Petrus Borel le lycanthrope/Introduction

Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 1-5).

Il est une chose certaine et reconnue, c’est qu’à l’heure présente nous manquons d’originalité. Nous sommes (et quand je dis nous, j’entends cette génération de lettrés née à la lettre moulée il y a quelque vingt ans, immédiatement après l’éclosion ou l’explosion romantique), nous sommes des critiques experts, des romanciers exacts, des psychologues de premier ordre ; nous avons bien des qualités et bien des défauts, la patience dans les recherches, la soif de la vérité, l’amour des détails poussé parfois jusqu’à l’adoration de l’inutile ; nous avons le culte du vrai, la religion du naturel, mais encore un coup il nous manque l’originalité, ou pour mieux dire il nous manque des originaux. Nous possédons en monnaie courante une quantité considérable de pièces d’or, d’argent ou de billon, de billon surtout, d’honnêtes pièces un peu usées par le voyage, sans relief et sans arêtes trop vives ; mais des médailles précieuses ou seulement curieuses, petit ou grand module, nous n’en avons plus.

L’originalité se perd. C’était pourtant une qualité bien française, insupportable quelquefois, aimable et séduisante presque toujours. Ces têtes à l’envers qui nous conquirent, à la pointe de leurs folies, un renom de légèreté brillante et d’irrésistible entrain, — il nous restera en dépit de nos allures de quakers, — ces excentriques, ces écervelés, ces casse-cous, ces aventuriers de l’esprit, ont disparu. Je sais bien qu’on ne doit les regretter qu’à moitié : il est une destinée plus enviable que celle du duc de Roquelaure ou du marquis de Bièvre. Et pourtant on a besoin de temps à autre de ces aimables Triboulets pour égayer la vie déjà bien monotone. La gravité nous pénètre, et parfois il nous prend d’irrésistibles nostalgies de fou-rire. Mais, entendons-nous, ce sont les vrais originaux, les excentriques nés que je regrette, ceux-là seulement qui ont naturellement une piquante et curieuse physionomie, et non ceux qui se plantent devant leur glace et se façonnent un visage comme le feraient des acteurs. Vive le rire, mais à bas la grimace !

Aujourd’hui c’est la vie d’un de ces originaux par tempérament que j’ai voulu raconter. J’ai choisi, dans les limbes du romantisme, une des physionomies les plus attachantes et les plus bizarres, une des moins connues à coup sûr malgré la quasi-popularité du nom, en un mot Pétrus Borel.

Lorsqu’il y a six ans les journaux annoncèrent la mort de celui qui avait écrit Champavert, les Rhapsodies, Madame Putiphar, les lettrés seuls hochèrent la tête, et si peu ! les curieux sourirent en songeant à celui qui s’appelait le lycanthrope ; la foule lut et passa outre. Le grand nombre ne connaissait point Pétrus ; le petit nombre l’avait déjà sévèrement jugé, — Fi ! l’excentrique ! Car je dois vous dire que cette épithète charmante est, avec le temps, devenue une injure.

Ce dédain et cet oubli étaient pourtant injustes. C’était, on ne s’en doutait guère, un roi, roi détrôné, roi dépouillé, soit, mais c’était un roi qui s’en allait. Il avait eu, ce dédaigné, son heure de triomphe et d’enivrement ; on l’avait salué du nom de maître, il avait un instant fait école. Ce Mahomet avait eu des Séides, et quels Séides ! Théophile Gautier, Gérard de Nerval, les plus jeunes, les plus vaillants ! Il valait bien encore qu’on s’occupât de lui ; mais l’arrêt était porté. Arrêt définitif ? Je l’ignore. Je ne le crois pas. Voilà deux ou trois ans déjà que je recherche çà et là les miettes tombées de la table de Borel, pièces de vers, romans, factums, articles de journaux, lettres, pamphlets, et peu à peu je me suis pris pour lui d’une sorte d’amitié qui ne m’empêche point de le juger, mais qui me pousse à le plaindre. Aussi bien j’ai voulu réunir en une façon de résumé cette œuvre et cette vie sans équivalentes. J’ai voulu continuer à plaider pour les Lesurques littéraires, — il en est beaucoup, — injustement condamnés. « Il y avait dans les écrits de M. Pétrus Borel » a dit M. Charles Monselet, cet avocat expert des oubliés et des dédaignés[1], « il y avait mieux et autre chose que ce qu’on a voulu y voir. » C’est justement ce mieux que j’ai cherché, et cette autre chose que je crois avoir trouvée.

  1. La Lorgnette littéraire, dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps, par M. Charles Monselet. — (1857.)