que l’humanité croit avoir le droit de croire, c’est-à-dire admet que l’intelligence humaine voit les choses telles qu’elles sont, cela est vrai, et les sceptiques ne le nient pas ; mais que, prenant le scepticisme corps à corps, on prétende démontrer que l’intelligence humaine voit réellement les choses telles qu’elles sont, voilà ce que je ne comprends pas. Comment ne s’aperçoit-on pas que cette prétention n’est autre chose que celle de démontrer l’intelligence humaine par l’intelligence humaine ? ce qui a été toujours et sera éternellement impossible. Nous croyons le scepticisme à jamais invincible, parce que nous regardons le scepticisme comme le dernier mot de la raison sur elle-même. »

Telle est la doctrine de M. Jouffroy, constante à elle-même sous mille formes variées, avouant sans détours cette impossibilité de chasser le scepticisme de ce dernier asile inexpugnable, le doute métaphysique sur la véracité de nos facultés. On s’est alarmé de cette concession. — Le scepticisme déclaré invincible ! a-t-on dit ; mais dès lors il n’y a plus de philosophie. — Nous reconnaîtrons volontiers que cette expression isolée, réduite à elle-même, est un de ces mots regrettables dont peuvent abuser les polémiques de mauvaise foi ; mais, ramenée à sa véritable signification, expliquée par la pensée constante de M. Jouffroy, elle ne fait que traduire et mettre dans un relief saisissant un fait très simple, presque naïf, l’impossibilité pour l’homme de penser en dehors et au-dessus de sa condition d’homme. Et dans ces termes, qui donc oserait n’être pas de l’avis de M. Jouffroy ? L’objection de Kant, qu’on le remarque, perd de sa gravité à mesure que l’on considère l’immensité du champ intellectuel qu’elle embrasse ; elle ne s’étend pas seulement aux données ontologiques et à ces actes purs de l’entendement qu’on appelle conceptions et qui embrassent tout l’ordre métaphysique ; elle s’applique logiquement à ces actes de l’esprit qui composent l’observation et qui atteignent le monde visible ; elle s’applique aussi bien à tout cet ordre d’analyses, de déductions et de constructions abstraites d’où procèdent les mathématiques. Que signifie-t-elle au fond ? « Rien contre la science métaphysique en particulier, et ceci, seulement contre toute science, à savoir que toute science humaine est humaine ; il faut s’y résigner. » — « Si l’on ne s’y résigne pas, dit quelque part M. de Rémusat commentant la pensée de M. Jouffroy, si l’on n’admet pas de par la raison cette mystérieuse conviction, on sort de la nature humaine ; par défiance d’elle-même, on s’élève au-dessus d’elle ; pour se dégager de toute relativité, on cherche le pur absolu ; on fait plus que l’homme ne peut, pour avoir méconnu ce qu’il peut ; on excède ses droits pour les avoir niés. » Ceux-là seuls pourraient se prévaloir contre la métaphysique de l’objection de Kant, qui seraient décidés aussi bien à refuser leur croyance aux sciences mathématiques et physiques, ces sciences, comme les autres, dépendant de la constitution de l’entendement. — Ce seraient les purs sceptiques, les sceptiques absolus à la façon de Pyrrhon, une secte oubliée, impossible, qui, si elle essayait de renaître, succomberait sous son exagération même. Ceux-là seuls enfin pourraient se refuser à subir ; les conditions humaines de la raison, marquées par l’objection de Kant, qui s’imaginent y échapper par la vision eh Dieu de Malebranche ou l’extase de Plotin. — Ce seraient les mystiques.

Il faut pousser le scepticisme jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde ; il faut consentir à être un pyrrhonien complet pour avoir le droit de détruire la philosophie au nom de l’objection de Kant. Pour y échapper complètement, il faut être un illuminé.

Il est donc vrai, en un sens, que l’objection sceptique est invincible ; mais M. Jouffroy ne s’y arrête pas : il fait ce que l’humanité a fait de tout temps ; sans la résoudre, il la franchit. Le doute suprême, répète-t-il sans cesse, n’empêche pas la raison de croire, et les hommes sont fort disposés à se contenter d’une vérité qui n’est qu’humaine. Une chose surtout le rassure : c’est que, si l’on ne peut démontrer à priori que l’intelligence voit les choses telles qu’elles sont, on ne peut non plus démontrer qu’elles sont autrement. Logiquement, spéculativement, il est possible que ce que l’humanité croit ne soit pas vrai, nous ne pouvons sortir de l’humanité pour juger du dehors la réalité de ses croyances ; mais il n’est pas moins logiquement possible que les choses soient telles qu’elles nous apparaissent, et que les données métaphysiques ne soient des lois de notre entendement que parce qu’elles sont au dehors les principes mêmes de la réalité. Peut-être doit-on regretter que M. Jouffroy s’arrête trop tôt dans cette voie. On souhaiterait qu’il eût suivi Kant dans cette admirable évolution qui transforme en certitude morale une simple possibilité logique par un coup de génie, ou plutôt par une révélation suprême de la conscience. On a pu dire, non sans justesse, en louant cette hardie volte-face du penseur allemand, que « c’est l’histoire de tous ceux qui ont parcouru avec énergie le cercle de la pensée. » En effet, même en admettant que le nescio quid inconcussum, l’indubitable, l’absolu, commence au-devoir, une fois que ce premier terme est posé, les autres s’enchaînent par une loi logique que personne n’a suivie d’un cœur aussi ferme, d’une raison aussi résolue que le philosophe allemand. Sur cette simple notion du devoir, sur cette base retrouvée dans les profondeurs de la raison pratique, tout le reste a été rétabli, et il le fallait. La métaphysique touche par trop de points à la morale pour que l’une, relevée, ne relève pas l’autre. La logique, invoquée tout à l’heure contre les notions ontologiques, doit être maintenant appelée à les défendre. La raison ne souffre pas ces choix arbitraires entre le vrai qui ne serait que possible et le bien, qui seul serait réel. S’il y a du bien absolu, il y a du vrai absolu. Si le devoir est absolu, il ne peut l’être que par son rapport à Dieu. Voilà ce que Kant a profondément aperçu, voilà ce qui l’a décidé à reprendre au nom de la raison pratique tous les grands objets de la foi morale et religieuse, à ressaisir l’absolu qu’il rencontrait inévitablement dans la conscience, qui n’est qu’une des formes de la raison, et, par la force de cet absolu retrouvé, à relever la métaphysique de ses ruines.

Ce n’est pas par cette voie de la morale que M. Jouffroy rentre en possession de la vérité, c’est par la voie peut-être insuffisante du sens commun, opposé à ce doute spéculatif, dont il reconnaît la force, à condition que ce doute ne sorte pas de la sphère toute métaphysique où il est confiné par sa nature, et d’où il ne peut exercer aucune influence appréciable sur la conduite de l’esprit humain. Un doute métaphysique, c’est bien là son nom. Ce nom en établit nettement la portée logique, et il permet de la réduire dans ses vraies limites. Au fond, c’est la pure constatation de ce fait : à la base de la science humaine, une première croyance ; au début de toute opération de l’entendement, un acte de foi de la raison dans sa propre véracité. Cela posé, M. Jouffroy passe outre, et, revenant à la question qui avait été le point de départ de toute cette recherche, il se demande pourquoi tant d’efforts inutiles du génie humain dépensés en pure perte autour des grands problèmes. Est-il probable que ces problèmes ne peuvent être résolus ? Il ne le pense pas, parce qu’en considérant la nature de ces questions il voit non-seulement qu’elles sont de toutes celles qui intéressent le plus l’humanité, mais encore qu’elles sont de toutes celles sur lesquelles le sens commun de l’humanité hésite le moins. « En fait, l’humanité ne manque point de lumières sur ces questions ; en droit, il semblerait absurde qu’elle en manquât. Il se peut donc que la science n’ait pas encore trouvé le secret, la formule générale de ces jugemens prompts, rapides, sûrs, que porte le sens commun comme par instinct ; mais enfin il les porte, et, s’il les porte, il aperçoit confusément les motifs de les porter, il a une intelligence sourde de ces motifs ; ils existent donc, et, s’ils existent, il est possible de les apercevoir nettement, de les déterminer[10]. » Or, comme il n’est pas vraisemblable que ces problèmes, du moins tous, soient insolubles, la stérilité de la philosophie ne prouve qu’une chose : c’est qu’on s’y est mal pris jusqu’à présent pour les résoudre. L’objection sceptique étant écartée, il ne reste que cette explication du phénomène. Ce n’est donc pas la raison humaine qui est coupable par le vice même de sa constitution ; elle n’est coupable que par le mauvais emploi de ses forces. Ce n’est pas la faculté qui a manqué à l’œuvre, c’est la méthode.

On peut dire qu’il n’est pas de question à la solution de laquelle M. Jouffroy ait donné plus de soin et de temps. Il s’en est occupé jusqu’au point de fatiguer le public ; il en avait conscience lui-même. En terminant son introduction aux œuvres de Reid, il ne se dissimulait pas que ce long travail, roulant entièrement sur l’organisation de la philosophie, lui mériterait de nouveau le reproche de ne point sortir des questions préliminaires et de ne jamais arriver à la science elle-même. « Nous avouerons, disait-il, que ce reproche nous touche médiocrement, car, outre que ceux qui nous l’adressent n’ont guère fait autre chose jusqu’à présent que d’agiter des questions de méthode, nous persistons à croire, pour leur justification comme pour la nôtre, que dans une science qui en est où en est la philosophie, c’est de cela et de cela seul qu’il s’agit. Quand une science a vécu deux mille ans, et qu’après deux mille ans elle n’est pas arrivée à un seul résultat accepté et convenu, il faut ou renoncer à s’en occuper, ou, si l’on ne veut pas en désespérer, déterminer, avant d’en reprendre les recherches, le vice secret qui a rendu tous ces efforts impuissans. » Il a exprimé si souvent et sous tant de formes sa pensée sur ce sujet qu’on nous pardonnera de ne rappeler que ses conclusions, sans repasser à travers les longs détours de son exposition.

À quelles conditions une science est-elle constituée et organisée ? Elle est constituée quand elle a une idée vraie et précise de son objet. Elle n’est elle-même qu’à la condition de se distinguer des autres sciences et d’avoir le droit de s’en distinguer, c’est-à-dire quand le signe qui la distingue est fixé. — Elle est organisée à deux conditions : d’abord il faut qu’elle ait une idée vraie et précise des grandes et véritables divisions de son objet, ou, ce qui revient au même, des questions dans lesquelles elle se résout ; — il faut de plus qu’elle ait une idée vraie et précise de la méthode à suivre pour résoudre ces questions et arriver à la conscience entière de son objet. Ainsi l’idée de l’objet de la science, la distinction des parties qui composent cet objet, la méthode ; les conditions de vérité dans les recherches que chaque science embrasse, voilà à quels caractères on reconnaît qu’une science existe réellement, qu’elle existé à titre de science.

Or M. Jouffroy entreprit de démontrer que les sciences philosophiques ne remplissaient aucune de ces conditions, qu’elles étaient restées depuis vingt siècles à l’état vague, incomplet ou faux, que ni l’objet de la philosophie n’était déterminé, ni son cadre tracé, ni sa méthode fixée. Comment sa méthode serait-elle fixée ? On ne s’entend pas sur le mot de philosophie. Voici un mot établi dans la langue, employé et répété tous les jours dans la conversation et dans les livres. Interrogez toutefois cette foule qui emploie si hardiment le mot et même cette foule d’élite qui a si naïvement la prétention de se mêler de la chose, et vous verrez avec étonnement qu’à cette question : quel est l’objet de la philosophie ? il n’y a dans la plupart des esprits aucune réponse ; et que dans les autres il y en a tant, et de si différentes et si contradictoires, qu’il est évident qu’en parlant de cette science ceux mêmes qui s’entendent le mieux ne parlent pas de la même chose. Aussi qu’arrive-t-il ? D’une époque à l’autre, d’une école à l’école voisine, d’un philosophe à un autre philosophe, on voit le cadre des sciences philosophiques se rétrécir ou s’étendre selon l’humeur des temps ou celle des hommes, tantôt embrassant dans son vaste sein tous les problèmes possibles, tantôt se réduisant à n’en contenir que quelques-uns ; puis, envahissant de nouveau le terrain abandonné, reprendre un moment sa première étendue pour se retirer encore ; et n’en occuper plus qu’une partie. N’est-ce pas une preuve assez convaincante que le signe certain, le criterium des questions vraiment philosophiques, ou n’existé pas, ou n’est pas fixé ? Et dès lors, comment la méthode pourrait-elle être déterminée pour l’étude d’un objet que l’on connaît si confusément ?

Cet objet, c’est l’esprit humain, l’esprit étudié dans ses formes constitutives, dans la constance de ses phénomènes, dans la diversité essentielle de ses facultés, dans les faits qui constituent sa vie, dans les données qui composent sa raison, dans les questions que suscitent naturellement les notions inhérentes au fond même de l’âme. M. Jouffroy appliqua tout son effort à l’examen des trois sciences généralement reconnues pour des sciences philosophiques, la psychologie, la logique, la morale, et il montra qu’elles étaient ; étroitement liées, comme le voulait son instinct, comme l’entrer voyait et l’affirmait l’opinion commune ; il affirma que le même résultat pouvait être établi pour la théodicée, et dès lors Indépendance réciproque des sciences philosophiques lui devint manifeste. Toutes ne lui semblèrent être qu’une induction et un prolongement de la psychologie. L’unité, longtemps perdue ou voilée, de l’objet de la philosophie lui apparat dans la plus éclatante lumière. Telle fut la conclusion d’un grand travail intérieur, raconté, je n’ose pas dire résumé, dans le mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques. Avec quelle satisfaction touchante et naïve M. Jouffroy contempla le résultat de ses longs efforts ! Avec quelle jouissance d’analyse multipliée et prolongée il nous montra que la diversité infinie des questions philosophiques se rattache à l’esprit humain, pris pour unité, pour commune mesure ! Le signe des questions philosophiques, si laborieusement cherché, est donc enfin trouvé : le criterium de ces questions, c’est que toutes supposent au préalable l’étude de l’âme, que toutes, par des détours plus ou moins longs, viennent se résoudre dans quelques-uns des faits de l’esprit humain. Dès lors, l’unité de l’objet de la philosophie étant établie, la question de la méthode est bien près d’être résolue. Reprenant une distinction célèbre de l’école écossaise, M. Jouffroy sépara, dans l’ordre des sciences philosophiques, l’étude des faits des questions dont la solution doit sortir de ces études. Il loue ses chers Écossais d’avoir arraché la philosophie à la tyrannie des questions, qui la détournaient jusque-là de l’étude des faits, pour la jeter immédiatement dans le champ illimité de la spéculation pure et dans l’obscurité de la métaphysique. Ils ont rendu la philosophie à elle-même, c’est-à-dire à son vrai point de départ et à son but propre, l’esprit humain. Donc l’observation d’abord scrupuleuse, minutieuse même, de l’âme, c’est-à-dire la psychologie expérimentale ; puis l’induction s’efforçant de résoudre les questions ultérieures dont les données sont comprises dans les faits de conscience et dans les idées de raison, qui sont des faits aussi, c’est-à-dire la logique, la morale, la théodicée, l’esthétique, etc., voilà l’unité de l’objet de la philosophie retrouvée, et du même coup le cadre de la science fixé, c’est-à-dire la vue précise des divisions naturelles de l’objet de cette science dans leurs rapports naturels ; en même temps, voilà la méthode déterminée : observation d’abord, induction et raisonnement ensuite. Ordre et développement des sciences philosophiques, rapports de ces sciences entre elles, méthode de chacune d’elles, tout devient clair, logique, et M. Jouffroy n’est pas éloigné de prononcer l’Εὔρηκα d’Archimède.

Illusions sans cesse renaissantes de la science humaine ! Quel philosophe, de Platon à Descartes, d’Aristote à Bacon, de Leibnitz à Kant, n’a pas formé le même rêve ? Tous ont eu leur méthode propre, tous se sont imaginé que la réforme et l’avancement régulier de la philosophie daterait de leur nom. S’il y a eu dans l’œuvre de M. Jouffroy un point qu’il crut avoir établi, c’est dans cette question de la méthode ; mais depuis cette date mémorable la philosophie est-elle rentrée pour toujours dans les limites qu’il lui a fixées ? Est-elle devenue enfin ce qu’elle n’était pas, paraît-il, une science définie, organisée ? Ceux qui s’en occupent sont-ils enfin tombés d’accord sur l’unité de son objet, sur ses divisions, sur sa méthode ? Son progrès a-t-il été, depuis cette époque, continu, assuré ? Sa marche a-t-elle été moins incertaine, moins lente, moins sujette à de brusques retours ? Les faits sont là, devant nous, et à nos questions l’histoire philosophique de ces vingt dernières années répond tristement.

De cette longue série d’espoirs trompés qui remplissent les annales de la philosophie, de cette dernière déception, plus éclatante à nos yeux que toutes les autres, parce que nous en sommes les témoins, que faut-il conclure, sinon que le problème était moins simple que né l’avait supposé M. Jouffroy ? Il faut bien que cela soit ; sans cela, comment comprendre que depuis Thalès jusqu’à Thomas Reid la philosophie eût cherché inutilement son objet et sa méthode, sans arriver à se définir ? Comment comprendre surtout que les procédés indiqués par M. Jouffroy, l’observation, l’induction, tant de fois employés par ses prédécesseurs, n’eussent produit, entre leurs mains, que des résultats si précaires et des doctrines contradictoires ? Peut-être faut-il chercher ailleurs la solution du problème que M. Jouffroy s’était posé, ou du moins tenir plus de compte qu’il n’a fait, dans la solution proposée, d’un élément considérable, la nature particulière de la vérité philosophique.

Ce qui a trompé M. Jouffroy, ce qui a égaré son imagination, pourtant si mesurée et circonspecte, dans des espérances si vite déçues, c’est une assimilation chimérique de la science philosophique avec les autres sciences, du genre et de la nature des connaissances qu’elle peut atteindre avec les autres ordres de connaissances humaines. Son erreur est d’avoir supposé qu’il ne manquait à la philosophie que la notion plus exacte de son objet pour avoir, elle aussi, comme les mathématiques et la physique, sa marche assurée, et accroître chaque jour son trésor de résultats infaillibles et incontestés. Cela n’est pas. On aura beau faire ; quand même la raison devrait s’éclairer, s’élever, acquérir une vue de plus en plus étendue, un tact de plus en plus précis de la vérité, quand la conscience devrait s’assouplir jusqu’aux plus fines analyses du phénomène intérieur, même dans un perfectionnement inespéré de la méthode et des facultés qui l’emploient, jamais la science philosophique n’atteindra au même degré de rigueur que les autres sciences. Elle aura d’autres mérites assurément. Elle n’est pour cela ni moins indispensable ni moins capable de certitude ; mais la certitude qu’elle nous donné est d’un autre ordre que celle des autres sciences. La vérité qu’elle poursuit est d’une autre essence, singulièrement plus complexe et plus délicate.

La philosophie est une science, mais non une science positive : voilà ce qu’il faut avoir le courage de voir d’une vue nette, pour ne pas se jeter dans des apologies chimériques. Ce qui constitue le caractère positif d’une science, c’est que les connaissances qu’elle a pour objet sont susceptibles d’une démonstration rigoureuse par le raisonnement, ou d’une vérification indéfinie par l’expérience aidée du nombre et de la mesure. La vérité philosophique ne comporte ni une démonstration mathématique ni une vérification rigoureuse. S’il s’agit de faits psychologiques, l’observation les constate, les décompose et met chacun de leurs élémens en lumière ; mais ce n’est que par analogie qu’on parle ici d’analyse et de vérification. L’élément de précision manque absolument, et dès lors les résultats de la science ne sont pas hors de toute contestation possible. Quand j’ai constaté en moi plusieurs phénomènes et démêlé ce qu’il y a de constant dans leur apparente variété, j’ai une loi psychologique, analogue jusqu’à un certain point, par son caractère de régularité, à une loi physique ou chimique ; mais l’analogie s’arrête là. Ai-je la ressource du nombre pour noter les variations du phénomène ? Ai-je la balance et la pesée pour donner au résultat de mon analyse toute la précision désirable ? Puis-je reproduire à mon gré l’expérience devant mes contradicteurs ? Tout ce que je peux faire, c’est de susciter dans l’âme de ceux qui m’écoutent des phénomènes analogues à celui que j’éprouve, et de les amener à reconnaître l’exactitude de mon analyse par le spectacle des faits intérieurs que je provoque en eux. Quelle opération délicate ! Ce n’est plus précisément le même phénomène que j’analyse en eux et en moi ; c’est un phénomène semblable, mais avec combien de nuances ! Que d’influences diverses de tempérament d’esprit ou de climat moral dont je ne puis l’isoler, pour l’examiner dans son intégrité ! Vérification, si l’on veut, mais non susceptible de la dernière rigueur, puisqu’il nous manquera toujours ici le seul élément de comparaison infaillible, le nombre.

S’agit-il, non plus de faits directement observables à constater et à transmettre, mais de questions ultérieures, de problèmes métaphysiques à résoudre, c’est ici que se montre bien clairement la différence de la certitude philosophique avec celle qu’obtiennent les autres sciences. Cette différence a été résumée par une distinction profonde entre la démonstration et la preuve, l’une n’admettant à aucun prix la résistance, forçant la conviction, domptant la raison la plus rebelle, jugeant sans appel l’intelligence qui veut se soustraire à elle, contraignant la liberté, fixe, immuable une fois qu’elle a reçu sa forme, impersonnelle, appartenant de droit à qui l’a comprise autant qu’à celui qui l’a découverte ; l’autre au contraire, la preuve, laissant toujours prise par quelque côté à la dispute, ne jugeant pas sans appel les raisons qui se refusent à l’admettre, n’excluant jamais d’une manière absolue l’erreur ni la contradiction, laissant ainsi une certaine place à la liberté et par conséquent au mérite, qui ne va pas sans un certain choix du vrai ; très variable, sinon dans son fond, au moins dans ses formes, dans ses procédés, selon les époques diverses dans lesquelles elle se produit ou les classes d’esprits auxquels elle s’adresse, ou le génie personnel de celui qui l’établit. Cela ne veut pas dire, à Dieu ne plaise, que, dans l’ordre des sciences philosophiques, le vrai et je faux soient indifférens, ce qui reviendrait à dire ou qu’il n’y a ni vrai ni faux, ou qu’il n’y a que des approximations lointaines du vrai. Non, certes. Infailliblement il y a du vrai absolu ; la vérité existe, elle nous juge ; nous pouvons, nous devons y atteindre. Ce qui nous manque dans cet ordre de problèmes supérieurs, c’est cette méthode de déduction rigoureuse qui n’est qu’une réduction des propositions à une série d’équations ou d’identités, à l’aide desquelles on a raison des intelligences les plus rebelles. Ici rien de semblable ; aucun moyen d’obtenir ce genre d’évidence sèche et positive qui enlève tout droit, tout prétexte même à la résistance, cette rigueur de raisonnement qui soit irrésistible à la passion, à la mauvaise foi, à certains aveuglemens de nature et de système. Telle nous paraît être l’essence de la vérité métaphysique : elle exige, pour être saisie, les plus rares facultés d’intuition et d’analyse ; mais elle ne s’impose pas comme on impose une propriété du triangle ou un théorème de mécanique. C’est la noblesse de la philosophie d’avoir pour objet des vérités de cet ordre. Au fond, il y a de l’infini en elles, c’est pour cela, qu’elles se montrent réfractaires aux procédés des autres sciences, qu’elles échappent à tous les instrumens de précision. Par quelque côté, elles touchent à l’absolu, et si l’entendement peut les connaître, il ne les domine pas cependant, il est dominé par elles. « Il y a ainsi dans la raison, dit profondément M. de Rémusat dans ses Essais, quelque chose au-delà d’elle ; elle en sait plus qu’elle n’en voit, elle donne plus qu’elle ne possède, et par ses limites mêmes trahit son origine. Celui qui l’exposa sur cette terre a laissé dans son berceau des marques de haute naissance et quelques lettres demi-effacées de la langue qu’il parle et qu’elle ne sait pas. »

Il faut donc renoncer, non à la plus haute et à la plus divine des sciences, mais à l’assimilation impossible de cette science à l’ordre des connaissance, exactes et positives ? dangereuse chimère autorisée par l’illusion de M. Jouffroy. D’une part, s’il s’agit de la vérité psychologique (phénomènes, lois, facultés), tout moyen de notation fixe et régulière fait défaut à l’observateur pour constater son expérience et en transmettre les résultats avec une rigueur qui ne puisse être contestée. D’autre part, s’agit-il de la vérité métaphysique (le problème des origines et des fins, les principes et les causes), on ne peut espérer soumettre les solutions de cet ordre au joug de la démonstration purement logique, qui n’est qu’une chaîne d’identités. Le raisonnement positif échouera toujours dans sa tentative de réduire en équations cette vérité d’ordre supérieur, dans l’essence de laquelle entre, pour une certaine part, un élément irrationnel, l’infini. Il ne servirait à rien de s’en plaindre. Il faut s’y résigner, puisque cela est ainsi. D’ailleurs, ni l’existence de la certitude, ni celle de la science philosophique, en tant que science, ne sont mises en péril par ces considérations que nous ne faisons qu’indiquer, et dont le développement nous écarterait trop de notre sujet ; » mais ce qu’il faut bien comprendre et oser dire, c’est que la certitude et la science philosophique ne sont pas de la même nature que la certitude et la science positives. Il faut renoncer en même temps à l’idée de voir la science philosophique enfermée dans un cadre précis de questions déterminées, et se développant dans des limites éternellement fixes. Il est dans sa nature d’avoir une certaine mobilité de frontières, une certaine indépendance d’allures, beaucoup d’irrégularité dans sa marche. Enfin qu’on n’espère pas la voir jamais soumise, comme les sciences mathématiques ou physiques, à l’heureuse fatalité d’un progrès régulier et continu. La vérité une fois acquise, dans ces deux sciences, ne se perd plus et s’accroît toujours. Dans la science philosophique, les choses ne vont pas d’un train si régulier et si simple. Un coup de génie peut soudain ouvrir devant nos yeux tout un horizon nouveau, ou reculer le champ de notre vision jusqu’à des limites inconnues ; puis, par l’effet de causes très diverses, difficiles à prévoir, tout s’obscurcit et se trouble dans cet horizon de la métaphysique. On dirait qu’un nuage passe sur la vérité et en voile un instant l’éclat aux yeux de la raison humaine. Pendant ces crises d’obscurité, que doit faire la philosophie ? Soutenir, comme disait Platon, le regard de l’âme, le diriger vers le foyer de la lumière, en attendant que reparaisse la divine clarté.

Ce qui restera de la grande tentative de Jouffroy dans cette question de la méthode, c’est une législation admirable de l’observation psychologique. On ne recommencera point, après lui, ce traité si exact et si profond des règles de l’expérience appliquée à l’âme, que l’on trouve développé dans sa préface aux Esquisses de Dugald Stewart et repris un peu partout dans chacun de ses écrits. — Ce qui restera également, ce sont quelques théories établies sur cette base de l’observation, et qui constituent des parties essentielles de la science de l’esprit. Rappelons au moins, avec le regret très vif de ne pouvoir insister sur des sujets ou entièrement nouveaux ou renouvelés par lui, le travail ingénieusement profond, et que j’incline à croire définitif, sur la psychologie des signes, les morceaux devenus classiques sur le Sommeil, sur les Facultés de l’âme, l’analyse si substantielle et si délicate du phénomène esthétique dans la première partie du cours consacré à la théorie du beau ; mais la plus considérable de ses recherches dans cet ordre de questions, c’est incontestablement le mémoire sur la Distinction de la psychologie et de la physiologie. Nous ne pouvons nous dispenser d’en indiquer au moins les importantes conclusions.

Il y a une science de l’homme intérieur, parce qu’il y a une réalité observable distincte des réalités physiques, l’esprit humain. Notre intelligence a deux vues distinctes ; l’une sur le dehors par l’intermédiaire des sens, l’autre sur elle-même et les faits qui se passent dans le for intérieur, sans aucun intermédiaire. La première de ces deux vues est l’observation sensible ; la seconde est l’observation interne, conscience ou sens intime. Ces deux observations sont également réelles, légitimes, et bien que leurs moyens diffèrent, leur autorité est égale. Chacune a sa sphère spéciale, en sorte que les sens ne peuvent pénétrer dans la sphère de la conscience, ni la conscience dans la sphère des sens. Faits sensibles, faits de conscience, voilà une distinction essentielle d’où sort la distinction de deux ordres de sciences, la psychologie et la physiologie[11].

Mais quel est le principe des faits internes ? Il est simple, il est unique, voilà tout ce que l’on peut dire ; cela suffit-il pour affirmer quelque chose sur sa nature ? En 1826, quand il écrivait sa préface aux Esquisses de Dugald Stewart, M. Jouffroy posait le problème sans le résoudre, et il achevait ce grand travail par cette conclusion timide : « Il faut laisser dormir quelque temps encore ce problème très ultérieur de la nature du principe, problème qui a de l’importance relativement à notre immortalité, mais qui n’intéresse nullement l’étude des faits internes ; la science n’est pas en mesure pour l’aborder. » Ce n’est pas nous qui reprocherons à M. Jouffroy un pareil aveu. Il y a une chose presque aussi belle en philosophie que la découverte de la vérité, c’est d’oser dire qu’on ne se croît pas en mesure de la découvrir encore. Il faut pour cela un sentiment élevé du vrai et un courage qui a son prix. Du reste, sans rien affirmer sur la nature du principe intelligent, M. Jouffroy inclinait déjà nettement au spiritualisme, et il établissait contre la physiologie matérialiste une série de conclusions très fines et très fortes, qui, sans résoudre le problème d’une manière définitive, semblaient en anticiper la solution ; mais cela ne lui suffisait pas : il y revenait sans cesse, l’abordant de différens côtés, ne pouvant se résoudre, en si grave sujet, à s’en tenir aux questions de fait. Il y allait pour lui des plus grands intérêts de sa vie morale et religieuse. En un sens, la question de la destinée de l’homme dépendait de cette question préalable : quelle est la vraie nature de l’homme, ? Et ce n’était point assez, pour cette raison exigeante et difficile, de recueillir, à la surface de sa conscience, quelques clartés plus ou moins vives sur l’essence du principe intelligent. Il ne lui fallait pas moins que la certitude ; elle seule pouvait le contenter. Il méritait de l’obtenir par la sincérité et l’opiniâtreté de la poursuite ; il l’obtint en effet après de longues méditations où toutes ses facultés d’analyse et de dialectique s’étaient rassemblées pour un suprême effort. De 1826 à 1839, le problème inachevé s’était secrètement préparé, développé dans son esprit. Un jour il se trouva résolu.

Tout le mémoire sur la Distinction de la Psychologie et de la Physiologie n’est véritablement, comme Jouffroy le disait lui-même à M. Cousin, que l’exposition d’une nouvelle preuve de la spiritualité de l’âme. Il voulut se donner à lui-même et donner publiquement aux autres la raison de son spiritualisme, qu’il ne trouvait pas suffisamment motivé par les preuves ordinaires. À quoi se réduisent-elles en effet ? Elles peuvent toutes se ramener à deux formes. On dit : Il y a en nous des phénomènes de deux sortes, les phénomènes physiologiques et les phénomènes psychologiques ; donc ils dérivent de deux causes et appartiennent à deux êtres différens. On ne peut rapporter la digestion au même principe que la pensée, la volonté ou le désir à la même source que la circulation du sang. — Ou bien on dit : Toutes les opérations, tous les phénomènes de la vie psychologique attestent l’unité et la simplicité du principe qui en est la source ; ce principe ne peut donc être ni le corps, ni un organe du corps. Il y a donc en nous deux êtres : le corps, être composé, principe des phénomènes physiologiques, et l’âme, être simple, principe des phénomènes psychologiques. — Deux raisonnemens également vicieux, selon Jouffroy. La preuve de la spiritualité ne peut sortir de la nature comparée des phénomènes physiologiques et psychologiques. Ils ne sont pas de même ordre, et par conséquent les différences qui les séparent ne prouvent rien. Fussent-ils de même ordre, elles ne prouveraient rien encore, parce qu’une même cause peut produire des phénomènes très divers. On raisonne sur la vie physiologique comme si on la connaissait, tandis qu’au contraire rien n’est plus obscur pour nous que cette vie. « Les causes nous en échappent ; nous n’atteignons même pas les actes de ces causes. Tout ce que nous pouvons saisir, ce sont les effets matériels produits dans le corps par les actes inconnus des causes inconnues de la vie. Encore n’est-ce que par surprise et avec mille peines que nous les saisissons, et non pas tous, mais seulement quelques-uns… Et cependant c’est sur cette vie si obscure, si couverte de ténèbres, que le raisonnement vulgaire n’hésite pas. Il en sait, à n’en pas douter, le principe. Il le connaît à merveille, il le proclame sans balancer, c’est le corps. »

Voilà l’infirmité radicale des démonstrations ordinaires de la spiritualité. Elles posent comme réalité comme un principe hypothétique, la cause des phénomènes physiologiques ; elles l’appellent corps, matière. Et c’est en s’appuyant sur l’examen comparé des phénomènes psychologiques que par induction elles essaient de démontrer quelle doit être la cause de ces phénomènes ; elles remontent à cette cause inconnue, elles la nomment. Leur point de départ, c’est la réalité du corps, dont on parle sans hésitation comme d’une chose parfaitement claire. Le terme de leur induction, c’est le principe des phénomènes psychologiques, l’esprit, l’âme. — L’originalité de la démonstration de M. Jouffroy est de prendre le contre-pied du raisonnement vulgaire. Il soutient que ce qui est la réalité la plus claire pour nous, c’est l’âme, que ce qui est obscur au contraire, c’est le corps, et, reléguant dans la métaphysique d’hypothèse cette cause inconnue, il concentre tous ses efforts sur la cause qui nous est la plus intime et la plus familière. C’est là un procédé savant, vigoureux, ou Descartes et Maine de Biran se retrouvent tous deux réunis et conciliés, Descartes avec son principe « que l’âme nous est plus connue que le corps, » Maine de Biran avec sa célèbre analyse du moi, essentiellement cause.

À peine pourrons-nous, sans nous perdre dans un détail infini, donner une idée de cette démonstration pénétrante, qui tire une grande partie de sa valeur de l’exactitude des analyses, de la variété des aperçus, de la sincère exposition d’une méditation qui se raconte elle-même, et qui descend, de couche en couche, jusqu’aux dernières profondeurs de l’âme. Résumer ces analyses, c’est infailliblement les trahir et les exposer aux mépris de la critique superficielle. Tenons-nous-en donc au principe. Ce principe consiste à rétablir la conscience dans tous ses droits et dans sa vraie portée, à poser en fait qu’elle n’atteint pas seulement en nous les actes et les modifications du principe personnel, mais qu’elle atteint ce principe lui-même. Quand je dis que je sens ma pensée, ma volonté, ma sensation, c’est comme si je disais que je me sens pensant, voulant et sentant. Sans cela, d’où, saurais-je que la pensée, la volonté, la sensation que je sens, sont miennes, qu’elles émanent de moi et non pas d’une autre cause ? Saisir un phénomène qui est à moi, ou saisir la cause qui est moi, sont deux choses identiques. Donc le fait interne ou psychologique n’est pas seulement celui que la conscience me donne : il m’est donné en même temps par la conscience comme l’acte d’une cause que je perçois. Voilà le trait essentiel de cet ordre de phénomènes. Ce caractère établit immédiatement la distinction de la psychologie et de la physiologie, puisque tous les actes qui en sont marqués appartiennent à l’une de ces sciences, et tous ceux qui ne la possèdent pas à l’autre. Il fonde en même temps la preuve la plus solide de la spiritualité. En effet, en même temps que j’ai conscience de cette cause qui est moi, j’ai conscience de tous les actes qui en émanent, et, ces actes ne comprenant qu’un certain nombre et une certaine série de phénomènes, il est démontré par là que les autres, les phénomènes physiologiques, qui n’y sont pas compris, ceux qui vont au bien du corps et composent la vie animale, dérivent d’un autre principe qui coexiste dans l’homme avec le moi, qu’ainsi il y a dualité de principes, de vies et de fins dans la nature humaine, Quel est le principe de la vie physiologique ? Je n’en sais rien, je n’en saurai probablement jamais rien que par de vagues et obscures inductions. Le vulgaire l’appelle corps, les savans l’appelleront force vitale ou animale. Peu importe le nom qu’on lui donne : sa nature est purement hypothétique, voilà ce qu’il importait d’établir. C’est l’obscurité même de ce principe qui le distingue du principe intelligent, de la cause que j’appelle moi. La physiologie n’atteint que des faits, des résultats matériels, et suppose une cause à ces faits : la psychologie au contraire a le privilège de ne supposer rien, elle saisit le moi dans le phénomène, le moi à titre de cause, c’est-à-dire d’être un et simple, toute cause étant par définition essentiellement simple et une. La spiritualité n’est donc pas le résultat d’une induction ; elle est un fait. Nous savons immédiatement ce que c’est que l’esprit : nous n’avons pour cela qu’à nous regarder vivre, penser, vouloir. L’esprit est cause, et son type le plus clair, c’est le moi.

Tel est le dernier mot de ce grand travail d’analyse intérieure et de dialectique pénétrante. Ce fut une belle journée pour la philosophie que celle où M. Jouffroy vint lire à l’Académie des sciences morales ce remarquable mémoire en présence du plus redoutable adversaire de la science psychologique et de la spiritualité, Broussais : non pas que la démonstration exposée dans ce mémoire termine à tout jamais le débat, séculaire entre le matérialisme et le spiritualisme. Espérer un succès pareil, ce serait prouver que l’on ne connaît ni la nature de la vérité philosophique, ni celle de la raison humaine. M. Jouffroy lui-même, je le pense, n’osait pas l’espérer, même dans le premier enthousiasme de sa découverte. Aujourd’hui, à vingt-cinq ans de distance, nous savons à quoi nous en tenir sur ces prétendues victoires qui sont toujours à recommencer. Plus d’un spiritualiste même aurait sans doute quelques objections à présenter sur cet argument, qui suppose résolue une des questions les plus controversées dans la science contemporaine, là question du vitalisme et de l’animisme. Il est trop évident que, s’il était démontré que les actes physiologiques fussent une fonction de l’âme pensante, c’en serait fait du raisonnement de Jouffroy, qui repose sur l’opposition de l’âme, clairement connue dans sa causalité et dans ses actes, au principe hypothétique et inconnu de la vie physiologique ; mais cela n’est pas démontré. Le vitalisme de M. Jouffroy s’appuie sur des argumens pour le moins aussi solides que l’animisme. Et d’ailleurs, quand même il serait établi que la forme de son raisonnement n’est pas de tout point invulnérable, il n’en garde pas moins sa valeur à nos yeux. Ce mémoire est un modèle d’analyse ; en le lisant, on sent que l’on est à une grande école d’observation intérieure. Ces maîtres de la spiritualité agissent profondément sur vous, à condition que vous ne leur opposiez pas une résistance de parti-pris. Ils vous conduisent si sûrement à travers les obscurités de votre vie intime, ils vous habituent si bien à distinguer ce qui ne doit pas être confondu, à démêler ce qui est vous de ce qui est à vous, à vous déprendre peu à peu de vos organes et de leur sphère d’action, pour ne plus voir que le fond même de l’être, l’être vrai, distinct de tout ce qui en complique ou en voile l’essence, que ces sortes d’analyses sont déjà des démonstrations de la spiritualité, les meilleures peut-être et les plus solides de toutes. M. Jouffroy excelle dans ce grand art philosophique. Personne n’excite d’un tact plus sûr et plus fin le sens des réalités invisibles, étourdi par le tumulte grossier de la sensation, dispersé dans le dehors de la vie ; il nous rend l’âme visible et présente, sans autre artifice qu’une transparence presque idéale d’analyse. C’est là certainement quelque chose de meilleur et de plus rare qu’un argument sans défaut. D’ailleurs nous donner la perception vive de la spiritualité, n’est-ce pas déjà la démontrer ?

Tout s’enchaînait dans cette pensée active et logique ; son œuvre entière n’avait qu’un but, auquel chaque partie venait successivement se rattacher : le problème moral, auquel il donna son vrai nom, plus expressif peut-être, moins scientifique et plus humain : le problème de la destinée. Il y arriva de bonne heure, par la pente naturelle de son esprit ; il y fut conduit également par la nécessité de combler le vide que la foi, en se retirant, avait laissé dans son âme. Son intelligence, comme nous l’avons vu, était de celles qui ne peuvent vivre dans la nuit et qui cherchent avec ardeur la lumière, pour laquelle elles se sentent créées. Ces nobles esprits peuvent bien connaître le doute, il en est même très peu qui ne le traversent ; mais ils ne s’y arrêtent pas. Le doute, pour eux, est une crise, ce n’est pas un dénoûment.

Plusieurs années consécutives furent consacrées à ce grand sujet ; Jouffroy en fit la matière de ses leçons à la Sorbonne de 1830 à 1835. Malheureusement il ne nous en reste que des débris : deux leçons, l’une sur le problème de la destinée, l’autre sur la méthode pour le résoudre ; puis le Cours de Droit naturel, recueilli par la sténographie ; la publication posthume de quelques chapitres contenant des vues théoriques qui servent de conclusion au cours, voilà tout ce qui a survécu de cet enseignement. Quel regret excite en nous la lecture de ces fragmens, si incomplets, si dispersés, et qui nous donnent pourtant une si grande idée du plan et de l’œuvre ! M. Jouffroy rencontrait là, dans des circonstances rares de loisir et de travail, l’occasion de ce livre unique pour lequel chaque écrivain semble prédestiné, tant il y avait d’harmonie entre ce sujet admirable et ses belles facultés de penseur profond, de philosophe religieux, d’artiste. Au lieu d’une œuvre conçue d’un seul jet, disposée selon les justes proportions de chaque idée, se développant harmonieusement jusqu’aux vastes conclusions qu’elle comportait, éclairée dans toutes ses parties de cette clarté croissante, reflet de la vérité qui se dégage de plus en plus, signe d’une démonstration qui avance et que chaque pas rapproche du but, nous avons quelques pages détachées et un ouvrage mal composé, le Cours de Droit naturel, dans lequel les recherches historiques et préliminaires prennent à peu près toute la place, et que la négligence d’une rédaction hâtive a compromis jusqu’à un certain point dans l’estime des connaisseurs. Ce regret, nous l’avons exprimé déjà, mais jamais il n’est plus vif en nous qu’au moment où nous voyons M. Jouffroy perdre une occasion si naturellement faite pour lui, et qui aurait valu à notre littérature philosophique une œuvre impérissable.

Rappelons à grands traits, en nous tenant aussi près que possible de la pensée de M. Jouffroy, le plan de l’œuvre et les principales conclusions entrevues. Personne n’échappe à ce grand problème de la destinée, car personne n’échappe à la raison, qui conçoit naturellement cette idée, qui affirme que toute chose a sa destination, que l’homme aussi doit avoir la sienne, et que cette destination a un rapport nécessaire avec celle de l’univers. Cette idée inévitable marque l’avènement d’une vie nouvelle ; elle termine cette longue enfance durant laquelle la sensation et l’instinct dominaient en nous. « Il n’est pas un homme, j’ose le dire, si pauvre que sa naissance l’ait fait, si peu éclairé que la société l’ait laissé, si maltraité, en un mot, qu’il puisse être par la nature, la fortune et ses semblables, à qui, un jour au moins, dans le courant de sa vie, sous l’influence d’une circonstance grave, il ne soit arrivé de se poser cette terrible question qui pèse sur nos têtes à tous comme un sombre nuage, cette question décisive : pourquoi l’homme est-il ici-bas, et quel est le sens du rôle qu’il y joue ? » Cette question n’est inconnue à aucun homme qui ait un peu vécu, un peu souffert, qui ait aimé ou pensé. Et dans une analyse dramatique des grandes émotions de la vie, M. Jouffroy énumérait toutes les circonstances qui viennent nous tirer de la vie aveugle pour nous élever à la pensée morale, à la pensée humaine par excellence : la souffrance d’abord, le mal qui est partout dans la condition de l’homme, jusque dans ces jouissances passagères qu’on appelle le bonheur, le désaccord fatal et permanent entre la pente de nos désirs et le cours des choses ; nos félicités mêmes, si rapides, si précaires, si vite épuisées, nos joies les plus vives, si vite éteintes dans l’ennui et le dégoût, le désenchantement des passions qui semblaient d’abord de voir charmer notre existence, l’effroi subit de ce qu’il y a d’incomplet dans les plus grands bonheurs rêvés et obtenus. Puis c’est la faiblesse de l’homme en face de la nature, qui l’écrase, et de l’infini des mondes, auprès duquel il n’est qu’un néant ; c’est l’histoire de l’espèce humaine, de ses luttes, de ses migrations, de ces voyages des peuples qui partent du fond des temps et des pays inconnus, pour aller de l’obscurité de leur berceau à un but inconnu ; c’est enfin cette histoire de notre globe retrouvée dans ses propres entrailles, par couches successives de créations tour à tour disparues. C’est ainsi que de toutes parts, et sous l’influence de tant de circonstances inévitables, se pose devant la raison de l’homme cette haute et mélancolique question sur l’énigme de la vie. « Alors s’éveillent, alors se développent pour la première fois dans les profondeurs de l’âme humaine trois sentimens endormis jusque-là, et qui ne peuvent éclore qu’à la chaleur de cette triste lumière. Ces sentimens sublimes, la gloire et le sentiment de notre nature, sont le sentiment poétique, le sentiment religieux et le sentiment philosophique… Ou plutôt la poésie, la religion, la philosophie, sont les trois manifestations d’un même tourment, qui se satisfait ici par de laborieuses recherches, là par une foi vive, plus loin par des plaintes harmonieuses, et c’est ce qui fait que les âmes poétiques, religieuses, philosophiques, sont sœurs, et c’est ce qui fait qu’elles s’entendent si bien, alors même qu’elles parlent des langues si différentes… »

C’est avec l’arme mâle et sainte de la science que M. Jouffroy résolut d’aborder le problème. La première des innombrables questions comprises dans l’immensité de ce problème est évidemment la question de la destinée de l’homme dans la vie actuelle. C’est par celle-là que ses recherches commencèrent. Or cette question se résout dans une autre, celle de la nature de, l’homme. Que l’homme ait une fin ici-bas, la raison le conçoit comme une nécessité ; mais cette fin en soi n’est pas une chose observable, qui tombe sous la conscience et les sens : cette fin n’est encore qu’une idée générale à déterminer, et qui ne peut l’être que par les faits. Fidèle à l’esprit de sa méthode, qui met la psychologie à l’origine de toutes les sciences philosophiques, M. Jouffroy établit que tant qu’on n’est point arrivé à une question de faits dans une recherche, on n’en a point trouvé le commencement. On ne devine pas les desseins de Dieu, qui sont les lois de la création ; il faut les découvrir et on ne peut les découvrir que par l’étude de la faible partie de ses œuvres qu’il a livrée à notre regard. Voici donc l’ordre des questions tel qu’il se déroule logiquement devant notre pensée : au commencement, une réalité observable, présente à nos regards, la nature de l’homme ; l’homme connu, la détermination de sa fin s’ensuit ; sa fin, déterminée, déterminé celle de la société et de l’espèce, et, la fin de l’humanité déterminée, la place de l’humanité dans l’œuvre de la création peut être légitimement cherchée. On voit que ce n’est pas la grandeur qui manque à ce plan. C’est même un plan légèrement idéal. La destinée de la société, celle de l’espèce, la place de l’humanité dans la création, autant de questions qui dépassent vraisemblablement la portée de là raison. Tenons-nous donc à ce qui peut être connu, la fin de l’homme ici-bas, et à ce qui peut être conclu, sa destinée ultérieure.

La fin de l’homme, exprimée par les tendances et les facultés de sa nature, est de développer son être par la connaissance, par l’amour, par l’action ; mais ces tendances et ces facultés peuvent se manifester sous plusieurs modes fort différens qui marquent les différens degrés de la moralité humaine. L’état primitif de l’homme a son type dans l’enfant. Dans l’enfance, et avant que l’intelligence nous ait révélé notre propre nature, toutes nos tendances se développent sans que nous fassions aucun retour sur nous-mêmes ; c’est la loi de la pure nature, c’est le règne de l’instinct. L’enfant n’est pas égoïste : au fond, c’est à la satisfaction de sa nature qu’aspirent en définitive toutes ses passions ; mais l’enfant n’est pas leur complice. « Il est innocent comme Psyché, qui aime sans connaître l’amour. » La raison est dans l’homme le flambeau de Psyché. Elle comprend que toutes ces tendances, toutes ces facultés, n’aspirent qu’à un but, qui est la plus grande satisfaction possible de notre nature. Elle comprend en même temps quel est le moyen le plus sûr d’obtenir ce maximum de satisfaction possible. Elle prend en main le gouvernement de nos facultés. Elle remplace par l’intérêt toutes ces fins partielles vers lesquelles nous emportaient nos aveugles désirs. Elle calcule, elle prévoit, et substitue l’empire sur soi à l’empire inconséquent, variable, orageux, de l’instinct. C’est le second état dans l’homme : c’est un nouveau mode de détermination que produit en lui l’éveil de la raison : c’est l’égoïsme, mais la raison, quand elle va à son terme, ne s’arrête pas là, bien que plusieurs systèmes de morale s’efforcent de lui persuader qu’au-delà commence la sphère des chimères mystiques. Elle fait un nouveau pas, un pas décisif, et ce progrès l’amène à l’état qui mérite véritablement le nom d’état moral. Cet état résulte d’une nouvelle découverte, d’une conception qui agrandit singulièrement son horizon. Échappant à la considération exclusive des fins individuelles, elle arrive à concevoir que ce qui se passe en nous se passe dans toutes les créatures possibles, que la fin de chacune d’elles est aussi sacrée que la nôtre, chacune de ces fins diverses étant un élément d’une fin totale et dernière qui les résume, et qui n’est pas autre chose que l’ordre universel, l’ordre divin. C’est ici que commence d’apparaître et de se développer toute la série des conceptions morales. « Dès que l’idée de l’ordre a été conçue par notre raison, il y a entre notre raison et cette idée une sympathie si profonde, si vraie, si immédiate, qu’elle se prosterne devant cette idée, qu’elle la reconnaît sacrée et obligatoire pour elle, qu’elle l’honore et s’y soumet comme à sa loi naturelle et éternelle. » Au nom de cette grande conception de la raison, la fin de l’homme ici-bas est donc de prendre résolument et de maintenir à la sueur de son front l’empire de sa volonté sur sa nature, de s’arracher aux tyrannies aveugles de la sensation et de l’instinct, aux calculs de l’égoïsme, de développer son être par la connaissance du vrai et par l’amour du beau, enfin d’aider pour sa part virile à l’accomplissement des fins des autres hommes, au développement de leur raison et de leur moralité, à la réalisation de l’ordre sur la terre.

Mais quelle contradiction entre la destinée réelle de l’homme en cette vie et celle qui est écrite en caractères éclatans dans la loi de sa nature ! Quelle différence entre sa nature et sa condition présente ! La satisfaction d’une de nos tendances, ce serait la connaissance absolue, ou bien ce serait l’union parfaite, l’harmonie complète des êtres entre eux. Où voit-on une seule tendance de notre nature complètement satisfaite soit dans l’individu, soit dans l’espèce ? Il est même impossible qu’elle le soit jamais tant que le monde sera organisé comme il l’est, et il ne peut pas l’être autrement. On pourra donc améliorer bien des souffrances. La civilisation n’est pas autre chose qu’une conquête perpétuelle sur les ténèbres et sur le mal, elle ne les supprimera jamais. « Tout le travail de l’humanité tend vers cette fin, mais il y tend avec une éternelle résistance de la part des choses. Il avance, mais le but est au-delà de la portée de ses efforts. »

Ainsi la nature nous porte à la satisfaction absolue de nos tendances ; la condition actuelle de la vie la rend impossible. L’obstacle, c’est la condition humaine. Ne nous en plaignons pas. C’est l’obstacle qui fait la grandeur de l’homme et qui lui confère ses plus nobles droits. Il crée dans l’homme la direction de ses facultés par la volonté et l’intelligence. Il nous donne l’empire sur nous-mêmes, il nous permet de concentrer sur le point qui résiste toute la force de nos facultés. Il donne à l’intelligence les méthodes, les arts, tous les moyens qui aident cette force ou qui y suppléent. Il crée dans l’homme l’être moral, la personne capable, à son choix, de bien et de mal, digne par là du seul bonheur qui ait du prix à nos yeux, le bonheur mérité. De là deux conséquences considérables : la première, que le but de la vie actuelle est bien moins dans les progrès que nous pouvons réaliser, dans le plus ou moins de puissance ou de connaissance que nous pouvons acquérir, que dans la production du bien moral en nous, dans la création énergique de la personnalité. La seconde conséquence, c’est que notre fin absolue n’est pas réalisable dans cette vie, et que s’il n’y en avait pas une autre, l’énigme de la destinée serait insoluble. « Il y a en moi une intelligence qui comprend toute la portée des désirs qui sont le fond de ma nature, une sensibilité qui souffre horriblement, car ses désirs meurent impuissans et ne peuvent se satisfaire sur cette terre. Il y a aussi en moi des facultés qui, malgré des obstacles, possèdent tout le pouvoir nécessaire pour satisfaire ces tendances. Tout cela, je le comprendrais en moi ; je serais malheureux dans la condition actuelle ; je m’expliquerais cette condition ; j’en verrais la nécessité, les convenances, dans une certaine hypothèse que ma nature réclame tout entière, et cette hypothèse ne serait qu’une chimère impossible, absurde ! La plus grande absurdité imaginable serait, au contraire, que cette vie fût tout ; je n’en connais pas de plus grande dans aucune branche de la science. La plus grande absurdité et la plus grande contradiction imaginable serait que cette vie fût tout ; donc il y en aura une autre. »

J’ai tenu à rappeler le plus simplement possible l’enchaînement méthodique de ces grandes et fortes idées qui occupèrent les dernières années de l’enseignement de M. Jouffroy. Elles sont entrées sans doute depuis longtemps dans le domaine public par les vives adhésions qu’elles ont rencontrées, comme par les critiques qu’elles ont soulevées. Il était bon cependant de les remettre sous les yeux de nos lecteurs, dont plusieurs ne connaissent peut-être les maîtres de la philosophie française que par les railleries de leurs adversaires. Il m’a semblé que, dans le cadre si resserré de cette exposition, les principes de la morale de Jouffroy pourraient encore avoir leur prix, parce qu’ils expriment sous une forme scientifique les lois de la nature humaine, ses instincts, ses convictions. Personne, dans ce siècle, ne s’est plus noblement inquiété des intérêts supérieurs de l’homme, de ce qui relève sa condition présente, de ce qui éclaire son avenir. Je sais bien que la mode est passée de ces préoccupations sentimentales, et que les grands esprits qui aspirent à renouveler l’intelligence humaine, à la déniaiser, n’ont rien de plus à cœur que de lui enlever ces besoins factices, ces aspirations a une vie future, tous ces rêves d’enfant qui amusent son ennui ou sa vanité ; mais je sais aussi que l’esprit humain ne se laisse pas mener sans résistance par ses nouveaux et superbes instituteurs, que toute sa nature se révolte quand on arrive aux dernières conséquences du système. Il aime à retrouver une voix amie, familière, qui le rassure contre les terreurs du néant ; il se réjouit quand on lui apporte de la part d’un homme qui a tant médité ces paroles de bon augure : « Non, votre instinct ne vous trompe pas, la raison est d’accord avec lui ; vous pouvez espérer. Votre instinct n’est que le sentiment de ce qu’il y a d’incomplet et d’inexplicable dans cette vie, si elle s’achève en ce monde. »

Toutes ces théories particulières venaient se rejoindre et se confondre dans la théorie de l’ordre universel, dont s’enchantait elle-même cette haute intelligence si bien préparée à goûter les divines harmonies. Il les exprimait avec une grandeur et une simplicité que Platon aurait aimées. Si chaque être a sa fin, disait-il, la création elle-même en a une. Cette création, il est vrai, dans son ensemble, nous échappe ; nous n’en saisissons qu’un fragment, et ce fragment même, nous ne le connaissons que dans un moment de sa durée ; l’œuvre de Dieu remplit l’espace et le temps y et ce que nous en pouvons saisir n’est qu’un point dans l’un, un moment dans l’autre. Qu’importe ? fût-elle infinie et sa durée éternelle, le même principe s’y applique et persuade invinciblement à notre raison qu’elle a une fin, un but unique. Mais quelle parole humaine, quelle pensée finie pourrait atteindre ce but que Dieu s’est proposé en laissant échapper l’univers de ses mains ? — La vie de la création n’est autre chose que son mouvement vers cette fin suprême. Or ce mouvement universel et éternel de chaque chose vers la fin que Dieu lui a assignée, et de toutes choses vers la fin de la création, ce mouvement évidemment régulier puisqu’il a un but, c’est l’ordre. C’est l’idée et le sentiment de l’ordre qui expliquent toutes les tendances de notre nature, toutes nos aspirations, toutes nos grandeurs. Cet ordre, en tant qu’il est la fin de la création ; c’est le bien ; en tant qu’il est exprimé par le symbole de la création, c’est le beau ; traduit en idée, c’est le vrai. Le bien, c’est l’ordre réalisé ; le vrai, c’est l’ordre pensé ; le beau, c’est l’ordre exprimé. Cette idée elle-même cependant n’est pas le dernier terme de la pensée humaine ; elle fait un pas de plus et s’élève jusqu’à Dieu, qui a créé cet ordre en assignant à chaque créature qui y concourt sa constitution, sa fin, son bien. Ainsi rattaché à sa substance éternelle, l’ordre sort de son abstraction métaphysique et devient l’expression de la pensée divine ; le côté religieux de la morale se révèle.

Dieu, c’était la conclusion suprême de cette vie qui n’avait été qu’une longue méditation. Un philosophe peut arriver à Dieu de deux manières, par la métaphysique ou par la morale, par la métaphysique comme Descartes et Leibnitz, par la morale comme Kant et Jouffroy. Qu’importe la diversité des chemins, s’ils mènent au même but ? Mais Jouffroy ne fit qu’entrevoir le terme de ses longs travaux. Il n’y toucha pas ; il tomba sous le poids de la vie avant d’avoir achevé son œuvre. Dans le monument qui gardera la pensée de l’un des philosophes les plus religieux du siècle,j une place est vide, celle de la théodicée.

Le temps lui manqua. En 1839, il avait dû quitter sa chaire de la Sorbonne ; en 1841, il renonça à paraître à la chambre des députés, dont il faisait partie depuis dix ans. Peu à peu il se retirait du tumulte de la vie extérieure et rentrait plus profondément en soi. Sa santé, gravement atteinte, le préparait à l’épreuve suprême. « Je ressens, écrivait-il le 20 décembre 1841, tous les bons effets de la solitude. En se retirant de son cœur dans son âme, de son esprit dans son intelligence, on se rapproche de la source de toute paix et de toute vérité, qui est au centre, et bientôt les agitations de la surface ne semblent plus qu’un vain bruit et une folle écume… La maladie est certainement une grâce que Dieu nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu’il nous ménage pour nous reconnaître, nous retrouver, et rendre à nos yeux la véritable vue des choses. »

Les agitations de la surface n’avaient pas manqué, surtout dans les dernières années, peut-être même quelques-unes de ces agitations avaient-elles pénétré profondément jusqu’aux sources de la vie, La carrière politique n’était pas faite pour lui ; il y rencontra plus d’une occasion de souffrir. Les intentions droites, la fierté du sentiment, la grandeur des vues même ne suffisent pas pour y protéger un honnête homme. « Dans cette épreuve de la vie publique, disait M. Villemain, indiquant d’un mot juste et fin toute une situation, il obtint plus de considération que de bonheur. » Les natures douées d’une vive sensibilité ne devraient jamais s’exposer à ce choc trop rude des intérêts alarmés ou des passions ombrageuses. Elles présentent trop de parties vulnérables pour S’y risquer impunément. Ce que M. Jouffroy souffrit dans la dernière année de sa via publique, lui seul le sut, et s’il contint sévèrement ses émotions au dehors, une tristesse croissante se répandit dans son cœur et de là dans ses conversations avec ses amis. Peut-être aussi, en sentant ses forces lui échapper, éprouvait-il la secrète amertume d’un homme qui n’a pas rempli la mesure de son talent et qui voit condamner à l’éternel oubli une partie de sa pensée, la meilleure peut-être, celle qui est à la fois le résultat suprême d’un grand travail intérieur et le fruit de la vie. Toutes ces tristesses, tous ces regrets éclatent dans un discours adressé à des jeunes gens dans une fête universitaire, la dernière fois qu’il parût en public. C’est peut-être la plus belle page où se soit exprimée cette âme éloquente, trompée par la vie, meurtrie par le choc des hommes et réfugiée désormais en de plus hauts et inviolables asiles. « La vie, disait-il, je l’ai en grande partie parcourue ; j’en connais les promesses ; les réalités, les déceptions ; vous pourriez me rappeler comment on l’imagine ; je veux vous dire comment on la trouve, non pas pour briser la fleur de vos belles espérances (la vie est parfaitement bonne à qui en connaît le but), mais pour prévenir des méprises sur ce but même, et pour vous apprendre, en vous révélant ce qu’elle peut donner, ce que vous avez à lui demander, et de quelle manière vous avez à vous en servir. On la croit longue, elle est très courte, car la jeunesse n’en est que la lente préparation, et la vieillesse la plus lente destruction. Dans sept ou huit ans, vous aurez entrevu toutes les idées fécondes dont vous êtes capables, et il ne vous restera qu’une vingtaine d’années de véritable force pour les réaliser. Vingt années ! une éternité pour vous, en réalité un moment ! Croyez-en ceux pour qui ces vingt années ne sont plus ; elles passent comme une ombre, et il n’en reste que les œuvres dont on les a remplies. Apprenez donc le prix du temps, employez-le avec une infatigable, avec une jalouse activité. Vous aurez beau faire, ces années qui se déroulent devant vous comme une perspective sans fin n’accompliront jamais qu’une faible partie des pensées de votre jeunesse ; les autres demeureront des germes inutiles, sur lesquels le rapide été de la vie aura passé sans les faire éclore, et qui s’éteindront sans fruit dans les glaces de la vieillesse. »

J’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de replacer sous les yeux des générations nouvelles, volontiers distraites d’un passé si récent encore, l’image de ce noble esprit. C’était pour nous comme un devoir de ranimer autour d’une si pure renommée la piété littéraire d’un temps trop vite oublieux. Et puis il m’a semblé que la plus sûre apologie d’une école violemment attaquée, c’est de montrer quels hommes et quels talens elle a produits.


E. CARO.

  1. 1er décembre 1833.
  2. 1er août 1844.
  3. M. Mignet, Éloges historiques. Notice lue dans la séance publique de l’Académie des Sciences morales et politiques du 25 juin 1853.
  4. Fragmens philosophiques, édition de 1820. Appendice.
  5. Nouveaux Mélanges, 2e édition, p. 84.
  6. Nouveaux Mélanges. De l’Organisation des sciences philosophiques, deuxième partie.
  7. De l’Organisation des sciences philosophiques, deuxième partie.
  8. Préface aux œuvres de Reid.
  9. Du Scepticisme. — Mélanges.
  10. Nouveaux Mélanges. De l’Organisation des sciences philosophiques, première partie.
  11. Préface aux Esquisses de Dugald Stewart.