Phèdre (Racine), Didot, 1854/Acte III

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ACTE troisième.





Scène première.

Phèdre, Œnone.
PHÈDRE.

Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie :
Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?
De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?
Cache-moi bien plutôt : je n’ai que trop parlé.
Mes fureurs au dehors ont osé se répandre :
J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.
Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours
L’insensible a longtemps éludé mes discours !
Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !
Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !
Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?
Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,
A-t-il pâli pour moi ? me l’a-t-il arrachée ?
Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,
Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains ;
Et ce fer malheureux profanerait ses mains.

ŒNONE.

Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,
Vous nourrissez un feu qu’il vous faudrait éteindre.
Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,
Dans de plus nobles soins chercher votre repos ;
Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,
Régner, et de l’État embrasser la conduite ?

PHÈDRE.

Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi
Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !
Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire !
Quand sous un joug honteux à peine je respire !
Quand je me meurs !

ŒNONE.

Quand je me meurs ! Fuyez.

PHÈDRE.

Quand je me meurs ! Fuyez. Je ne le puis quitter.

ŒNONE.

Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter ?

PHÈDRE.

Il n’est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.
De l’austère pudeur les bornes sont passées :
J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur.
Toi-même, rappelant ma force défaillante,
Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,
Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer :
Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.

ŒNONE.

Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable,
De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?
Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,
Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?
Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée
Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !
Que son farouche orgueil le rendait odieux !
Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !

PHÈDRE.

Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ;
Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.
Hippolyte, endurci par de sauvages lois,
Entend parler d’amour pour la première fois :
Peut-être sa surprise a causé son silence ;
Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

ŒNONE.

Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.

PHÈDRE.

Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.

ŒNONE.

Il a pour tout le sexe une haine fatale.

PHÈDRE.

Je ne me verrai point préférer de rivale.
Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison :
Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.
Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ;
Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible :
Les charmes d’un empire ont paru le toucher :
Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ;
Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,
Et la voile flottait aux vents abandonnée.
Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux :
Qu’il mette sur son front le sacré diadème ;
Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.
Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.
Il instruira mon fils dans l’art de commander ;
Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ;
Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.
Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :
Tes discours trouveront plus d’accès que les miens ;
Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante ;
Ne rougis point de prendre une voix suppliante :
Je t’avouerai de tout ; je n’espère qu’en toi.
Va : j’attends ton retour pour disposer de moi.


Scène II.

Phèdre.

Ô toi qui vois la honte où je suis descendue,
Implacable Vénus, suis-je assez confondue !
Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.
Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté.
Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,
Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
Hippolyte te fuit ; et bravant ton courroux,
Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux ;
Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :
Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.
Qu’il aime… Mais déjà tu reviens sur tes pas,
Œnone ! On me déteste ; on ne t’écoute pas !


Scène III.

Phèdre, Œnone.
ŒNONE.

Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,
Madame ; rappelez votre vertu passée :
Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.
Le peuple, pour le voir, court et se précipite.
Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,
Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…

PHÈDRE.

Mon époux est vivant, Œnone ; c’est assez.
J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage ;
Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.

ŒNONE.

Quoi ?

PHÈDRE.

Quoi ? Je te l’ai prédit ; mais tu n’as pas voulu :
Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.
Je mourais ce matin digne d’être pleurée ;
J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.

ŒNONE.

Vous mourez ?

PHÈDRE.

Vous mourez ? Juste ciel ! qu’ai-je fait aujourd’hui !
Mon époux va paraître, et son fils avec lui !
Je verrai le témoin de ma flamme adultère
Observer de quel front j’ose aborder son père,
Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés,
L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés !
Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée,
Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?
Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?
Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?
Il se tairait en vain : je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :
Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,
Attendent mon époux pour le désabuser.
Mourons : de tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.
Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?
La mort aux malheureux ne cause point d’effroi :
Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !
Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;
Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,
Le crime d’une mère est un pesant fardeau.
Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,
Un jour ne leur reproche une mère coupable.
Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux
L’un ni l’autre jamais n’osent lever les yeux.

ŒNONE.

Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre ;
Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.
Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ?
Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?
C’en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable,
De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.
Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours
Vous-même en expirant appuyiez ses discours.
À votre accusateur que pourrai-je répondre ?
Je serai devant lui trop facile à confondre :
De son triomphe affreux je le verrai jouir,
Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.
Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !
Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore ?
De quel œil voyez-vous ce prince audacieux ?

PHÈDRE.

Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.

ŒNONE.

Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?
Vous le craignez : osez l’accuser la première
Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.
Qui vous démentira ? Tout parle contre lui :
Son épée en vos mains heureusement laissée,
Votre trouble présent, votre douleur passée,
Son père par vos cris dès longtemps prévenu,
Et déjà son exil par vous-même obtenu.

PHÈDRE.

Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !

ŒNONE.

Mon zèle n’a besoin que de votre silence.
Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.
Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.
Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,
Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède :
Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis,

Bornera sa vengeance à l’exil de son fils :
Un père, en punissant, madame, est toujours père ;
Un supplice léger suffit à sa colère.
Mais, le sang innocent dût-il être versé,
Que ne demande point votre honneur menacé ?
C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.
Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,
Madame ; et pour sauver votre honneur combattu,
Il faut immoler tout, et même la vertu.
On vient ; je vois Thésée.

PHÈDRE.

On vient ; je vois Thésée. Ah ! je vois Hippolyte ;
Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.
Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.
Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.


Scène IV.


Thésée, Phèdre, Hippolyte, Théramène, Œnone.
THÉSÉE.

La fortune à mes vœux cesse d’être opposée,
Madame, et dans vos bras met…

PHÈDRE.

Madame, et dans vos bras met… Arrêtez, Thésée,
Et ne profanez point des transports si charmants :
Je ne mérite plus ces doux empressements ;
Vous êtes offensé. La fortune jalouse
N’a pas en votre absence épargné votre épouse.
Indigne de vous plaire et de vous approcher,
Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.


Scène V.

Thésée, Hippolyte, Théramène.
THÉSÉE.

Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,
Mon fils ?

HIPPOLYTE.

Mon fils ? Phèdre peut seule expliquer ce mystère.
Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,
Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ;
Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte
Disparaisse des lieux que votre épouse habite.

THÉSÉE.

Vous, mon fils, me quitter ?

HIPPOLYTE.

Vous, mon fils, me quitter ? Je ne la cherchais pas ;
C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.
Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène
Confier en partant Aricie et la reine :
Je fus même chargé du soin de les garder.
Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?
Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
Sur de vils ennemis a montré son adresse :
Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,
D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?
Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,
Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche
Avait de votre bras senti la pesanteur ;
Déjà de l’insolence heureux persécuteur,
Vous aviez des deux mers assuré les rivages ;
Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ;
Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,
Déjà de son travail se reposait sur vous.
Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,
Je suis même encor loin des traces de ma mère !
Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper :
Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,
Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;
Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,
Éternisant des jours si noblement finis,
Prouve à tout l’univers que j’étais votre fils.

THÉSÉE.

Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue
Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?
Si je reviens si craint et si peu désiré,
Ô ciel, de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?
Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme
Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ;
Je servais à regret ses desseins amoureux ;
Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.
Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.
J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,
Livré par ce barbare à des monstres cruels
Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.
Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,
Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres.
Les dieux, après six mois, enfin m’ont regardé[1] :
J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé.
D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature ;
À ses monstres lui-même a servi de pâture.
Et lorsqu’avec transport je pense m’approcher
De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;
Que dis-je ? quand mon âme, à soi-même rendue,
Vient se rassasier d’une si chère vue,
Je n’ai pour tout accueil que des frémissements ;
Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.
Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,
Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.
Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé :
Qui m’a trahi ? pourquoi ne suis-je pas vengé ?
La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,
A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?

Vous ne répondez point ! mon fils, mon propre fils,
Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?
Entrons : c’est trop garder un doute qui m’accable.
Connaissons à la fois le crime et le coupable ;
Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.


Scène VI.

Hippolyte, Théramène.
HIPPOLYTE.

Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?
Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,
Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?
Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison
L’amour a répandu sur toute sa maison !
Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve,
Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !
De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.
Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter :
Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse
Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,
Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,
Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.



  1. M’ont regardé : expression tirée de la Bible, pour dire ont eu pitié de moi, m’ont regardé favorablement. (G.)