Philologie française - Des derniers travaux sur la langue française

Philologie française - Des derniers travaux sur la langue française
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 1091-1106).
PHILOLOGIE FRANÇAISE.




I. — Des Variations du Langage français,

par M. F. Génin ; — 1 vol. in-8o.
II. — Remarques sur la Langue française au dix-neuvième siècle,

par M. F. Wey ; — 2 volumes in-8o.[1]




Si nous ne savons pas aujourd’hui notre langue, ce n’est pas faute de leçons, car nous avons des maîtres de toute sorte : jamais on n’a tant étudié la langue française. De grands écrivains n’ont pas dédaigné de se faire commentateurs, de restituer des passages, de discuter des textes, enfin de nous apprendre en détail cette langue du XVIIe siècle, qu’ils nous enseignent mieux encore par leurs écrits, car les excellens modèles sont la meilleure de toutes les leçons. D’autres moins habiles, mais fidèles aux mêmes principes, exaltent Bossuet et Pascal dans un langage un peu mélangé, et recommandent le style du grand siècle dans un style qu’aucun siècle encore n’a connu ; mais tous, grands ou petits, semblent se réunir en ce point, que notre langue et partant notre littérature sont tombées dans une décadence dont elles se relèveront difficilement. Il y a toujours eu des gens qui ont employé leur vie à regretter le temps passé, et qui sont morts sans avoir pu se consoler d’un malheur, irréparable il est vrai, celui d’avoir vécu de leur temps ; gens chagrins et moroses, qui se seraient également lamentés s’ils étaient nés cent ou deux cents ans plus tôt, au milieu même de cet âge d’or, objet de leurs regrets. Voltaire a écrit quelque part : « Nous sommes comme les avares, qui disent toujours que le temps est dur. » Cette manie est de tous les siècles, mais jamais peut-être elle n’a été aussi commune qu’aujourd’hui. On ne s’est pas contenté de nous avertir que la poésie française était en proie à une effrayante corruption ; on ajoute, pour nous consoler, que cette décadence était inévitable, et que les choses devaient se passer ainsi. On a bâti là-dessus le plus triste système du monde, la doctrine du fatalisme a pénétré presque dans l’histoire littéraire, et, si l’on en croit quelques critiques, une langue n’a que trois périodes à parcourir : elle naît, elle vit, elle meurt, sans espérance de résurrection. Ah ! combien est plus consolante l’opinion d’Horace, et plus riante la comparaison dont il se sert !

Ut sylvæ foliis pronos mutantur in annos
Prima cadunt, ita verborum vetus intcrit ætas...


Mais non ; pour nos Jérémies modernes, un idiome n’est point cet arbre qui, perdant ses feuilles au déclin de l’année, les verra renaître au printemps : c’est une plante chétive qui ne fleurit qu’une fois et qui meurt avec l’automne.

Cette doctrine est neuve sans doute, mais elle est désolante ; et ce qui semble parfois assez singulier, c’est de voir les gens qui la professent s’en affliger médiocrement. Ils aiment sans doute les lettres, quand ce ne serait que par reconnaissance, puisqu’ils leur doivent souvent tout ce qu’ils sont. Ce devrait être pour eux une affliction profonde de voir mourir une littérature, surtout celle de leur patrie ; car la mort d’une littérature est ce qu’il y a de plus triste au monde après la mort d’une nation.

Chose plus bizarre encore ! au-dessus de ces gens, dont le métier est de gémir perpétuellement, se trouvent des écrivains célèbres qui déplorent sérieusement notre décadence, et auxquels pourtant notre époque doit une partie de sa gloire littéraire ; ils ne cessent de défendre leur système dans un style qui le dément. Cela me rappelle qu’au moment où éclata la querelle des anciens et des modernes, tous les modernes illustres, Racine. Boileau, La Bruyère, Fénelon, La Fontaine lui-même, prirent parti pour les anciens. Admirable modestie de ces grands hommes ! ils ne s’apercevaient pas que leurs œuvres étaient la meilleure réponse qu’on put opposer à leur opinion. Il est vrai que La Motte et Perrault avaient trop de rancune, ou pas assez d’esprit, pour employer un si bon argument.

Il faut pourtant convenir que cette prévention des gens d’esprit contre leurs contemporains est un sentiment assez naturel. Placé au milieu même d’une société, vous en voyez mieux toutes les misères ; et comme en littérature, ainsi qu’en toute autre chose, le médiocre et le mauvais abondent, les œuvres misérables nous masquent les chefs-d’œuvre. En tout temps, les bons livres sont des raretés ; les livres sans valeur sont le pain quotidien de la littérature, et l’on conçoit que les esprits délicats s’impatientent de trouver si rarement une nourriture à leur gré. Quand on juge un siècle à distance, l’effet n’est plus le même : le XVIIe siècle, par exemple, n’est plus pour nous qu’un groupe illustre de quelques grands hommes se détachant dans le lointain sur un fond de lumière et dominant leurs contemporains prosternés autour d’eux ; ce tableau nous enchante ; peu à peu nous nous habituons à croire qu’à cette époque privilégiée tout le monde pensait et écrivait à peu près comme ces grands hommes, et nous répétons avec complaisance le mot de Courier : « La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d’Alembert, contemporains ou postérieurs. » Malheureusement cette douce illusion se dissipe lorsqu’on approche et qu’on étudie le grand siècle ailleurs que dans les chefs-d’œuvre. Descendez un peu plus bas que les grands hommes, non pas aux derniers rangs, mais seulement de quelques degrés au-dessous, et vous trouverez qu’alors le mauvais langage n’était guère plus rare qu’aujourd’hui ; que s’il paraissait moins de détestables ouvrages, c’est uniquement parce qu’on écrivait beaucoup moins, et que les femmelettes qui auraient pu en remontrer à Jean-Jacques seraient des femmes rares dans tous les temps. Lisez les mémoires et les correspondances d’alors ; vous verrez Mascaron, La Rue, Fléchier, faire fort bonne figure à côté de Bossuet, et beaucoup de poètes infimes occuper la renommée au moins autant que Molière et La Fontaine. Alors, comme aujourd’hui, les bons et les mauvais auteurs étaient souvent confondus et placés sur le même rang. La postérité seule a fait le triage, les contemporains ne le faisaient pas. Quelques chefs-d’œuvre paraissaient de temps en temps, mais l’homme de goût était poursuivi chaque jour par la prose insipide et par les méchans vers, et, dans sa mauvaise humeur, il était souvent tenté de s’écrier, comme Alceste au plus beau moment du siècle, en 1666 :

Le méchant goût du siècle en cela me fait peur :
Nos pères tout grossiers l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.

« Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, dit La Bruyère, ou si nous l’emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l’expression, par la clarté et la brièveté du discours, c’est une question souvent agitée, toujours indécise : on ne la terminera point en comparant, comme l’on fait quelquefois, un froid écrivain de l’autre siècle au plus célèbre de celui-ci, ou les vers de Laurent, payé pour ne plus écrire, à ceux de Marot et de Desportes. Il faudrait, pour prononcer juste sur cette matière, opposer siècle à siècle et excellent ouvrage à excellent ouvrage, par exemple, les meilleurs rondeaux de Benserade ou de Voiture à ces deux-ci, qu’une tradition nous a conservés... » Et La Bruyère nous cite, comme Alceste, deux échantillons du temps passé, qui sont peut-être, il est vrai, de sa façon. Fénelon se prononçait plus nettement encore, et déclarait que le vieux langage se faisait regretter. On voit qu’en toutes choses cet âge d’or, où tout fut pour le mieux, chacun le place toujours dans le passé, jamais dans le présent[2].

Ces réflexions devraient bien nous engager à ne pas lever si souvent les mains au ciel avec des transports de désespoir toutes les fois que nous sommes témoins d’un succès scandaleux ou d’une disgrâce imméritée, et à examiner un peu plus froidement si notre siècle est réellement aussi déshérité que quelques-uns le prétendent. Il est vrai que cet examen est tout-à-fait inutile pour ceux qui pensent qu’après les époques de perfection viennent fatalement des époques de décadence et d’incurable dépérissement.

A l’appui de ce système, on ne cite jamais qu’un exemple, le seul, en effet, qui puisse faire illusion, celui de la littérature romaine. Encore, pour que cet exemple fût concluant, faudrait-il que cette littérature se fût épuisée d’elle-même, sans intervention de causes extérieures. Or, l’avilissement de Rome sous les empereurs, le bouleversement du monde païen opéré par l’avènement du christianisme, les invasions des barbares, sont des faits qui reviennent rarement dans l’histoire du monde, et par conséquent dans l’histoire des littératures. Lors même que cet exemple aurait quelque valeur, oublie-t-on que la littérature grecque s’est renouvelée pendant dix siècles, en Ionie, à Athènes, à Alexandrie, partout enfin où vécut le génie de la Grèce ? Oublie-t-on que la littérature italienne s’est relevée trois fois déjà ? Et la littérature anglaise, que de transformations et de vicissitudes depuis Shakspeare jusqu’à Byron !

Sans doute il y a dans la vie des littératures, comme dans la vie des hommes, un âge d’innocence qui passe pour ne plus revenir : un peuple n’a pas deux fois son Homère ; mais, quand l’innocence a quitté le cœur de l’homme, il y reste toujours une place pour la vertu ; quand la poésie primitive a disparu, l’art vient la remplacer, et peut toujours rajeunir l’inspiration. Quelles sont, d’ailleurs, les littératures modernes qui ont eu cet âge d’innocence" ? L’art y apparaît dès le début ; les poètes les plus indépendans, même Dante et Milton, ont des ancêtres dont ils n’ont pas perdu le souvenir, et il n’est point d’écrivain moderne auquel ne puisse s’appliquer le profond axiome de Brid’oison : On est toujours le fils de quelqu’un. On n’est plus admis à nous dire aujourd’hui que le XVIIe siècle était la première floraison de l’esprit français, et que c’est là ce qui en rend le retour impossible. Est-ce que la poésie de Ronsard ne succédait pas au contraire à cinq siècles d’une fécondité prodigieuse, dont des fouilles récentes nous ont révélé tous les trésors ? Cette poésie du moyen-âge était-elle toujours aussi naïve qu’on a voulu le croire ? N’avait-elle pas aussi ses raffinemens ? Il semblerait, à entendre certaines gens, que le XVIIe siècle, en arrivant, a trouvé la place nette, et qu’il n’a pas eu de déblaiement à faire. Je ne sais s’il est bien juste de dire que Villon débrouilla l’art confus de nos vieux romanciers ; mais ce qui est certain, c’est que le XVIIe siècle trouva cet art fort embrouillé par Ronsard et par son école. Pêle-mêle gisaient sur le sol des décombres de toute espèce, des matériaux apportés de tout pays, gaulois, grecs, romains, italiens, et c’est au milieu de ce désordre, c’est en faisant un choix parmi tous ces débris, que le XVIIe siècle a bâti cet édifice d’une majesté si simple et d’un ensemble si régulier.

Ce n’est point de la barbarie, mais de la corruption qu’est né le siècle de Louis XIV. Eh bien ! pour ceux même qui se désespèrent en voyant aujourd’hui notre langue encombrée de mots de toute espèce, de termes empruntés aux langues étrangères ou à la langue des sciences, notre époque n’est-elle pas exactement dans la même situation que le XVIIe siècle à son début ? En considérant les écrivains illustres que nous possédons encore, il est permis de ne pas croire à notre décadence. Cette décadence, d’ailleurs, fût-elle incontestable, l’histoire du temps passé peut nous faire espérer une renaissance. En attendant, étudions, comme on nous le conseille, cette langue dépositaire de tant de chefs-d’œuvre. Seulement ici nous pouvons être embarrassés. On s’accorde bien à nous déclarer fort malades, mais on dispute sur les remèdes à appliquer. Les uns (ce sont peut-être les plus sages) veulent qu’on étudie librement et sans prévention tous les monumens de notre littérature depuis trois siècles, et ils ont peine à comprendre qu’il se trouve des gens assez délicats pour ne pouvoir goûter le style de Rousseau après celui de Pascal et de Bossuet. D’autres veulent qu’on se renferme dans le XVIIe siècle ; mais ici encore on ne s’entend guère. Les uns admettent le siècle tout entier, d’autres ne jurent que par Port-Royal : ce sont les littérateurs jansénistes, espèce curieuse à étudier ; ces gens-là rêvent qu’hier ils sont allés visiter la mère Angélique et toucher familièrement la main à M. Nicole et à M. Arnauld. D’autres ne veulent que de la première moitié du siècle ; Racine, Fénelon, La Bruyère, leur semblent déjà des corrupteurs. Le XVIe siècle a ses dévots, comme on sait. Enfin vous trouvez des littérateurs qui recommandent la chanson de Roland comme un remède souverain contre la contagion. Peut-être un jour se trouvera-t-il des gens qui remonteront plus haut encore et nous imposeront l’étude du celte et du kimry comme indispensable pour l’intelligence de Molière et de La Fontaine. Cela commence à être inquiétant. L’étude du français devient vraiment trop difficile, et il serait peut-être plus court et plus facile d’apprendre le chinois ou le sanscrit.

M. Génin n’attache-t-il pas une importance exagérée à cette étude du vieux français ? Il cite dans sa préface cette phrase de Voltaire : « Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu’on parlait dans le grand siècle de Louis XIV. » — « Cela vous plaît à dire, répond M. Génin ; pour la conserver, il faut la comprendre ; pour la comprendre, il faut connaître ses origines. » Il y a sans aucun doute, dans Molière et dans La Fontaine, quelques expressions qui ont besoin d’être expliquées ; mais ces expressions sont en petit nombre, et le XVIIe siècle n’est pas encore assez loin de nous pour que nous ayons tant de peine à comprendre Pascal et Bossuet : ce sont là des délicatesses d’érudits. D’ailleurs, remonter jusqu’au XIIe siècle pour comprendre le XVIIe est peut-être un détour un peu long ; je crois même que, sauf de très rares exceptions, la lecture de Marot, de Montaigne et de Rabelais suffit pour l’intelligence parfaite de La Fontaine et de Molière. Ce que M. Génin prouve beaucoup mieux par des citations habilement choisies, c’est que la littérature du moyen-âge, si peu connue parmi nous, mérite d’être étudiée pour elle-même. Cette raison seule suffit pour recommander l’étude du vieux français ; le premier mérite d’un idiome est de nous ouvrir l’accès d’une littérature et d’augmenter ainsi la somme de nos plaisirs.

L’idée qui domine dans le livre de M. Génin avait déjà été entrevue par quelques écrivains, mais elle n’avait pas encore été fécondée et développée avec cette habileté. L’auteur a pris pour épigraphe ces deux mots : Vox populi ; il est resté fidèle à cette devise. Courier a dit dans la préface de sa traduction d’Hérodote : « La langue poétique partout, si ce n’est celle du peuple, en est tirée du moins. Malherbe, homme de cour, disait : J’apprends tout mon français à la place Maubert, et Platon, poète s’il en fut, Platon, qui n’aimait pas le peuple, l’appelle son maître de langue. Demandez le chemin de la ville à un paysan de Vartungo ou de Pérétola, il ne vous dira pas un mot qui ne semble pris dans Pétrarque, tandis qu’un cavalier de San-Stephano parle l’italien francisé (infrancesato, comme ils disent) des antichambres de Pitti. Ariane, ma sœur, de quel amour blessée, n’est pas une phrase de marquis ; mais nos laboureurs chantent : Féru de ton amour, je ne dors nuit ni jour. C’est la même expression. » Chacun a pu faire la même remarque. Qui n’a observé dans le peuple, surtout en province, une foule de locutions qui ne s’emploient plus aujourd’hui, mais qu’on retrouve dans les écrivains du XVIIe siècle[3] ? Cela se conçoit aisément. Le langage s’altère et se corrompt plus vite dans les hautes classes, parce qu’il y subit des variations continuelles et les fantaisies ridicules de la mode. A toute époque, sur ce fond qui ne varie guère, se dessinent les enjolivemens et les broderies qu’y ajoute le beau monde. Nos plus grands écrivains n’échappent pas à la contagion, et l’on peut toujours distinguer chez eux, à côté du pur français, le jargon à la mode. Le langage des précieuses et des petits maîtres n’a-t-il pas pénétré jusque dans Polyeucte et dans Andromaque ? Et les flammes, et les chaînes, et toutes ces phrases ridicules inventées pour peindre l’amour, est-ce à Corneille et à Racine, ou à leurs contemporains du grand monde, qu’il est juste de les reprocher ? Il est à croire même que toutes ces fadaises, qui nous font rire aujourd’hui, ne contribuaient pas médiocrement au succès de ces admirables tragédies. La chanson d’Alceste, Si le roi m’avait donné...., est dans le langage du peuple, et elle est d’un style excellent ; mais voici comment s’exprimait la bonne société :

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste.
L’absence aux vrais amans est encor plus funeste ;


ou bien :

Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort :
Tel craint de le fâcher, qui ne craint pas la mort.


Ces phrases faites, ces locutions prétentieuses, deviennent bientôt communes : c’est la peste de la littérature. Le style littéraire est infesté de ces locutions, qui sont devenues vulgaires, sans cesser pourtant d’être affectées. Usées et maniérées tout à la fois, elles inspirent le même dégoût que le costume porté d’ordinaire par messieurs les chevaliers d’industrie, habits à coupe prétentieuse, mais sales et râpés.

Le peuple, au contraire, se préserve aisément du jargon, qui passe au-dessus de lui. Il ne subit pas l’influence de l’hôtel de Rambouillet ; il n’adopte pas le persiflage avec les roués de la régence, ou le grasseyement avec les incroyables du directoire : il garde le vieux langage et la vieille prononciation, telle qu’il la reçue, et reste fidèle à l’ancien usage pour les mots comme pour les habits.

Nous sourions de pitié quand nous entendons le peuple dire : J’avons, j’étions. C’était là pourtant le langage dont on se servait à la cour toute littéraire de François Ier ; d’ailleurs, ce singulier joint à un pluriel est-il plus bizarre que cette formule, employée partout, et notamment dans les préfaces : Dans ce drame, nous nous sommes efforcé... ; ou que le vous avec un singulier, quand nous nous adressons à une seule personne : Monsieur, vous êtes étonné ?... Comme le remarque très bien M. Génin, c’est tout simplement le pronom que nous mettons au pluriel en laissant le verbe au singulier, tandis que le peuple fait tout le contraire : l’un n’est pas plus extraordinaire que l’autre. Le peuple dit ostiné au lieu d’obstiné : cette prononciation est déclarée obligatoire par Théodore de Bèze. Quant aux t et aux s que le peuple met devant les mots commençant par une voyelle, et qui préviennent les hiatus, cela prouve une délicatesse d’oreille plus rare, à ce qu’il paraît, dans les hautes classes que dans les classes inférieures. Les Grecs mettaient des lettres euphoniques pour prévenir le concours des voyelles ; le peuple de France est Athénien en ce point. Le beau monde n’a-t-il pas conservé une foule de ces cuirs sans s’en douter : va-t-il, ne voilà-t-il pas, etc. ? Ce sont des exceptions pour vous ; mais le peuple n’en fait pas, et se montre en cela plus fidèle que vous à l’analogie et à la tradition, car les consonnes ainsi intercalées se retrouvent dans la vieille langue : elles contribuaient à la rendre moins sourde et plus harmonieuse. A cet égard, le livre de M. Génin est excessivement curieux : c’est sans doute une idée excellente que de prouver à notre dédaigneuse société que la langue et la prononciation du peuple ne sont pas une altération du bon langage et de la bonne prononciation, mais simplement une suite d’archaïsmes curieux à étudier. Il y a là quelque chose de neuf et d’intéressant ; c’est une idée dont on aurait dû peut-être tenir un peu plus de compte à M. Génin. Quand on s’engage ainsi dans un pays peu connu, il est sans doute fort naturel de s’égarer quelquefois, et je ne m’étonne nullement que ce malheur soit arrivé à M. Génin.

Il est superflu de répéter ici les critiques auxquelles ce livre a donné lieu ; les reproduire sans y ajouter quelque chose de nouveau serait ( ???) ridicule : on l’a fait ailleurs, je le sais ; mais je n’ai aucun motif pur en faire autant, et l’on ne me pardonnerait pas sans doute des ( ???) inutiles, que de pieuses rancunes peuvent seules excuser.

( ???), ce livre est aujourd’hui dans les mains des érudits. M. Génin ( ???) souvent les opinions de MM. Charles Nodier, Ampère, Guessard. Ce seraient donc les opinions, non-seulement de M. Génin, mais aussi celles de ses savans adversaires, qu’il me faudrait approuver ou combattre ; on comprend que j’aime mieux ici avouer mon incompétence que de pécher par excès de présomption. Dans la critique savante et spirituelle que M. Guessard a faite de cet ouvrage, il prouve assez bien que les opinions de M. Génin sont trop absolues, et qu’il a voulu réduire la langue et la prononciation usitées au moyen-âge, dans les diverses provinces, à une sorte de simplicité, d’unité, qui ne pouvait exister alors, puisqu’elle n’existe pas même aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, ce livre est un livre utile, puisqu’il a donné à une foule de personnes l’idée d’étudier une langue et une littérature qu’elles ne connaissaient pas. M. Guessard dit ingénieusement, en critiquant ce livre, que l’esprit, si piquant qu’il soit, n’est, après tout, qu’un assaisonnement, et qu’on ne se nourrit pas de sel. Sans doute, mais cet assaisonnement est fort nécessaire à une nourriture aussi difficile à digérer que la grammaire. C’est déjà beaucoup d’avoir pu se faire lire, et je sais plus d’un savant qui y serait embarrassé. D’ailleurs, lors même que M. Guessard aurait toujours raison contre M. Génin, il resterait encore dans cet ouvrage assez de choses vraies et instructives pour tous ceux qui sont ignorans en cette matière, au nombre desquels je me hâte de me placer. Cependant, comme le critique pieux dont il était question tout à l’heure s’est cru le droit de censurer son savant adversaire, j’en conclus que l’ignorance n’est pas absolument une raison pour s’interdire ici toute critique, et, pour suivre un si bel exemple, je veux soumettre à M. Génin deux petites objections, fort légères sans doute et telles qu’en peut faire un ignorant.

Il y a dans ce livre passablement d’épigrammes contre M. Victor Hugo : en voici une, dont la justesse ne m’est pas démontrée.

On lit dans Ruy-Blas :

Ce bois de Calembourg est exquis…..
Portez cette cassette en bois de Calembourg
A mon père, monsieur l’électeur de Neubourg.

« J’ai la douleur, dit à ce propos M. Génin, de ne trouver le bois de Calembourg ni dans le dictionnaire de l’Académie ni dans le complément. Je ne puis croire que M. Hugo ait créé une nouvelle essence de bois, uniquement pour en fabriquer une cassette à l’électeur de Neubourg. » La charité m’ordonne ici de consoler la douleur de M. Génin. Non, ce bois n’est pas de l’invention de M. Hugo. Ouvrez un dictionnaire quelconque d’histoire naturelle, et vous y trouverez que le bois de Calembourg ou Cunambourg est un bois odoriférant, de couleur verdâtre, qu’on emploie en ouvrages de tabletterie. M. Génin dira peut-être qu’un poète ne doit pas employer un mot qui ne se trouve pas dans le dictionnaire de l’Académie ; mais Corneille et d’autres se sont permis quelques petites libertés de même nature, et M. Génin chercherait vainement le mot alfangés dans le dictionnaire de l’Académie, quoique Corneille l’ait employé dans un passage assez connu, dans le récit du Cid.

Ailleurs M. Génin disserte savamment sur l’étymologie d’un mot fort usité sous l’empire pour désigner ceux qui n’étaient pas militaires, pékin ou péquin. M. Ampère et M. Guessard font venir ce mot de paganus ; M. Génin le fait dériver de cette locution latine : Homo PER QUEM omnia fiunt, un individu qui fait l’homme d’importance. Or, on a fait très justement observer à M. Génin que, sous l’empire, ce n’était guère le bourgeois qui faisait l’homme d’importance, mais bien plutôt le militaire. D’ailleurs, ce mot ne se trouve nulle part, que je sache, avant la fin du siècle dernier ; il faut donc aller chercher ailleurs une étymologie. En voici une, mais bien grossière, tellement que j’ai honte de la citer en un si grave sujet ; mais enfin la voici telle qu’on me l’a communiquée.

Vers la fin de la révolution, beaucoup de militaires se trouvaient en congé et allaient montrer leurs uniformes dans les salons de Paris. Ils y rencontraient les commissaires de canton, notables personnages sans doute, mais qui, tout frais venus de leurs départemens, faisaient assez triste figure à côté des militaires. « Qu’est-ce que ces commissaires de canton ? disaient ceux-ci. D’où sortent ces Chinois-là ? de Canton ou de Pékin ? » Il paraît que ce dernier mot fit fortune, et on continua pendant long-temps à l’appliquer, non plus seulement aux commissaires de canton, mais en général à tous les bourgeois.

Je m’empresse de déclarer que je tiens assez peu à cette étymologie. Toutefois il serait assez piquant qu’elle fût la seule vraie. Ce serait un petit supplément à ajouter à l’histoire de la fameuse inscription : Ici est le chemin des ânes. Si quelque ancien militaire voulait recueillir ses plus lointains souvenirs, peut-être pourrait-il nous édifier sur ce point, et terminer, mieux que l’Académie elle-même, cette dispute de savans.

Venons maintenant à l’ouvrage de M. Francis Wey ; ici nous serons plus à notre aise. L’auteur s’occupe de la langue française actuelle ; c’est un sujet sur lequel chacun peut se croire un peu plus compétent. Cet ouvrage se divise en deux parties. Trois cent dix-sept remarques détachées sur des locutions vicieuses occupent un volume et la moitié du suivant. Le reste du second volume est employé à des remarques sur le style et sur la composition littéraire. Disons d’abord, avant de faire nos restrictions, que le livre de M. Francis Wey est d’une lecture facile et attachante. Il a cela de commun avec le livre de M. Génin ; il en diffère beaucoup, d’ailleurs, et par les opinions et par le style.

Ce n’est pas M. Francis Wey qui irait, avec Malherbe et Paul-Louis Courier, chercher son français à la place Maubert. « L’idiome des Français est gentilhomme, nous dit-il, et il demeure tel parce que le goût national est porté par l’éducation et l’usage à cette gentilhommerie. » Cela n’est peut-être pas très clair. On a souvent parlé du style grand-seigneur de Saint-Simon ; il me semble que, quand ce duc et pair écrit bien, il ne s’exprime pas autrement que Molière, avec lequel il a plus d’un rapport, comme M. Sainte-Beuve l’a judicieusement remarqué. Ce qui le distingue de Molière, ce sont ses phrases inachevées, ses constructions pénibles, ses obscurités, défauts inévitables d’une plume trop rapide. Ce n’est sans doute pas là ce qui constitue le style grand-seigneur ; mais, pour éclaircir ce point, ouvrons le livre de M. Wey. J’y trouve ce jugement sur le Bourru bienfaisant de Goldoni : « Comment s’amuser du Bourru bienfaisant, qui, durant trois grands actes, maltraite sa famille et l’assomme ; personnage tellement désagréable et saugrenu, que l’on romprait sans hésiter tout commerce avec une maison qui posséderait un crétin aussi fastidieux ?» Est-ce là l’idiome en question ? Je n’en sais rien ; mais au moins n’est-ce pas là le langage populaire que Malherbe et Courier allaient chercher à la place Maubert. Il est vrai que M. Francis Wey goûte médiocrement le style de Courier : « M. Cormenin, sec et déchiqueté comme Courier, son émule. » Jugement un peu sévère peut-être en ce qui concerne Courier. Il y aurait aussi quelque chose à redire à cette phrase, attendu que, dans l’idiome des Français, un écrivain peut bien être le modèle et non l’émule de ceux qui sont venus après lui. — D’ailleurs, M. Francis Wey reste fidèle à cette gentilhommerie en nous signalant les formules dont on ne doit point se servir dans la bonne société. « Aller en société est un terme digne des commis-voyageurs qui l’emploient. Aller en soirée est excellent dans la bouche des petits marchands et des officiers en garnison dans la province. » Ailleurs l’auteur discute la question de savoir s’il ne serait pas convenable de rendre aux ministres le titre d’excellence. Ce sujet mériterait sans doute d’être examiné ; mais il a un peu perdu de son intérêt depuis que les excellences elles-mêmes se sont prononcées sur cette question.

On ne s’étonnera point sans doute, après cela, que M. F. Wey n’aime pas les philosophes. Tout en discutant, comme Pic de la Mirandole, de omni re scibili, sur tout ce qu’il sait, et de quibusdam aliis, c’est-à-dire sur un certain nombre de choses qu’il paraît savoir moins bien, il lance de vives épigrammes contre la philosophie et contre ceux qui la cultivent. Vous étudiez, avec Platon et Leibnitz, Dieu, l’homme, la nature, la société ; vous voyez dans cette étude un digne emploi des facultés humaines. Peut-être même, tout en convenant que la société va mieux qu’autrefois, ou précisément parce qu’elle va beaucoup mieux, vous poussez la témérité jusqu’à croire qu’un jour elle pourra mieux aller encore ; en un mot, vous croyez au progrès, à l’avenir de la raison, avec saint Augustin et Condorcet, avec les pères de l’église et les philosophes. Cependant voici M. Francis Wey, qui, tout en passant en revue ses substantifs et ses adverbes, s’interrompt pour vous envoyer quelque amère raillerie. Progrès, avenir ? mots vides de sens ; philosophes, humanitaires, socialistes ? rêveurs ou charlatans ! D’ailleurs, ne sait-on pas que les philosophes ne peuvent se mettre d’accord ? Et là-dessus M. Francis Wey reprend et développe ce vieux thème, qui rajeunit merveilleusement entre les mains de certaines gens. « C’est à la faveur de ces ténèbres (l’obscurité du langage) que la philosophie en impose sur le vague et le mensonge de ses spéculations : fausse philosophie, puisque les vérités proclamées par elle sont renversées d’âge en âge, que les écoles se succèdent sans cesse, et que la vérité allemande est autre que la vérité écossaise, différente elle-même de la vérité française. Et comment énoncer la vérité française entre Spinoza, Descartes, Condillac, Kant, M. Jouffroy, M. Cousin, etc., qui se contredisent et se démentent mutuellement ?» Je ne sais pas trop ce que Spinoza et Kant viennent faire ici, puisqu’il n’y est question que de la vérité française ; mais je voudrais bien savoir s’il y a une seule science au monde où, tout en s’accordant sur les points essentiels, les savans ne disputent pas sur une foule d’autres moins importans. L’amour-propre et partant la discorde se fourrent partout. Les sciences positives ne sont pas à l’abri de ces petits inconvéniens. « Je croyais, dit Voltaire, y trouver le repos, que Newton appelle rem prorsus substantialem ; mais je vis que la racine carrée du cube des révolutions des planètes et les carrés de leurs distances faisaient encore des ennemis. J’ai osé mesurer toujours la force des corps en mouvement par M + V. Je m’aperçois que j’ai encouru l’indignation de quelques docteurs allemands. » Les philosophes se contredisent ? mais il me semble que les grammairiens eux-mêmes ne s’en acquittent pas mal, à en juger par l’ouvrage de M. Francis Wey. L’auteur y traite parfois assez lestement des grammairiens qui ont le malheur de ne pas penser comme lui. S’ensuit-il que la grammaire soit une science vaine ? S’ensuit-il que M. Wey n’ait pas souvent raison contre ses adversaires ? Non, assurément.

Voici un endroit où la philosophie aurait pu être utile à M. Wey. Il ne veut pas qu’on dise restes mortels : « c’est une niaiserie, vu qu’il n’est pas de restes immortels, et que par conséquent l’épithète est superflue. » Mais pardon, monsieur ; il y a toute une croyance dans cette épithète que vous déclarez superflue. bien des gens croient, au contraire, qu’il reste après la mort quelque chose d’immortel. Les partisans de la vérité française, que vous avez cités plus haut, Descartes, Condillac, MM. Jouffroy et Cousin, sont ici d’accord ; ce n’est point là une de ces questions sur lesquelles ils se contredisent et se démentent mutuellement.

Il est fâcheux que M. F. Wey ait ces préventions contre la philosophie. Moins animé contre elle, il parlerait sans doute autrement de Jean-Jacques Rousseau, du siècle dix-huitième (sic), et des écrivains politico-philosophiques par qui fut préparée la révolution ; il en voudrait moins à la révolution elle-même, et se serait épargné la peine d’aller déterrer je ne sais où, dans le Père Duchesne, je suppose, des mots comme anthropophagier, ou tout autre verbe aussi connu, dont la découverte est destinée à jeter un incurable ridicule sur la révolution, et à la ruiner pour toujours dans l’esprit des honnêtes gens. Sans doute la révolution et ses partisans ont créé quelques néologismes, grand tort assurément, qui peut pourtant être compensé par les services assez essentiels rendus par elle à la France et au monde ; mais c’est une chose dont M. Wey ne tient aucun compte. Un des hommes contre lesquels il s’acharne avec une persistance singulière, c’est Mirabeau. On n’a jamais songé à présenter les discours de Mirabeau comme des modèles de correction grammaticale ; ces harangues étaient des actions, non des œuvres littéraires ; elles appartiennent à l’histoire plus qu’à la philologie. Pourquoi se donner le facile plaisir d’y signaler des incorrections ? Pourquoi les juger comme on jugerait un discours froidement composé dans le cabinet et récité à l’Académie ? Eh ! mon Dieu ! quand il y aurait cent fois plus de barbarismes dans ces improvisations véhémentes, qu’importe, si elles ont fait une révolution ? Quand les trompettes sonnèrent sept fois autour de Jéricho, peut-être s’est-il commis plus d’une note fausse ; mais, puisqu’au septième tour les vieilles murailles s’écroulèrent, le concert était excellent.

Les trompettes de nos députés n’ont pas heureusement à opérer de tels prodiges, et je conçois qu’on leur demande compte de leur musique. On peut se montrer plus rigoureux à leur égard, et M. Francis Wey a bien fait d’insister sur les incorrections de toute nature qui rem- plissent les discours de la tribune actuelle et passent de là dans la presse, et de la presse dans le langage commun. C’est un danger présent et réel ; il était bon de le signaler. M. Francis Wey a fait un spirituel article sur la locution fameuse : cordiale entente. Il trouve que cette alliance (de mots) est peu française, et il s’étonne que personne à la chambre n’ait relevé cette incorrection. Il critique plusieurs phrases employées par M. le ministre des affaires étrangères[4] ; fort bien : le nom et le talent de M. Guizot peuvent donner cours à ces barbarismes ; il est utile de prendre ses précautions. Passe encore pour ces deux mots, agissemens, dont M. Billault est le père, et subalternéité, qui a pour inventeur M. de Lamartine : il y a peu d’apparence cependant que l’harmonie douteuse de ces mots invite beaucoup à les employer ; mais pourquoi attaquer, comme le fait M. Wey, les phrases de M. Muret de Bord ? A quoi bon ? Doit-on croire qu’elles sont d’un dangereux exemple, ou plutôt n’y aurait-il pas dans cette critique quelque ingénieuse flatterie, quelque compliment délicat pour l’honorable député ?

M. Wey n’est guère plus indulgent en général pour les morts que pour les vivans. On trouve dans son livre quelques jugemens littéraires qu’il est difficile d’approuver. Racine est jugé fort sévèrement. L’auteur cite les strophes sur Port-Royal, et n’a pas de peine à en démontrer l’extrême faiblesse. Il était peut-être inutile de s’acharner ainsi sur des pièces de collège composées à dix-huit ans. M. Wey n’épargne guère plus les ouvrages que Racine composa dans la maturité de son talent : il cite, par exemple, la troisième scène de Phèdre, en la comparant avec la scène correspondante d’Euripide. Il va sans dire qu’il donne la préférence au poète grec, c’est la mode aujourd’hui ; mais il aurait pu appuyer son opinion sur de meilleures raisons. Voici une de ses critiques :

« Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Que ne puis-je, au travers d’une noble poussière.
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière !

Les images du poète français sont moins riches et moins complètes, il faut en faire l’aveu. Ce qu’il n’a pas senti, c’est que Phèdre, ayant rêvé à toutes ces campagnes, finit par invoquer, au fond de ces solitudes des monts, des bois et des plaines, Diane, la divinité chaste que l’on implore contre Vénus, circonstance qui donne à la dernière parole de la reine une intention marquée. Phèdre, brûlée par la passion, demande l’ombre, les prairies, une source d’eau pour se désaltérer. Ces préoccupations sont naturelles ; mais elle ne songe ni à des lieux couverts de poussière, ni à parler d’une noble poussière, parce qu’elle ne trouve pas que la poussière des chemins soit noble. » (Tome Ier, page 103.)

J’avoue que je n’ai pu lire ce passage sans étonnement. Ainsi donc, selon M. Francis Wey, la Phèdre de Racine veut simplement se promener sur les chemins, y voir passer les voitures, comme font nos Parisiennes à Longchamps. Je comprends parfaitement que ce passage de Racine paraisse fort puéril à M. Wey. Est-il besoin de rappeler que ce que Phèdre va chercher au fond des forêts, ce n’est pas la chaste Diane, mais le chasseur Hippolyte ? que ce qu’elle suit de l’œil dans la carrière, c’est encore Hippolyte, soulevant autour de son char la poussière du stade[5] ? Que M. Francis Wey aille entendre Mlle Rachel dans ce rôle : qu’il la voie se soulevant avec effort, et suivant de son regard, de son bras étendu, de tout son corps, de toute son âme, ce char qui emporte tout ce qu’elle aime, et il reconnaîtra que le désir de Phèdre n’est pas d’aller se promener sur les grands chemins.

M. Wey est fort sévère encore pour quelques autres de nos grands écrivains :

« L’évêque de Meaux, le roi de l’antithèse, abuse parfois de la royauté ; c’est un de ceux qui ont le plus sacrifié aux faux dieux de la phrase. » (Tome II, page 208.)

« Bernardin de Saint-Pierre ne posséda le talent de description qu’à un degré médiocre. » (Tome II, page 396.)

André Chénier, arrière-vassal de Racine, a eu tort de dire, en parlant d’Homère : L’harmonieux vieillard. « C’est comme si l’on disait à un vieil architecte : Vieillard architectural. » Harmonieux se dit plutôt des choses que des personnes ; mais le poète n’a-t-il pas été souvent comparé à un instrument harmonieux, à une chose ? Le poète, cette chose sacrée et ailée, dit Platon. Je suis chose légère, dit encore La Fontaine.

M. Francis Wey est quelquefois trop difficile peut-être en fait de clarté. Dans la Folle Journée, Figaro dit, en parlant du feu d’artifice que l’on a placé sous les grands marronniers (ce qui dérange les projets du comte Almaviva) : « Je ne m’étonne plus s’il avait tant d’humeur sur ce feu. » Sur ce feu n’est peut-être pas très correct ; mais le lecteur apprendra, sans doute avec surprise, qu’en lisant ce passage, il a couru le risque de faire un bien grossier contre-sens. « Qui ne croirait, s’écrie M. Wey, qu’on a fait rôtir le comte Almaviva, et que telle est la cause de cette humeur ? » Mais pourquoi se méfier à ce point de la sagacité des lecteurs ? Pourquoi supposer le public si dépourvu d’intelligence ? Il est vrai que ce préjugé est excusable chez un journaliste.

Quelquefois les éloges sont aussi inattendus que les critiques : « Les descriptions de l’Odyssée sont des chefs-d’œuvre de convenance ; le métier y est entendu à un degré prodigieux. » Nous profitons de cette occasion pour recommander aux feuilletonistes l’étude d’Homère ; cette lecture ne peut manquer de les perfectionner dans leur métier. Pour expier toutes ces critiques, indiquons un curieux chapitre sur le néologisme. M. Francis Wey a dressé une liste d’un grand nombre d’expressions créées au dernier siècle, et y a joint le nom des inventeurs. La plupart de ces mots sont aujourd’hui fort inconnus. On voit, en parcourant cette liste, que nos ancêtres ont donné tout autant que nous dans ce travers, qu’on a si rudement reproché à notre siècle ; ce tableau est, à cet égard, une chose fort consolante. Quelques-uns même sont d’une telle bizarrerie, qu’on a peine à croire qu’ils aient eu un moment de vogue ; en voici quelques-uns :

Abéquiter, — s’enfuir à cheval (L. Verdure).

Absconder (Mercier).

Acertainer (Rétif).

Anguillonneux. — M. Francis Wey nous apprend que c’est pour l’appliquer à ce pauvre M. de La Fayette qu’on a inventé ce mot. Comment ce pauvre M. de La Fayette a-t-il mérité qu’on inventât pour lui ce barbarisme ? C’est ce qu’on ne nous dit pas.

Cette liste est fort amusante ; il serait assez curieux de dresser de même l’inventaire des néologismes les plus usités de notre temps. M. Francis Wey, comme tout le monde, y apporterait son petit contingent ; il y figurerait pour les mots suivans, que nous trouvons dans son ouvrage : fixateur, dialogiste, philosopheur, dactyloïde, prêcherie, racontage, etc. Ces mots ne semblent pas indispensables et sont un peu risqués. Comme d’ailleurs ils n’ont rien de ridicule, il est bon de s’en défier plus que des mots suivans, contre lesquels M. Francis Wey a soin de nous prémunir : « On fera bien de se défier de ces épithètes de mirobolant, de super coquentieux, de superlatif, de phénoménal, d’ébouriffant, de pyramidal, de fantasmatique, etc. » Cet avertissement n’était peut-être pas absolument nécessaire.

Ces inadvertances empêchent-elles M. Francis Wey d’avoir fait un livre estimable ? Non, sans doute ; mais l’auteur est si sévère pour les grammairiens ses prédécesseurs, il relève si curieusement les bévues échappées aux académiciens dans le pénible travail de leur dictionnaire, qu’il donne envie de rechercher si ces erreurs peuvent réellement être évitées dans une œuvre de longue haleine. La sagacité, l’érudition, compensent bien chez M. Francis Wey les petites erreurs qui ont pu lui échapper : toutes ces qualités ne l’ont pas empêché pourtant de se tromper quelquefois. Il y a là de quoi faire trembler ceux qui ne peuvent offrir au lecteur les mêmes dédommagemens.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Librairie de Firmin Didot, rue Jacob.
  2. cette prévention est peut-être inévitable ; cependant nous commettons aussi sur ce point quelques injustices volontaires dont il serait bon de se préserver. Non-seulement nous ne jugeons les siècles passés que sur leurs grands hommes, mais ces grands hommes mêmes, nous ne les jugeons que sur ce qu’ils ont fait d’excellent. Quand on nous parle de Corneille et de Molière, nul ne pense aux dix pièces illisibles de l’un, ni au Don Garvie de l’autre, et l’on a raison ; mais un moderne n’en est pas quitte à si bon marché. Parlez à quelque critique mécontent de son siècle des Méditations et des Harmonies : — Très bien, vous dira-t-il en hochant la tête ; mais la Chute d’un Ange, mais les Recueillemens poétiques….. — Et le même homme vous citera avec enthousiasme une vingtaine de strophes admirables, choisies çà et là dans Malherbe au milieu d’un déluge de strophes détestables, et qui suffisent pourtant à faire de Malherbe un poète excellent, tandis que, pour M. de Lamartine, le Lac, le Crucifix, vingt autres pièces, ne suffisent point ! Que voulez-vous ? il a fait la Chute d’un Ange et les Recueillemens poétiques. — On répondra peut-être qu’il faut savoir gré à Malherbe d’avoir écrit quelques belles choses à une époque où la langue n’était pas encore formée ; mais il me semble que, pour ceux qui pensent que nous sommes en décadence, il n’y a guère moins de mérite à avoir fait le lac dans un temps de corruption que les Stances à Duperrier à une époque de barbarie.
  3. Tout à l’heure se dit encore à Bourges, et à cette heure à Paris, pour signifier dans ce moment, actuellement. « Il se fait payer tout à l’heure, pour dire sur-le-champ. » (FURETIÉRE.) «Je l’entends bien à cette heure. » (FENELON, 2e Dialogue sur l’Éloquence.) D’abord s’emploie encore, à Bordeaux, dans le sens de sur-le-champ.

    Pour m’en éclaircir donc, j’en demande, et d’abord
    Un laquais effronté m’apporte un rouge-bord.

    (BOILEAU.)
    On pourrait aisément multiplier ces rapprochemens.

  4. C’est ainsi que l’auteur désigne M. Guizot, désignation qui pourra un jour devenir obscure, car enfin le livre de M. K. Wey doit vivre plus long-temps que le ministère actuel. Quoique M. Wey attaque avec beaucoup de goût et d’esprit la manie des périphrases, il les emploie trop souvent. Il chérit également les initiales, c’est un demi-jour qui lui plaît ; mais souvent le mystère est bien superflu. M. Wey a-t-il, par exemple, à désigner un auteur fameux par ses anachronismes et qui fait dîner ensemble le XVIIe et le XVIIIe siècle, Marion Delorme et l’abbé d’Olivet, chacun nommerait aussitôt cet écrivain : M. Wey, plus réservé, le désigne par ces deux initiales : J. J. — Ailleurs il cite une page entière du Rhin, sur le mot jordonner et le mot métail : il ajoute que l’auteur qui a écrit cette page est un novateur puissant, un génie que chacun admire, etc. Ainsi pendant trois pages. Vous croyez qu’il va finir par le nommer ? Pas du tout : il le désigne simplement par un M. suivi de trois étoiles : « Jordonner, comme l’explique M***. » Nous ne croyons pas manquer aux convenances en soulevant un peu plus encore, ce voile mystérieux et en avertissant le lecteur qu’il s’agit probablement, dans tout ce passage, de M. V. H., auteur d’Hernani. La discrétion ne nous permet pas d’en dire davantage ; mais nous espérons que le lecteur devinera.
  5. Tantôt faire voler un char dans la carrière...
    Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune.