Philèbe (trad. Cousin)/Argument philosophique

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PHILÈBE,
OU
DU PLAISIR.



ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.


Séparateur


Le Philèbe est véritablement le complément du Théétète. Après avoir établi que la science humaine se réduit à la sensation et au raisonnement appuyé sur la sensation, les sophistes étaient trop conséquens pour ne pas conclure que la sensation, agréable ou pénible, explique la vie morale tout entière ; que le mal est dans la peine, et que le plaisir est le bien, et le but unique de l’existence. Le Théétète est consacré à la réfutation du principe, le Philèbe à celle de la conséquence.

Le souverain bien réside-t-il dans le plaisir et le bonheur ? ou la raison, avec le cortège des sciences qu’elle nous révèle et des vertus qu’elle nous impose, constitue-t-elle l’essence du bien ? ou encore est-ce dans une sphère plus haute au-dessus de la raison comme au-dessus du plaisir, qu’il faut aller le chercher ? Pour décider cette question, il est évident qu’il faut examiner avec l’attention la plus scrupuleuse, reconnaître et mesurer dans toute leur étendue le domaine du plaisir et celui de la raison, afin de déterminer si l’un ou l’autre contient le souverain bien. Mais avant d’entrer dans cet examen sous les auspices de cette méthode sévère, synthétique et analytique à-la-fois, qui recherche tous les faits individuels pour en tirer des généralités précises en passant par tous les intermédiaires nécessaires, ou qui descend des généralités aux détails en s’attachant aux rapports qui les unissent, Platon répand d’abord sur toute la discussion une lumière qui en éclaire la marche et la suit dans tous ses détours.

Puisque toute la question est de savoir si le souverain bien consiste dans le plaisir ou dans la raison, la première chose à faire paraît être de déterminer ce que c’est que le souverain bien. Or, ne nous faisons point illusion, interrogeons la nature humaine tout entière et non quelques-unes de ses parties, et nous reconnaîtrons que le souverain bien auquel elle aspire n’est rien moins qu’un bien inconnu capable de répondre à tous nos besoins, de remplir toutes nos facultés, et de ne rien nous laisser à souhaiter ni à concevoir au-delà. Le caractère propre du souverain bien est de se suffire. Ce caractère fixe du souverain bien établi, reste à savoir qui le possède de la vie de raison ou de la vie de plaisir. Si l’une ou l’autre a besoin encore de quelque chose au-delà d’elle, elle ne se suffit pas à elle-même ; elle ne constituera pas le vrai bien.

Mais pour examiner si le plaisir ou la raison suffisent à la nature humaine, il faut avoir soin de les séparer de tout ce qui n’est pas eux, et particulièrement l’un de l’autre, de manière à bien reconnaître le rapport réel de chacun d’eux au souverain bien. Examinons donc le plaisir en lui-même, faisons l’hypothèse des plaisirs et les plus vifs et les plus longs ; chargeons-les à volonté de tous les caractères qui répondront le mieux à l’idéal de plaisir que l’imagination à-la-fois la plus exigeante et la plus riche puisse concevoir : mais soyons fidèles à l’hypothèse ; c’est-à-dire, ne laissons entrer dans le plaisir aucun autre élément que lui-même, car c’est le plaisir en soi, et non le plaisir uni à quelque autre chose, qu’il s’agit de reconnaître. Il faut donc, pour être rigoureux, faire la supposition du plus grand plaisir possible sans aucun mélange de raison. Or, la prévoyance tient à cette partie de la raison qui, du présent, déduit ou induit l’avenir ; donc sans la raison pas de prévoyance, pas d’avenir, par conséquent pas d’espérance. De plus sans la raison pas de mémoire ; car il y a du savoir aussi dans la mémoire, et se souvenir c’est connaître dans le passé, comme prévoir c’est connaître dans l’avenir. Or, n’oublions pas qu’il ne faut mêler aucune connaissance au plaisir ; il faut donc lui retrancher aussi la connaissance des plaisirs passés, puisque c’est une connaissance. Le voilà donc borné au présent ; le voilà renfermé dans les étroites limites de l’instant qui passe, qui tout-à-l’heure n’était pas pour le plaisir sans prévoyance, qui bientôt ne sera plus pour le plaisir privé de mémoire. Eh bien, cet étroit espace ne lui restera pas même. En effet, la sensation du plaisir présent, et en général toute sensation, est un fait complexe. L’un de ses termes est, si je puis m’exprimer ainsi, la matière de la sensation, à savoir, l’impression extérieure faite sur l’organe, l’irritation intérieure qui y répond, et l’ensemble de mouvemens et de phénomènes physiologiques qui en résultent. Que ces mouvemens et phénomènes se passent dans une substance divisible qu’on appelle le cerveau, ou dans une substance que l’on suppose indivisible et que l’on appelle âme, toujours est-il que ces mouvemens et phénomènes ne sont pour nous qu’autant que nous en avons connaissance. Quelles que soient les conditions de cette connaissance, il suffit de poser en fait que la connaissance doit être ajoutée à la matière de la sensation pour constituer le fait de conscience. Tant que l’élément intérieur de la connaissance n’a pas eu lieu, l’élément extérieur et matériel est entièrement comme s’il n’était pas, et la conscience n’est pas encore née. Toute sensation dont on n’a pas conscience est vaine ; toute conscience suppose aperception, toute aperception est connaissance, et la raison est déjà dans la sensation, ou la sensation est sans réalité. Ôtez donc la raison, et la sensation du plaisir présent n’arrive pas à la conscience, et le plaisir tout seul en tant que plaisir est impossible. L’hypothèse condamne donc le plaisir en soi à une condition qui le frappe lui-même d’impossibilité.

Or, si telle est la vie de plaisir considérée en elle-même, indépendamment de tout ce qui n’est pas rigoureusement elle, satisfait-elle à la définition du souverain bien ? une pareille vie suffit-elle à l’homme ?

Maintenant essayons l’hypothèse contraire. Supposons une vie toute de raison, où la science, la mémoire, la prévoyance, la sagesse, soient réunies au plus haut degré, à condition qu’il n’y ait aucun plaisir, ni petit ni grand, et, par conséquent, aucune émotion, aucun sentiment à proprement parler. Pensons-y bien, retranchons avec les plaisirs des sens, ceux de la vertu, de la science, de l’intelligence ; tout élément de plaisir, quels qu’en soient la source, la forme, le degré, devant être impitoyablement écarté. Et après cela, demandons-nous avec sincérité si cette sublime et abstraite existence suffit aux entrailles de l’homme, et si l’âme humaine ne rêve rien au-delà. La conclusion est que ni le plaisir tout seul ni la raison toute seule ne constitue le souverain bien.

Mais si on mêlait le plaisir et la raison, quelle partie de la nature humaine réclamerait encore ? ce mélange ne satisferait-il point à tous nos besoins, à toutes nos facultés ? ne suffirait-il pas à l’homme ? ne serait-il pas le souverain bien ? Peut-être : mais comment et à quelle dose faut-il mêler le plaisir et la raison ? qui doit prédominer dans ce mélange ? On ne peut résoudre ces problèmes que par une connaissance plus intime des élémens qu’il s’agit de combiner, c’est-à-dire, du plaisir et de la raison. Avant donc de se laisser entraîner à aucune solution précipitée, il faut faire une revue méthodique de la raison et du plaisir ; et avoir en quelque sorte une statistique exacte du monde sensible et du monde rationnel. Platon commence par le premier, par le plaisir, dont il détermine le siège, la nature, l’origine, les caractères, sans oublier la douleur, dont la théorie se mêle à celle du plaisir et la complète. Nous nous contenterons d’exprimer ici les résultats de cette longue et belle analyse.

1o Le plaisir et la douleur sont des affections d’un être organisé et animé, et tout être organisé et animé est le résultat d’une combinaison d’élémens divers dont l’idéale perfection serait d’être en équilibre : aussitôt que l’équilibre se dérange, il y a peine ; quand l’équilibre se rétablit, il y a plaisir ; le désordre est l’origine de la douleur, le retour à l’ordre est celle du plaisir. Le plaisir et la douleur ne peuvent donc exister qu’autant qu’il y a mouvement, changement, trouble, révolution : n’éprouver ni plaisir ni douleur ce serait donc être placé au-dessus des lois qui président à l’organisation des êtres, au-dessus de l’ordre et du désordre des élémens, au-dessus de tout changement : ce serait être placé au-dessus des conditions de toute nature composée et finie ; ce serait être Dieu lui-même. Aussi l’antagoniste de Socrate, Protarque, avançant que, sur ce principe, il n’y a pas apparence que les dieux soient sujets à la joie et à la douleur, Socrate répond qu’assurément il n’y a pas apparence, la joie et la douleur contenant quelque chose d’indécent qui dégraderait la majesté divine. Le plaisir et la peine sont donc des affections d’un rang inférieur.

2o Le plaisir et la peine ne se rencontrent pas seulement dans la sensation ; tous les accidens sensitifs s’évanouiraient sans laisser aucune trace, sans retenir aucun lien entre eux, si la mémoire ne les conservait en les coordonnant, ou plutôt, c’est la réminiscence qui opère ce prodige, car il y a deux mémoires : l’une, passive comme la sensation, la réfléchit involontairement et accidentellement par une bonne fortune sur laquelle on ne peut pas toujours compter, qui dure peu, et qui ne va jamais jusqu’à reproduire un ensemble dans toute son intégrité ; l’autre, qui naît de la volonté et ne reproduit plus par hasard des traits indécis, mutilés et fugitifs, mais interroge elle-même le passé, l’évoque devant elle, en rassemble tous les traits épars pour en faire elle-même un tableau complet et fidèle. La mémoire passive ne dispose pas d’elle-même, la réminiscence dispose d’elle, se gouverne, se corrige : c’est à elle que commence, à proprement parler, la vie morale, dont le centre est la volonté. Les plaisirs et les peines qui résultent de ce nouvel ordre de choses sont les plaisirs et les peines de l’âme. Ces plaisirs et ces peines donnent naissance au désir : lequel est, suivant Platon, un phénomène intellectuel, puisqu’il suppose la réminiscence et la vie morale.

3o S’il y a des opinions vraies et des opinions fausses, il y a des plaisirs vrais et faux, c’est-à-dire vrais et faux relativement à leur objet, comme lorsqu’on se réjouit dans l’espoir d’une chose qui n’arrivera pas, ou lorsqu’on s’attriste par le regret d’une chose qui n’est pas arrivée.

4o Peut-il y avoir un état de l’âme entièrement vide de plaisir et de peine ? Cette question peut se ramener à celle-ci : Tout être animé a-t-il toujours la conscience de tout ce qui se passe en lui ? Socrate incline pour la négative.

5o Le plaisir est-il négatif ou positif ? le plaisir n’est-il qu’une négation de la douleur, laquelle serait alors le seul fait positif ? Il paraît que c’était là une opinion célèbre du temps de Platon, qui, sans l’adopter, se sert des argumens qu’elle lui fournit contre le système du plaisir. Antisthène n’est pas nommé ; mais on peut le reconnaître dans le portrait de l’homme austère qui ne philosophe point avec le simple secours de la raison et des lumières impartiales du sens commun, mais par une sorte de dépit généreux qui lui inspire une horreur involontaire pour tout ce qui ressemble au plaisir.

6o La vivacité du plaisir n’est pas un argument en sa faveur. En effet, les plaisirs les plus vifs sont ceux dont les désirs sont les plus violens ; et la violence des désirs étant relative à celle des besoins, il s’ensuit que les plaisirs les plus vifs se perçoivent ordinairement au milieu des peines les plus vives. Ensuite, les plaisirs les plus vifs appartiennent plus à la vie désordonnée qu’à la vie régulière et tempérante ; car le sage est retenu par la maxime, « Rien de trop », tandis que l’homme déréglé s’abandonne à toutes les extrémités du plaisir et s’y livre jusqu’à en perdre le sens. Les plus grands plaisirs, comme les plus grandes douleurs, sont donc attachés à une mauvaise disposition de l’âme plutôt qu’à une bonne.

7o Les plaisirs et les peines physiques ou morales sont des composés où l’un et l’autre ingrédient, le plaisir et la peine, entrent à des doses différentes. Souvent les deux élémens sont si intimement confondus et tiennent si profondément l’un à l’autre, qu’on ne peut les séparer qu’en les détruisant tous les deux. Quelquefois c’est le plaisir qui prédomine, et quelquefois la douleur : et c’est l’élément prédominant qui donne son caractère et son nom à la combinaison.

8° Tout plaisir réel est composé de plaisir et de peine. Tous les objets réels de la nature, composés et variables, ne nous donnent que des plaisirs semblables à eux. Ces figures, ces couleurs, ces sons, ces formes de toute espèce qui nous charment et qui nous entraînent, mêlent toujours à la vivacité des plaisirs qu’ils nous procurent quelque chose d’inégal et de douloureux ; on en jouit avec inquiétude, on les perd avec désespoir. Mais que l’intelligence traverse ces apparences extérieures, qu’elle pénètre dans l’intimité de la nature et dans les profondeurs de son essence, elle y découvrira un autre monde, d’autres couleurs, d’autres lignes, d’autres figures. On comprend qu’il s’agit ici des figures idéales cachées sous toutes les figures réelles de cet univers, de la ligne droite, du cercle, du triangle ; des tons simples dont se compose la mélodie ; des couleurs primitives, des formes incorruptibles et des proportions invariables qui entrent dans la composition de tous les êtres. Ce monde, qui échappe aux yeux des sens et du vulgaire, est toujours ouvert au sage, refuge assuré contre les troubles du monde extérieur ; source inépuisable de plaisirs toujours nouveaux, dont la privation n’est pas douloureuse et dont la jouissance est accompagnée d’une sensation agréable sans aucun mélange nécessaire de douleur. Le plaisir que nous offre la science est aussi un plaisir sans mélange, comme celui de la contemplation intellectuelle ; il est pur dans toute l’étendue et dans toute l’énergie de cette expression. Or, il y a une sympathie intime entre la pureté et la vérité, et la beauté : ce qu’il y a de plus pur, est essentiellement ce qu’il y a de plus vrai et de plus beau. La blancheur la plus vraie et la plus belle n’est pas celle, dit Platon, qui renferme le plus de blanc souvent mélangé, mais celle qui est la blancheur la plus pure, c’est-à-dire, celle qui renferme le moins d’élémens étrangers. Il en est ainsi de tout le reste, et par conséquent du plaisir. Le plaisir pur ou dégagé de toute douleur, quoique en petite quantité, est plus du plaisir, est un plaisir plus vrai et plus beau que la plus grande quantité de plaisir composé et mélangé. La mesure du vrai et du beau est donc la pureté, non la quantité et la grandeur.

9° Voilà le plaisir dans toute sa pureté : cependant, même en cet état, il est essentiellement relatif, et, par conséquent, d’un ordre inférieur. Il y a deux sortes d’existences, l’existence absolue et l’existence relative. L’existence absolue vient d’elle-même, se rapporte à elle-même, se suffit à elle-même ; l’existence relative a besoin d’une autre pour exister et se maintenir. Or, le plaisir n’est qu’un phénomène, un accident qui paraît et disparaît, et qui même, pendant l’instant où il passe, change sans cesse et admet sans cesse du plus et du moins, caractère incompatible avec ce qui existe en soi : le plaisir est donc relatif à une autre chose, laquelle nécessairement doit être absolue. L’existence absolue à laquelle le plaisir se rapporte lui est donc supérieure, et l’exclut du premier rang ; si elle est le bien, le plaisir ne peut l’être. Il suffit de distinguer l’existence absolue et l’existence phénoménale pour comprendre qu’il est impossible de mettre le bien dans le plaisir. Que penser après cela des philosophes, qui au lieu de rapporter le phénomène à l’existence, le plaisir à son principe, rapportent leur vie tout entière au plaisir comme à l’existence elle-même, subissant ainsi toutes les conséquences de cette subversion de l’ordre, et soumettant leur destinée aux conditions inévitables de tout phénomène, à la diminution comme à l’augmentation, à l’altération, au changement, et à ce trouble perpétuel qui est la loi de toute nature relative et contingente ?

10° Si le plaisir est le souverain bien, il est le vrai principe directeur de l’existence : c’est à lui qu’il faut tout rapporter ; c’est sur lui qu’il faut tout mesurer ; c’est lui qui doit décider ce qui est bien et ce qui est mal, et si les attributs de l’âme, la force, la tempérance, l’intelligence, la liberté, le dévoûment sont bons ou mauvais, selon qu’ils sont pour lui ou contre lui. Dans ce système, le plaisir et la peine sont la condition et la mesure de la bonne ou de la mauvaise disposition de l’âme. Souffrir est un mal, fût-on le plus vertueux des êtres ; jouir est un bien, en fût-on le plus pervers.

Telle est l’origine, la nature, les formes différentes, les caractères essentiels, les conséquences, en un mot, tout le système du plaisir. Il résulte de cette analyse, que si le plaisir même le plus excellent et le plus pur est encore marqué du caractère de relativité et de contingence, il est dans une impuissance invincible de constituer le souverain bien et de suffire à la nature humaine.

Passons maintenant à l’analyse de la raison, et considérons-la dans ses produits, dans les connaissances humaines.

Rien de plus facile que de diviser et de classer les sciences d’après certaines vues et pour certains besoins de l’esprit ; mais une méthode sévère ne peut s’arrêter à ces distinctions et à ces classifications arbitraires. Laissant là toute considération d’utilité pratique, et s’attachant au sujet en lui-même, c’est de l’idée même de la science, qu’elle part pour examiner, diviser et classer toutes les sciences. Or, le caractère et la mesure de la science, comme de la blancheur et du plaisir, est la pureté et l’abstraction, c’est-à-dire le retranchement de tout élément étranger ; et tout élément particulier et contingent est étranger à la science. Il n’y a point de science de ce qui passe, de ce qui peut être ou n’être pas, de ce qui fut hier et ne sera plus demain, de ce qui change et devient sans cesse, sans être jamais, à parler rigoureusement. Le particulier et le contingent peuvent bien se mêler à la science ; ils l’enveloppent, ils ne la constituent pas. Plus une science est entourée de cet alliage, moins elle a de hauteur et de vérité, ne renfermant que des vérités qui ne lui appartiennent pas, dépendantes des temps, des lieux, des circonstances ; vérités à telle condition, erreurs à telle autre. Plus elle est pure au contraire, plus elle renferme de vérités universelles et nécessaires, et plus elle a de vérité, plus elle est élevée dans l’échelle de la science.

Platon met donc au-dessus de toutes les sciences qui n’ont pour objet que l’arbitraire et le contingent, au-dessus des sciences empiriques, celles qui s’occupent de vérités universelles et nécessaires. Il les appelle sciences directrices, ἡγημονίκαι, parce qu’elles fournissent à toutes les autres un point de départ, une impulsion, une lumière, un but. En effet, ôtez aux sciences empiriques l’arithmétique, la géométrie, la physique mathématique, la métaphysique, la morale désintéressée, il ne vous reste que des arts et non des sciences, des routines au lieu de méthodes, et, à la place de règles fécondes, des tâtonnemens et des calculs incertains. C’est dans Platon lui-même qu’il faut voir l’énumération et la classification des sciences d’après ce point de vue, et l’état des connaissances humaines à cette époque.

Il y a plus : chacune des sciences qui seules méritent ce nom, et qui sont à la tête de toutes les autres sciences, contient, en quelque sorte, deux sciences différentes, c’est-à-dire, une partie plus scientifique que l’autre. Par exemple, l’arithmétique est double. Il y a l’arithmétique qui opère sur le concret, et s’allie à des élémens étrangers ; et il y a celle qui opère sur l’abstrait, n’admet que des quantités pures et des rapports indépendans de toute matière. Il y a deux géométries, celle des mesureurs vulgaires et celle des philosophes : il y a deux physiques, deux astronomies. Enfin, partout et toujours le caractère scientifique est l’abstrait et le pur, l’universel et le nécessaire.

Si les divers degrés de pureté et de fixité déterminent et mesurent les divers degrés de la science, la première de toutes les sciences doit être celle qui considère dans toute science ce qu’il y a de pur et de fixe, ce qui en fait une science véritable ; je veux parler de la dialectique. Et ne confondons pas la dialectique des Grecs et de Platon avec celle de la scolastique moderne, profonde dans l’apparence, ignorante de la réalité, perdue et comme ensevelie dans des arguties verbales et des formules pédantesques. La dialectique de Platon néglige les mots et les formes, tend à l’essence et s’y attache ; elle va parcourant toutes les sciences, δια-λέγων, recherchant les bases de chacune d’elles, en examinant la légitimité, retranchant tout ce qui n’est point d’accord avec l’idéal scientifique dont elle est armée, qu’elle poursuit dans tout, qu’elle impose à tout ; séparant la plus haute probabilité de la certitude, la généralisation la plus étendue de l’universalité, la vraisemblance de la nécessité, l’apparent du réel, le phénomène de l’être : elle ne s’arrête que quand elle est arrivée là ; car alors elle est arrivée au plus haut degré de pureté et d’abstraction, l’être étant essentiellement identique et simple, et tout mélange, toute composition, tout alliage d’élémens étrangers, et par conséquent toute altération de la vérité, expirant dans l’absolue pureté de l’essence. La dialectique est la science de l’absolu et de l’être : elle est donc la science par excellence, la science de la science, pour ainsi dire ; elle est la sagesse et la raison elle-même.

Ici finit toute analyse : on ne peut ni remonter plus haut, ni pénétrer plus avant. Nous avons atteint ce qu’il y a de plus pur dans la science ; nous avons épuisé ce qu’il y a de meilleur dans la raison. Eh bien ! même à cette hauteur, interrogeons-nous de bonne foi, et demandons-nous si, dans cette sphère sublime, quelque chose ne nous manque pas encore ; car, ne l’oublions pas, plus nous avons pénétré dans l’intimité et la pureté de la science, plus nous avons dû rigoureusement séparer la science et la raison de tout élément étranger, et, par conséquent de tout plaisir. Or, la nature humaine, naïvement et profondément interrogée, répond avec une force irrésistible, qu’elle ne peut se défendre d’aspirer au bonheur, et que la science de l’être lui-même, la science absolue ne lui suffit pas. Nous voici donc ramenés à cette conclusion générale, que ce n’est ni dans le plaisir tout seul, ni dans la science toute seule, mais dans le mélange et la combinaison de l’un et de l’autre qu’il faut chercher le souverain bien.

Mais comment faire ce mélange ? Mêlera-t-on toutes les sciences avec tous les plaisirs, ou seulement les sciences pures avec les plaisirs purs ?

Ici se montre le bon sens qui, dans Platon, comme dans la réalité, est toujours joint à l’élévation et à la profondeur. N’admettre dans les sciences que la partie qui s’occupe de l’absolu et de l’immuable, ce serait se renfermer dans une sphère sans contact avec celle d’ici-bas ; ce serait retrancher les conditions mêmes de notre existence actuelle, c’est-à-dire du bonheur. Laissons donc aller les sciences empiriques à la suite des sciences plus pures, pourvu que d’abord nous nous soyons mis en possession de celles-là. Car les sciences empiriques, si dangereuses et si vaines lorsqu’elles nous font illusion sur les sciences véritables dont elles nous écartent, sont bonnes et vraies quand on les a rendues au rapport qu’elles devraient toujours garder avec la science et la vérité. Quant aux plaisirs, il faut accepter les plaisirs purs dont nous avons parlé, les plaisirs que la quantité et la grandeur extérieure recommandent moins que leur qualité intrinsèque et réelle ; les plaisirs qui tiennent le plus à la raison, et qui accompagnent la science ; la vertu, la tempérance et la sagesse : mais pour les plaisirs qui naissent de la folie et de l’intempérance, qui voudrait les associer avec la raison ? La règle invariable de ce mélange est de ne rien mêler à la sagesse qui lui répugne et puisse jamais lui faire obstacle. Cette règle écarte les plaisirs trop grands, quelle qu’en soit la source, fût-elle en apparence la plus noble et la plus élevée : il faut les écarter, quels qu’ils soient, sous quelque forme qu’ils se présentent, de quelque côté qu’ils nous viennent, par cela seul que leur effet inévitable est de troubler l’âme, et par conséquent d’être tôt ou tard un obstacle à la sagesse. Tout élément passionné doit être scrupuleusement retranché du mélange ; et c’est entre les plaisirs purs exclusivement et toutes les sciences sans distinction que se fait le mélange le plus vrai, le plus harmonieux, le plus beau, image la plus fidèle et la plus complète du souverain bien dans l’homme et dans l’univers. Je dis le plus vrai, puisque ainsi il a été fait sous les auspices de la vérité, ce qu’il y a de plus pur, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus vrai dans la science et dans le plaisir, étant les élémens de ce mélange ; le plus harmonieux, puisque, sans l’harmonie, la mesure et la proportion, ce ne serait pas un mélange, mais la confusion et le chaos ; enfin le plus beau, puisque la vérité et la proportion constituent la beauté. La vérité, la proportion, la beauté, tels sont les caractères du mélange, qui seul nous représente le souverain bien.

Or, si tels sont les caractères de ce mélange, auquel des deux élémens dont il se compose se rapportent-ils, au plaisir ou à la raison ? En d’autres termes, la combinaison du plaisir et de la raison étant nécessaire pour constituer le souverain bien, quel est celui de ces deux élémens qui prédomine dans la combinaison, et en fait la vérité, la proportion et la beauté ? D’abord la vérité se rapporte-t-elle plus au plaisir ou à la raison ? Mais rien de plus trompeur que le plaisir, tandis que la raison est, ou la même chose que la vérité, ou ce qui lui ressemble davantage. Quant à la proportion, rien de plus impatient de toute mesure que le plaisir. Enfin pour la beauté, personne, dans son bon sens n’a jamais imaginé, même en songe, de rougir de la raison comme d’une chose laide et honteuse ; tandis que le plaisir, quand il n’a pas été soumis à la mesure et à la vérité, risque de paraître honteux et ridicule, et que tout être moral, par un instinct de pudeur qui trahit à-la-fois et la dignité de la nature humaine et l’infériorité du plaisir, cherche l’ombre et le mystère pour y cacher ses plus exquises jouissances.

Ainsi, en résumé, ni le plaisir ni la raison, considérés isolément, même à leur degré le plus élevé, ne constituent le souverain bien. Pour y atteindre, il faut mêler le plaisir avec la raison, en choisissant ce qu’il y a de plus pur dans l’un et dans l’autre, de manière à en composer un mélange dont les caractères soient la vérité, la mesure et la beauté, c’est-à-dire dont la raison, à laquelle ces caractères se rapportent, reste toujours l’élément fondamental.

En résumant cette analyse imparfaite d’un des plus anciens monumens de philosophie morale, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer la singulière analogie qu’il présente avec la dernière grande tentative philosophique qui a honoré la fin du dix-huitième siècle. Sous le règne des méthodes et des classifications empiriques, il s’est rencontré un homme qui entreprit de déterminer avec plus de profondeur l’élément scientifique des connaissances humaines, et par là la véritable méthode, et qui, au scandale de toute la philosophie contemporaine, trouva l’élément scientifique dans le caractère d’universalité et de nécessité qu’il assigna à une partie de nos connaissances. Toutes nos connaissances, pour parler la langue bizarre si l’on veut, mais précise et claire du philosophe de Kœnigsberg, contiennent une partie matérielle, c’est-à-dire des données extérieures et contingentes comme l’expérience, et de plus une partie formelle, c’est-à-dire empruntée à la raison, qui, intervenant avec ses lois, impose aux élémens isolés, divers et fugitifs de l’expérience et des sens, sa propre forme, un élément intellectuel qui les rallie et les coordonne et en fait des pensées, des propositions. Toute connaissance réelle est complexe, composée d’une partie matérielle et d’une partie formelle. L’analyse vulgaire s’arrête au composé ; l’analyse philosophique consiste à séparer les deux termes pour ne s’attacher qu’à l’un d’eux, à la partie universelle et nécessaire, à la forme de la connaissance, et à s’élever sans cesse du composé à l’abstrait, de la raison considérée dans ses rapports avec le monde sensible, à la raison considérée en elle-même et dans sa pureté. Réhabiliter l’indépendance de la raison, déterminer avec précision toutes les lois qui émanent de sa constitution, énumérer toutes ces lois, les classer systématiquement, développer leur action et leur mécanisme intérieur, mesurer avec une exactitude scrupuleuse leur portée la plus haute et en même temps leur limite nécessaire, et toujours rester dans la sphère supérieure de la raison sans aucun contact avec l’expérience, et cela sans aucune teinte de mysticisme ou de fanatisme, avec une méthode d’observation psychologique, profonde, régulière et lumineuse ; telle est l’idée de la Critique de la raison pure. N’est-elle pas déjà presque tout entière dans le Philèbe ? et, chose singulière, avec l’identité des idées, n’y trouve-t-on pas l’identité du langage ? et même l’expression qui sert en quelque sorte d’étendard à la philosophie de Kant ne joue-t-elle pas le même rôle dans le Philèbe ? Das Reine, τὸ εἰλικρινές, le pur et l’abstrait n’est-il pas à-la-fois le but et la devise des deux philosophes ?

Mais c’est surtout la critique de la raison pure pratique que le Philèbe nous rappelle. Toujours fidèle à sa marche générale, Kant commence par y déterminer encore les caractères que devrait présenter le principe moral pour être un véritable principe. C’est là qu’examinant lentement et scrupuleusement tous les efforts du sensualisme pour faire un principe moral de l’intérêt personnel, il a prouvé, une fois pour toutes, avec une étendue et une rigueur qui ne laissent rien à désirer que l’intérêt personnel, le bonheur étant essentiellement relatif, relatif à celui qui l’éprouve, varie nécessairement dans l’infinie variété des individus et des circonstances, et ne peut, par conséquent, devenir un principe de législation morale. Quels sont donc les caractères qui distinguent le principe moral ? Ceux-là mêmes qui distinguent les vrais principes métaphysiques, l’universalité et la nécessité, c’est-à-dire, en morale, l’obligation. Ôtez ces deux caractères, il vous reste les conseils et les calculs de la prudence ; mais vous n’avez plus de devoir, le devoir n’étant pas si on peut l’éluder sous quelque prétexte, et n’étant pour personne, si un seul en est délié. Or, en descendant en soi-même, on y trouve cette notion sacrée du devoir, marquée avec éclat de ces deux nobles attributs d’universalité et d’obligation absolue. — Mais si c’est la raison pure qui révèle et qui fonde la loi du devoir et le principe universellement obligatoire de la justice, il suit que ce principe est applicable à tout, et même au bonheur dont il est essentiellement distinct ; et l’application directe de l’idée de la justice à celle du bonheur donne naissance à un nouveau principe que la raison reconnaît, et qu’elle proclame avec la même autorité que le premier ; savoir, que le bonheur est dû à l’accomplissement de la loi morale, qu’il en est la conséquence légitime. Le principe du mérite de la vertu est aussi universel, aussi absolu que celui de la vertu même, Séparez ces deux principes, il y a trouble et contradiction dans la raison. Ce n’est plus même ici, comme dans Platon, la sensibilité humaine qui réclame : toute considération sensible est écartée ; le bonheur n’est plus un besoin, c’est un droit inhérent à un devoir, et constituant avec lui une unité morale que Kant, ainsi que Platon, appelle le souverain bien. Dans l’un comme dans l’autre, le souverain bien a deux élémens indivisibles ; et dans l’un comme dans l’autre encore, ces deux élémens, tout indivisibles qu’ils sont dans l’unité du souverain bien, se distinguent néanmoins en ce que l’un doit toujours rester l’élément primordial qui détermine et mesure l’autre. Le bonheur est lié intimement à la vertu, mais, selon Kant, la vertu reste toujours le motif unique de l’acte moral, qui n’est moral en soi, légitime et bon, que par son rapport immédiat à la règle, qui seule doit l’avoir déterminé. Le bonheur n’est même un droit qu’autant qu’il n’a pas été un motif ; il est permis tout au plus comme espérance : comme but direct, il cesse d’être légitime, et du haut rang où l’élevait sa subordination à la vertu, il retombe parmi ces mobiles sensitifs avec lesquels la raison pure pratique n’a rien à voir.

Les développemens analytiques de ces grandes idées remplissent la première partie de l’ouvrage de Kant. La seconde embrasse l’ensemble de conséquences ontologiques que la dialectique déduit des faits et des principes psychologiques précédemment établis. Si nous devons, nous pouvons, et l’obligation de la vertu implique le pouvoir de la pratiquer. S’il y a une alliance nécessaire entre la vertu et le bonheur, l’obstacle de ce monde extérieur, relatif et contingent, est un obstacle vain devant le décret de la raison pure ; ce décret doit être réalisé, et l’ordre moral, c’est-à-dire la réparation de ce désordre temporaire, la vie future est infaillible. Et si elle l’est, l’existence d’une puissance supérieure à la fatalité extérieure, et capable d’opérer le rétablissement de l’ordre, n’est pas moins infaillible ; de sorte que la liberté, l’immortalité de l’âme, et Dieu, sont des corollaires de la notion du souverain bien, corollaires dont toute la valeur repose sur celle de leur principe. Tel est le système entier de la critique de la raison pure pratique, le monument le plus solide et le plus hardi que le génie philosophique ait élevé à la vertu désintéressée. La méthode qui a présidé à sa formation, qui brille dans ses moindres détails comme dans les proportions générales et l’ordonnance du tout, est l’esprit de la véritable abstraction ; et la pierre de l’édifice, la base réelle du système entier, est le dualisme du souverain bien, et la relation intime des deux termes distincts et indivisibles à-la-fois dont il se compose. Or, l’esprit de la vraie abstraction et le dualisme du bien sont précisément les fondemens du Philèbe. L’accord de ces deux beaux génies qui se rencontrent sans s’être cherchés à travers tant de siècles, presque aux deux extrémités de la civilisation européenne, n’est-il pas un phénomène curieux et frappant qui dépose d’une manière touchante en faveur de l’universalité, et par conséquent de la haute vérité de leurs principes ?

Déterminer l’idée du souverain bien telle qu’elle est dans l’intelligence humaine, les caractères et les divers degrés du plaisir, comme les caractères et les divers degrés de la science ; soumettre à un examen méthodique les parties les plus délicates et les plus pures du plaisir et de la raison ; descendre aussi profondément, s’élever aussi haut qu’il est possible dans ce genre de recherches, ce n’est pas encore dépasser les limites de l’observation intérieure et de cette partie de la philosophie que l’on appelle la psychologie. Or, on a pu voir, par le rapide parallèle que nous avons fait du Philèbe avec la critique de la raison pure spéculative et de la raison pure pratique, que, quand même il ne sortirait pas du cercle de la psychologie, il serait encore au niveau des tentatives les plus récentes et les plus distinguées de la philosophie moderne. Mais le Philèbe ne s’arrête pas là. Au milieu de la longue et savante discussion qui, par l’observation tour-à-tour la plus évidente et la plus subtile, conduit analytiquement à la solution du problème du souverain bien, se rencontrent quelques pages où Platon essaie en quelque sorte d’emporter la question de haute lutte, en classant d’abord toutes les existences réelles et possibles, visibles et invisibles, pour déterminer ensuite, par la comparaison, à laquelle de ces existences correspond le plaisir et la raison, et par là quelle place relative ils occupent dans l’ordre des êtres.

Quand on considère attentivement tous les objets de cet univers, on en voit un certain nombre dont le caractère est une mobilité qui les fait passer sans cesse du plus au moins et du moins au plus, et dont les seules expressions légitimes dans les langues humaines sont, à proprement parler, les comparatifs. Par exemple, qui dit lent, dit moins vite, et vite, moins lent ; il en est de même du froid, du chaud, du sec, de l’humide et de mille autres choses qui sont toujours en augmentation ou en diminution et dans une décomposition perpétuelle, indéfinissable par conséquent, puisque toute définition fixe et détermine son objet. On peut les ranger dans la classe de l’indéfini ou de l’infini, sans s’arrêter aux différences qui peuvent séparer ces deux termes. Au contraire, il y a des objets dont le caractère est la détermination, qui sont une chose et non pas une autre, dans un degré et non dans un autre, positifs, précis, finis, en un mot. Par exemple, deux est une quantité déterminée qu’on ne peut confondre avec aucune autre, et qui en elle-même n’admet ni le plus ni le moins. Mais ces deux manières d’être que nous venons de décrire, il ne faut pas croire qu’elles aient chacune d’elles une réalité à part ; il n’y a rien dans la nature qui soit fini ou infini seulement ; il y a dans tout de l’infini et du fini ; et ce monde, dans sa réalité, est un composé de ces deux élémens primitifs, insaisissables en. eux-mêmes, quoique l’esprit les distingue et ne puisse pas ne pas les distinguer. De plus, l’infini et le fini sont liés l’un à l’autre dans une proportion et une mesure qui doit avoir une cause ; et par delà cette cause on ne peut plus remonter dans l’échelle des êtres, laquelle admet ainsi quatre degrés : l’infini, l’être inférieur sans règle et sans forme, la matière abstraite ; le fini qui donne une forme à cette matière, et qui ainsi la fait passer et passe lui-même à la réalité ; ce monde, le mixte et le composé, le rapport harmonique des deux êtres simples ; enfin, la cause ordonnatrice.

Recherchez tous les élémens de l’existence universelle, vous n’en pourrez trouver un de plus ; et, si c’est là en effet tout ce qui compose l’ensemble des êtres, il ne s’agit plus que d’y rapporter successivement le plaisir et la raison, pour déterminer la supériorité de l’un ou de l’autre.

D’abord le souverain bien, en tant qu’il est un mélange du plaisir et de la raison, est évidemment au second rang et de la classe du mixte et du composé. Quant au plaisir, il n’est pas moins évident que si, comme nous l’avons vu, il a pour caractère le plus ou le moins, et l’impatience de tout état fixe et déterminé, il n’est ni au premier rang de la cause ordonnatrice, ni au second du mélange ordonné avec mesure, ni même au troisième du fini et du déterminé ; mais qu’il est au dernier de tous, dans la classe de l’indéterminé et de l’infini. Reste à reconnaître la place de la raison.

L’univers ou le mélange de l’infini et du fini est composé de quatre élémens : l’eau, le feu, l’air et la terre, qui se retrouvent et dans le tout et dans chaque partie organisée. L’homme est un abrégé du monde : c’est un monde lui-même qui contient tous les élémens de l’univers, auquel il les a empruntés. On peut donc étudier l’univers dans l’homme, et conclure légitimement de l’un à l’autre. Or, si on peut dire que l’univers est un grand corps, puisqu’il renferme les mêmes élémens que le nôtre dans une proportion infinie ; et si le nôtre a un principe qui en constitue l’ordre harmonique, s’il a une âme, l’univers a une âme aussi, dont la nôtre est une émanation et une image imparfaite. Notre âme est douée de raison, l’analogie porte donc à conclure que celle de l’univers l’est aussi. D’ailleurs cette raison reluit assez dans l’univers, et le rapport de toutes ses parties et l’harmonie du mécanisme universel élèvent nécessairement à un principe, à une cause qui a tout fait avec poids et mesure, de laquelle partent et où viennent se réfléchir tous les rayons de l’ordre et de la beauté répandus avec éclat dans l’immensité de la nature. L’intelligence, dit Platon, est du même genre que la cause : elle est au premier rang de l’essence.

Si l’intelligence ou la raison est la cause, c’est elle qui, s’associant à l’infini et au plaisir qui s’y rapporte, le détermine et le règle. Elle est le principe du fini au même titre qu’elle est le principe du mélange de l’infini et du fini ; et sans elle il n’y aurait aucun bien ni dans le mélange du fini et de l’infini qui n’aurait pas lieu, ni, à plus forte raison, dans l’infini et le plaisir, qui, manquant de mesure et de frein, iraient sans cesse se perdant dans une indétermination, un désordre, une dissolution perpétuelle. L’intelligence est donc au premier rang des êtres, comme le plaisir est au dernier, et par là est terminée d’un seul coup la dispute sur la prééminence du plaisir et de l’intelligence relativement au bien ; car le plaisir, étant relégué dans la catégorie de l’infini, est convaincu de n’avoir rien de bon en lui-même ; et l’intelligence, étant élevée à la catégorie de la cause, est mise par là en possession de constituer le bien en s’ajoutant au plaisir. En un mot, le plaisir se rapporte à la catégorie de l’infini, l’intelligence embrasse à-la-fois celle du fini, celle du mixte et celle de la cause à laquelle elle est essentiellement adéquate. De là cette idée profonde que, plus on remonte dans l’ordre des catégories et des êtres, plus on s’approche de l’intelligence, et que, quand on est arrivé à la première de toutes les catégories, à la cause, on est arrivé au foyer primitif de toute intelligence, et en même temps de tout bien. Tel est l’épisode rapide et fécond qui remplit à peine vingt pages du Philèbe, et renferme dans ce peu de pages, avec la solution à priori du problème de la supériorité du plaisir et de l’intelligence, relativement au souverain bien, les résultats imposans des méditations les plus vastes et les plus profondes.

Remarquons, en finissant, que ce grand système, composé lui-même de parties si grandes, n’est point ici présenté d’une manière enveloppée, et que le Philèbe est, avec le Phédon, le seul ouvrage de Platon où le résultat positif et dogmatique que l’on veut obtenir soit mis en avant, puis débattu et enfin démontré. Mais le caractère qui le distingue même du Phédon et en fait un dialogue entièrement à part, c’est que non-seulement il est dogmatique dans son but, mais qu’il est didactique dans ses formes, et que la marche sévère de la discussion philosophique n’y est jamais dissimulée sous les agrémens du dialogue. Le Philèbe n’a pas d’introduction et se termine brusquement ; il manque de ces détails imprévus, de ces hasards de conversation, de ces épisodes qui, sans briser le fil, le détendent en quelque sorte, renouvellent sans cesse l’intérêt et donnent au dialogue un air aisé, naturel et piquant. Enfin, si l’on excepte quelques jeux de mots plus ou moins heureux, la grâce des détails a été si impitoyablement sacrifiée à la rigueur de l’ensemble, que la critique a pu, sans invraisemblance, élever le soupçon que le Philèbe n’est qu’un canevas philosophique, auquel Platon n’aurait pas encore ajouté les formes, le ton et le coloris du dialogue. Mais si le Philèbe n’est qu’une esquisse, et non un tableau achevé, il faut convenir que c’est une esquisse qui, en quelques traits grandes et distincts, présente une perspective infinie.