Philippe II (A. Laugel)

Philippe II (A. Laugel)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 379-406).
PHILIPPE II

I. Histoire de Philippe II, par W. H. Prescott. — II. Correspondance de Philippe II, publiée par M. Gachard. — III. Papiers d’état du cardinal de Granvelle, publiés par M. Ch. Weiss. — IV. Histoire de Philippe II, par M. H. Forneron.

Chaque temps a sa façon d’écrire l’histoire, et il suffit quelquefois de peu d’années pour donner un tour différent à l’exposition des événemens passés. On le voit bien, par exemple, en comparant l’histoire de Philippe II, malheureusement interrompue par la mort de Prescott, l’éminent historien américain, et l’histoire de Philippe II, que M. Forneron vient d’écrire. Prescott appartenait, comme M. Forneron, à cette école d’historiens qui travaillent sur les documens originaux et qui veulent en toute chose des témoignages de première main, mais sa manière, si je puis me servir de ce mot, était tout autre, il a une sorte d’ampleur, de sérénité, de grandeur qui enveloppe et qui font les détails ; c’est un remueur d’archives, mais il ne reste pas dans la poussière des archives, il nous mène au grand jour, il se plaît aux horizons historiques étendus, aux vastes tableaux. Il a quelque chose de la pompe des anciens historiens, pompe un peu fatigante, si l’on veut, mais qui est peut-être préférable à la familiarité, à la crudité où l’on croit trouver aujourd’hui la vérité. Il y a dans la monotonie même d’élévation qui règne dans Prescott quelque chose qui convient à l’histoire d’un homme qui entre pour ainsi dire en naissant dans la toute-puissance, qui nous apparaît comme l’image centrale d’un siècle, et qui fut toute sa vie sérieux et terrible.[1]

Il y a, à mon sens, moins d’art dans l’ouvrage de M. Forneron, qui a subi, à son insu, les leçons d’une école bien différente de celle où Prescott avait pris ses modèles. Il y a chez M. Forneron une préoccupation trop visible du document ; on veut le bien faire voir, on craint d’être soupçonné de n’avoir pas assez tourné les pages des volumineuses publications de M. Gachard sur les troubles des Pays-Bas, des papiers d’état du cardinal de Granvelle publiés par M. Ch. Weiss, et, à côté de ces recueils déjà célèbres, d’une foule de livres de moindre importance. Il semble qu’on veuille faire tenir les cinq volumes in-quarto de M. Gachard, les sept volumes in-quarto de M. Weiss et je ne sais combien d’autres publications dans quatre volumes in-octavo. Cette compression produit un sentiment de gêne, et l’art n’aime point la gêne. Je sais bien que l’école historique moderne prétend demeurer étrangère à toute prétention littéraire ; comme si l’esprit humain pouvait retenir longtemps ce qui n’a point été sacré par l’art ! L’histoire ne peut après tout que chercher à donner une sorte de vie fugitive à ce qui n’est plus ; dès qu’elle fait renaître un moment sous nos yeux une grande figure du passé, avec son mouvement propre, dans son jour véritable, elle a rempli son but. Tant qu’elle ne nous donne point cette impression de la vie, elle ne remue devant nous que des ombres, et elle a beau les agiter, nous demeurons insensibles. Le style de l’école actuelle, haché de notes, de citations, de mots entre guillemets, pour ainsi dire impersonnel, emprunté à droite, à gauche, souvent sans critique, comme si tout ce qui est vieux était également bon, finit par causer une véritable fatigue. L’esprit se sent plus dérouté que guidé, tant de science nous laisse incertains et à peu près ignorans. Si l’on passe quelquefois trop vite auprès de certains événemens que l’on suppose trop connus, par une crainte exagérée de la banalité, en revanche, on s’attarde à des détails trop menus et trop insignifians, uniquement parce qu’ils sont nouveaux. On perd ainsi la juste proportion des choses : nous sommes peut-être plus consciencieux que nos devanciers, mais nous oublions qu’il y a dans toute vie humaine quelques grands tournans, quelques sommets qui dominent tout, qu’un petit nombre d’actes, de décisions suprêmes donnent à toute une existence une couleur et des traits auprès desquels tout le reste s’efface. Il y a une sorte de vérité profonde et supérieure dans la légende qui abrège la vie des grands hommes et la fait tenir dans quelques tableaux, quelques scènes pathétiques. Quand on tourne les feuilles de l’interminable correspondance d’un grand homme, de Napoléon, de Frédéric, de Mazarin, de Richelieu, on sent que toutes les pages n’ont pas une valeur égale : les unes mentent, les autres disent vrai ; les unes sont dictées par une passion ou furieuse ou hypocrite, les autres ne sont que du remplissage officiel, à peu près aussi indifférentes que le boire, le manger ou le dormir. Ce n’est pas assez que l’historien soit un paléographe, un érudit, il doit être un moraliste, il doit lire sous les mots, pénétrer les textes, retrouver l’homme sous l’acteur, il faut que, sous les injures des pamphlétaires et les louanges des courtisans, sous le manteau des préjugés, de l’étiquette, de la mode, à travers les enveloppes que font le temps, la distance, les mœurs, les conventions, il découvre l’âme humaine, toujours livrée aux mêmes tentations et tourmentée des mêmes passions. C’est en vain qu’on croit suppléer à ce labeur philosophique en entassant les faits sur les faits ; les longues énumérations, le défilé des citations, la mêlée des détails troublent l’esprit comme ferait une grande revue, où tous les régimens marcheraient en désordre, où les chefs seraient mêlés aux soldats, où toutes les armes seraient confondues. Les laborieux savans, qui publient des documens, comme M. Gachard, comme l’éditeur des lettres de Granvelle, ne peuvent pas abréger, ils donnent des textes et leur mérite est de n’y rien altérer. La tâche de l’historien est tout autre ; il est juge, il est rapporteur d’un procès, il pèse les témoignages, il confronte les bourreaux et les victimes, il cherche les leçons cachées sous les événemens. Si laborieuse qu’ait été son œuvre, nous lui demandons la clarté, la simplicité ; nous ne pouvons pas tous revivre le passé, nous voulons seulement en avoir des sortes de visions saisissantes, lumineuses, qui s’enfoncent et se gravent dans la mémoire.

Nous n’avons comparé que Prescott et M. Forneron : leur méthode est la même, mais leur façon d’écrire est toute différente, comme leur façon d’entrer, de pénétrer dans le passé. Le contraste serait bien autrement grand si l’on relisait quelque historien du siècle dernier. Voltaire a mis quatre chapitres sur Philippe II dans son Essai sur les mœurs. Ce n’est plus là, à proprement parler, de l’histoire ; Voltaire ne fait qu’un crayon de Philippe II ; mais comme la touche est juste ! comme le trait est fin et hardi en même temps ! comme, en somme, les jugemens sont vrais ! La précision, l’agilité du style ont quelque chose de surprenant. Après la paix de Vervins, conclue avec Henri IV, Voltaire résume ainsi l’état de l’Europe : « Le pouvoir de Philippe fut alors comme un grand fleuve rentré dans son lit, après avoir inondé au loin les campagnes. Philippe resta le premier potentat de l’Europe. Élisabeth et surtout Henri IV avaient une gloire plus personnelle ; mais Philippe conserva jusqu’au dernier moment ce grand ascendant que lui donnait l’immensité de ses pays et de ses trésors. « On n’écrit plus l’histoire de ce style, et nos écrivains laborieux mépriseront peut-être cette manière claire, lucide, large, mais qui oserait dire que le jugement ne soit pas conforme à l’impression des contemporains de Philippe II ? Ce qu’on peut reprocher à Voltaire, c’est de chercher toujours dans l’histoire un thème contre le fanatisme. Si les historiens modernes ont une préoccupation constante, c’est de se soustraire à toute passion ; volontiers ils se font Espagnols avec les Espagnols, Hollandais avec les Hollandais, Français avec les Français ; à force d’avoir peur de l’injustice, ils deviennent quelquefois injustes. M. Forneron n’est jamais tout à fait impersonnel, il juge parfois le passé avec des idées modernes, mais il ne s’étonne pas que les Espagnols aient conservé un véritable culte pour ce Philippe en qui la grandeur de la nation a été incarnée, qu’elle ait pour lui une admiration ombrageuse, qu’elle aime en lui ses propres défauts, ses propres travers. Il sait faire, dans les grands événemens qu’il raconte, la part du roi et la part de l’homme, séparer ce qui est pour ainsi dire l’ouvrage de la nation et ce qui doit être seulement attribué au souverain. « Philippe II, dit-il, avec raison, n’est pas le seul responsable du rôle violent qu’a joué l’Espagne sous son règne, il n’est pas la cause unique de cette surexcitation fiévreuse. » Il en trouve les causes dans la lutte soutenue si longtemps contre l’islamisme. « Les Espagnols en étaient venus à confondre en un seul amour la patrie et la religion et à ne regarder comme utiles à la nation que le soldat et le prêtre… Ils ont vécu dans un monde de miracles et de prouesses ; ils sont devenus un nouveau peuple de Dieu qui plaçait son honneur dans la foi et dans la guerre. »


I.

Philippe II vint au monde dans le palais de Valladolid, le 21 mai 1527. Sa mère, Isabelle de Portugal, mourut quand il avait douze ans. On est si habitué aujourd’hui à chercher dans tout personnage la trace de ses ascendans, que l’on peut s’étonner que M. Forneron dise si peu de chose de la mère de Philippe. Il la laisse deviner insensible, mais l’étiquette espagnole n’étouffé peut-être pas forcément la sensibilité. « Elle vivait, dit-il, recluse, au milieu de femmes assises dans un demi-jour, qui ne parlaient pas et qui consacraient de longues heures à la prière. « Charles-Quint avait épousé Isabelle pour sa riche dot ; elle lui apporta neuf cent mille écus d’or ; le Portugal avait un trésor sans cesse grossi par le Nouveau-Monde ; l’Espagne avait aussi le sien, mais les guerres continuelles le laissaient souvent vide. Titien a laissé d’Isabelle de Portugal un admirable portrait, qui est au musée de Madrid : un peu maigre, avec de beaux traits empreints de noblesse, de grands yeux fendus en amande, des mains fines, aux doigts effilés, c’est ainsi qu’il représente la mère de Philippe. Charles-Quint l’aimait, autant qu’il pouvait aimer ; il la pleura sincèrement et ne voulut point se remarier.

Si Isabelle de Portugal ne put avoir grande influence sur l’esprit de son fils, en revanche, on pourrait difficilement exagérer l’action que durent avoir sur ce jeune prince les exemples et les enseignemens de son père, le plus grand potentat de l’Europe et le plus grand homme de son temps. « L’infant Philippe, dit M. Forneron, connut peu son père Charles-Quint. Le grand empereur se crut obligé d’assister aux obsèques de sa femme qu’il avait beaucoup délaissée : il put à ce moment apprécier le jugement froid et la maturité précoce de son fils ; mais il prolongea peu ce séjour auprès de lui ; il préférait à l’existence rigide de sa cour espagnole les fêtes de ses palais de Brabant et du Milanais. » Charles-Quint avait trop d’affaires sur les bras pour rester beaucoup avec son fils, mais tout parlait à l’infant de son père ; sa mère Isabelle, tant qu’elle vécut, l’entoura des respects dus à « l’héritier du plus grand empereur qu’il y ait eu chez les chrétiens ; » Charles-Quint surveillait de loin son éducation militaire, il le conseillait sur les choses d’Espagne, lui donnait des notes d’une rare clairvoyance sur tous les hommes important. « Le duc d’Albe, lui écrivait-il, après lui avoir confié la régence d’Espagne, est l’homme d’état le plus capable et le meilleur soldat que je connaisse ; consultez-le surtout pour toutes les affaires militaires, mais ne vous reposez entièrement sur lui ni dans ces questions ni dans d’autres, quelles qu’elles soient ; ne vous reposez sur personne autre que vous-même. Les grands seraient trop heureux de captiver votre faveur et de gouverner sous vous le pays ; si vous vous laissez mener ainsi, vous êtes perdu. Employez-les tous, servez-vous d’eux, mais ne vous appuyez exclusivement sur aucun dans toutes les perplexités où vous pourrez vous trouver, confiez-vous toujours en votre Créateur et ne pensez qu’à lui. » De tels conseils, venant d’un tel homme, entrèrent profondément dans une âme naturellement timide et craintive ; on n’explique pas suffisamment Philippe quand on le met dans son milieu, dans cette Espagne du XVIe siècle, qui avait comme la folie de la domination universelle ; il faut voir en lui comme une ombre déformée de Charles-Quint, outrant tout ce qu’avait aimé ou glorifié son père, poussant tout à l’excès et, pour ainsi dire, au monstrueux, — un acteur écrasé par un rôle dont il n’a qu’une intelligence imparfaite. Il n’avait de la grandeur que les parties qui s’acquièrent par la volonté, la patience. L’empire sur soi, l’incessante surveillance des actes et des paroles ; la partie divine, celle qui fait véritablement le grand homme, lui manqua toujours.

Charles-Quint voulut marier Philippe à la sœur de François Ier, Marguerite : il aspirait ainsi à calmer les derniers ressentimens de son illustre rival. Cette noble pensée ne fut point comprise de Philippe, qui voulut avoir une femme portugaise. Il épousa sa cousine, l’infante Marie, fille de Jean III de Portugal et de Catherine, la sœur de Charles-Quint. Elle lui donna un fils, le célèbre et infortuné don Carlos, et mourut en couches. Son père le fit venir dans les Flandres et lui fit faire une tournée dans les provinces. Philippe eut des « entrées » magnifiques ; il n’avait alors que vingt-un ans, mais déjà il était cérémonieux et froid, sa politesse était glacée. La noblesse et le peuple de Flandre l’eussent aimé plus accessible, plus jovial, moins bien défendu par l’étiquette ; Charles-Quint, malgré ses sévérités, était adoré des Flamands ; son fils, l’Espagnol, fut tout de suite impopulaire. Nous trouvons M. Forneron bien sévère quand, parlant de ce séjour de Philippe auprès de son père, il écrit : « À Bruxelles, il put enfin voir longuement Charles-Quint et recueillir de sa bouche les savans secrets d’une dépravation péniblement acquise. » Charles-Quint était un politique, il avait pourtant des scrupules de conscience, qui tournèrent chez son fils jusqu’à la casuistique. Il se croyait une mission et la plus haute qui se puisse imaginer, il était non-seulement le bras armé de la chrétienté contre les infidèles, il était le représentant et le défenseur d’un certain ordre politique en Europe, il voyait l’hérésie grandir et menacer l’unité du monde catholique. Il n’est pas étonnant, qu’après avoir vu fondre la belle armée avec laquelle il avait tenté d’arracher Metz à la France, il ait songé à se faire un allié de l’Angleterre en demandant pour son fils la main de Marie, la nouvelle reine, appelée au trône après la mort d’Édouard VI.

Philippe était depuis son adolescence adonné aux plaisirs de la galanterie ; il fut accusé plus tard par le prince d’Orange d’avoir avant son premier mariage été marié déjà secrètement : « d’aultant que du temps qu’il feignit espouser l’infante du Portugal, mère de don Carlos, il sçavoit estre marié à dona Isabella Osorio, de laquelle aussi il a eu deux ou trois enfans. » Quoi qu’il en soit, les relations avec Isabelle Osorio durèrent plusieurs années, ce qui n’empêcha point Philippe de se laisser emporter par sa passion pour les dames ; il connut à Bruxelles Catarina Lainez et en eut une fille qui fut enfermée dans un couvent. Il ne pouvait ressentir aucune inclination pour sa seconde femme, Marie Tudor, qui avait douze ans de plus que lui. Une sensualité extrême respire sur les traits du jeune prince, qui ont été reproduits par Titien : à vingt-six ans, dans toute la fougue de sa jeunesse, il allait épouser une fille de trente-huit ans, usée déjà, ridée, couperosée, rousse, laide, toujours malade. Mais il fallait obéir à Charles-Quint : celui-ci, qui croyait se reconnaître dans son fils, avait en vain tenté de lui assurer l’empire ; il ne pouvait contraindre les Allemands à se laisser gouverner par un Espagnol, il voulut du moins lui donner l’Angleterre avec l’Espagne. Philippe se résigna. Il laissa Charles-Quint entamer, conduire les négociations, faire sa cour ; « comme un autre Isaac, dit un écrivain espagnol, Sandoval, il se sacrifia sur l’autel du devoir filial. » Philippe quitta Valladolid, laissant sa sœur Jeanne régente avec un conseil. Il alla faire ses dévotions à Compostelle, où il signa son contrat de mariage et s’embarqua le 12 juillet à la Corogne, avec une suite dont faisaient partie les ducs d’Albe et de Medina-Cœli, le prince d’Éboli et les comtes flamands d’Egmont et de Horn. Que de choses dans ces seuls noms ! Quelles tragédies ils renfermaient, que nul œil humain ne pouvait encore apercevoir !

Nous ne raconterons point l’histoire du règne de Marie Tudor et de Philippe ; pour le prince espagnol, il peut se résumer pour ainsi dire d’un mot : ce fut une grande aventure et une aventure inutile. Ce n’était peut-être pas une entreprise absolument chimérique que de tenter de reprendre l’Angleterre à l’hérésie et de la réconcilier tout à fait avec Rome, car les peuples étaient bien forcés dans ces temps difficiles de suivre la religion des princes, mais le temps manqua à Marie, et ses persécutions ne servirent à rien. Philippe fut en Angleterre comme en exil, obligé de forcer sa nature, de rester toujours au second plan, de s’effacer devant la reine, de se contraindre devant les Anglais, de subir les tendresses importunes de sa femme, de lui montrer des semblans d’amour. Il n’était pas encore ce qu’on le vit plus tard, et il usa de son influence sur Marie pour modérer les persécutions. On sait aujourd’hui qu’il fit très secrètement des visites à Elisabeth, la sœur de Marie, alors tenue dans une profonde disgrâce. Prévoyait-il la mort de Marie et voulait-il donner une preuve d’intérêt à la jeune princesse qui pouvait monter sur le trône d’Angleterre ? Subit-il le charme d’Elisabeth, alors jeune et séduisante ? Songeait-il déjà à opposer une rivale à Marie Smart ? Il serait bien difficile de le dire. Philippe éprouva un vrai sentiment de délivrance, quand Charles-Quint l’appela auprès de lui en Belgique et lui annonça son projet d’abdication. « La reyne, écrivait l’ambassadeur français, de Noailles, a tant ensorcelé ce beau jeune prince, son mari, que de lui avoir faict croyre un an entier qu’elle estoit grosse pour le retenir près d’elle, dont il se trouve à présent si confus et fauché qu’il n’a plus délibéré de retourner, promettant à tous ses serviteurs que s’il peut estre une fois en Espagne, il n’en sortira plus à si mauvaise occasion. »

L’effet de l’abdication de Charles-Quint sur l’esprit de Philippe dut être profond ; on ne peut encore aujourd’hui lire sans émotion les détails de cette scène mémorable. Après avoir rappelé tous ses travaux, ses voyages incessans sur terre et sur mer, ses labeurs contre les infidèles et contre les factieux, après avoir demandé pardon à ceux à qui, dans le cours de son long règne, il avait porté préjudice, il se tourna vers son fils qui se tenait debout devant lui et lui dit : « Si les vastes domaines qui vous échoient aujourd’hui vous étaient venus en héritage, il y aurait obligation de votre part à une grande et juste reconnaissance ; combien plus profonde doit être voire gratitude quand ils vous viennent en libre don du vivant de votre père ! Mais quelque grande que soit votre dette, je la considérerai comme acquittée si vous remplissez seulement votre devoir envers vos sujets. Ainsi, régnez sur eux de manière à mériter leur affection et ne blâmez pas ce que je fais en ce moment. Continuez comme vous avez commencé : craignez Dieu, soyez juste, respectez les lois et par-dessus tout chérissez les intérêts de la religion. Puisse alors le Tout-Puissant vous gratifier d’un fils auquel, lorsque vous serez vieux et brisé par la maladie, vous puissiez transmettre votre royaume avec la même bonne volonté que je mets à vous transmettre le mien aujourd’hui. » Charles, tout en larmes, embrassa son fils et « l’on n’entendoit dans toute la salle, dit un témoin de cette scène, que des sanglots et des gémissemens à grand’ peine étouffés. » L’empereur épuisé retomba sur son siège et répéta plusieurs fois en regardant l’assemblée : « Soyez bénis ! soyez bénis ! » Pendant qu’il avait parlé, il avait tenu tout le temps un de ses bras appuyé sur l’épaule du prince d’Orange.

Philippe se trouvait le maître de la plus grande monarchie européenne ; il régnait sur la Castille, l’Aragon, Grenade, sur Naples, sur la Sicile ; il était duc de Milan, souverain de la Franche-Comté et des Pays-Bas, il avait un immense empire colonial ; son autorité était partout absolue, excepté dans les Pays-Bas, dont il avait promis de respecter les vieilles libertés. Philippe sortait de son rôle effacé et faux de roi nominal d’Angleterre ; il était enfin sur un théâtre digne de sa naissance et de son orgueil. Le début de son règne, par une de ces étranges singularités que présente l’histoire, fut une lutte armée contre la papauté. Le duc d’Albe, vice-roi de Naples, fut contraint de faire la guerre à Paul IV, qui, avec l’aide des Français, prétendait chasser les Espagnols de l’Italie. Dès que Henri II eut rompu le traité qu’il avait fait avec Charles-Quint, Philippe se prépara à envahir la France. Il alla en Angleterre, au mois de mars 1557, dans l’unique dessein de décider Marie à joindre les armes de l’Angleterre à celles de l’Espagne. Il y réussit, et après quatre mois de séjour en Angleterre, il retourna dans les Pays-Bas. La bataille de Saint-Quentin parut promettre au monde un digne successeur de Charles-Quint. Cette journée, qui fut un désastre pour la France, remplit l’Espagne d’un juste orgueil. Quelque chose cependant manquait à la gloire de Philippe ; il était à Cambrai, occupé à écrire des lettres, pendant que la batailles se livrait, il alla vite rejoindre l’armée et écrivit à son père : « Mon regret d’avoir été absent dépasse tout ce que Votre Majesté peut supposer. » Charles Quint n’eût pas été absent. Quand il apprit la grande nouvelle dans son couvent, d’où il suivait encore de loin les affaires du monde entier, il demanda de suite « si Philippe était à Paris. » Le général revivait dans le saint. Emmanuel-Philibert voulait aussi marcher sur Paris ; mais Philippe avait un tempérament prudent et même timide. On se contenta de faire le siège de Saint-Quentin. La prise de cette ville, glorieusement défendue par Coligny, termina la seule campagne à laquelle Philippe devait assister en personne. L’Europe compara Saint-Quentin à Pavie ; la fortune souriait au successeur de Charles Quint ; celui-ci put croire qu’il n’avait plus rien à faire qu’à préparer son salut, ayant laissé les rênes de la monarchie espagnole à des mains capables de les bien tenir.

La France fut presque consolée de la défaite de Saint-Quentin par la prise de Calais. Marie Tudor se trouva bien punie d’avoir accordé son armée à cet époux qui n’avait pour elle que des mépris. Philippe ne songeait plus à retourner en Angleterre. Marie mourante le suppliait en vain de venir ; il lui envoya simplement le duc de Feria en lui recommandant de témoigner de ses bonnes dispositions à la jeune princesse Elisabeth. Marie mourut le 17 novembre 1558 ; Philippe en reçut la nouvelle à Bruxelles ; un mois après, il fit demander par le duc de Feria la main d’Elisabeth, en exigeant toutefois qu’elle professerait la religion catholique et romaine. La reine répondit à Feria qu’elle ne pouvait rien faire sans consulter son parlement, et peu après, les mesures prises par le parlement et sanctionnées par la reine en faveur de la religion réformée amenèrent la rupture d’une négociation si délicate. Le refus mal déguisé de la jeune reine ne fut sans doute jamais pardonné.

Philippe n’avait plus besoin de ménager l’Angleterre, profondément irritée de la perte de Calais, et bien que la victoire de Gravelines eût donné un nouveau lustre à ses armes, il était dans de tels embarras d’argent qu’il hâta la paix avec la France. Les « papiers de Granvelle » prouvent que si Philippe était un général médiocre, il était un diplomate consommé. Prescott écrit à ce sujet : « Toutes les négociations se firent sous les yeux de Philippe… Ses premières campagnes avaient réparé les malheurs des dernières de Charles-Quint, et le traité conclu avait rapporté à l’Espagne plus de provinces qu’elle n’avait perdu de villes ; ainsi le roi s’était montré aussi habile dans le conseil qu’heureux sur le champ de bataille. Victorieux en Picardie et à Naples, il avait traité en vainqueur avec le roi de France et rabaissé l’arrogance de Rome. Fidèle à ses alliés, redoutable à ses ennemis, Philippe ne jouit probablement jamais, dans aucun autre moment de sa vie, d’autant de considération réelle aux yeux de l’Europe qu’au temps où il signa le traité de Cateau-Cambrésis. »

Henri II avait offert à Philippe II sa fille aînée en mariage. Granvelle parut faire une grâce à la France en acceptant pour son maître la main de cette jeune princesse. « Il nous a semblé mieux de leur dire rondement que combien que Votre Majesté ait toujours esté dure et difficile à recevoir persuasions pour se remarier, toutefois ayant représenté à icelle le désir du roy très chrétien, elle s’étoit résolue, pour monstrer sa bonne et sincère affection, d’y condescendre franchement. » Il y avait quelque hypocrisie dans cette hauteur, car Philippe n’avait pas attendu qu’Elisabeth d’Angleterre lui offrît sa main, et quand elle apprit le mariage français, elle dit en parlant du roi d’Espagne : « Il n’étoit pas aussi amoureux de moi qu’il le vouloit faire croire ; il n’a pas eu la patience d’attendre quatre mois ; je n’ai jamais dit non formellement. » Tout était fait à ce moment pour chatouiller l’orgueil de Philippe, jusqu’aux regrets d’Elisabeth ; il avait infligé à la France une paix humiliante ; il avait triomphé de Paul IV ; le duc d’Albe, son général, avait, par son ordre, demandé pardon au saint-père pour avoir porté les armes contre lui. mais il y avait dans cet acte de déférence comme un raffinement d’orgueil. Quand le duc d’Albe épousa Elisabeth de France par procuration, le peuple de Paris l’admira avec sa couronne close à l’impériale et son manteau de drap d’or couvert de pierreries, conduisant la jeune reine d’Espagne, accompagnée des trois reines de France, d’Ecosse et de Navarre.

On sait comment, peu de jours après, Henri II tomba, blessé à mort, dans un tournoi. La France allait, pendant une longue minorité, sous une régente italienne, être livrée aux factions. Philippe put croire sa domination assurée sur toute l’Europe. Son caractère était désormais formé ; ses idées avait pris une rigidité inflexible ; il se croyait destiné à vaincre partout l’hérésie et à maintenir l’ordre dans l’univers. Il n’avait pas la dignité impériale, mais il était plus empereur que roi. Il regardait tous les rois de la terre comme ses vassaux ; il se croyait fait pour représenter une sorte de monarchie sacrée, presque sacerdotale ; une telle monarchie ne pouvait vivre à l’aise que sur le sol de l’Espagne, parmi des peuples qui poussaient le respect du souverain jusqu’à l’idolâtrie et la religion jusqu’à la frénésie. L’Angleterre frondeuse, les Pays-Bas turbulens ne pouvaient convenir au génie solitaire de Philippe, toujours replié sur lui-même, fait pour ordonner et pour être obéi, apercevant le monde et les hommes comme à travers un voile et regardant toutes choses avec la sévérité d’un orgueil que nulle défaite ne pouvait humilier, que nulle victoire ne pouvait grandir.


II.

À peine eut-il mis le pied sur le sol de l’Espagne, après avoir échappé à une terrible tempête qui engloutit la flotte qui l’amenait des Flandres, que Philippe assista, à Valladolid, à un auto-da-fé solennel. L’épée à la main, il jura devant le grand-inquisiteur et en présence d’un peuple immense de maintenir la pureté de la foi, de dénoncer les hérétiques et de soutenir le saint-office. On raconte que quand le défilé des condamnés passa devant le roi, un noble florentin, filleul de Charles-Quint, Carlo di Seso, lui dit : « Comment un gentilhomme comme vous laisse-t-il à ces moines un gentilhomme tel que moi ? — Je porterais, aurait répondu Philippe, le bois au bûcher pour brûler mon propre fils s’il était aussi pervers que vous l’êtes. » Son fils, le jeune don Carlos, était présent : que pensa-t-il de ces paroles, si vraiment elles furent prononcées ? Les mœurs espagnoles restèrent longtemps si féroces que les apologistes de Philippe les ont répétées l’un après l’autre à son éloge.

L’Espagne semblait s’attacher d’autant plus fortement à l’inquisition que cette institution répugnait davantage à tous les autres peuples de l’Europe, à la France, à l’Italie, à l’Angleterre, aux Flandres. Le XVIe siècle ne comprenait qu’une façon de supprimer l’hérésie, qui était de supprimer les hérétiques ; mais si la tolérance était partout inconnue, la dénonciation, la casuistique, les aveux arrachés par la torture, le châtiment de l’erreur devenant une fête pour la populace, les flammes de l’enfer commençant à brûler sur terre, tout l’appareil horrible du saint-office ne prit guère qu’en Espagne une place définitive dans les mœurs. L’erreur capitale de Philippe II fut de vouloir gouverner toutes ses provinces comme il gouvernait l’Espagne, on pourrait ajouter : de vouloir les gouverner du fond de l’Espagne, sans jamais se montrer, sans subir en aucune façon le frottement des hommes, le choc des faits, enfermé dans une sorte de fatalisme, indifférent à la bonne comme à la mauvaise fortune et n’acceptant jamais la leçon des événemens.

Quels étaient ses maîtres ? Nous avons déjà dit que le premier de tous fut Charles-Quint, presque investi dans ses dernières années du prestige de la sainteté. Philippe Il n’obéit jamais à un ministre ; il eut des conseillers, mais il resta toujours à un étage plus élevé que ceux que soutenait sa faveur. Il ne se faisait humble qu’avec son père et avec les représentans de l’église. Les premières difficultés que Philippe rencontra dans les Flandres lui furent léguées par Charles Quint : « L’histoire, dit avec justice M. Gachard, ne saurait, mettre sur le compte de Philippe II les dispositions draconiennes des placards (ces placards prononçaient la peine de mort contre les hérétiques, provoquaient à la délation, etc) ; c’est Charles-Quint qui en était l’auteur. Ce monarque, effrayé des conséquences que pouvaient avoir les nouvelles doctrines religieuses, s’en était montré l’adversaire implacable durant tout son règne ; il avait particulièrement pris à tâche d’empêcher qu’elle se répandissent dans ses états des Pays-Bas… » L’établissement de l’inquisition aux Pays-Bas était, comme les placards, l’ouvrage de Charles-Quint. M. Gachard reconnaît que Philippe II n’innova en rien dans les Pays-Bas. Pourquoi les édits de son père ne lui avaient-ils point été l’affection de ses peuples ? et pourquoi se révoltèrent-ils contre le fils ? Philippe ne mit aucune mesure dans ses rigueurs ; il commit, en outre, une faute énorme en ne se rendant pas de sa personne dans des provinces qui étaient accoutumées à voir son père. Ses dépêches à la gouvernante laissaient percer une méfiance universelle, même envers les juges, dont il accusait « la négligence, flocheté (faiblesse) et dissimulation. » La dépêche, datée du bois de Ségovie (17 octobre 1565), d’où ces mots sont extraits, fut l’étincelle qui alluma l’incendie La noblesse, si dévouée à Charles Quint, se révolta, s’irrita et signa le pacte qui l’unit à la cause des libertés populaires.

Quand Philippe vit la grandeur du péril, il crut encore qu’il lui suffirait d’imiter son père et de châtier les rebelles des Flandres comme celui-ci avait châtié les Gantois. Quand il apprit que les révoltés avaient saccagé l’église d’Anvers et commis des sacrilèges, il se tira la barbe et s’écria : « Il leur en coûtera ! oh ! j’en jure par l’âme de mon père ! » Toujours la pensée de Charles-Quint le hantait ; mais, comme dit M. Gachard, « Charles-Quint, pour réprimer la rébellion des Gantois en 1539, était accouru du fond de l’Espagne, sans se laisser arrêter même par le danger qu’il y avait pour lui, dans l’opinion de plusieurs de ses ministres, à traverser les états d’un prince dont la conduite antérieure ne pouvait lui inspirer qu’une médiocre confiance. La présence du roi aurait contribué plus que toutes les mesures despotiques qui furent mises à exécution par le duc d’Albe à ramener la tranquillité dans le pays. Philippe aurait vu toute la noblesse se ranger avec empressement autour de son trône ; il eût été respecté et obéi de la nation. »

En Espagne, Philippe II vivait dans cette perpétuelle exaltation de tous les sentimens, qui était le propre de la nation ; en religion, cette exaltation produisait un fanatisme sans bornes. On ne conseillait au roi que les mesures violentes. M. Gachard a publié les curieuses lettres qu’écrivait au roi ou à ses ministres fray Lorenço, de l’ordre des ermites de Saint-Augustin, qui habita longtemps les Pays-Bas. » Le prince d’Orange et ses complices, écrit-il dans un mémoire au roi, prétendent que, si les édits de l’empereur doivent être exécutés, comme Votre Majesté le veut, il faudra faire mourir un grand nombre de gens. Les catholiques répondent à cela que, pour extirper le mal, il suffira d’en tuer deux mille dans tous les Pays-Bas… D’ailleurs, que Votre Majesté et ses ministres de justice laissent augmenter le nombre des hérétiques à tel point qu’ils en viennent à prendre les armes et qu’alors Votre Majesté assemble des troupes pour les soumettre, le prince d’Orange et le comte d’Egmont conseilleront-ils de ne pas leur livrer bataille par la raison qu’il pourra en résulter la mort de beaucoup d’entre eux ? Certainement que non, et ils seront d’avis, au contraire, que tous les ennemis de Votre Majesté soient exterminés, s’il le faut, pour que la victoire lui reste. » On voit ici la perversion d’esprit engendrée par la casuistique. S’il est permis de tuer les hérétiques dans la bataille, « pourquoi ne le serait-il pas de le faire avant qu’ils se soient rendus redoutables à ce point que la puissance de Votre Majesté ne suffise pas pour les châtier ?.. Le très-saint roi David n’avait nulle pitié des ennemis de Dieu ; il les tuait tous sans épargner homme ni femme. Moïse, en un seul jour, avec ses compagnons, immola trois mille hommes du peuple d’Israël. Un ange, en une nuit, mit à mort plus de soixante mille ennemis de Dieu. En cela ils ne furent pas cruels… Votre Majesté est roi comme David, capitaine du peuple de Dieu comme Moïse, ange de Dieu (car c’est ainsi que l’Écriture nomme les rois et les capitaines de son peuple), ce sont les ennemis du Dieu vivant que ces hérétiques, ces blasphémateurs, ces sacrilèges, ces idolâtres… »

Il n’en faut point douter, un tel langage n’étonnait ni Philippe II ni ses contemporains : ces sentimens étaient ceux des conquérans du Nouveau-Monde, qui faisaient de continuelles hécatombes d’idolâtres ; toute pitié était faiblesse, le pardon accordé aux infidèles était une offense à Dieu. Granvelle était d’une âme aussi intolérante que le duc d’Albe ; il était seulement moins enclin à la vengeance et il admettait la clémence pour les fautes du passé. Pour Philippe, il devint doublement cruel parce qu’il n’aperçut jamais ses victimes ; il vivait dans un nuage d’orgueil, de foi entêtée, dans la nuit d’une conscience agitée, morbide, misérablement travaillée de craintes perpétuelles. Seul, il s’était fait un rôle et le il jouait pour ainsi dire en face de lui-même. Il ne voyait que des serviteurs et des moines. L’air des camps lui eût été plus sain que celui de cet Escurial, où il finit par passer la plus grande partie de sa vie au milieu des processions, des reliques et des prières. Il introduisit insensiblement les formules de la dévotion jusque dans les détails administratifs, et ses serviteurs lui écrivaient, par exemple : « J’ai reçu la très sainte réponse du roi. » — « Au moment de prendre une décision, met le roi en note sur un rapport d’un secrétaire, je me confesserai, je recevrai la communion, je me recommanderai à Dieu. » M. Forneron écrit que « Philippe, en sa qualité de délégué de Dieu, devait se consulter avec son confesseur pour apprécier la portée de son mandat. Fray Diego de Chaves (le confesseur du roi) disait de la sorte son mot dans toutes les crises. « Chaves, dit-il, était un dominicain remuant, doucereux, au profil ascétique. » Nous croyons que le confesseur excellait surtout à deviner les pensées cachées du roi, à les lui suggérer à lui-même, à le pousser aux résolutions auxquelles il le voyait déjà enclin. Chaves n’était pas un maître, ni même un guide ; il donnait seulement aux résolutions dictées par la passion personnelle de Philippe des voiles religieux ; il le réconciliait avec lui-même. Au fond, Philippe, si dévot qu’il fût, et peut-être parce qu’il était très dévot, ne se laissa jamais conduire ni même distraire par les prêtres ; il faisait peu d’attention à leurs discours ; il méprisait toute l’humanité, et il n’était pas si aveugle qu’il ne vît l’homme dans le prêtre. Il vivait dans une façon de monastère au milieu de moines pareils à ceux dont Saint-Simon disait plus tard, pendant son ambassade : « Je ne vis jamais moines si gras, si grands, si grossiers, si rognes. L’orgueil leur sortait par les yeux et de toute leur contenance. Ces maîtres moines poussaient leurs coudes dans le nez des dames et dans celui de la camarera-major comme des autres, qui toutes, à ce signal, leur faisaient une profonde révérence, baisaient humblement leurs manches, redoublaient après leur révérence. » Le roi regardait cette moinerie de haut, comme une partie de sa domesticité ; ne traitait-il pas presque de pair avec le pape ? Il se sentait plus catholique, plus dangereux à l’hérésie. Pendant toute la dernière moitié du XVe siècle et le commencement du XVIe la chaire de Saint-Pierre avait été occupée par des papes connus pour leur indifférence religieuse, et cette indifférence n’avait pas été une des moindres causes de la réforme. En Espagne, et Philippe avait surtout l’âme espagnole, une lutte séculaire contre les Maures avait tendu le sentiment catholique jusqu’à une sorte de fureur ; l’inquisition était une des expressions du sentiment national ; le moine était un soldat vulgaire, brutal et grossier comme le soldat, mais aussi nécessaire que lui. Philippe se croyait indispensable à l’église ; il en était le représentant armé, le sauveur choisi par Dieu.

Cette confiance explique son admirable impassibilité à travers les péripéties de la lutte qu’il avait engagée de tous côtés. N’avait-il pas une mission ? Tout ce qui arrivait n’arrivait-il pas par la volonté céleste ? Un long contact avec les Maures avait fait passer dans le caractère ce fatalisme hautain qui dédaigne également les ivresses de la victoire et les découragemens de la défaite. Quand le courrier apporta à l’Escurial la triomphante nouvelle de la bataille de Lépante, le roi était à vêpres ; son secrétaire, don Pedro Manuel, entra dans le chœur et annonça la nouvelle à haute voix. Philippe « resta impassible, ne donna ni marque d’émotion ni même de témoignage d’attention, se tint sur son prie-Dieu sans sortir de son recueillement, fit signe de continuer les vêpres[2]. » À la fin des vêpres, il demanda seulement un Te Deum. À la mort de son fils, don Fernando, « pas de marques d’émotion, écrit Philippe, rien que des processions et des prières publiques, rien que des actions de grâces au Tout-Puissant pour la faveur qu’il a faite à l’infant. » Quand il perdit sa femme, Elisabeth, il écrivit tranquillement au duc d’Albe : « Elle accoucha d’une fille de quatre ou cinq mois une heure et demie avant de mourir : l’infant reçut l’eau du saint baptême et s’en alla au ciel conjointement avec sa mère. » Après le grand désastre de l’Armada, il efface sur la minute d’une dépêche préparée pour Farnèse ces mots : « Je me flatte que vous aurez saisi une occasion de réparer notre réputation ; » et écrit en marge : « Dans ce que Dieu fait, il n’y a pas à perdre ni à gagner de réputation ; le mieux est de ne point parler. « Il était comme un joueur qui croit étourdiment que la fortune ne lui inflige que des revers d’un jour ; seulement il donnait à la fortune le nom de Providence, et il se croyait naïvement fait pour exécuter des volontés célestes. La confiance imperturbable, la foi qui voit dans les plus grands malheurs un moyen détourné d’assurer les succès, la complicité naïve avec Dieu ne se sont peut-être jamais plus clairement étalés que dans le mélancolique fils de Charles-Quint. Pourquoi se serait-il jamais pressé ? N’avait-il pas l’éternité pour lui ? Pourquoi aurait-il composé avec les passions humaines autrement que pour gagner un peu de temps ? Pourquoi aurait-il tenu des promesses qui n’étaient que des expédiens ? Pourquoi aurait-il accordé aux hommes, même à ses serviteurs les plus fidèles, une véritable confiance ? Il ne devait cette confiance à personne, étant convaincu profondément de la perversité humaine. Il regardait véritablement l’humanité comme une poussière, et ses propres remords la lui faisaient paraître indigne de pitié. Les faiblesses de l’homme faisaient ainsi la force du roi ; il descendait incessamment dans sa conscience et il en ressortait avec de tels sentimens d’horreur pour ses propres faiblesses qu’il se croyait tenu à faire régner dans la partie du monde commise à ses soins une discipline plus dure et plus inflexible, simplement débauché, intempérant, dégagé de toute pensée sérieuse, il eût pesé d’un poids moins lourd sur l’humanité ; mais ce qui lui restait encore de vertu se tourna en cruauté, en persécution et en crimes. Chacune de ses larmes secrètes fit verser des flots de sang.


III.

Philippe fut engagé, pendant son long règne, dans bien des entreprises, — dans les affaires des Pays-Bas, dans les affaires de France, dans la guerre contre l’Angleterre, dans la lutte contre l’islamisme, dans la conquête du Portugal. Il ne réussit pleinement nulle part, sauf en Portugal ; partout, ailleurs, ses victoires mêmes demeurèrent stériles. Son long règne fut, vu de haut, un affaissement général et lent de la puissance espagnole. Quelles réflexions ne devait-il pas faire au terme de sa carrière quand son sujet rebelle, le prince d’Orange, l’obligea à traiter avec lui, quand la moitié de ses magnifiques provinces des Pays-Bas échappait pour toujours à sa domination. En France, tous les efforts de la ligue étaient rendus impuissans ; l’Angleterre enfin voyait s’évanouir dans la tempête les menaces de l’Armada espagnole et ses vaisseaux venaient insulter les côtes de l’Espagne. À quoi avait-il servi de verser à torrens le sang le plus pur des Flandres, de tourmenter tant de consciences et de torturer tant de corps, de ruiner le trésor espagnol, de soudoyer tant de traîtres en France, de tenir garnison dans Paris ? À quoi avaient servi les cruautés du duc d’Albe et l’admirable stratégie de Farnèse, et une diplomatie si savante, et ce labeur incessant du roi, de ses conseils, de ses ministres ? Philippe avait voulu faire partout violence à la nature autant qu’aux hommes ; il avait rêvé des Flandres espagnoles, une France espagnole, une Angleterre espagnole, il avait voulu gouverner le monde comme un couvent. M. Forneron a raison pourtant quand il ose dire que, comme roi, Philippe II n’eut jamais de doutes ni remords ; la défaite, le malheur, ne lui donnèrent pas le moindre doute ni sur ses droits, ni sur les moyens qu’il avait employés pour les faire triompher. Il pouvait être vaincu, il ne s’en croyait pas moins l’instrument choisi de la Providence.

M. Forneron, en racontant sa mort, va jusqu’à dire : « Pendant qu’il s’en allait en lambeaux sur son lit infect, il aurait encore inspiré son inquisition, compté les tours de corde, désigné des villes à dépouiller, écouté Deza ou fray Diego de Chaves (les confesseurs). Jusqu’au dernier souffle vivaient ses illusions sur sa méthode de servir Dieu. Il avait été trop clément, c’était déjà un premier regret : au lieu de détruire les seuls Maures d’Andalousie, il aurait dû exterminer ceux de toute l’Espagne : « Et je lui ai dit, raconte Juan de Ribera, évêque de Valence, l’année où il perdit sa grande flotte, je lui ai dit qu’il n’y avait pas à chercher bien loin la raison que pouvait avoir eue Dieu en permettant ce désastre ; la véritable cause est la tolérance qu’on témoigne aux Maures d’Espagne. Le roi est tombé dans le péché de Saül ; Dieu lui avait envoyé un prophète pour lui ordonner de détruire les Amalécites, sans laisser hommes, femmes, enfans, pas même enfant à la mamelle, et Saül n’a pas tout détruit et il est tombé sous l’indignation de Dieu. »

Philippe II ne marque jamais, pendant la durée d’un long règne, la moindre hésitation sur ses droits et sur ses devoirs royaux ; il ne regrette rien comme souverain ; mais les fautes du prince furent punies par les souffrances et les tortures de l’homme, et son orgueil était tel qu’il put peut-être croire naïvement que ses peuples pouvaient subir le châtiment de ses péchés, il vit dans les malheurs qui accablèrent l’Espagne, dans les revers de la cause catholique, dans la ruine de l’Armada, dans tous les événemens contraires à ses desseins, moins la punition de sa politique que celle de ses fautes. C’est ici que Philippe devient véritablement tragique ; car il ne porte pas seulement ses propres douleurs, il porte les douleurs de tout un monde, et le secret de ses férocités comme de ses timidités doit être cherché dans les troubles de sa conscience et dans ses remords. Ce roi, si ferme, si assuré, si inflexible quand il s’agit des royaumes et des peuples, devient sans force en face de certains événemens qui restent dans la nuit de la vie privée, et sa faiblesse même l’entraîne alors aux plus terribles extrémités et à des résolutions dans le souvenir assombrit éternellement son âme.

Si pénible que soit un tel sujet, il faut bien parler des rapports de Philippe avec son fils don Carlos. Ce drame, l’un des plus sombres de l’histoire moderne, a des mystères presque impénétrables. Voici ce qu’en écrivait Voltaire dans l’Essai sur les mœurs, et je ne donne son opinion que comme témoignage d’une sorte de tradition historique : « Il n’est ni prouvé ni vraisemblable que son père l’ait fait condamner par l’inquisition. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1568, son père vint l’arrêter lui-même dans sa chambre et qu’il écrivit à l’impératrice, sa sœur : « Qu’il n’avait jamais découvert dans le prince son fils aucun vice capital ni aucun crime déshonorant et qu’il l’avait fait enfermer pour son bien et pour celui du royaume. » Il écrivit en même temps au pape Pie V tout le contraire ; il lui dit dans sa lettre du 20 janvier 1568 « que, dès sa plus tendre jeunesse, la force d’un naturel vicieux a étouffé dans don Carlos toutes les instructions paternelles. » Voltaire ajoute que le silence de Philippe au milieu des rumeurs qui suivirent la mort de don Carlos semble justifier ceux qui prétendaient que la cause de sa mort était l’amour de don Carlos pour la reine Elisabeth sa belle-mère, et l’inclination de cette reine pour le jeune prince. Il tient la chose pour vraisemblable ; Elisabeth et don Carlos étaient du même âge à peu près ; Elisabeth avait dans les veines le sang des Valois, elle avait été élevée dans une cour galante. La mort de la reine suivit de près celle du prince : « Toute l’Europe, dit Voltaire, crut que Philippe avait immolé sa femme et son fils à sa jalousie. » La critique historique a soufflé sur ce roman et il ne reste à peu près rien de la légende qui a inspiré le génie poétique de Schiller. Don Carlos était petit-fils de Jeanne la Folle, il était fils de Marie de Portugal, la première femme de Philippe II, qui mourut quatre jours après ses couches. Il fut chétif dès son bas âge. À quatorze ans, il était si faible que l’ambassadeur de France écrivait pendant les fêtes du mariage du roi d’Espagne avec Elisabeth de Valois : « Le pauvre prince est si bas et si exténué, il va d’heure en heure tant affaiblissant que les plus sages de cette cour en ont bien petite espérance. » Il avait les fièvres, et, suivant la méthode espagnole, on le saignait. Un soir, quand il avait seize ans, il tomba « la teste la première dans une petite vis (escalier) obscure par laquelle il pensoit seul et à cachettes, descendre dans un jardin pour avoir la veue d’une jeune fille du concierge qui lui sembloit belle. » Il se relève, paralysé de la jambe droite et meurtri à la tête. Il fut pris d’un érysipèle, et Vesale dut lui faire l’opération du trépan. L’opération réussit et le jeune prince entra en convalescence. Fut-il jamais bien guéri ? Il resta toujours sur les confins de la folie ; il se disait tout bas à la cour qu’il n’aurait jamais d’enfans ; son infirmité était accompagnée des symptômes les plus bizarres. Tantôt il embrassait, tantôt il insultait les femmes, il faisait fouetter des petites filles sous ses yeux. La jeune reine Elisabeth domptait mieux que personne les accès de fureur du malheureux enfant ; mais il ne put jamais y avoir entre eux même le commencement d’une passion romanesque.

Carlos était d’ordinaire bon et généreux, mais il avait des accès de brutalité et de cruauté ; il mangeait hors de propos, avec une gloutonnerie effrayante ; l’ambassadeur vénitien, notant toutes ses bizarreries, n’hésite pas à écrire : « Il est atteint d’aliénation mentale, comme son aïeule. » Philippe s’efforça longtemps de discipliner don Carlos, il lui donna entrée dans le conseil, bien qu’il injuriât les ministres et publiât les secrets de l’état. Quand le duc d’Albe vint prendre congé avant de partir pour les Flandres, don Carlos se jeta sur lui le poignard à la main et le vieux duc dut le désarmer de force. Il n’est pas vrai qu’il pactisât au fond du cœur avec les révoltés des Flandres ; il n’est pas vrai qu’il fût imbu des idées de tolérance ; sa pitié était de l’espèce la plus superstitieuse, et les Flamands, bien informés de son état, redoutaient de le voir arriver comme gouverneur. Bientôt le délire de la persécution se déclara ; le malheureux se croit poursuivi, en danger de mort ; il essaie de tuer don Juan d’Autriche, comme il avait essayé de tuer le duc d’Albe. » — « Philippe II, écrit M. Forneron, a dans ses souvenirs d’enfance un exemple : il a vu son aïeule succomber après cinquante années de séquestration. Il prend sans émotion le parti décisif. À onze heures du soir, le casque sur la tête et l’épée à la main, il entre dans la chambre de son fils, sans bruit, avec cinq gentilshommes et douze gardes ; le verrou ne défend plus la porte. Avant que l’infant soit réveillé, les gardes ont enlevé les armes, cloué les volets, saisi les papiers : « Mais je ne suis pas fou ! » s’écrie en pleurant don Carlos. En prenant la détermination d’enfermer son fils, Philippe accomplissait un devoir envers les habitans de ses immenses états, le devoir de les soustraire aux chances de la toute-puissance d’un monstre. La moitié du monde soumise aux fureurs d’un halluciné, c’eût été une calamité dont nous souffririons encore aujourd’hui. » M. Forneron absout le prince et condamne l’insensibilité du père ; l’impassibilité n’est pas toujours l’insensibilité. Philippe, dans sa lettre au pape, retrouvée récemment, justifie l’arrestation de Carlos en alléguant « les travers d’intelligence et de caractère qui le privent absolument de l’aptitude nécessaire au gouvernement d’un état ; » il écrit à Catherine de Portugal, la grand’mère de l’infortuné prince : « Ma résolution n’a pas été provoquée par une faute ni par un manque de respect. Si c’était un châtiment, il aurait son temps et sa limite, et je n’espère pas voir mon fils se modifier ; il y a une autre cause et une autre raison : le remède n’est ni dans le temps ni dans les expédiens. J’ai voulu faire en cela un sacrifice à Dieu de ma propre chair et de mon sang, et préférer son service et ses intérêts et le bien de la chrétienté à toute autre considération humaine. »

Un prisonnier comme don Carlos était malaisé à garder ; les contemporains ont cru qu’un poison lent hâta la mort du jeune prince, et l’accusation fut directement formulée par Antonio Perez quand celui-ci devint l’ennemi acharné de Philippe : « Il fut ordonné, écrivait Perez à Guillaume du Vair que, durant quatre mois, on lui donnerait, une potion si lente, laquelle serait distribuée en tous ses repas, qu’insensiblement il perdrait les forces et la vie, ce qui fut exécuté. » Perez n’est pas un ennemi digne de créance ; il a aussi accusé Philippe d’avoir empoisonné Élisabeth, sa femme ; serviteur infidèle, traître à son souverain, à son ancien maître, il ne pouvait faire excuser sa bassesse qu’en représentant Philippe comme un monstre chargé de crimes. C’est assez que, pendant la détention de don Carlos, son père n’ait jamais témoigné de pitié pour ses souffrances, qu’il ait refusé de se rendre auprès de lui, quand l’infant, affaibli par les vomissemens et la diarrhée, demanda à le voir, qu’il ait interdit à la reine et à la princesse Juana de le visiter dans sa prison. Six mois après l’arrestation, le prince, réduit à l’état de squelette, rendit l’âme. « La mort de mon fils, écrivit Philippe au marquis de Villafranca, a été celle d’un prince catholique, ce qui m’est une grande consolation. » Au duc d’Albe il ouvre un peu plus son cœur, il parle de « son cher fils le prince ; » il espère que Dieu lui accordera la grâce de pouvoir endurer cette calamité avec le courage et la patience d’un chrétien. Quels que soient les mystères qui couvrent la fin de don Carlos, il y aurait un mystère plus grand encore dans l’insensibilité qu’on a reprochée à Philippe II dans cette circonstance : la tranquillité qui lui permettait de régler une question d’étiquette pour les funérailles n’était sans doute que le masque du souverain. Le père ne pouvait pas ne pas souffrir mille tortures en voyant son héritier se débattre et périr dans une prison sous les étreintes d’une furieuse et incurable folie. Le souvenir de don Carlos le hanta toujours dans son Escurial, au fond de ses cabinets ; les affaires du monde entier, confiées à ses soins, ne purent l’en distraire. Une noire tristesse s’empara de lui ; il put se demander s’il n’avait pas réduit son fils au désespoir par des sévérités trop grandes et s’il n’avait pas quelque part de responsabilité dans cette suite d’excès et de violences qui avaient eu leur terme dans la folie et dans la mort.

La conscience de Philippe connut encore d’autres tortures : ses amours, toujours mystérieuses, l’avaient conduit aux résolutions les plus criminelles. Longtemps Ruy Gomez, prince d’Eboli, avait été son confident ; il avait suivi Philippe à Londres, il avait aidé le roi à porter « le calice » de l’amour de Marie Tudor ; de valet intérieur, il était devenu ministre et longtemps il avait été, avec le duc d’Albe, une des colonnes qui soutenaient la monarchie espagnole. Il avait épousé une jeune fille de douze ans, Anna de Mendoza, qui avait de grandes richesses, avant même le départ de Philippe pour les Flandres. Il ne la revit que cinq ans après et, bien qu’elle eût perdu un œil, il en devint épris et accepta complètement son empire. Le prince d’Éboli eut dix enfans en douze ans ; l’un d’eux, il est vrai, et il faut le dire tout de suite, l’aîné, le duc de Pastrana, était blond comme Philippe : toute la cour le regardait comme un fils du roi et lui-même sembla toujours se donner comme tel ; il était traité avec des honneurs spéciaux, comme le prince d’Ascoli, fils naturel de Philippe.

À la mort du prince d’Éboli, la princesse se retira deux ans dans un couvent de carmélites, puis elle revint à la cour et prit un amant : elle avait trente-quatre ans, elle portait un bandeau noir sur l’œil ; elle savait pourtant plaire encore, et le roi la vit avec déplaisir s’attacher à Escovedo, qui avait été un simple commis du prince d’Éboli. Escovedo savait trop de choses : il avait été choisi par le roi pour lui servir d’espion auprès de don Juan d’Autriche. Il avait remplacé auprès de ce dernier Soto, que le roi soupçonnait d’avoir conduit des négociations avec le pape Grégoire XIII en vue de placer une couronne de Tunisie sur la tête du vainqueur de Lépante ; la jalousie de Philippe n’avait pas permis à don Juan de tirer les fruits de sa grande victoire, Tunis et la Goulette furent perdus, la garnison espagnole fut massacrée par les Arabes et les Turcs ; deux ans après Lépante, ils étaient redevenus les maîtres de la Méditerranée. La jalousie de Philippe suivit don Juan d’Autriche dans les Flandres. Tantôt il flatte l’ambition romanesque du jeune prince, tantôt il l’abandonne et le laisse languir sans instructions, sans argent ; après vingt ans de règne, il cède devant la nécessité, il parle de pardon, d’oubli du passé, ou au moins de dissimulation ; il veut faire de don Juan l’instrument de sa réconciliation avec les Flandres ; il semble qu’il prenne plaisir à voir le triomphateur devenir pacificateur et s’embarrasser de plus en plus dans les détours d’une politique humiliée. Don Juan songe à épouser Elisabeth d’Angleterre, il lui faut une couronne ; son frère ne dit ni oui ni non, il veut ajourner « l’affaire d’Angleterre ; » mais don Juan insiste : « Voilà que j’ai plus de trente ans, la vie me couste, je peux bien me laisser tenter par la pensée de songer à mes propres affaires. » Escovedo, qui est l’œil et l’oreille de Philippe, n’en caresse pas moins l’ambition de don Juan ; il sert deux maîtres, ou plutôt il les trompe tous les deux. Don Juan enfin se désespère, il demande son rappel, il envoie Escovedo à Madrid pour arracher à Philippe quelque chose de plus que de vagues promesses. Le jeune prince fit de vains appels à son frère ; on le laissa des mois sans nouvelles. Que se passait-il donc à Madrid ?

Antonio Perez, devenu l’amant de la princesse d’Éboli, crut assurer sa fortune en augmentant et nourrissant les soupçons de Philippe contre don Juan ; il avait noué avec Escovedo une correspondance que celui-ci i et que don Juan croyaient secrète ; mais toutes les minutes étaient corrigées par Philippe. Escovedo poussait don Juan à revenir en Espagne prendre sa part au gouvernement ; lui-même partit enfin des Flandres et arriva à Santander. Il trahissait clairement Philippe II et celui-ci prit le parti de s’en débarrasser. Escovedo était venu se jeter dans la gueule du lion ; il était léger, mais fin et sans illusions ; il se vit immédiatement perdu. Comment pourrait-il essayer de se sauver, de rentrer en grâce ? Il essaya de perdre Antonio Perez dans l’esprit du roi. Il le surprit un jour avec la princesse : « Ma conscience, dit-il, m’oblige à prévenir le roi. — Fais comme tu voudras, » dit la princesse irritée en ajoutant une parole injurieuse pour le souverain. Philippe ne ressentit pas l’injure tant elle était grossière, il accorda à Perez la permission de faire tuer Escovedo. On essaya le poison sans succès ; une pauvre Mauresque qui porta innocemment le bouillon empoisonné à Escovedo fut arrêtée à la requête de ce dernier, condamnée et étranglée sur la place de Madrid. Deux fois encore, sans succès, on tenta l’empoisonnement. Il fallait en finir : un soir, sept spadassins armés attendirent Escovedo ; on le tua près de l’église Santa-Maria. Trois des meurtriers reçurent des commissions de sous-lieutenant, les autres se contentèrent de quelques doublons. La nouvelle du meurtre d’Escovedo arriva à don Juan d’Autriche peu de jours après la bataille de Gembloux. Il sentit que c’en était fait ; son complice était mort, il n’avait plus qu’à mourir. On n’eut pas la peine de l’assassiner. Il se mit au lit le 28 septembre 1578. Sa santé était depuis longtemps ruinée ; il délégua ses pouvoirs à Farnèse, reçut la communion et mourut, le 1er  octobre 1578, d’une fièvre pourprée.

Cette fin d’un jeune héros, qui avait un moment paru comme un envoyé, de Dieu destiné à délivrer l’Europe des infidèles en débarrassant Philippe de vaines inquiétudes et en étouffant pour toujours la basse envie qui le rongeait, dut laisser cependant dans son cœur les germes de vagues remords. Après la mort de Charles-Quint, il avait feint un attachement presque romanesque pour ce frère, qui avait alors le même âge que son propre fils, don Carlos ; il l’avait nommé don Juan, il lui avait donné une maison, il avait traité avec la plus grande générosité sa mère, une vulgaire servante allemande ; il avait fourni plus tard à don Juan des occasions de s’illustrer, il l’avait envoyé contre les Maures, contre les Turcs ; il l’avait enfin chargé du gouvernement des Pays-Bas. Mais ces bienfaits avaient été gâtés par une continuelle jalousie et par une méfiance qui n’était pas tout à fait injuste, mais qu’un roi aussi dissimulé aurait dû mieux couvrir. Don Juan était inquiétant, débauché, emporté, capable des plus folles résolutions et faible d’esprit. Philippe le perdit en lui donnant des conseillers comme Escovedo, sans honneur, sans probité ; celui-ci conduisit don Juan et se laissa conduire lui-même dans un dédale où tous deux finirent par complètement s’égarer.

La mort d’Escovedo, celle de don Juan ne donnèrent point la paix à Philippe ; il restait Antonio Perez, il restait la princesse d’Éboli. Ce fut un lamentable spectacle de voir un des plus grands rois de la chrétienté en lutte pendant des années avec une femme et l’amant indigne qu’elle avait choisi. Pour combien le dépit entra-t-il dans les colères de Philippe, pour combien la crainte, pour combien le souci de la chose publique et le désir d’éviter des révélations fâcheuses ? Comment le roi glissa-t-il des simples précautions prises contre un complice impudent jusqu’à la persécution odieuse, féroce, sans trêve ? Comment un prince aussi dissimulé, aussi maître de lui se laissa-t-il arracher les preuves écrites de sa complicité dans le meurtre d’Escovedo ? Comment, avec tout son pouvoir, ne put-il jamais les ressaisir et fut-il vaincu par ses prisonniers et ses victimes ? Tous ces points d’un drame bizarre et honteux sont encore loin d’être éclaircis après les enquêtes faites par les historiens les plus consciencieux. Ce qui est certain, c’est qu’Antonio Perez, c’est que la princesse d’Eboli furent pendant de longues années comme des flèches empoisonnées attachées à la gloire du roi d’Espagne ; c’est que du fond de la prison d’où elle le bravait, la princesse semblait plus grande que lui ; c’est qu’Antonio Perez, si dégradé qu’il fût, réussit à soulever l’Europe contre Philippe. Perez, on le sait, après avoir subi la torture, réussit à s’enfuir d’Espagne et à échapper aux assassins qui le recherchèrent partout, à Bordeaux, à Pau, à Londres, à Paris. Il survécut à Philippe II, s’agita jusqu’au bout dans l’intrigue, et finit par tomber dans la plus profonde misère. Pour la princesse d’Éboli, elle fut oubliée dans une chambre « mortelle, obscure, lugubre » (les mots sont d’elle). Deux de ses servantes y moururent ; elle renvoya sa fille, qui se dévouait pour elle, pour ne point la voir mourir aussi. Elle ne demanda jamais grâce. Après treize ans de séquestration, elle mourut, âgée de cinquante ans.

« À voir, dit M. Forneron, ce froid acharnement contre une femme qui étouffe, on serait tenté de reprendre la conjecture d’une passion dédaignée qui se venge. Antonio Perez n’a pas osé formuler nettement cette accusation dans ses écrits, mais il l’a semée dans ses récits à l’étranger. » — « Nous apprîmes de lui, dit d’Aubigné, que, le roi d’Espagne et lui estant devenus rivaux en l’amour d’une dame, la matière s’échauffa et le roi usa des avantages de la grandeur. » Nous le confessons, rien ne nous fait comprendre la conduite de Philippe II vis-à-vis de la princesse. N’avait-il pas le cœur d’un Espagnol ? On le comprend mieux cherchant à donner la mort à ce Perez, qui l’avait trompé, trahi, entraîné jusqu’au meurtre, que cherchant à faire plier lâchement l’orgueil d’une femme et tenant son pied royal sur la pierre du tombeau où, vivante, il l’avait enfermée.

Il n’est pas très facile de dédoubler un être humain ; il semble cependant que la clé du caractère de Philippe II soit dans une sorte de dédoublement : roi, il définit ses droits et ses devoirs avec une netteté absolue ; il n’a point de doutes, point de scrupules, point de pitié, point de remords ; homme, il se montre faible, irrésolu, timide. Ce contraste est permanent. Philippe apparaît dans un mélange singulier d’ombre et de lumière ; il a une grandeur incontestable ; sa ténacité, sa fermeté sont royales, et, au même instant, on le voit se perdre dans la petitesse, la dissimulation féminine ; il fait peur, il fait pitié.

Le meurtre de Montigny est un des épisodes du règne les plus honteux pour la mémoire du souverain. Il ne s’agit pas ici d’un de ces événemens où la conscience du mari, du père, de l’amant irrité ou jaloux est le principal ressort. Philippe est un roi vis-à-vis d’un sujet, non pas ouvertement rebelle, mais ami des rebelles des Flandres. Au lieu cependant d’agir en roi, il use de la dissimulation la plus raffinée ; il cache ses desseins, il est inquiet, il a d’étranges scrupules ; il se conduit moins comme un prince que comme un particulier qui satisfait une haine personnelle. Floris de Montmorency-Montigny était assurément un grand coupable aux yeux de Philippe (il appartenait à la branche aînée des Montmorency établie en Flandre pendant le XIVe siècle). Il avait osé dire « qu’il n’est pas permis de verser le sang pour des motifs de religion ; » une telle doctrine semblait alors horrible au peuple espagnol : Montigny était jaloux des libertés des Flandres comme son frère aîné, le comte de Horn. Il avait été envoyé en mission en Espagne par le chapitre des chevaliers de la Toison d’or pour expliquer au roi la situation du pays. Philippe essaya de le séduire, de le mettre en défiance contre le prince d’Orange ; Montigny fut envoyé une seconde fois en mission en Espagne quand les confédérés vinrent porter à la régente leur pétition contre l’inquisition. (Comment, Madame ! avait dit pendant le défilé des confédérés un seigneur royaliste, peur de ces gueux ! Par le Dieu vivant, qui croirait mon conseil, leur requeste seroit apostillée à belles bastonnades et les ferions descendre les degrés plus vivement qu’ils ne les ont montés. » La noblesse belge s’alarma du caractère révolutionnaire de la ligue, au moins la grande noblesse, car la petite noblesse était avec le peuple. On voulut tenter encore un effort auprès de Philippe, tâcher de concilier l’autorité royale et les libertés des Flandres. Montigny fut choisi avec le marquis de Bergues.

On a prétendu que Montigny s’aboucha en Espagne avec le malheureux don Carlos et lui offrit d’être le libérateur des Flandres. M. Gachard a soufflé sur cette légende : le jeune prince ne cessait de demander qu’on le chargeât de châtier les rebelles ; il trouvait la justice espagnole trop lente ; sa piété avait le caractère de la superstition la plus féroce ; les envoyés belges savaient fort bien qu’ils n’avaient rien à attendre d’un insensé. Montigny était en Espagne pendant que le duc d’Albe instituait le conseil des troubles et faisait arrêter les comtes d’Egmont et de Horn. Il s’y trouvait depuis plus d’un an, et le roi l’avait si bien traité qu’il écrivait à la régente : « Je trouve au roi toute la bonne affection, amour et volonté, tant vers nostre pays que vers tous ses subjets et bons serviteurs de delà, et, de ma part, ne me sçauroye assez louer de la faveur bonne et bénigne audience qu’il me donne toutes les fois que je la demande. » Le roi admit Montigny et Bergues dans sa familiarité ; ils finirent par se sentir comme prisonniers de sa faveur ; Bergues, étant tombé malade, obtint la permission de partir. « Le prince d’Eboli ira voir, écrivit Philippe, le marquis de Bergues, et, après s’être bien assuré que sa maladie est mortelle et que tout voyage est impossible, il lui dira que le roi lui permet de partir pour son pays. » Bergues mourut, et le roi lui fit faire de grandes funérailles.

Montigny lui restait, et quand il apprit que le duc d’Albe avait arrêté d’Egmont et de Horn, il le fit enfermer dans la tour de Ségovie. « Le principal crime, dit M. Forneron, reproché à Montigny était d’avoir défendu devant le conseil des secrétaires d’état la conduite des seigneurs flamands. Ainsi, le roi l’accueille comme l’envoyé de l’aristocratie belge ; il l’écoute, il le questionne, il le fait parler, et c’est pour la plaidoirie ainsi sollicitée qu’on le condamne. » Le procès dura deux ans ; les membres du conseil des troubles finirent par prononcer la condamnation à mort tout en tenant leur arrêt secret jusqu’à ce que l’on connût les intentions de Philippe. Quand celui-ci connut l’arrêt, il assembla son conseil ; on fut d’accord que l’exécution ne serait pas publique : « On dirait que la condamnation a été réglée ici entre compères. » (Procès-verbal du conseil des secrétaires du roi.) On proposa un poison lent ; Montigny se croirait malade et pourrait mettre ordre aux affaires de sa conscience. Philippe ne voulut point de ce moyen ; il importait que Montigny se sût condamné ; il fallait observer les formes légales, garrotter le coupable ; seulement on pouvait tenir l’exécution secrète. C’est ce qui fut fait. On fit croire à une maladie, à une fièvre ; on envoya un médecin au prisonnier, on acheta des remèdes. Philippe n’oublia aucun détail ; il choisit le religieux qui fut chargé d’assister sa victime, Montigny fut lié sur une chaise et étranglé ; on couvrit son corps d’une robe de franciscain pour cacher le cou et le visage, et on lui fit un pompeux enterrement dans l’église de Simancas. Le roi se fit écrire par le geôlier comme s’il ignorait tout : « Montigny vient de mourir de la maladie causée par un long empoisonnement ; elle s’est aggravée malgré les remèdes et les soins du licencié Viana, malgré la consultation de Luis-Fernandez de Tordesillas. Rien n’a réussi. Le malade ne cessait de se plaindre. Dieu a bien voulu le rappeler à lui hier entre trois et quatre heures du matin. Fray Hernando del Castillo, qui se trouvait ici par hasard, a consolé le mourant et lui a administré le très saint sacrement. On peut concevoir les plus légitimes espérances sur le salut de son âme. »

Elle serait longue la liste des fautes et des crimes de Philippe. Sans doute il avait tout un peuple pour complice : tout semblait permis pour conserver l’unité de la foi catholique et la grandeur du royaume. C’est de nos jours seulement qu’on a connu exactement la fin du malheureux Montigny ; juges, geôliers, ministres de Dieu, tous gardèrent le secret, tous sentaient comme Philippe. Granvelle, fin diplomate, habitué aux plus grandes affaires, homme d’état consommé, n’hésitait pas à conseiller au roi d’Espagne de mettre à prix la tête du prince d’Orange : seul, Farnèse avait empêché la publication du fameux ban qui promettait vingt-cinq mille écus d’or et l’anoblissement à celui qui tuerait le prince. « Certaines personnes, ose-t-il écrire, estiment qu’il pourra sembler une bassesse et indécence à un prince si grand que, ayant contre lui commencé la guerre et employé telles forces, maintenant il viendrait à un autre remède. » Farnèse aimait le grand jour des batailles, il était aussi humain que le permettait un temps cruel ; jamais Philippe ne lui pardonna ses grands succès ni sa popularité dans l’armée. Les commis, les moines qui entouraient Philippe étaient des hommes d’autre sorte ; si grande d’ailleurs était l’autorité monarchique que le roi pouvait impunément méconnaître les plus grands services. Farnèse mourut, sachant que le comte de Fuentès était arrivé à Bruxelles pour lui prendre le commandement de l’armée. En vain le duc d’Albe avait-il dans les Flandres multiplié les supplices, fait trancher la tête de d’Egmont et de Horn, il fut rappelé et remplacé par Requesens : « Je baise les pieds du roi, écrit-il, pour la bonté qu’il a de permettre mon retour en Espagne. » Plus tard il ose prendre parti pour son fils don Fadrique, qui avait là un commerce de galanterie avec une fille d’honneur. Le roi voulait forcer don Fadrique à épouser cette fille le duc d’Albe le maria brusquement avec une de ses parentes, dona Maria de Toledo. Philippe fit mettre don Fadrique en prison et exila le duc d’Albe dans le bourg d’Uzeda. Don Fadrique resta deux ans enfermé et mourut peu de jours après être sorti de prison. Le duc d’Albe ne fut tiré de la disgrâce que quand le roi eut besoin d’un général pour l’expédition de Portugal. Philippe n’admit jamais qu’on pût lui résister ; aussi toute résistance lui troublait pour ainsi dire la raison et le jetait hors de lui. Quand on voit ses portraits, on est frappé de l’extrême placidité de son visage ; l’excès de la hauteur lui donne l’air presque timide. Son calme est effrayant : il regarde le monde de loin et rien ne peut, rien ne doit l’atteindre. Le flegme espagnol se marie avec la lenteur allemande et le fatalisme arabe ; ses ordres partent, volent vers toutes les parties de l’horizon ; des plumes obéissantes recueillent la moindre de ses paroles. Il fait mouvoir au loin des armées invincibles, des flottes audacieuses, il conquiert des mondes nouveaux à la foi chrétienne, son oreille est dans toutes les cours, dans les confessionnaux, dans les alcôves royales. Son or corrompt tout ce qui peut être corrompu, en France, en Angleterre ; même quand il paraît céder, il a toujours la pensée d’un retour. Quand il se décide à remplacer le duc d’Albe dans les Flandres, il lui écrit : « Je sais bien que les rebelles sont perfides, je comprends tous vos argumens pour continuer le système de la rigueur, ils me séduisent, mais je vois que les choses en sont arrivées en une extrémité qui nous contraint à employer d’autres moyens. Toutes mes ressources sont épuisées et je ne sais plus comment avancer ni reculer. Je n’entends toutefois jamais accepter une concession qui ne soit pas conforme à notre sainte foi catholique, quand même je devrais perdre toutes les provinces. « Cela n’empêche pas le roi d’écrire froidement à Requesens, quelque temps après : « Vaut-il mieux détruire le pays par l’inondation comme le propose Veldès, ou par le feu comme le souhaitait le duc d’Albe ? Rien n’a réussi jusqu’à ce jour et cependant la volonté de Dieu n’est pas douteuse ; elle exige qu’on en vienne au rigoureux, au suprême châtiment. » Il raisonne là-dessus, donne ses raisons contre l’inondation et se prononce pour l’incendie. On voit ici sa pensée naïve, toute nue ; Philippe est l’exécuteur des volontés célestes ; sa mission est de punir les pécheurs, de supprimer les ennemis de la foi par le fer, par le feu, par tous les moyens. Heretico non servanda fides. » Je ne changerai pas, écrivait-il à l’empereur Maximilien, quand le monde tomberait sur moi. » Il a sur toutes choses des idées absolues : « Vous pouvez encore dire à Hercule le duc de Guise), écrit-il dans une lettre chiffrée, que dans les affaires de la religion, on doit avoir aussi peu de confiance dans Henri III que dans Henri de Navarre. »

Ce n’est pas un règne que nous racontons ici : nous avons plutôt cherché à comprendre une âme royale enivrée de toute-puissance, pourtant remplie de toutes les misères et de toutes les faiblesses humaines. Philippe poussa la science du gouvernement aussi loin que cela se pouvait au XVIe siècle ; il fut un prodige d’application, il fut comme un centre nerveux qui envoie ses volontés à des milliers d’hommes, il vécut trop en dehors du mouvement brutal des affaires, trop loin des armées, des camps, des mécontens. Il crut que son calme devait donner le calme à son empire, que son silence devait faire régner partout le silence. Il fut trop subjectif ; il se cloîtra moralement, s’enferma dans l’étiquette comme dans une place forte ; il vécut seul. Sous son règne, l’Espagne descendit peu à peu de ce faîte de grandeur qu’elle avait atteint : il échoua dans toutes ses entreprises importantes ; mais ses armées étaient encore les plus redoutables du monde ; malgré la défaite de la ligue en France, malgré le prince d’Orange, malgré l’Armada détruite, il pouvait vivre encore dans l’illusion et l’enivrement de la toute-puissance. Le roi d’Espagne, le roi catholique avaient pour eux l’éternité, l’espérance des revanches, la confiance dans le triomphe définitif ; mais Philippe, mais l’homme se sentait lentement mourir. Incessamment la mort frappait autour de lui, lui prenait ses quatre femmes, les nombreux infans malsains, atteints dès le berceau de maux étranges, nés dans les froids embrassemens des amours contraints ; le sort affreux de don Carlos l’avait à ce point troublé qu’il regardait la mort des jeunes infans, comme une sorte de délivrance et de faveur du ciel ; la maladie, les remords, la peur de l’enfer peuplaient sa solitude de noires pensées. Il mourut, pour ainsi dire, mille morts, comme pour expier tant de morts injustes et de supplices qu’il avait infligés. Il reste, pour le monde qui ne le comprend plus, un objet d’horreur en même temps que de pitié ; la colère expire devant ce pâle visage, devant ce roi martyr de lui-même, de ses violentes passions, d’un sentiment faux de ses devoirs, d’une conception délirante de la fonction royale. Il mourut, les yeux fixés sur le Christ en croix, souffrant mille tortures et de corps et d’esprit, désespérant d’être sauvé, plus misérable que le plus pauvre prêtre de ses royaumes ou le dernier de ses soldats couché sur le dos et rendant l’âme au bruit de la bataille.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Histoire de Philippe II, par M. H. Forneron, 4 vol. in-8o, Paris, 1881 ; Plon.
  2. Forneron, Documens inédits, page 238.