Petrus Borel le lycanthrope/Champavert

Petrus Borel le lycanthrope : sa vie, ses écrits, sa correspondance, poésies et documents inédits
René Pincebourde (Bibliothèque originale) (p. 61-83).

IV

CHAMPAVERT.


Un des livres les plus curieux, les plus bizarres, les plus excessifs de cette génération de 1830, c’est à coup sûr le Champavert de Pétrus Borel[1], livre sans équivalent, mystification lugubre, plaisanterie d’une terrible imagination. Pétrus le fait suivre, comme un défi, de ce sous-titre : Contes immoraux ! Il le publie avec une autobiographie étrange, où il prétend que le lycanthrope Pétrus Borel est mort et que de son vrai nom il s’appelait Champavert. Un certain Jean-Louis aurait réuni et confié à l’éditeur les manuscrits, les papiers de Champavert. Pétrus ajoute que la tombe de Champavert est située « près du tombeau d’Héloise et d’Abélard, où vous pourrez voir une pierre brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces mots : À Champavert, Jean-Louis. » Ce n’est pas tout, il raconte la mort du lycanthrope dans tous ses détails, et comment Champavert, ayant tué sa maîtresse fatiguée de la vie, elle aussi, « retira le fer de la plaie et, tête baissée, disparut dans la brume et la pluie. »

Le lendemain, à l’aube, un roulier entendit un craquement sous la roue de son chariot : c’était le squelette charnu d’un enfant.

Une paysanne trouva près de la source un cadavre de femme avec un trou au cœur.

Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur, en sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmi un monceau de chevaux, un homme couvert de sang ; sa tête, renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme un pieu. »

C’est Champavert. Nécessairement. Mais Pétrus Borel ne se contente pas de l’exposer à la Morgue, puis de l’enterrer ; il lui fait faire son testament, et Dieu sait quelles aimables réflexions il lui dicte !

J’en copierai quelques-unes. Elles peuvent faire une suite sinistre à l’Album d’un pessimiste d’Alphonse Rabbe :

On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile ; d’accord, mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre ? Que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, je vivrai…

Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci : qu’on ne cesse d’être honnête homme seulement que du jour où le crime est découvert ; que les plus infâmes scélérats dont les atrocités restent cachées sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses !

Si du moins les hommes étaient classés comme les autres bêtes ; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchants, leur férocité, leur bonté, comme les autres animaux ! S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a pour le tigre et la hyène ! S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard !…

Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce. Un homme sensible n’amassera jamais.

Et Pétrus daube sur les négociants, sur les marchands, sur les chambrelans, — des détrousseurs, des exploiteurs, des scélérats, à son avis. Tout cela dit avec une furie extrême, une haine qui paraît sincère, une affectation de désespoir farouche qui fait sourire. Voici comment Champavert parle de l’amour.

Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle ! les fourbes qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, les imposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour ! Pour moi, l’amour c’est de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, du remords ! Je n’en ai pas connu d’autre ! Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour !… Dérision ! mascarade amère !

Il y a de tout dans cette préface lugubre, et jamais la haine de l’humanité ne parla un tel langage :

Je répugne à donner des poignées de main à d’autres qu’à des intimes ; je frissonne involontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse, parricide !

Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le sonde, et je demande en mon cœur : Celui-là, est-ce bien un probe, en vérité ? ou un brigand heureux dont les concussions, les dilapidations, les crimes, sont ignorés, et le seront à tout jamais ? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner le dos.

Pétrus va plus loin encore dans sa rage sourde :

Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé au bagne ; mais les marchands, avec privilège, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pour détrousser les passants qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire : Je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, — propriétaires insolents !

Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie.

Stupides brocanteurs ! c’est bien à vous de parler de propriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comptoirs !… Défendez donc vos propriétés ! mauvais rustres, qui, désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en sucer la charogne ; défendez donc vos propriétés !… Sales maquignons, en auriez-vous sans vos barbares pilleriesr… En auriez-vous, si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin ? empoisonneurs !


Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or ; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier ! maltraiter surtout les faibles et les petits ! Et, quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérables qu’on a faits.


Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.

Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.

Puis les vers succèdent à la prose, la prose aux vers. Ce sont les Reliquiæ du lycanthrope.

À CERTAIN DÉBITEUR DE MORALE.


Il est beau, tout en haut de la chaire où l’on trône,
  Se prélassant d’un ris moqueur,
Pour festonner sa phrase et guillocher son prône
  De ne point mentir à son cœur !
Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,
  Morigéner mœurs et bon goût,
De ne point s’en aller puiser ses paraboles
  Dans le corps de garde ou l’égout !
Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre
  Du manteau de l’apostolat,
De ne point tirailler par un balcon du Louvre.
  Sur une populace à plat !
Frères, mais quel est donc ce rude anachorète r
  Quel est donc ce moine bourru ?
Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,
  Qui vient nous remontrer si dru ?
Quel est donc ce bourreau, de sa gueule canine
  Lacérant tout, niant le beau,
Salissant l’art, qui dit que notre âge décline
  Et n’est que pâture à corbeau ?
Frères, mais quel est-il ?… Il chante les mains sales,
  Pousse le peuple et crie haro !
Au seuil des lupanars débite ses morales,
  Comme un bouvier crie à huro !

Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie ; mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?…

Dans Paris, il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle des voleurs c’est la Bourse, celle de meurtriers c’est le Palais-de-Justice.

Décidément l’auteur des Rhapsodies ne s’est pas amendé.

J’arrive maintenant à l’analyse de quelques-unes des nouvelles qui composent le livre. Le ton en est à peu près uniforme : doute, négation, amertume, colère, quelque chose de furieux et de comique à la fois. Monsieur de l’Argentière l’accusateur est l’histoire d’un procureur du roi que Pétrus appelle naturellement un loup-cervier. M. de l’Argentière a un ami et cet ami a une maîtresse. L’ami s’appelle Bertholin, la maîtresse se nomme Apolline. Bertholin est confiant ; il donne à son ami l’adresse d’Apolline, et M. de l’Argentière s’introduit furtivement chez la jeune fille. Ce qui se passe, vous le devinez. Il fait nuit, on n’y voit plus clair. Apolline prend le procureur du roi pour Bertholin et la jeune fille se trouve bientôt « face à face avec sa honte ». Quand Bertholin connaît l’affaire, il abandonne l’innocente infidèle, et Apolline, seule, misérable, jette l’enfant qui naît dans le ruisseau. On arrête l’infanticide, on la juge, et — dernière ironie ! c’est M. de l’Argentière qui l’accuse. Que fait Apolline ? Elle écoute son arrêt avec dignité, et dit seulement, se tournant du côté de l’accusateur public : « Ceux qui envoient au bourreau sont ceux-là mêmes qui devraient y être envoyés ! » On lui demande si elle veut se pourvoir en cassation. — Oui, mais au tribunal de Dieu. Et quand on exécute Apolline, M. de l’Argentière, comme de juste, se trouve au premier rang des spectateurs.

« Quand le couteau tomba, il se fit une sorte de rumeur, et un Anglais penché sur une fenêtre qu’il avait louée cinq cents francs, fort satisfait, cria un long very well en applaudissant des mains. »

Dans la nouvelle qui suit, Jacques Barraou le charpentier, et qui nous raconte la haine et la jalousie de deux nègres de la Havane, je trouve un passage à noter, un horrible duel, un tableau de boucherie peint par Borel avec la crudité de Ribeira. Je transcris :

Le lendemain, lundi, dès l’aube du jour, Amada dormait encore, Barraou vint à la Havane.

On le vit tout le jour dans le quartier qu’habitait Gédéon Robertson.

Quatre jours et quatre nuits il rôda dans la ville, sans succès.

Quand il trouve son rival, Juan, il lui crie simplement : « Arrête ! Défends-toi si tu peux ! »

En disant ces mots, il se jetait sur lui comme une hyène, pour le frapper de son coutelas ; Juan esquiva le coup, et, tirant vite son couteau, il pourfendit l’avant-bras de Barraou, qui le saisit à la ceinture en lui poignardant le côté. Juan, désespéré, se laissa tomber sur lui, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire ; Barraou lui cracha aux yeux du sang et de l’écume.

À cet instant huit heures et las oraciones sonnent au couvent prochain ; les deux furieux se séparent et tombent à genoux.

La scène est vraiment belle et dramatique, l’idée saisissante. Voyez-vous ces rivaux sanglants, hideux, agenouillés côte à côte, leurs navajas rouges à la main ? Barraou dit les versets, Juan les répons, puis, quand les oraisons sont finies :

« Allons ! debout, Cazador, que fais-tu encore à genoux ?

— Je priais pour votre âme.

— Il n’est besoin ; j’ai prié pour la tienne : en garde ! »

Aussitôt il lui crève la poitrine, le sang jaillit au loin ; Juan pousse un cri et tombe sur un genou, saisissant à la cuisse Barraou qui lui arrache les cheveux et le frappe à coups redoublés dans les reins ; d’un coup de revers il lui étripe le ventre. Terrassés tous deux, ils roulent dans la poussière ; tantôt Jaquez est dessus, tantôt Juan : ils rugissent et se tordent.

L’un lève le bras et brise sa lame sur une pierre du mur, l’autre lui cloue la sienne dans la gorge. Sanglants, tailladés, ils jettent des râlements affreux et ne semblent plus qu’une masse de sang qui flue et caille.

Déjà des milliers de moucherons et de scarabées impurs entrent et sortent de leurs narines et de leurs bouches, et barbotent dans l’aposthume de leurs plaies.

Vers la nuit, un marchand heurta du pied leurs cadavres et dit : « Ce ne sont que deux nègres ! » et passa outre.

Que pensez-vous de cette peinture sanglante et de cet éclatant réalisme ? En outre, il y a toujours, à la fin des nouvelles de Pétrus Borel, un mot sinistre, semi-bouffon, semi-répugnant, comme le very well de tout à l’heure, comme le ce ne sont que deux nègres d’à présent. Mais pourquoi faire prononcer celui-ci par un marchand. ? Pourquoi n’avoir pas écrit : « un passant, — un inconnu ? » C’est que le marchand, aux yeux de Pétrus, est, vous le savez déjà, la plus complète incarnation de la froideur, de l’égoïsme, la personnification du mal dans la société actuelle. Il a posé en axiome que marchand et voleur est synonyme. Je n’ai pas pris la peine, — peine inutile, — de réfuter ses exclamations ; j’ai fait mieux, je crois, j’ai cité.

Don Andréa Vesalius l’anatomiste, le récit qui suit Jacques Barraou, est tout simplement une chronique affreuse. Vesalius ! Andréa Vesalius ! Que vient-il faire, ce martyr, dans les récits de Pétrus Borel ? — Bref, Vesalius se marie. Il est vieux et il épouse une jeune femme. Le récit de la nuit des noces est le summum de l’étrangeté. Borel l’appelle tout franchement quod legi non postest. Il compare Vesalius ôtant ses vêtements à une momie développant ses bandelettes. — Puis, suprême dédain ! il l’assimile à un immortel de l’Académie des Quarante Fauteuils et du Dictionnaire inextinguible. Tout à l’heure, au lieu d’un marchand, un académicien eût seul pu heurter du pied le cadavre de Jacques Barraou.

Maria, cela va sans dire, n’aime pas Andréa Vesalius : elle en aime un autre qui s’appelle Fernando, puis un autre qui s’appelle Pedro. La chère enfant se venge comme elle peut de son académicien de mari : elle en aimerait dix autres, mais Vesalius prend soin de se livrer sur les jeunes galants à des expériences anatomiques. Il les dissèque, tout simplement. C’est une façon de se venger que Georges Dandin n’eût pas inventée. Puis, un beau jour, après avoir disséqué les amants, il dissèque sa femme. Et voilà comme Andréa Vesalius put découvrir tout à son aise les admirables lois du corps humain.

Mais, je dois l’avouer, la plus curieuse, disons mieux, la plus cocasse des nouvelles de Pétrus Borel, ce n’est pas M. de l’Argentière, ce n’est pas Vesalius, c’est Passereau. — Passereau, l’écolier — une satire, une plaisanterie, une ironie, un défi, la plus complète des railleries et des goguenardises. Passereau est un étudiant qui croit à la vertu des femmes, un aimable naïf, un ingénu, un Huron, un « bon jeune homme. » En vain son ami Albert essaye-t-il de le détromper. Passereau est de la religion de saint Thomas. Il ne croira que lorsqu’il verra, lorsqu’il touchera. Et pourtant Albert a de belles raisons à lui donner, et des exemples, et des preuves. Écoute, dit-il :

C’était donc ce matin, à sept heures ; après avoir tambouriné fort longtemps à la porte, on m’ouvre, effarée, et l’on se jette dans mes bras et l’on me couvre la figure de caresses : tout cela m’avait fort l’air d’un bandeau de colin-maillard dont on voulait voiler mes yeux. — En entrant, un fumet de gibier bipède m’avait saisi l’olfactif. « Corbleu ! ma toute belle, quel balai faites-vous donc rissoler ? il y a ici une odeur masculine !…

— Que dis-tu, ami ? Ce n’est rien, l’air renfermé de la nuit peut-être ! Je vais ouvrir les croisées.

— Et ce cigare entamé ?… Vous fumez le cigare ?… Depuis quand faites-vous l’Espagnole ?

— Mon ami, c’est mon frère, hier soir, qui l’oublia.

— Ah ! ah ! ton frère, il est précoce, fumer au berceau. Quel libertin ! passer tour à tour du cigare à la mamelle, bravo !

— Mon frère aîné, te dis-je !

— Ah ! très-bien. Mais tu portes donc maintenant une canne à pomme d’or ? La mode est surannée !

— C’est le bâton de mon père qu’hier il oublia.

— À ce qu’il paraîtrait, toute la famille est venue ! Des bottes à la russe ! Ton pauvre père sans doute hier aussi les oublia, et s’en est retourné pieds nus ! le pauvre homme !… »

À ce dernier coup, cette noble fille se jeta à mes genoux, pleurant, baisant mes mains, et criant : « Oh ! pardonne-moi ! écoute-moi, je t’en prie ! mon bon, je te dirai tout ; ne t’emporte point !

— Je ne m’emporte point, madame, j’ai tout mon calme et mon sang-froid ; pourquoi pleurez-vous donc ? Votre petit frère fume, votre père oublie sa canne et ses bottes, tout cela n’est que très-naturel ; pourquoi voulez-vous que je m’emporte, moi ? Non, croyez-moi, je suis calme, très-calme.

— Albert, que vous êtes cruel ! De grâce ne me repoussez pas sans m’entendre. Si vous saviez ! J’étais pure quand j’étais sans besoin. — Si vous saviez jusqu’où peut pousser la faim et la misère !

— Et la paresse, madame.

— Albert, que vous êtes cruel ! »

À ce moment, dans un cabinet voisin, partit un éternuement formidable.

« Ma belle louve, est-ce votre père qui oublia hier cet éternuement, dites-moi ? De grâce, ayez pitié, il fait froid, il s’enrhume, ouvrez-lui donc !…

— Albert, Albert, je t’en supplie, ne fais pas de bruit dans la maison, on me renverrait, je passerais pour une ceci ! Je t’en prie, ne me fais pas de scène !

Calmez-vous, señora !…… »

Mais Passereau n’écoute pas. Passereau n’a pas été trompé. — Passereau mettrait « sa main au feu » que Philogène lui est fidèle. « Eh bien, dit Albert, adieu, Passereau. Je te donne un mois, et tu m’en diras de bonnes ! » Passereau hausse les épaules et prend un cabriolet pour aller voir sa maîtresse. — « Où allez-vous, monsieur ? — Rue de Ménilmontant. — Baste ! la course est loin ! — Moins loin que Saint-Jacques de Compostelle. » Il arrive chez Philogène. Elle est sortie, mais la femme de chambre, la petite Mariette, est là. Elle voudrait bien s’échapper aussi, la petite Mariette. « Monsieur Passereau, je descends un instant ; si quelqu’un venait sonner, veuillez ouvrir et faire attendre. — J’ouvrirai, dit Passereau, serait-ce le tonnerre en personne ! » Ce n’est pas le tonnerre, mais c’est un commissionnaire, un prosaïque Auvergnat.

« Est-ce vous, monsieur, qui êtes Mlle  Philogène ? C’est que c’est une lettre de la part du colonel Vogtland.

— Du colonel Vogtland ! Donne-moi cela !

— On m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à elle-même.

— Ivrogne !

— Ivrogne ! c’est possible, mais je suis Français, département du Calvados ; je ne suis pas décoré, mais j’ai de l’honneur. Zuth et bran pour les Prussiens ! Et voilà !

— Va-t’en, mauvais drôle.

— Ah ! faut pas faire ici sa marchande de mode ! pas d’esbrouffe, ou je repasse du tabac !

— Va-t’en !

— Ce que j’en dis, c’est par hypothèque ; seulement tâchez d’avoir un peu plus de circoncision dans vos paroles et n’oubliez pas le pourboire du célibataire.

— Un pourboire, malheureux ! pour aller te mettre encore l’estomac en couleur, ou te parcheminer les intestins ? — Va-t’en, tu es soûl ! »

Vous pensez bien que Passereau lit la lettre, — une lettre où le colonel Vogtland écrit à Philogène : « Je te couvre partout de baisers. » Passereau est accablé. Passereau rentre à son hôtel la mort dans l’âme, et dit au garçon : « Laurent, vous allez faire monter un bol, du sucre, des citrons, du thé et cinq ou six bouteilles de rum ou d’eau-de-vie ; et partez de suite chez mon ami Albert, le prier de se rendre aussitôt ici, chez moi. Dites-lui simplement que je suis dans mon jour à néant. » — Dans ces jours à néant, Passereau se plaît à répéter que la vie est bien amère et la tombe sereine. Il n’est pas gai, Passereau. Le punche (sic) le grise, mais ne le console pas. Il s’endort furieux et se réveille de même. Zingh ! zingh ! zingh ! Il tire à tour de bras le fil d’archal de la sonnette. Le garçon accourt. — Vous voulez sortir, monsieur ? Mais il fait une giboulée à donner une pleurésie à l’univers.

« Qu’il en crève !

— Attendez un peu, ou prenez au moins une voiture ou un parapluie.

— Un parapluie !… Laurent, tu m’insultes. Un parapluie ! Sublimé-doux de la civilisation, blason parlant, incarnation, quintescence et symbole de notre époque ! un parapluie, misérable transsubstantiation de la cape et de l’épée ! un parapluie ! Laurent, tu m’insultes ! »

Passereau sort plus irrité que jamais, et tout droit court chez le bourreau.

« Que demande monsieur ?

— El señor Verdugo.

— Plaît-il ?

— Ah ! pardon. M. Sanson est-il visible ? »

Il a son idée, Passereau, et vous la connaissez déjà. La demande qu’il vient faire est célèbre. Ce n’est pas Gérard de Nerval, c’est Pétrus qui l’a trouvée. Cette conversation du carabin et du bourreau est colossale de plaisanterie.

« Je viens vous demander un service, dit Passereau à M. Sanson. Je venais vous prier humblement (je serais très-sensible à cette condescendance) de vouloir bien me faire l’honneur et l’amitié de me guillotiner ?

— Qu’est cela ?

— Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez ! »

Guillotinassiez ! Et Passereau continue. Il raisonne, il discute… « La vie est facultative. » On la lui a imposée comme le baptême. « Il a déjà adjuré le baptême, maintenant il revendique le néant. »

« Seriez-vous isolé, sans parents ?

J’en ai trop !… »

Bref, il est « blasé ». La vie l’ennuie, il n’a plus qu’une idée, qu’un espoir, qu’un refrain : « Je voudrais bien que vous me guillotinassiez.

— Non, c’est impossible, dit le bourreau : tuer un innocent ! »

Et Passereau : « Mais n’est-ce pas l’usage ? »

Jusque-là, passe pour ces bouffonneries funèbres. — Mais Passereau va plus loin. Ah ! il est innocent ! Ah ! « ce n’est qu’un crime qu’il faut ! » — C’est bien. Il sort sur cette belle pensée : « Nous ne manquons pas de Kotzebue en France, ce sont les Karl Sand qui manquent ! » C’est pousser la charge un peu trop loin.

Et ce n’est pas tout. La pétition à la Chambre, que rédige Passereau en rentrant chez lui, est le comble de l’ironie sépulcrale. Il s’adresse aux députés, il leur demande une loi nouvelle, un nouvel impôt, l’impôt sur les moribonds, — un impôt « très-butyreux », dit-il froidement. Il a calculé qu’il se suicide, en moyenne, dix personnes par jour « dans chaque département, ce qui fait 3,650 par an, et 3,660 pour les années bissextiles. Somme totale pour la France, année commune, 302,950 et 303,780 pour les autres. » Eh bien ! pourquoi le gouvernement ne ferait-il pas établir à Paris et dans chaque chef-lieu de département « une machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider ? » On n’exigerait de ces gens-là qu’un droit de passe, l’impôt de Caron. « Dans les pays secs, on pourrait adapter l’appareil à un moulin à vent. »

La pétition, cela va sans dire, est repoussée. Passereau songe bien à tuer le tyran, comme il dit, mais, toute réflexion faite, il se résout à décéder autrement. Il commence par provoquer le colonel en question, et finit par le pousser à bout en lui soutenant que le nom de Jacques Coitier s’écrit par un c, quoi qu’en ait dit Casimir Delavigne, « le rimeur du Havre de Grâce », car le colonel Vogtland est un classique. Il appelle morveux ce détracteur de M. Delavigne et de M. Scribe. Et l’on joue aux dominos à qui exterminera l’autre. Le sort favorise ce diable de Vogtland. Passereau à cette fin sourit agréablement. Faites-moi sauter le caisson, dit-il.

Ses dernières paroles sont celles-ci :

« Écoutez bien ce que je vais vous dire, et faites le, je vous prie : la volonté d’un mourant est sacrée.

— Je le ferai !

— Demain matin, vous irez rue des Amandiers-Popincourt ; à l’entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur fait d’ossements d’animaux et par une haie vive ; vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous rencontrerez un puits à ras de terre.

— Après ?

— Après, vous vous pencherez et vous regarderez au fond. Maintenant, faites votre devoir, voici le signal : une, deux, trois !

Et au fond du puits, savez-vous ce qu’il y a ? Le cadavre de Philogène, l’infidèle Philogène, que son assassin Passereau y a jeté.

Tel est ce livre, violent, heurté, bizarre, qui ressemble parfois à une immense mystification, parfois au rugissement d’un cannibale. Peut-être Pétrus Borel était-il de bonne foi dans toutes ses exagérations, et passait-il, au milieu de cette société méprisée, tête haute, regard hardi, poing menaçant, comme un justicier.

Mais Champavert n’est rien à côté de Madame Putiphar.

  1. Champavert, contes immoraux, par Pétrus Borel le lycanthrope. In-8o , 1833 Eug. Renduel, vignette sur bois de Gigoux. Elle représente André Vésale, ou plutôt Andréas Vesalius, montrant à sa femme les cadavres de tous ses amants enfermés dans une armoire.