Petrus Borel le lycanthrope/L’Algérie

Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 123-133).



VII

L’ALGÉRIE


Au delà de Mostaganem, loin de la mer, sur la lisière de cette verdure qui succède soudain, après la ville, aux vastes sables rouges, Borel, inspecteur de la colonisation, avait fait construire une sorte de castel gothique. L’ancien élève de Garnaud était redevenu architecte, et il avait donné à sa demeure l’ambitieux surnom de Haute-Pensée. Cela le consolait de ses espérances mortes. Je me le figure se promenant, tête baissée, à travers ces broussailles algériennes, les lentisques et les palmiers-nains, parmi ces arbres brûlés et broutés, aux solides racines, aux tiges ravagées, — images vivantes de la destinée de ce poëte, — comme lui avides d’air et d’espace, avortés, abandonnés comme lui.

On m’a montré une photographie de Pétrus Borel en uniforme d’inspecteur de la colonisation. Hélas ! ce n’est plus le Pétrus d’autrefois. La tête est rasée, la barbe longue, presque inculte, les yeux cernés, gonflés, abattus. Tout le visage a je ne sais quelle expression de lassitude et d’accablement, de sombre et morne désespérance. Plus ne m’est rien, rien ne m’est plus, lit-on aussi dans cet œil sans vie, sans éclat, sans espoir.

Qu’avait-il en effet à attendre de l’avenir ? — Des misères nouvelles peut-être. Et ces misères vinrent. En 1848, l’envoyé d’Armand Marrast en Algérie, Lacroix, destitua Pétrus dès son arrivée. La colère du lycanthrope fut éclatante.

Je ne veux pas citer la pièce de vers qu’elle lui inspira. M. Warnier, un ami de Lacroix, devenu préfet d’Alger, se présentait comme candidat aux électeurs ; Pétrus adressa à l’Akhbar une satire que le journal n’inséra pas. À peine puis-je détacher quatre ou cinq vers de cette longue diatribe :

Tityre, prends ton mirliton,
Chante l’heureuse Béotie !
Chante ce rouge carnaval
Qui vit naître la dynastie
Des rédacteurs du National !

Je ne rechercherai pas pourquoi le jacobin de 1830 était devenu réactionnaire en 1848[1]. Peut-être simplement parce que Marrast, qui l’avait attaqué comme on l’a vu, faisait partie du Gouvernement provisoire. Pétrus fut d’ailleurs peu de temps après réintégré dans ses fonctions d’inspecteur par l’intervention du maréchal Bugeaud et du général Daumas, qui lui portaient une vive amitié. Mais le poste de Mostaganem était occupé ; on lui donna celui de Constantine. Adieu les habitudes chères, la solitude, les arbres rabougris ! Adieu surtout Haute-Pensée !

La profonde tristesse et l’entier découragement qui durent s’emparer du pauvre Pétrus se trahissent dans la pièce de vers suivante que M. René Ponsard a bien voulu me communiquer[2]. La forme me paraît plus soignée, moins exubérante, que celle des Rhapsodies ; l’amertume et le désespoir sont les mêmes, plus poignants peut-être, et plus sincères. Léthargie de la muse ! C’est bien le sort du poëte meurtri, attaché à sa muse demi-morte comme le vivant de Virgile au cadavre qui le glace.

LÉTHARGIE DE LA MUSE.




FRAGMENTS.


À ranimer la muse en vain je m’évertue,
Elle est sourde à mes cris et froide sous mes pleurs :
Sans espoir je me jette aux pieds d’une statue
Dont le regard sans flamme avive mes douleurs.

C’est son souffle pourtant qui parfume mon âme ;
C’est sa voix qui m’ouvrit un horizon nouveau,
Et c’est au doux contact de ses lèvres de femme
Que je sentis un jour bouillonner mon cerveau…

C’est elle qui, sondant d’une main douce et sûre
Mon cœur qui ne pouvait au mal se résigner,
En arracha le trait resté dans la blessure
Et la purifia sans la faire saigner.

C’est elle qui toujours repeupla d’espérances
Mon front morne envahi par des papillons noirs…
Car elle avait alors pour toutes mes souffrances
Des soupirs, et des pleurs pour tous mes désespoirs.

Refrénant les ardeurs qui la rendraient féconde,
Elle excite mes sens et consume mes jours ;

Nul désir corrodant, nul transport ne seconde
La fougue et les élans de mes fortes amours.

L’amour, comme la séve, a ses lois et sa force,
Force et lois qu’on ne peut comprimer sans péril ;
L’un déchire le cœur, l’autre crève l’écorce.
La séve fait le chêne et l’amour rend viril.

D’où vient que dans mes bras, comme un bloc de porphyre,
Ses flancs voluptueux restent toujours glacés ?
C’est à peine, autrefois, si je pouvais suffire
À celle qui jamais ne savait dire : Assez !

Elle avait des baisers, dans sa folle allégresse,
Des baisers enivrant ainsi qu’une liqueur !
Et je la bénissais, même quand la tigresse
Passait en minaudant ses griffes sur mon cœur !

Elle aimait que sa voix, mêlée à la voix aigre
Du grillon babillard, se perdît dans le vent,
Et se plaisait à voir l’ombre de mon corps maigre
S’estomper dans la nuit sur les murs d’un couvent.

Méprisant sans pitié ceux qui bayent aux grues,
Elle honorait partout les fronts intelligents,
Et ne s’exerçait point à tirer par les rues
Des coups de pistolet pour attrouper les gens.

À ranimer la muse en vain je m’évertue
Elle est sourde à mes cris et froide sous mes pleurs :

Sans espoir je me jette aux pieds d’une statue
Dont le regard sans flamme avive mes douleurs.

M’a-t-elle vu jamais, à l’heure où je frissonne
Criant sous l’ongle aigu de l’âpre adversité,
Porter envie à tous et secours à personne,
Et mettre à nu mon cœur vide et désanchanté ?

Ai-je, méprisant l’art, dans un jour de colère,
Méconnu sa puissance et nié qu’il soit fort ?
Ai-je dit que la gloire étant un vain salaire,
Aucun but ne valait la peine d’un effort ?

L’ai-je, un seul jour, contrainte à rhythmer la louange ?
Mieux vaudrait dans sa gorge étouffer ses accents
Que de lui voir jeter comme un œuf dans la fange
Sa pensée indécise aux banquets des puissants !

Je suis fier d’avoir pu maintenir à distance
Des pacages d’autrui mon Pégase affamé,
Et d’avoir su toujours pourvoir à sa pitance,
Sans prendre un grain qui n’ait dans mon âme germé !


Le reste manque. Mais les deux vers suivants, retrouvés dans ses papiers, se rapportent sans doute à cette pièce :

Le cliquetis du chiffre et le son des piastres
Lui font ce lourd sommeil léthargique et mortel.


La date manque également. Cette Léthargie de la muse a dû être écrite dans un de ces moments de doute traversé d’espoir où Borel, affaissé sous les ennuis de sa place, se demandait s’il ne pouvait encore lutter, et s’il lui fallait, athlète fatigué, reposer à jamais le ceste.

Sur ces entrefaites, Pétrus Borel se maria. Cet ennemi des bourgeois finissait bourgeoisement, simplement, heureusement, sa vie. Il eut un fils. Sur l’acte de naissance, je lis ceci : « Les formalités légales ont été remplies à l’occasion de la naissance d’Aldéran-André-Pétrus-Bénoni Borel d’Hauterive, fils de Joscph-Pétrus Borel et de Gabrielle Claye. » Il donnait bien la particule à son fils, mais il la refusait pour lui.

D’ailleurs son originalité passée ne s’était pas amoindrie. On a trouvé dans des papiers de famille cette singulière reconnaissance faite sur papier timbré par l’incorrigible Pétrus :

« Je, soussigné, reconnais posséder, par moitié et d’une façon indivise avec ma nièce Jeanne Borel d’Hauterive, un cheval alezan de sept ans, nommé Fritti, acheté au marché de Khremis, le 30 octobre dernier, quarante douros français, dont vingt fournis par Jeanne.

« Il est bien entendu que je ne disposerai de cet animal que dans un intérêt commun et profitable aux deux associés.

« De Haute-Pensée, près Mostaganem, ce 10 décembre 1856.

« Pétrus Borel ».


Mais Pétrus avait surtout gardé l’originalité suprême de l’honnêteté. Une honnêteté d’Alceste, sans transactions et sans tampons aux angles. Il s’aperçut un jour, — mais ici la question est délicate, — de je ne sais quelles malversations qu’il dénonça franchement, brutalement. Je ne puis rien préciser, je ne sais rien au reste de bien précis. On m’a pourtant assuré que cette honnêteté farouche fut la cause de sa destitution. Le pot de terre avait heurté le pot de fer, il vola en éclats. On prit ce prétexte que Pétrus n’apportait pas dans l’exercice de ses fonctions toute la gravité désirable, pour l’inviter à donner sa démission. La vérité est que Pétrus faisait en vers la plus grande partie de ses rapports officiels.

Voilà donc Pétrus sans position, avec sa femme et son enfant, travaillant de ses mains pour vivre, labourant, exploitant lui-même sa concession de terrain, — mais sans énergie, le bras lassé, désespéré. Ce dernier coup avait ébranlé toutes ses convictions, écrasé tout son être. Il ne comprenait pas, ce grand ami du paradoxe, que la vérité pût avoir tort. Cet admirateur de la morale de convention en matière d’art ne pouvait croire que la morale bourgeoise, — la petite, la seule, — pût être méconnue dans la vie. Tout s’était brisé en lui. Sous le soleil ardent, il bêchait, piochait, labourait nu-tête, et le soleil échauffait son crâne devenu chauve [3]. Une insolation l’atteignit et l’enleva brusquement. D’autres veulent (on me l’a assuré) que Borel, ennuyé de la vie, dégoûté de l’injustice, accablé, las, se soit laissé mourir de faim par une dernière ironie, une protestation suprême !

Il laissait un enfant, un fils, et une veuve qui depuis s’est remariée.

  1. Il écrivait déjà en 1845 dans l’Âne d’or des nouvelles à la main de ce genre : « On se rappelle sans doute, s’il est possible de se rappeler ces choses-là, que Couthon le conventionnel était cul-de-jatte. Un jeune écrivain, M. L.-J. (Laurent-Jan ?), esprit infatigable et d’une verve excellente, parlait un jour, dans un salon, devant une dame dont le nom nous est inconnu, des Montagnards, de ces hommes farouches de la Convention, qui passaient leur temps, disait-il, à demander des têtes, et parmi eux il nomma Couthon. — Ah ! pour celui-ci, s’écria la dame, il aurait mieux fait de demander des jambes ! »
  2. M. René Ponsard est et matelot poëte, l’auteur des Échos du bord, dont M. Laurent Pichat a écrit l’histoire. Sa vie est tout un roman. Il a longtemps été zéphyr en Algérie. C’est là qu’il a connu Pétrus Borel.
  3. Je ne me couvrirai pas la tête, disait-il ; la nature fait bien ce qu’elle fait, et ce n’est pas à nous de la corriger. Si mes cheveux tombent, c’est que mon front est fait à présent pour rester nu.