PHILIPPE DE MORVELLE.[1]

§. I.
Le Salon de Madame Necker.
(1776.)


À la mort de Louis xv, la cour, abandonnant Versailles, était allée s’établir au château de La Muette, près de Passy. Elle y demeura près d’un mois. Durant tout ce temps, et malgré la distance, les Parisiens vinrent à l’envi saluer le nouveau roi de leurs acclamations et de leurs vœux. Dès le matin, une longue file de promeneurs arrivait par la grande rue de Passy, et par les avenues du bois de Boulogne : les gens du peuple étaient en habits de fête ; les femmes portaient sur leur coiffure des épis de blé en signe d’abondance. Cette foule, où toutes les classes étaient confondues, se pressait devant les grilles du château, et ne s’écoulait qu’à la nuit. Tels furent les commencemens du règne de Louis xvi. Il y avait une espérance universelle de bonheur public, l’attente d’une sorte de régénération pour le royaume, et une confiance sans bornes dans les intentions du jeune roi. Sensible à tant d’affection, le monarque avait à cœur de réaliser l’espoir que la nation plaçait en lui. L’énormité des abus et le besoin d’une grande réforme le frappaient ; mais, se défiant de son inexpérience, et indécis par caractère, il hésitait. Il demandait conseil aux hommes d’état en crédit ou disgraciés sous le dernier règne, et n’obtenait d’eux que cette réponse : « Sire, il y a plus de treize cents ans que le royaume de France existe ; il a fait ses preuves pour la durée. Qu’il y ait çà et là quelques petites dégradations, cela ne doit ni surprendre ni effrayer : l’édifice est vieux, mais solide. » Le roi n’en était que plus irrésolu ; enfin il se décida, et, au grand scandale de la cour, il choisit deux de ses ministres, MM. Turgot et de Malesherbes, dans le parti des philosophes.

Turgot, l’un des chefs les plus distingués de ce parti, joignait à de vastes connaissances la roideur d’esprit d’un sectaire. Ses projets de réforme immédiate allaient au-delà de ce que la révolution et ses suites ont produit de bien jusqu’à ce jour ; il voulait tout faire d’un coup, et disait avec un calme imperturbable : « Le temps me presse ; je suis d’une famille où l’on ne passe pas cinquante ans. Turgot échoua non-seulement contre l’égoïsme des courtisans, mais aussi contre les habitudes et les préjugés du peuple. En abolissant les jurandes et les maîtrises, il encourut la haine des corporations d’arts et de métiers ; en décrétant la liberté absolue du commerce des grains, il excita une inquiétude générale, suivie presqu’aussitôt d’une disette réelle ou factice. Il y eut dans plusieurs provinces des émeutes pour le pain, et à Paris les magasins de blé et les boutiques des boulangers furent pillés. Le ministre impassible ne retira point ses édits, et déploya un luxe de précautions militaires, qui fit donner à cette révolte le nom de guerre des farines. Des chansons et des quolibets populaires, se joignant aux intrigues de la cour, ruinèrent auprès du roi le crédit d’un homme de bien, dont le seul tort était d’avoir une foi trop vive dans la puissance de la raison. Le renvoi de Turgot fit passer les finances, qu’il administrait, entre les mains d’un homme versé dans toutes les pratiques de la fiscalité, habile à inventer de nouveaux expédiens, mais brouillon et dissipateur. En quelques mois, le déficit du trésor s’accrut d’une manière si effrayante, que le roi prit le parti de rentrer dans la voie des innovations, de s’en rapporter à l’opinion publique pour le choix d’un ministre des finances.

M. Necker, envoyé de la république de Genève, jouissait alors de la double réputation de politique à haute vue et de financier consommé ; il la devait à ses écrits sur le commerce et à son immense fortune, acquise dans des spéculations de banque. Sous le ministère de Turgot, il avait publié, contre la libre exportation des blés, une brochure qui eut beaucoup de succès et qui contribua, du moins on peut le croire, à la chute du ministre. Entre les philosophes, dont l’habileté en affaires était devenue suspecte, et les praticiens, dont la routine venait d’être convaincue d’impuissance, M. Necker s’offrait comme un moyen terme : il était l’homme de la circonstance : il fut choisi. Son adjonction au ministre, avec le titre de directeur-général du trésor, fut accueillie comme une bonne nouvelle dans toutes les places de commerce du continent, car les capitalistes prévoyaient que le nouveau ministre ferait des emprunts, et tâcherait de relever les finances par le crédit public. Genève, la ville des capitaux et la patrie de M. Necker, vit dans son élévation un juste motif d’orgueil pour elle, et une nouvelle source de prospérité. Les citoyens de cette république, si riche sans territoire, se saluaient dans les rues par ces mots : « Savez-vous la nouvelle ? », et se serraient la main d’une manière toute cordiale.

La possibilité de s’assurer d’avance une part avantageuse dans les opérations financières du nouveau ministre, était un grand point pour les capitalistes génevois. Ils résolurent de faire une tentative à cet égard, et invitèrent l’un d’entre eux, homme d’une grande réputation commerciale, et de plus ami d’enfance de M. Necker, à se rendre auprès de lui, pour le féliciter, lui faire des offres de coopération, et lui demander la préférence en faveur de sa ville natale. Le négociant chargé de cette importante mission partit accompagné de sa nièce, orpheline de vingt-deux ans, à laquelle il tenait lieu de père ; l’oncle et la nièce reçurent de M.  et de Mme Necker l’accueil le plus amical, et promirent une seconde visite pour la soirée du lendemain.

Le 9 décembre 1776, sur les sept heures du soir, une voiture d’assez belle apparence, mais dans laquelle un observateur attentif pouvait reconnaître un carrosse de louage, traversa la cour de l’hôtel des finances, et s’arrêta devant le vestibule qui menait au grand escalier. Aussitôt un laquais de bonne mine, mais sans livrée, sauta lestement de derrière la voiture et ouvrit la portière, sur les panneaux de laquelle étaient peintes des armoiries de fantaisie. Un homme d’environ cinquante ans, d’une mise fort soignée, descendit le premier ; il portait un habit de velours brun, une veste de satin blanc semée de paillettes d’or, et un nœud de ruban à son épée. Dès qu’il eut mis pied à terre, il tendit la main à une jeune personne dont la toilette un peu étrangère paraissait plus simple et en même temps plus modeste que celle des dames de Paris à cette époque ; tous les deux se dirigèrent vers le salon de compagnie, et, en ouvrant pour eux la porte à deux battans, un valet de chambre annonça d’une voix sonore M. Auberti et mademoiselle de Risthal.

Tous les hommes se levèrent ; et M. Necker, dont la politesse était d’ordinaire assez froide, fit quelques pas vers la porte avec un empressement marqué : « Adieu, Joseph, dit le ministre, comment va-t-il ? » Et sur-le-champ, comme pour retirer cette locution génevoise, qui venait de lui échapper à la vue d’un compatriote, il ajouta : « Bonjour, mon vieil ami, je suis charmé de vous voir ! » En prononçant ces mots, il présenta la main à mademoiselle de Risthal, et la conduisit près de la cheminée, où madame Necker était assise dans un large fauteuil, à la tête d’un demi-cercle de dames parées avec tout le luxe et l’attirail du temps. Leurs robes, gonflées par d’énormes paniers, s’étalaient devant elles en éventail, et offraient à l’œil plusieurs rangs de garnitures, où brillaient l’or, l’argent, les perles, au milieu de bouffettes de gazes et de guirlandes de fleurs artificielles. Leurs cheveux, relevés sur le sommet de la tête, à une hauteur démesurée, étaient surmontés d’une aigrette de diamans, d’un nuage de plumes, ou d’une corbeille de fleurs : ce dernier nom fut quelque temps classique dans le vocabulaire des modes. Madame Necker, femme de trente-six à trente-huit ans, assez belle, mais sans grâces, ne le cédait en magnificence à aucune des dames de son cercle. Trois étages de falbalas garnissaient sa robe ; mais sa coiffure favorite, celle qu’elle portait ce soir-là, était moins haute et moins compliquée : c’était une espèce de turban, auquel, soit à cause de sa forme, soit par une sorte de flatterie, les marchandes de modes venaient de donner le nom de casque à la Minerve.

Madame Necker fit asseoir auprès d’elle sa jeune compatriote, et lui adressa quelques paroles avec une bienveillance un peu apprêtée. Celle-ci répondit sans embarras, quoique d’une voix timide, puis elle tendit la main à une petite fille de dix à onze ans, qui occupait un tabouret aux pieds de madame Necker. Cet enfant, destiné à devenir un jour une femme célèbre, n’était alors remarquable que par la vivacité de ses grands yeux noirs qui observaient tout, et par un babil quelquefois spirituel, mais où perçait l’intention de produire de l’effet. Plusieurs hommes, d’un âge mûr et d’un maintien grave, vinrent l’un après l’autre, engager avec mademoiselle Necker une conversation à laquelle sa mère ne prenait aucune part, mais qu’elle interrompait souvent par ces mots : « Ma fille, tenez-vous droite ». Cet ordre était toujours accompagné d’un mouvement de tête et d’un effacement d’épaules que la petite personne s’empressait d’imiter. M. Necker vint, à son tour, complimenter sa fille de l’amitié que lui témoignait, une personne telle que mademoiselle de Risthal : « Louise, dit-il en souriant, je vais vous donner un fauteuil, car ce soir vous avez vingt ans. » La jeune Louise, se retournant avec vivacité sur son tabouret, répondit par une saillie d’enfant, qui ne fut pas du goût de sa mère : un regard froid de celle-ci réprima aussitôt cet enjoûment ; et le ministre s’éloigna d’un air qui prouvait plus d’indulgence.

Pendant ce temps, les dames du salon examinaient avec curiosité mademoiselle de Risthal, et se demandaient, en chuchotant, qui elle était. Une femme de vingt-cinq ans, peu jolie, et ayant beaucoup de rouge, dit à une autre dame très-belle et excessivement parée, dont le fauteuil se trouvait près du sien, à une assez grande distance de la personne qui faisait l’objet de leurs observations : « Ne trouvez-vous pas, comme moi, qu’elle a un faux air de madame Necker ?

— Faux, dites-vous ; malheureusement pour l’une et pour l’autre elles se ressemblent tout-à-fait.

— Oh ! vous êtes sévère ; il est facile de voir que madame Necker a pu être belle ; et quant à mademoiselle de Risthal, — c’est son nom, si j’ai bien entendu, — elle n’est pas mal, grande et assez bien faite, et d’une fraîcheur un peu bourgeoise, mais éclatante, on doit en convenir.

— Oui, c’est dommage pourtant que cette grande figure fraîche reste collée sur son fauteuil comme un automate dont les ressorts ne vont plus.

— Pour cela, je l’avoue, reprit la dame, qui avait parlé la première si je n’avais pas vu la révérence gauche qu’elle a faite en entrant, en vérité, je la prendrais, avec sa toilette de l’autre monde, pour un portrait de collection qui n’attend qu’un vieux cadre.

L’autre dame se mit à rire derrière son éventail ; mais cette précaution ne l’empêcha pas d’être remarquée par l’une de ses voisines, qui avait entendu toute la conversation ; c’était une personne âgée, en deuil, et portant, suivant l’ancienne mode, un bonnet noir à grands papillons. « Je suis moins difficile que mesdames, dit-elle d’un ton sérieux, et je trouve cette jeune personne fort bien. Son maintien a de la décence et de la réserve ; il y a, dans ses grands yeux bleus, une expression de candeur ; et ses manières, simples et tout-à-fait modestes, me paraissent du meilleur ton. De mon temps on faisait cas de ces avantages. »

Le trait alla juste à son adresse ; les deux jeunes dames n’y répondirent que par un sourire contraint, et tant soit peu dédaigneux. La caricature qu’elles avaient faite de l’étrangère, et le portrait flatteur qui était venu ensuite, avaient également de la ressemblance avec mademoiselle de Risthal. C’était, pour ainsi dire, le bon et le mauvais côté de sa personne ; l’un ou l’autre pouvait frapper davantage, suivant l’esprit ou les dispositions de ceux qui la voyaient ; mais, pour tout observateur impartial, sa physionomie, calme et inoffensive, et une certaine fixité dans les traits de son visage, étaient l’indice d’une âme pure et d’un caractère décidé. Quelques détails antérieurs serviront à la faire mieux connaître, et à donner une idée du caractère de son oncle, M. Auberti.

Pierre et Joseph Aubert, tous deux fils d’un Génevois riche et considéré, avaient été, durant leur premier âge, camarades et amis du jeune Necker ; ils firent avec lui leurs études à l’académie de Genève ; et reçurent du même pasteur l’instruction religieuse pour la première communion, circonstance qui ne s’oublie guère dans la vie d’un protestant. L’aîné des deux Aubert quitta Genève après la mort de son père, et alla s’établir à Berne, où il se maria, et fonda une maison de commerce, qui, en peu de temps, devint florissante ; sa fortune lui permit d’acquérir, dans le canton, des propriétés dont la plus considérable était la terre de Risthal, située à quelques lieues de Berne, sur les bords de l’Aar. Quant à Joseph, il ne jugea pas à propos d’émigrer ni de se marier ; ses relations avec M. Necker ne cessèrent point, même après le départ de celui-ci pour Paris, où l’appelait la maison Thélusson, à la tête de laquelle il fut placé. Convaincu de la haute capacité de son ami pour les affaires, Joseph Aubert engagea ses capitaux dans les opérations de cette maison, et eut part aux immenses profits qu’elle retirait de ses entreprises. Rien ne paraissait manquer au bonheur du capitaliste Génevois. Sa fortune s’accroissait rapidement ; sa vie était tranquille, et son caractère honoré. Des manières agréables et la sûreté de son commerce le faisaient rechercher avec empressement ; il était admis, sans la moindre contestation, dans les sociétés de la haute ville, espèce de monde supérieur vers lequel un riche bourgeois de Genève aspirait toujours, mais où il n’y avait place que pour un petit nombre d’élus. Cependant, Joseph Aubert ne se trouvait pas entièrement heureux ; un reste d’ambition le tourmentait. Quoiqu’au niveau de la plus ancienne bourgeoisie, il voyait encore de la distance entre lui et ceux de ses concitoyens dont les noms à physionomie italienne indiquaient d’une façon plus ou moins problématique leur descendance de nobles familles émigrées de par-delà les monts ; c’était un souci de toutes les heures. Il le couva long-temps sans en rien laisser paraître ; mais un jour, au milieu d’une conversation, où un savant professeur d’histoire détaillait tous les anciens priviléges de la ville impériale de Genève, d’après une charte qu’on venait de retrouver, Aubert prit la parole d’un air indifférent : «  À propos de découvertes historiques, dit-il, vous saurez que j’en ai fait une la semaine passée ; j’ai trouvé, dans un vieux livre tout vermoulu, qu’un certain Auberti, noble de Florence, fut exilé le même jour et par les mêmes juges que Dante, le fameux poète. C’était un fier gibelin que cet Auberti, plus gibelin que Dante lui-même ; car, ne pouvant supporter l’Italie où l’empire avait des ennemis, il vint à Genève, ville toute impériale, comme le dit si judicieusement M. le professeur ; bref, il s’établit ici, et c’est de lui que nous descendons. »

— Vraiment, murmurèrent à la fois quelques personnes, les unes par ironie, les autres par la seule impression de cette nouvelle inattendue.

— Mais, oui, répliqua Joseph ; et puisque la prononciation génevoise a retranché une lettre à mon nom, je crois que je ferais bien de la reprendre, par respect pour mes ancêtres.

Tout le monde garda le silence, et il y eut quelques mouvemens de tête en signe d’assentiment. Dès le lendemain, le nom d’Auberti fut mis en circulation par tous ceux dont l’intérêt était de plaire à l’auteur de la découverte ; peu à peu le nombre des croyans ou des complaisans s’accrut dans la ville, et une sorte de balancement s’établit entre le nom connu et le nom rectifié. De deux personnes qui arrivaient en même temps, l’une disait : « Je vous salue, M. Aubert ; » et l’autre : « M. Auberti, je vous présente mes respects. » Enfin, au bout de quelques années, Auberti sembla prévaloir et passer en habitude.

Dans cet état des choses, Joseph perdit son frère aîné, Pierre Aubert, qui n’avait fait aucun cas pour lui-même de la découverte historique ; veuf depuis long-temps, il laissait une fille unique, appelée Sophie, et à peine âgée de seize ans. Les dernières volontés de son père étaient qu’elle fût conduite à Genève, et mise sous la tutelle, de son oncle. Ce voyage eut lieu ; et après avoir reçu les embrassemens d’un parent qu’elle n’avait jamais vu, Sophie prit possession d’une jolie chambre, dont la vue s’étendait sur le lac de Genève et sur les campagnes qui le bordent. Restée seule, elle parcourut des yeux tout ce qui l’entourait, avec une expression de contentement ; mais aussitôt sa physionomie changea : « Tout est agréable dans cette maison, dit-elle tristement ; mais pas un souvenir de mon pauvre père, pas même son nom, car on en donne un autre à mon oncle ! L’heure du dîner sonna ; M. Auberti, en revoyant sa nièce, lui trouva les yeux un peu rouges : Ma chère enfant, lui dit-il avec bonté, remettez-vous, et soyez sûre que vous avez en moi un second père. » Sophie fut touchée de cette marque de tendresse, et n’eut pas le courage de faire une seule question sur le changement de nom qui l’avait frappée d’une manière si pénible.

Deux jours après, elle fut invitée à une réunion, où, pour sa bien-venue, la maîtresse de maison avait rassemblé une partie des jeunes personnes les plus aimables de la ville. À son entrée dans le salon, on annonça M. Auberti et mademoiselle sa nièce ; quelques voix chuchotèrent qu’elle se nommait Sophie. Durant cette soirée, les personnes qui lui adressaient la parole dirent tantôt mademoiselle Sophie, et tantôt mademoiselle ; elle répondait fort gaîment, et paraissait tout heureuse de l’accueil qu’on lui faisait. Mais, vers dix heures, une des jeunes filles se mit à dire : — Mesdemoiselles, est-ce que nous nous retirerons sans avoir fait un peu de musique ? Le clavecin est ouvert avec un joli morceau de Piccini. Prions mademoiselle Auberti de vouloir bien nous donner l’exemple.

— Très volontiers, mademoiselle, répliqua Sophie avec plus de vivacité que l’usage ne le comportait ; mais, je vous en prie, appelez-moi Aubert : c’est le nom que portait mon père, et je n’y ai pas renoncé.

Après ces mots remarquablement positifs, il y eut un moment de silence ; puis on se remit, on fit de la musique, et ce petit incident parut oublié. Une seule personne demeura fort troublée, sans cependant laisser apercevoir l’émotion désagréable qu’elle éprouvait ; c’était le tuteur de Sophie. Ce trait imprévu de caractère menaçait de ruiner toutes ses prétentions au rang des Calandrini, des Turquini, et des autres familles en i, qui formaient, pour ainsi dire, le sommet de la société genevoise. En effet, quel moyen y avait-il de rester Auberti, avec une nièce obstinément résolue à porter le nom d’Aubert ? La chose semblait impossible. Il y pensa toute la nuit, et le lendemain au déjeuner, tête à tête avec Sophie :

— Ma chère nièce, dit-il, votre père a donc oublié de vous faire part de la découverte que nous avons faite du véritable nom, de l’ancien nom de notre famille ; nous sommes très certainement originaires d’Italie, comme le prouve du reste un livre fort curieux dont j’ai su autrefois le titre.

— Jamais mon père ne m’a rien dit de cela, répondit la jeune fille d’un air calme ; jamais je ne l’ai vu retrancher ni ajouter aucune lettre à son nom.

Cette réplique était décisive. Le tuteur eut un moment de dépit, suivi de découragement. Il ne songeait plus qu’à faire contre fortune bon cœur, et à s’abandonner à toutes les chances de l’avenir, lorsque tout d’un coup se ravisant par une sorte d’inspiration : — Sophie, dit-il, est-ce qu’il n’y avait pas à Berne quelque autre personne du nom d’Aubert ?

— Si vraiment, il y avait un Français que nous connaissions beaucoup ; pour ne pas confondre les deux familles ; on avait coutume d’appeler mon père M. Aubert de Risthal, à cause de notre château sur les bords de l’Aar, qui est bien situé, je vous assure : d’un côté, la rivière large et rapide, de l’autre…

— Eh bien ! ma chère nièce, reprit l’oncle en l’interrompant, tu me disais que mon pauvre frère prenait le nom d’Aubert de Risthal ?

— Oui, sans doute, tout le monde le lui donnait ; et qui plus est, dans ma pension, mes compagnes m’appelaient Risthal tout court. Elles trouvaient ce nom plus commode à prononcer, car toutes parlaient allemand ; et j’y suis si habituée que si on me le donnait encore, j’y répondrais comme en pension. Ah ! j’ai passé là de beaux jours ! quel plaisir, quand mon père venait me voir le jeudi, après l’heure de la bourse, et quand il m’envoyait chercher le dimanche pour me conduire à la campagne ! Dieu m’a bien éprouvée par une perte aussi cruelle !

— Allons, Sophie, ma chère nièce, calme-toi, embrasse celui qui est maintenant ton père ; et puisque ce nom de pensionnaire te rappelle de si bons souvenirs, garde-le, mon enfant : je ne t’en donne plus d’autre. Dorénavant je t’appelle, et je veux qu’on t’appelle Sophie de Risthal.

Six ans s’étaient écoulés depuis que cette petite scène de sentiment avait eu lieu, lorsque les noms d’Auberti et de Risthal furent annoncés ensemble dans le salon du directeur général du trésor. Outre les dames, dont la toilette a été décrite plus haut, ce salon réunissait un grand nombre d’hommes distingués par leur rang et par leur esprit : des gens de cour et des académiciens, des financiers et des philosophes. Différens groupes s’étaient formés, et la conversation variait de l’un à l’autre ; mais le sujet dominant était la politique. Après avoir causé quelque temps auprès du ministre, M. Auberti se dirigea vers l’extrémité opposée du salon, où quelques personnes paraissaient avoir ensemble une discussion animée. La divergence entre les vues de M. Necker et celles de M. Turgot, relativement à l’administration du royaume, était le sujet de cette controverse, d’autant plus vive, que des noms propres s’y trouvaient mêlés. L’avocat de M. Turgot s’élevait contre la prétention de soumettre au moindre règlement la liberté du commerce et de l’industrie ; il répétait avec emphase l’axiome des économistes : laissez faire, laissez passer. Le peuple souffre, disait-il ; on le reconnaît, et l’on ne veut pas en voir la cause : ce sont les maîtrises et les corporations, ce sont les droits d’entrée, et les douanes, et toutes vos lois prohibitives, qui doublent et triplent le prix des choses les plus nécessaires à la vie. Voilà ce qui fait que le pauvre meurt, faute de pain et de travail, s’écria-t-il en terminant, et si la hache des réformes doit être portée quelque part, c’est là.

— Mais la chose est délicate et demande certains ménagemens, répondit son antagoniste.

— Comment des ménagemens ! capituler avec le mal ! se tenir entre le vrai et le faux ! voilà une plaisante manière d’être honnête homme et de raisonner

— S’il ne s’agissait que de raisonnemens abstraits, comme en géométrie, peut-être serais-je de votre avis, monsieur, dit alors Auberti d’un ton calme, qui indiquait un homme versé dans les matières dont il parlait. Mais, je vous demande pardon, la destruction immédiate de ce système d’entraves, que je suis loin d’approuver, ne pourrait avoir lieu sans bouleverser une foule d’intérêts, sans compromettre l’existence de la plupart des maisons de commerce, enfin sans ruiner l’espérance que nous avons d’établir un vrai système de crédit public. Le crédit, monsieur, voilà la source de toute prospérité pour l’état, comme pour les particuliers.

— Bravo, dit un homme de trente ans, que ses épaulettes à torsade d’or sur un frac uniforme, faisait reconnaître pour un officier supérieur ; bravo, cela est de toute vérité.

— Oui, sans doute, reprit le Génevois, animé par cette approbation inattendue, et avec l’intention de dire quelque chose d’agréable pour un militaire, le crédit est le nerf de la guerre et le mobile des grandes entreprises ; il donne la puissance et la sécurité. Mais il ne s’obtient qu’à une condition, celle de respecter tous les droits acquis, de ne toucher qu’avec ménagement aux existences même abusives ; de remplir exactement ses engagemens de toute nature, de payer les créanciers intégralement, et sans aucun retard.

— Cela n’est pas toujours possible, dit l’officier à demi-voix, comme s’il eût répondu à quelque idée qui lui passait par la tête, plutôt qu’à l’assertion de l’orateur.

— Pardon, monsieur, reprit Auberti, cela se peut et se doit toujours ; et c’est ce que prouvera M. le directeur général, tant que, pour le bien du royaume, il gardera l’administration des finances.

L’officier entreprit de faire une distinction entre les créanciers de l’état, d’exclure du droit absolu à la bonne foi du gouvernement ceux qui avaient prêté à un taux trop élevé, à un taux usuraire ; mais, malgré une certaine facilité d’élocution, il perdit deux ou trois fois le fil de ses idées, et ne put conduire à bien cette tirade, qui prouvait de sa part, sinon de grandes études en économie politique, du moins une grande haine contre les usuriers.

La conversation tomba pendant une minute ou deux puis l’un des assistans la reprit en ces termes : « Savez-vous la nouvelle du jour ? M. de Clermont-Tonnerre épouse demain mademoiselle de Rosambaud ; le roi a signé le contrat.

— Clermont-Tonnerre, Rosambaud, s’écria le Génevois avec une expression de complaisance, voilà des noms qui sonnent bien !

— Quoi ! monsieur, dit le militaire, vous en êtes encore là ? Pour moi, il y a long-temps que j’en suis revenu. Qu’est-ce que de beaux noms ? Ce que sont les tambours de mon régiment, quand ils battent : au-dehors, du bruit ; et au-dedans, du vide. Le mot de noblesse avait un sens du temps de nos grands-pères, aujourd’hui il n’en a plus ; les titres courent les rues, et quant aux privilèges, ce qui nous en reste augmente la misère du peuple, sans nous être d’aucun profit ; si nous ne payons pas l’impôt au roi, nous le payons aux exigences d’une position factice, à la mode, à l’usage, à notre oisiveté qui nous oblige souvent de nous ruiner, pour échapper à l’ennui. Moi, qui vous parle, j’ai perdu ce matin quatre heures à arpenter dans tous les sens la grande terrasse de Versailles, et à compter les cinq cents fenêtres du château, en attendant le moment d’être introduit. Après de pareilles matinées, croyez-vous, monsieur, qu’on puisse éviter le soir une petite tentation de désordre soit au jeu, soit ailleurs ? Je le dis en conscience, il nous faudrait de l’occupation ! Un peu de guerre, par exemple, avec les Anglais, à propos de leurs colonies insurgées.

— Monsieur, dit le Génevois, cela serait fâcheux, très fâcheux pour le nouveau système de crédit, et M. le directeur…

— Comme vous voudrez, je n’y tiens pas ; mais il nous faut des événemens, des événemens graves qui nous retrempent, nous rajeunissent, nous enlèvent cette vieille défroque du temps passé, qui nous pèse sur les épaules ; pour la naissance, je ne me crois pas moins qu’un autre : eh bien ! je donne à qui voudra le prendre, tout ce qui me revient de ma noblesse, hors mon épée toutefois, et le nom de mes pères.

— C’est un héritage sacré pour tout homme qui se respecte, un héritage inaliénable, reprit le Génevois avec chaleur, et dans notre petit état républicain, nous regardons comme un devoir pieux de conserver, de rechercher même toutes les traditions de famille.

— Ah ! monsieur, vous venez de prononcer un mot qui me charme ; république ! ce mot dit bien des choses. Je n’ai pas vu votre ville de Genève ; mais j’ai traversé quelques-uns des cantons suisses, et tout s’y passe, je crois, à peu près comme chez vous ; là, point de noblesse, mais un patriciat ; qui, sans être onéreux à personne, maintient le lustre des bonnes familles. Vous êtes patricien, monsieur ?

Auberti fit un mouvement de tête qu’on pouvait interpréter comme un signe d’affirmation.

— Je vous en félicite, comparez, je vous prie, cette situation avec celle d’un gentilhomme en France. Vous n’écrasez, vous n’humiliez personne ; vous êtes les premiers entre des citoyens libres et égaux ; vous avez le droit d’employer votre intelligence à l’augmentation de votre patrimoine, le droit d’être économes, industrieux, de placer des capitaux, enfin la possibilité de faire fortune sans déroger.

Le Génevois écoutait ces paroles avec une satisfaction visible, lorsqu’un mouvement qui eut lieu à l’autre bout du salon, attirant l’attention de chacun, et de l’orateur lui-même, termina la conversation. Plusieurs dames se levaient à la fois. Auberti jeta un regard sur la pendule, et alla retrouver sa pupille ; en abordant madame Necker, il s’empressa de lui demander le nom du jeune militaire dont la conversation l’avait si fort intéressé. Enfin, au moment du départ, M. Auberti retrouva son spirituel interlocuteur debout près de la porte, regardant les dames qui se retiraient à la file ; lorsque l’oncle et la nièce passèrent devant lui, il fit un profond salut, auquel Auberti se hâta de répondre par ces mots : « Monsieur le comte, à l’honneur de vous revoir. »


§. II.
Le Souper de l’escalade.

Le comte Charles de Morvelle, qui, dans une seule conversation, venait d’inspirer un commencement d’amitié à l’ami d’enfance de M. Necker, était colonel en second au régiment de Royal-Comtois. Sa famille originaire de Franche-Comté, et, dès le quatorzième siècle, en faveur auprès des ducs de Bourgogne, avait échangé son ancien nom Gaudriot, contre celui d’un des nombreux fiefs qu’elle avait reçus ou acquis. Une partie de cette grande fortune fut dépensée à la cour de France par l’aïeul et le bisaïeul du comte Charles ; son père en dissipa le reste, et ne lui laissa que des terres grevées d’obligations et d’hypothèques ; il tint cependant à honneur d’accepter sans réserve la succession paternelle, et de satisfaire à tout, en réduisant sa dépense au strict nécessaire. La guerre de 1768, contre la Corse, venait de commencer. Le comte partit comme volontaire, espérant que cette vie, toute d’activité, s’accommoderait parfaitement avec ses projets d’économie. Il se trompait : le besoin de distraction, au milieu de la guerre la plus fatigante contre des montagnards aussi rusés qu’intrépides, inspira aux volontaires et aux officiers une passion effrénée pour le jeu, et le comte, à la fin de cette campagne, revint plus endetté qu’à son départ. Le brevet de lieutenant qu’il obtint ne pouvait le consoler du mauvais état de ses affaires ; il devint morose et soucieux.

Ce fut dans un de ces accès d’humeur sombre, qu’il assista, avec la petite armée dont il avait fait partie, à une revue passée par Louis XV. Le roi marchait chapeau bas à côté d’un phaéton où brillait sous une profusion de diamans la nouvelle favorite, mademoiselle Lange, devenue Comtesse du Barry. Ce spectacle, qui ne choquait personne, le frappa désagréablement, et dès ce jour il prit le ton frondeur, et fréquenta les philosophes. Deux années d’oisiveté ne contribuèrent pas mieux que ses campagnes à combler l’abîme de dettes dont la vue le tourmentait sans cesse. Mais, en 1771, une nouvelle occasion de faire la guerre s’offrit, et il en profita comme d’un moyen de distraction : il fut adjoint aux officiers qui, sous M. de Vioménil, allèrent au secours des Polonais confédérés contre la Russie. Cette campagne, toute chevaleresque, lui plut ; il s’y distingua, et à son retour, il obtint le grade de capitaine et la croix de Saint-Louis. Quant à ses embarras de fortune, ils ne faisaient que s’aggraver, et l’ennui de cette position le jetait dans une alternative continuelle de misantropie et de désordre. La prussomanie, ou l’engoûment pour les manœuvres prussiennes, qui tourna tant de têtes vers 1775, s’empara vivement de la sienne, et y produisit une heureuse diversion : son zèle pour cette nouveauté, dont la cour voulait faire l’épreuve, lui valut le titre de colonel ; mais le goût de la tactique allemande passa vite, et le comte de Morvelle se retrouva bientôt livré à ses préoccupations domestiques. La politique était son refuge, il en parlait beaucoup, et s’entretenait dans l’espérance, ou d’une guerre prochaine avec les Anglais, ou d’une grande révolution dans le gouvernement : deux chances, qui, selon lui, ne pouvaient manquer d’être favorables à un homme de cœur et d’esprit. Hors de cette perspective, il n’entrevoyait qu’un seul moyen de salut, le mariage avec une femme riche, et surtout riche en argent comptant. Cette dernière idée était probablement pour quelque chose dans son assiduité aux soirées du nouveau directeur général, car M. Necker ne cachait ni son antipathie pour les réformes radicales, ni son désir d’éviter la guerre.

Quoique le comte de Morvelle fût bien connu pour être du parti des impatiens, c’est-à-dire de ceux qui ne trouvaient dans les principes du nouveau ministre qu’une demi-philosophie, et dans sa conduite qu’une demi-hardiesse, il était bien accueilli. Madame Necker surtout paraissait voir ses visites avec plaisir. Cette femme, dévouée avec calcul à la fortune politique de son mari, tenait à connaître l’opinion des moindres coteries ; la société que fréquentait habituellement M. de Morvelle, composée d’esprits éclairés, et de jeunes gens à la parole fougueuse, lui causait parfois de l’inquiétude ; d’une manière plus ou moins directe, elle cherchait à saisir, dans les conversations du comte, sa pensée et celle de ses amis : cela n’était pas fort difficile, car il était de la plus grande franchise, et mettait même une sorte de bravade à afficher son opinion.

Un motif plus spécial agissait encore sur l’esprit de madame Necker. Malgré sa raison ferme et droite, le directeur général avait un faible qui se rencontre chez beaucoup d’hommes de mérite. Il aimait la louange, et même la flatterie ; elle le charmait sous quelque forme et de quelque part qu’elle lui vînt. Un homme léger, et d’un caractère équivoque, le marquis de Pezay, jouissait à ce titre de toute son amitié ; il l’avait gagnée durant la querelle de M. Necker avec Turgot, en lançant contre ce dernier et ses amis, un déluge de plaisanteries, de petits vers, de médisances et de calomnies. Madame Necker accueillait, sans l’estimer, ce singulier protecteur, qui, chaque soir, venait lui garantir le plus long et le plus heureux ministère, et annoncer une nouvelle conquête parmi les indifférens, ou une nouvelle défection dans les rangs opposés. Elle caressait, en lui témoignant de la confiance, un des faibles de son mari ; elle l’écoutait ; mais craignant d’être dupe de quelque illusion, elle avait soin de prendre des renseignemens à une source plus authentique. La conversation franche et vive du comte de Morvelle était pour madame Necker comme une espèce d’antidote contre les nouvelles flatteuses du marquis : ce motif d’utilité personnelle lui faisait apprécier davantage un caractère d’honneur et de probité, qui, sans cela même, aurait pu lui plaire.

Pendant que M. Auberti s’informait curieusement du nom et du rang de M. de Morvelle, celui-ci avait eu le temps de prendre à son égard des informations semblables ; la réponse fut de tout point favorable au Génevois. On exagéra même, comme il arrive souvent dans le monde, ses avantages de fortune et de position ; on le présentait comme chef d’une compagnie qui réunissait un capital de cent millions pour le moins. Quant à mademoiselle de Risthal, on la qualifiait sans hésitation du titre de riche héritière. Soit que ces renseignemens eussent produit quelque impression sur l’esprit du comte, soit qu’il cédât tout simplement à son goût d’habitude pour le salon de madame Necker, il y retourna le lendemain soir ; mais l’oncle et la nièce ne s’y trouvaient pas, et il en fut de même le jour d’après.

Durant ces deux jours, Auberti conta plus d’une fois à sa nièce l’heureuse rencontre qu’il avait faite, chez le directeur général du trésor, d’un jeune colonel, homme de qualité, ayant les manières les plus aimables et l’esprit le plus original. « C’est vraiment, disait-il à Sophie, l’esprit français avec toute sa grâce et toute sa légèreté. » Sophie ne savait que répondre, car elle n’avait pas seulement remarqué la personne dont il était question ; mais son oncle n’en continuait pas moins à lui parler du comte de Morvelle. Pendant qu’il répétait les mêmes éloges, et toujours à peu près dans les mêmes termes, on lui remit un billet de la part de madame Necker. Dès qu’il l’eut ouvert : « Eh ! vraiment oui, dit-il, nous n’y songions pas ; c’est demain, justement demain, le jour de l’escalade ». Et il se mit à lire tout haut :

« M. Auberti et son aimable nièce ont peut-être oublié, cette année, au milieu du fracas de Paris, l’anniversaire du 12 décembre, si heureux pour tous les cœurs génevois. Je prends la liberté de leur rappeler que c’est demain, et de les inviter à venir célébrer avec nous, dans un souper de famille, la délivrance miraculeuse de notre commune et chère patrie. Tout se passera exactement comme si nous étions à Genève, et les trois plats de fondation seront de la partie. »

Voilà qui est on ne peut plus aimable, dit Auberti, en posant le billet sur la cheminée.

— Et comme c’est bien écrit, mon oncle, dit Sophie ; quel style soigné et élégant !

— Oh ! pour cela, répliqua le tuteur, je m’y connais peu ; et tout ce qui me plaît du style, c’est sa clarté.

Quoique le billet de madame Necker fût parfaitement clair pour des Génevois, il est douteux que, sans explication, le lecteur puisse comprendre le sujet ; et deviner les allusions qui s’y trouvent. Pour cela, il faut savoir, ou se rappeler qu’en l’année 1602, le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, fit, en pleine paix, une tentative, dès long-temps préparée, pour s’emparer de Genève par un coup de main. Ses troupes escaladèrent la ville dans la nuit du 11 au 12 décembre ; mais cette entreprise, hardiment conçue, fut très mal exécutée, et n’eut d’autre résultat que la mort de la plupart de ceux qui s’y aventurèrent. Depuis cet évènement, le 12 décembre fut à Genève un jour de fête nationale ; on le célèbre dans chaque famille par un repas, plus ou moins somptueux suivant les fortunes, mais où figurent toujours, pour peu qu’on en ait le moyen, un dindon, une truite et un gâteau de pommes.

Le domestique de l’hôtel venait d’apporter, avec le billet d’invitation, une liste de personnes, qui, dans la matinée, s’étaient fait inscrire à la porte. Sophie, durant la lecture, y jeta les yeux négligemment. Le nom du comte de Morvelle, colonel en second au régiment de Royal-Comtois, frappa sa vue : « Tenez, mon oncle, dit-elle en souriant, voilà une visite que vous regretterez certainement d’avoir manquée. »

— Tu as raison vraiment, tu as raison, répondit le Génevois après avoir considéré la liste avec un air de plaisir. L’on est à Paris d’une prévenance charmante, et demain, sans faute, je rendrai au comte cette politesse.

Après ces mots, Auberti tomba dans une espèce de rêverie ; il ne dit plus rien à Sophie ; mais celle-ci présuma qu’il s’occupait toujours du comte et de sa visite, car il ne cessa pas de regarder la liste qu’il tenait à la main. Le soir, en revenant de la comédie française, où, malgré l’intérêt du spectacle, il avait eu de fréquentes distractions, sa nièce observa qu’il semblait préoccupé de quelque affaire importante. Durant le trajet qu’ils firent, tête à tête, en voiture, il ne lui adressa pas un mot, et se parla plusieurs fois à lui-même, par exclamations et sans suite. « Voilà qui serait singulier, disait-il… Eh ! mais l’on a vu des évènemens plus extraordinaires… Si la chose avait lieu pourtant !… Ma foi ; cela se peut bien, et pourquoi pas… pourquoi pas ?… ». Ces dernières paroles étaient accompagnées d’un sourire de satisfaction. De retour à son hôtel, et à l’instant où Sophie allait se retirer dans sa chambre, M. Auberti lui souhaita le bonsoir d’une voix plus tendre de coutume.

Le lendemain, dès qu’onze heures sonnèrent, le Génevois monta en voiture, et se fit conduire chez le comte de Morvelle. Il trouva, dans la loge du concierge, un grand laquais qui jouait aux cartes, et qui le toisa d’un air assez impertinent, prenant peut-être cette visite pour celle d’un créancier, dont il n’avait pas encore vu la figure. « M. le comte n’est pas chez lui, » dit le valet de chambre.

— Et pouvez-vous me dire quand il sera visible ?

— Je ne le sais jamais d’avance ; et dans tous les cas, ce ne sera pas aujourd’hui, mon maître ne rentrera que pour s’habiller et aller souper chez un ministre.

— C’est bon, c’est bon, dit Auberti, en jetant sa carte de visite ; et il remonta en voiture, tout joyeux de penser que ce ministre pouvait bien être M. Necker, et que peut-être le soir même, il rencontrerait le colonel.

— En rentrant après plusieurs courses, il trouva sa nièce occupée à tout disposer pour sa toilette. « Ah ! ça, dit-il, ma chère Sophie, vous serez belle, n’est-ce pas ? Entendez-vous ? il faut que vous soyez belle ce soir, et que vous plaisiez encore plus que de coutume ! » Sophie sourit, ne comprenant pas à quelle idée se rattachait cette recommandation. Elle répondit par un signe de tête, appela sa femme de chambre, et passa dans son cabinet. Deux heures après, elle en sortit parée de sa plus belle robe, et avec quelques fleurs dans les cheveux. À cette vue, pour la première fois de sa vie, le tuteur prit un air mécontent, et dit avec brusquerie : Ma nièce, quelle toilette avez-vous-là ! de bonne foi, croyez-vous être habillée !!

— Mais, mon oncle, cette robe est celle que vous aimiez tant.

— Non, cela n’est pas possible ; elle est hors de mode, et vous sied mal.

— Peut-être ! mais il n’y a pas quinze jours qu’à Genève vous m’avez dit tout le contraire.

— Bah !… bah !… à Genève ? Nous sommes à Paris ; le goût est tout autre ici, et vous auriez dû vous en apercevoir avant moi.

— Mon oncle, vous êtes bien injuste, dit la jeune fille d’une voix émue ! Sans vos ordres, pouvais-je penser à changer ce que vous trouviez bien, et d’ailleurs en ai-je eu le temps ?

Il y eut un moment de silence, durant lequel Auberti s’aperçut que Sophie avait les larmes aux yeux ; sa mauvaise humeur se calma aussitôt, et il reprit d’un ton plus doux : — C’est bien, mon enfant ; mais si tu m’en crois, tu jetteras tes vieilles nippes par la fenêtre, tu feras venir des étoffes, et tu prendras les modes qu’on suit ici.

— Volontiers, mon oncle, je ferai ce que vous dites ; mais n’ayez pas trop d’ambition pour moi, si vous voulez que je vous paraisse bien !

Ces dernières paroles frappèrent M. Auberti ; en examinant avec plus d’attention la toilette de sa nièce, il se convainquit de son injustice. Sophie était réellement aussi bien qu’elle pouvait l’être, et la simplicité de sa mise ne lui ôtait rien de ses avantages naturels ; son tuteur l’aurait trouvée charmante, si, en ce moment, par une disposition d’esprit dont lui-même ne se rendait pas bien compte, il n’eût pas désiré en elle des perfections trop au-dessus de la réalité.

Lorsque Auberti et sa nièce entrèrent dans le salon de madame Necker, plusieurs hommes s’y trouvaient déjà. La première personne qui frappa les yeux du Génevois fut le comte de Morvelle. Il eut peine à contenir un vif mouvement de satisfaction, en voyant que la présence du comte réalisait au moins, une partie de ses espérances de la journée. Tous les deux se saluèrent avec un égal empressement, et Sophie reçut du jeune colonel une inclination respectueuse. Pour la première fois, elle jeta sur lui un regard à la dérobée ; et, malgré le peu de prix qu’elle attachait aux avantages extérieurs, elle se plut à remarquer l’air noble, la tournure martiale et l’expression de franchise spirituelle qui distinguaient le comte ; mais, à l’instant même, elle rougit de s’être aperçue de tout cela, et se hâta de donner un autre cours à ses observations.

Madame Necker s’avançait vers elle ; les deux dames se serrèrent la main de la manière la plus affectueuse, et commencèrent à causer ensemble. Avec la sagacité naturelle à leur sexe, elles s’étaient comprises dès le premier abord ; outre cette espèce d’attrait mutuel que ressentent des compatriotes en pays étranger, d’autres motifs de rapprochement et d’intimité existaient entre madame Necker et mademoiselle de Risthal : elles étaient, l’une pour l’autre, l’idéal d’une certaine perfection de manières tant soit peu froides et composées, qu’elles appelaient décence et dignité. Ce point de sympathie n’empêchait pas cependant qu’on aperçût entre elles des différences assez remarquables. Mademoiselle de Risthal avait un langage beaucoup plus simple que madame Necker, et des idées moins systématiques ; elle n’était pas, comme cette dernière, ambitieuse d’esprit et de célébrité ; elle parlait peu et savait écouter, surtout lorsqu’elle croyait pouvoir retirer quelque fruit d’une conversation ; il y avait alors, dans son regard, une expression de candeur et d’intérêt, qui la faisait paraître à la fois modeste, aimable et sensée.

Pendant que Sophie était assise auprès de madame Necker, son tuteur causait debout avec le comte de Morvelle, dans l’embrasure d’une croisée. Quatre hommes d’un certain âge et d’un maintien grave formaient un espace d’a parte, et la petite mademoiselle Necker, assise devant une table à ouvrage, occupait le milieu du salon. En voyant entrer mademoiselle de Risthal, elle s’était levée avec sa vivacité ordinaire, pour courir au-devant d’elle et l’embrasser ; mais, sur un geste de sa mère, elle avait aussitôt repris sa place. La table près de laquelle elle était assise, comme pour travailler, se trouvait couverte, non de broderies, ou d’autres ouvrages, mais de grands morceaux de papiers blancs qu’elle découpait avec des ciseaux pour en faire des figures ; elle paraissait mettre à ce jeu beaucoup de sérieux et d’attention : mais de temps en temps, à la dérobée, elle jetait un regard en-dessous vers madame Necker, et un beaucoup plus vif du côté des quatre messieurs qui s’entretenaient ensemble. Quelquefois elle leur faisait des signes, et leur montrait, avec un air de satisfaction, les figures qu’elle découpait. Puis, après avoir soufflé sur ses doigts, qui s’engourdissaient loin du feu, elle se remettait à l’ouvrage avec une expression de physionomie si animée et si pleine d’intelligence, qu’il semblait que cette occupation enfantine se rattachât, dans son esprit, à quelque idée d’un ordre plus élevé.

Après un demi-quart d’heure de conversation, Auberti et le comte de Morvelle s’approchèrent ensemble de la maîtresse de la maison : « Eh bien ! monsieur le comte, dit madame Necker, quelles nouvelles de la cour ? » Peu curieuse d’entendre la réponse qui pouvait suivre cette question, Sophie quitta aussitôt son fauteuil, alla s’asseoir auprès de mademoiselle Necker, qui parut toute joyeuse de pouvoir enfin parler à quelqu’un.

— Puis-je vous demander, dit mademoiselle de Risthal, ce que vous voulez faire de ces figures que vous découpez avec tant d’adresse ?

— Devinez ?

— C’est pour mettre dans un livre ?

— Non.

— Ce sont des ombres chinoises ?

— Non, non, c’est un roi et une reine à qui je veux faire jouer la tragédie.

— Et quelle tragédie ?

— Ah ! il faut que je la compose, et je suis en train d’y rêver.

— Quel nom aura-t-elle ?

— Je ne le sais pas encore bien… Mais je crois que je vous amuserai mieux ce soir, si je vous dis le nom des personnes qui soupent avec vous. Cela vous fera-t-il plaisir ? le voulez-vous ?

— Ah ! très volontiers.

— Eh bien ! vous voyez ces quatre messieurs qui causent ensemble ? ce sont des hommes de beaucoup d’esprit !

— Vraiment ?

— Oui, tenez, celui qui gesticule en parlant, et dont la voix est un peu criarde, c’est M. d’Alembert, le secrétaire perpétuel de l’Académie française. À côté de lui, vous voyez l’abbé Raynal ; on peut le reconnaître à sa perruque et à son accent gascon : et puis en face de nous, ce grand monsieur en habit violet, c’est M. Marmontel : quoiqu’il ait cinquante-quatre ans, on dit qu’il va se marier à une demoiselle qui n’en a que dix-huit. Enfin, le quatrième, celui qui a des besicles, et l’air un peu malade, c’est notre ami M. Thomas, l’auteur des Éloges. Il ne dit jamais rien, lui, et c’est bien dommage, car il parle tout comme maman.

— Mais, reprit Sophie, quel est ce vieux monsieur en habit noir, dont les cheveux blancs, sans poudre, tombent sur ses épaules ?

— Ah ! j’ai cru que vous le connaissiez, c’est notre pasteur, M. d’Albiac !

— Comment, dit Sophie avec vivacité, est-ce qu’il y a ici une église protestante ?

— Une église, non ; mais le roi nous en donnera une : papa doit lui en parler. En attendant, on se réunit dans une belle grande chambre, au bout du faubourg Saint-Honoré ; on entre par le jardin, derrière la maison, et l’on ne sort que deux à deux pour ne pas se faire remarquer.

— C’est toujours cela, répondit Sophie ; mais est-ce que M. d’Albiac a été militaire ? il a une cicatrice au front.

— Oh ! il a gagné cela dans son pays, près de Nîmes, en donnant la communion au milieu d’une forêt. Tout le monde était à genoux en prières ; voilà la maréchaussée qui arrive et fond sur l’assemblée ; le pasteur reçoit une blessure ; et deux femmes sont tuées à côté de lui ; il y a au moins quarante ans de cela, et c’est une histoire qui me rend toujours si triste… Ah ! quel bonheur, voilà papa qui entre avec M. de Pezay !

En disant ces mots, la petite Necker se leva et courut se jeter dans les bras de son père, avec un empressement qui avait quelque chose de passionné. Mais le ministre, probablement fatigué par le travail du jour, semblait triste et préoccupé. Sa femme s’en aperçut aussitôt, et, redoublant d’attentions pour animer la compagnie, elle adressa la parole à chacun, souriant d’aussi bonne grâce qu’elle pouvait, mais trop visiblement affairée pour inspirer la moindre gaîté. Un laquais fit une heureuse diversion, en venant annoncer que le souper était servi.

Lorsqu’on eut pris place autour d’une table richement décorée, madame Necker parcourut d’un regard le cercle des convives ; arrêtant ses yeux sur les deux académiciens Marmontel et Thomas, qui étaient depuis long-temps dans l’intimité de la maison : « Messieurs, dit-elle, soyons aimables ! » Thomas fit un signe de tête, et Marmontel répondit : « Vous savez, madame, que l’esprit est capricieux ; il vient de lui-même, et dès qu’on le brusque, il s’échappe. »

— Oh ! je ne crains rien, répliqua madame Necker, il ne s’échappera pas d’ici ; car il a fait un pacte avec l’auteur des Contes moraux. Puis, s’adressant au marquis de Pezay, qui avait, plus que personne, le privilège de distraire le ministre dans ses instans de mauvaise humeur : — Monsieur de Pezay, dit-elle, avez-vous quelques nouvelles chansons ?

— Ma foi, madame, répondit le marquis, je n’ai plus le loisir d’en faire. Il y a par le monde certains charlatans soi-disant économistes, qui me donnent trop d’occupation. Ce n’est pas que je me rompe la tête à scruter les profondeurs de leur science occulte ; je m’en tiens au titre qu’ils lui donnent : Économie, et je déclare, sans hésiter, qu’il y a là économie de sens commun. Je pourrais n’en pas dire davantage ; mais comme ces messieurs ont fait quelques dupes, qu’ils se donnent pour hommes d’état, et qu’une fois déjà on les a crus sur parole, je veux rendre service au public en lui parlant d’eux.

— Monsieur le marquis, dit d’Alembert, dont la voix, encore puis aigre que de coutume, trahissait une colère contenue, monsieur le marquis, il serait généreux de laisser en repos ceux qui ne sont plus en faveur : qu’ils se soient trompés, cela se peut, et permis à chacun d’avoir là-dessus son avis ; mais leurs bonnes intentions étaient incontestables.

— Pour vous, monsieur, reprit le marquis de Pezay, dites pour vous ; car moi je leur conteste deux choses : le bon sens et la bonne foi. Cette science du produit net dont le produit net est la famine, cette liberté du commerce qui devient, sous leur direction, la liberté du pillage, si ce ne sont pas là de pures jongleries, je ne m’y connais plus.

D’Alembert donna un signe d’impatience ; mais l’homme de cour, qui avait une égale dose d’étourderie et de présomption, n’en continua pas moins. – Nous avons vu le chef de la secte, devenu ministre, tailler à tort et à travers, et pour tout résultat produire une émeute. Il est vrai qu’après avoir tout brouillé, il a eu le talent de ramener l’ordre par des voies toutes philosophiques : le canon et le gibet, des batteries sur les quais, une potence de quarante pieds en place de grève, voilà ce que chacun a pu voir dans la mémorable guerre des farines. Du reste, je laisserais mourir en paix leurs systèmes et leurs théories, si je n’étais moi-même attaqué personnellement par ces adeptes : un libelle de Condorcet m’a désigné d’une manière évidente, et je me prépare à lui répondre par ma première épître aux Turgotins.

Ce mot pouvait soulever un orage, car plusieurs des convives étaient d’anciens amis de Turgot. Madame Necker éprouva une assez vive inquiétude, et regarda Marmontel d’un air qui voulait dire : Tirez-moi d’embarras. L’académicien, esprit conciliant, se disposait à répondre à cette invitation muette, lorsqu’au grand plaisir de sa femme, M. Necker prit la parole.

— Mon cher Pezay, dit-il, restons calmes dans la discussion, et surtout prenons garde qu’il ne s’y mêle de la personnalité, car rien n’obscurcit davantage une question de principes : celle que vous soulevez est délicate ; c’est celle de la théorie et de la pratique ; les hommes prennent parti pour l’une ou pour l’autre selon la nature de leur esprit, et souvent sans pouvoir dire au juste où est le point de séparation. Moi, par exemple, je suis homme de pratique, et je m’en fais honneur ; tous mes plans sont basés sur l’expérience ; je ne m’aventure point sur la foi des idées ; je marche pas à pas sur le terrein des faits ; je suis élève de Colbert ! Eh bien ! Savez-vous, messieurs, ce qu’on pense de moi dans mes bureaux ? Le voici : Ce matin, deux de mes commis se chauffaient et causaient en tisonnant ; comme ils tournaient le dos à la porte, j’entrai sans être aperçu, et j’entendis la fin de leur conversation. Le plus jeune se plaignait d’être accablé de travail depuis mon entrée au ministère ; l’autre, un vieux confident de l’abbé Terray, grand aligneur de chiffres, mais ne voyant rien au-delà, répondait : « Que voulez-vous ? ce sont les théories de M. le directeur général ; autrefois on savait ce qu’on lisait, mais à présent, je m’y perds, au diable les théoriciens !… »

Ces paroles excitèrent un rire général, auquel le marquis de Pezay contribua, pour sa part, d’une manière assez bruyante. Le ministre continua :

— J’ai ri, comme vous, de m’entendre qualifier de la sorte ; mais je trouve dans la boutade de mon vieux commis une leçon de tolérance. Si cette observation n’était pas trop subtile pour devenir populaire, je la formulerais en proverbe, et je dirais : il n’y a personne qui ne soit le théoricien d’un autre.

Cette plaisanterie de bon goût remit madame Necker à son aise ; mais, pour éloigner sans retour la conversation de l’écueil où elle l’avait vue sur le point d’échouer, elle dit à son mari d’un ton gracieux : — Mon ami, je pense que les affaires ne vous ont pas fait oublier qu’aujourd’hui nous fêtons l’escalade ?

— L’escalade ! ah ! vraiment, oui, nous sommes au 12 décembre ! c’est un grand jour pour nous autres Génevois ; ce jour-là, nous ne faisons rien autre chose que chanter de vieilles chansons sur des airs baroques, et nous conter les uns aux autres, en grand détail, une histoire que nous savons tous.

— En grand détail ! dit l’abbé Raynal avec empressement ; est-ce qu’il y a des aditions authentiques sur ce guet-à-pent de la tyrannie contre un peuple libre ? Cela vaudrait la peine d’être placé quelque part, et je le publierais avec un certain plaisir pour l’instruction des despotes.

— Sans doute, reprit M. Necker, il y en a d’assez curieuses ; mais les enfans les savent beaucoup mieux que les grandes personnes. Je suis sûr que Louise pourrait nous faire un excellent récit, d’après l’autorité de sa bonne.

— La petite Necker se hâta de répondre à cette espèce d’invitation. Elle rougit, mais ce fut de plaisir de se voir l’objet de l’attention générale ; et regardant sans embarras son auditoire, elle commença :

« Le duc de Savoie avait fait de grands péchés ; son confesseur lui dit : Mon prince, je vous donne pour pénitence d’entendre la messe de Noël à Saint-Pierre de Genève. — À Saint-Pierre ? dit le duc, cela ne se peut, puisque la ville est hérétique. — Eh bien mon prince, vous prendrez la ville. — Mais si je vais pour la prendre, le roi de France, qui m’a fait jurer la paix, m’en empêchera !

— Mon prince, vous ferez tout dans une nuit, et le roi de France viendra trop tard.

« Voilà qu’un samedi soir toute l’armée, infanterie et cavalerie, approche de Genève, et s’arrête à Plain-Palais. Il y avait trois cents hommes d’élite équipés pour l’escalade, couverts de fer de la tête aux pieds, le coutelas au poing et les pistolets à la ceinture. Leurs armures étaient peintes en noir ; ils portaient des échelles noires et des lanternes sourdes, des haches pour couper les chaînes des ponts, et des pétards pour faire sauter les portes.

« Minuit sonne, et puis une heure : ils marchent vers la porte Neuve, entrent dans le fossé, le traversent, et vont planter trois échelles contre le mur du boulevard. Il en monte cent, et, après, cent autres, sans que personne les aperçoive ; ils se glissent derrière les arbres, et se serrent le long des maisons ; pendant ce temps-là, d’autres, en bas près de la porte, arrangent tout pour la faire sauter.

« Ils montaient toujours, et dans la ville rien ne bougeait ; enfin un soldat, de garde à la porte Neuve, entend du bruit, et crie : Qui va là ? Point de réponse. Il tire un coup ; le poste sort avec des flambeaux, voit l’ennemi et appelle aux armes ; aussitôt les Savoyards, forcés de se montrer, attaquent le corps-de-garde, y entrent, et se répandent dans les rues en criant : Vive Savoie ! ville gagnée ! tue, tue, tue ! à mort, à mort !

« Mais voilà que la scène va changer ; un des soldats de la porte Neuve, pour se sauver, gagne une galerie d’où l’on faisait tomber la herse, et, à tout hasard, il lâche la coulisse ; la herse en tombant tue le pétardier qui allait faire sauter la porte, pour donner passage à l’armée ; presque en même temps un canonnier, dont la pièce battait le long du fossé, tire, et, d’un premier coup, renverse et brise toutes les échelles.

« Le tocsin sonnait aux églises ; les bourgeois sortaient armés, et se battaient bravement contre les Savoyards ; un homme en chemise, malgré le froid, s’escrimait avec sa hallebarde ; un tailleur faisait des merveilles avec une épée à deux mains ; de toutes les fenêtres une grêle de balles pleuvait sur les escaladeurs. Ceux de Plain-Palais, au premier coup de canon, crurent que c’était le bruit de leurs pétards, et qu’ils trouveraient porte ouverte ; ils crièrent : ville gagnée ! au butin ! au pillage ! et tambour battant, se mirent en marche, mesurant déjà le drap et le velours des marchands et la longueur de leurs piques. Leur surprise fut grande, en arrivant, d’être reçus à coups de mitraille, et ils repartirent plus vite qu’ils n’étaient venus.

« Et nos hommes de l’escalade, qu’est-ce qui arriva d’eux ? Chassés de rue en rue, poursuivis l’épée dans les reins, ils accouraient à leurs échelles, et ne les trouvant plus ; ils sautaient du haut de la muraille, se tuaient ou s’estropiaient en tombant ; près de deux cents restèrent morts, et il y en eut treize de pris ; on les jugea comme voleurs de nuit, et non comme prisonniers de guerre : ils furent pendus sur le boulevard qu’ils avaient escaladé. »

— Bien ! ma fille, dit M. Necker, très bien, et la république vous doit un brevet d’historiographe. Pourtant, à votre place, j’aurais un peu moins parlé des péchés du duc de Savoie, et un peu plus de ses intelligences présumées avec le syndic de la garde, chef de toutes les forces de la ville ; j’aurais dit aussi que le peuple était fort monté contre ses magistrats, et qu’il allait se soulever, lorsque l’exécution des treize fit diversion à sa colère ; chacun y courut et revint satisfait. Mais c’est là de l’histoire politique, et je comprends que vous n’en fassiez pas.

— Mon cher confrère, dit d’Alembert en s’adressant à Marmontel, est-ce qu’il n’y aurait pas là de quoi faire une bonne tragédie ?

Avant que l’académicien eût eu le temps de répondre, la petite Necker, animée par le succès, s’écria : — Une tragédie ? Ah ! oui, j’en ferai une là-dessus, et pas plus tard que demain ; au lieu de mon papier blanc pour découper les figures, j’en prendrai du noir à cause de la nuit, et je n’aurai plus que les paroles à trouver : c’est la moindre des choses.

La compagnie ne put s’empêcher de rire. — Eh bien ! Marmontel, reprit d’Alembert, êtes-vous de l’avis de mademoiselle Louise, Croyez-vous que la chose irait d’elle-même ?

— Non, ma foi, et je tiendrais les figures, c’est-à-dire le plan et les caractères, que je serais encore fort inquiet des paroles. Dans un sujet si près de nous par l’époque et par les mœurs, avec des personnages qui parlaient notre langue, je voudrais descendre un peu des hauteurs de la direction tragique, me faire un style souple, aisé, nuancé, et pour tout dire, plein de ces expressions qui se trouvent dans toutes les bouches.

— Expliquez-vous, dit madame Necker avec une certaine vivacité. Voulez-vous donc bannir du style tragique la majesté et la noblesse ? il faut dire oui ou non, car à pareille règle il n’y a pas d’exception possible.

— Quoi ! madame, vous n’admettriez pas dans le style élevé certaines locutions familières ?

— Vraiment, non.

— Vous ne souffririez pas dans une tragédie, faire l’amour, aller voir ses amours ?

— Non, certainement.

— Et les hémistiches suivans Prenez votre parti ; pour bien faire, il faudrait ; non, vois-tu, faisons mieux ?

— Je n’en voudrais pas même dans une lettre.

— Mais, madame, songez que Racine a été moins difficile.

— Racine était libre ; il créait son art, répliqua madame Necker d’un ton sentencieux, qui exprimait son opinion inébranlable.

— Oh ! Pour Racine, dit d’Alembert, mon cher ami, ne le citez pas, cela pourrait lui porter malheur ; déjà à très bonne intention, vous lui avez rendu un mauvais service.

— Moi, dit Marmontel avec surprise, et comment cela ?

— Comment cela ? en persuadant à la Clairon de changer de costume dans tous ses rôles, de jouer Roxane sans panier, et Andromaque sans mantelet noir.

— Ah ! mon ami, dit Marmontel, voilà une de vos boutades !

— Vraiment, monsieur, dit madame Necker, c’est une plaisanterie ?

— Non, madame, je parle sérieusement.

— Quoi ! monsieur, dit le comte de Morvelle, vous regrettez de ne plus voir au théâtre le vieux costume de tradition : le chapeau à plume pour Auguste, les gants à franges pour Agamemnon, et les talons rouges pour Achille ?

— Oui, monsieur, je regrette tout cela. Et pourquoi ? vous venez de le dire, parce que cela était de tradition, parce que Racine et Corneille avaient vu les héros de leurs pièces vêtus, coiffés, chaussés de la sorte, parce qu’en écrivant ils se les figuraient sous cet aspect, et non sous le costume grec ou romain. Dans le travail du poète, tout va d’ensemble ; chaque personnage est créé d’un seul jet, avec son caractère, son langage et son costume qui est aussi un langage ; si l’on dérange cet accord, la pensée de l’auteur cesse d’être intelligible ; telle tirade, telle expression, vraie à la lecture, devient fausse et froide à la scène ; le style jure avec l’habit…

Le mouvement causé par le second service interrompit cette conversation. Mademoiselle Necker, qui passait en revue les nouveaux plats dont on garnissait la table, en voyant servir une dinde aux truffes de la plus belle dimension, dit tout haut : — Enfin, voilà l’ennemi !

— Comment, petite folle, dit M. Necker, qu’est-ce que c’est ? pourquoi traitez-vous d’ennemi cet oiseau d’un si bon naturel ?

— C’est qu’à l’escalade, répondit la petite fille, l’ennemi, au lieu de nous prendre, a été le dindon de l’affaire.

Le ministre témoigna en riant une satisfaction toute paternelle ; puis il ajouta d’un ton plus grave : Oui, les Savoyards sont tombés dans le piège qu’ils nous avaient dressé ; mais plusieurs citoyens de Genève moururent cette nuit-là en combattant pour leurs foyers ; nous devons nous en souvenir, ma fille, et lire avec respect l’inscription qui porte leurs noms à Saint-Gervais : il ne s’y trouve personne de notre famille ; nous n’étions pas encore Génevois.

— À propos, dit monsieur Auberti, savez-vous ce qui arriva, durant cette terrible nuit, dans la maison d’un de mes ancêtres, Simon Aubert ?… À peine ce nom lui eut-il échappé, que, saisi d’une espèce de serrement à la gorge, il s’arrêta court, et, détournant la tête, toussa deux ou trois fois, la serviette devant la bouche.

— Vous êtes enrhumé, mon oncle, dit mademoiselle de Risthal, qui, avec la finesse de son sexe, devina de quoi il s’agissait ; vous avez un commencement de rhume, laissez-moi continuer pour vous.

« Notre aïeul Simon, poursuivit-elle en évitant le nom de famille, était membre du grand conseil, et demeurait tout à côté de la porte de la Monnaie, en face des ponts. Sa femme Jacqueline, qui n’avait guère que vingt ans, venait de se lever d’auprès de lui pour voir si son enfant dormait, lorsque l’alarme fut donnée. Simon, entendant le tocsin, s’habilla vite, prit sa hallebarde, et descendit sans être retenu par sa femme qui tremblait, mais qui ne disait mot. Dès qu’il eut quitté la chambre, Jacqueline monta au second étage pour voir son mari le plus long-temps possible ; elle regarda, mais sa vue était trouble et la tête lui tournait ; elle s’assit : — Mets-toi là, dit-elle à sa servante, dis-moi où il est maintenant. — Ma dame, je le vois qui court de toutes ses forces vers le pont du Rhône. — Et à présent ? — Madame, je ne vois plus qu’un reflet de lumière qui brille sur sa pertuisane. — Et à présent ? — Madame, je ne vois plus rien.

« La servante ramena lentement sa vue jusqu’au bas de la maison, et, le moment d’après, elle s’écria : Madame, madame ! — Qu’y a-t-il ? dit Jacqueline hors d’elle-même ! — Ah ! madame, quand monsieur le conseiller reviendra, il ne pourra plus rentrer ; une grande figure noire va et vient de notre porte à la porte de la cité… ; c’est le diable, ou c’est un ennemi. — Je veux voir, dit sa maîtresse en se levant avec vivacité, je veux voir ! et aussitôt : — N’as-tu pas là ta grande marmite de fer fondu ? — Oui, madame, elle est pleine de viande toute prête pour demain — Pose-la sur la fenêtre. — La servante prit la marmite, et, l’enlevant avec effort, la plaça sur l’appui de la croisée, entre les mains de sa maîtresse. Une minute s’écoula dans un profond silence ; puis on entendit un bruit de fer heurtant contre du fer, et les éclats de la fonte sur le pavé. La servante tendit le cou hors de la fenêtre ; elle vit la figure noire gisant dans la rue : mais, en se retournant, elle trouva sa maîtresse étendue sur le plancher.

— Elle était morte ? dit le comte de Morvelle avec un intérê qu’il n’aurait probablement pas ressenti, si la même histoire eût été racontée par une autre personne.

— Non, monsieur, répondit Sophie ; mais elle mourut le lendemain…

— Le lendemain même, dit Auberti d’une voix tout-à-fait remise, et une foule immense suivit son convoi ; on la pleurait, et l’on disait que son action avait contribué au salut de la ville, en rétablissant la communication entre les ponts et la cité.

— Peut-être, reprit le comte, qui, en ce moment, se souciait peu de parler stratégie, et dont l’imagination était montée à un ton beaucoup plus poétique ; mais ce qui dut frapper surtout c’est le caractère et la destinée de cette jeune femme, sa puissance sur elle-même, à l’instant de la séparation. Ce vertige qui la saisit ensuite, et puis, à l’idée du péril de son mari, cette résolution subite qui épuise en un moment toutes les forces de la vie, ce meurtre qui cause la mort de celle qui l’exécute, comme si une main de femme ne pouvait tuer qu’à ce prix : tout cela est plein de poésie : mais il faut avouer que, si cette histoire est touchante, les grâces et la voix de l’historien viennent de lui prêter un charme de plus.

Mademoiselle de Risthal rougit un peu ; mais personne n’y fit attention.

— Je trouve, dit le marquis de Pezay, que ce coup de main, qui mit Genève à deux doigts de sa perte, pourrait fournir un bon chapitre au livre des grands évènemens produits par de petites causes.

— Par de petites causes, monsieur le marquis ! dit l’abbé Raynal ; oui, on peut trouver cela, si l’on regarde avec légèreté, si l’on s’arrête à la superficie, à des circonstances fortuites, comme la chute d’une herse, une marmite lancée à la tête d’un soldat, un coup de canon qui brise des échelles ; mais, derrière ces causes apparentes, il y en a une plus réelle, et dont la grandeur est sans mesure. Ce qui sauva Genève, ce fut l’esprit républicain, l’amour des lois avec la liberté. La liberté s’est levée au cri de ses enfans en danger ; elle a combattu et triomphé pour eux !

— Monsieur l’abbé, dit madame Necker, cette figure est belle en poésie ; mais sérieusement, je ne saurais voir, dans le secours donné à nos ancêtres, d’autre main que celle de Dieu.

À ces mots, le pasteur d’Albiac, jusque-là silencieux, quel qu’eût été le sujet de la conversation, parut s’animer tout à coup, et redressant sa tête blanche avec un geste semi-oratoire, il prit la parole :

— Vous dites bien, madame, c’est Dieu qui a tout fait, et parmi les délivrances de l’Ancien Testament, je n’en trouve pas de plus éclatante que celle-ci. Il a renversé les chariots de Pharaon, ses capitaines et ses hommes d’élite ; il a soufflé, et l’ennemi de son peuple a disparu comme la paille jetée au vent : humilions-nous devant celui qui abaisse et qui relève, qui afflige et qui console, qui veille sur les cités quand leurs gardes sont endormis.

Pendant ce discours, la physionomie sérieuse de madame Necker prit une expression de recueillement : « Messieurs, dit-elle, pour nous autres enfans de Genève, ce jour est un jour d’action de grâces, et ce repas est la commémoration d’un grand bienfait. Vous permettrez que, suivant notre vieil usage, il se termine par quelques paroles de gratitude envers le bienfaiteur. »

Elle se leva, mais sans quitter sa place ; toute la compagnie fit de même, et le pasteur, debout, dit d’une voix ferme et accentuée « Au roi des siècles, immortel, invisible ; à Dieu, seul sage, qui nous a créés et rachetés, et qui nous nourrit de ses biens, soient honneur, louange et gloire, et maintenant et à jamais ! » Les deux femmes répondirent amen, et tout le monde se dirigea vers le salon.

Durant cette prière, qui, chez les protestans rigides, suit ordinairement chaque repas, madame Necker et mademoiselle de Risthal avaient la tête légèrement inclinée ; le comte de Morvelle, placé près de Sophie, tournait les yeux vers sa jeune voisine ; le marquis de Pezay modelait sa contenance sur celle de M. Necker, qui se tenait droit, mais avec un air de profonde attention. Marmontel et Thomas paraissaient éprouver une sympathie mêlée de respect ; enfin, l’abbé Raynal était distrait, et d’Alembert avait sur les lèvres un demi-sourire.


Mme  Augustin Thierry.
  1. Ce fragment fait partie d’un roman inédit dont la scène et les personnages sont empruntés à la fin du xviiie siècle. Les études consciencieuses qui s’y révèlent indiquent assez que l’histoire, entre les mains de M. Augustin Thierry, est un patrimoine qu’il administre généreusement. En même temps qu’il poursuit ses patientes investigations sur les mœurs et le caractère de la première race, il éveille et il nourrit dans un esprit fin et délicat une passion ardente pour d’autres époques du passé : c’est à ces encouragemens que nous devrons Philippe de Morvelle ; et d’ici à quelques semaines l’illustre auteur de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, nous enverra, sous le titre de Scènes du vie siècle une série de travaux sur la dynastie Mérovingienne. (N. du D.)