Petits poèmes (Régnier)

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Poésie – Petits Poèmes
Henri de Régnier

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896
POESIE

PETITS POEMES


PROLOGUE


Printemps clair, j’ai chanté tes flûtes ! Grasse Automne,
J’ai pétri de mon poing la grappe dans la tonne !
Qu’Avril rie à jamais de son rire divin,
Que Septembre, rougi de pampres et de vin,
Las du thyrse qui tremble et de l’outre qui pèse,
Silencieux s’endorme ou anxieux se taise
Derrière les cyprès ou derrière l’écho,
Que l’aurore ait passé de qui le soir fut beau
Et qu’une autre vendange enfle l’amphore neuve,
Et que les cygnes noirs s’abattent sur le fleuve
D’où s’envolaient jadis, là-bas, les cygnes blancs,
Que la forêt plus vaste ouvre à mes pas plus lents
Des sentiers plus étroits et des grottes plus sombres,
En marcherai-je moins parmi les douces Ombres
Que la Jeunesse en pleurs envoie à mon côté ?
À la flûte divine où jadis j’ai chanté
Je poserai ma lèvre et j’essaierai encore
Le trille ingénieux et la gamme sonore,
Et je veux, sur ma table où les fruits sont amers,
Pour rendre l’aube morne égale aux matins clairs,
Joindre, ouvrage plus gourd de ma main moins agile,
À la lampe d’argent une lampe d’argile.

AUBE

Sur le cyprès, le cèdre et sur l’eau noire et verte,
Laisse, avec la clef d’or à la porte entr’ouverte,
Les cygnes endormis, les paons et les colombes ;
Ecoute, pleur à pleur, l’heure grave qui tombe
Et qui s’égoutte lente ou s’écoule rapide,
Cendre du sablier, larme de la clepsydre ;
Et marche doucement sans réveiller l’écho ;
Laisse les cygnes blancs dormir doubles sur l’eau
Avec leur col neigeux ployé sous l’aile tiède,
En silence, et les paons sur les branches du cèdre
Et la colombe douce aux pointes des cyprès,
Et pars ! tout est muet encor, mais l’air plus frais
De la nuit, peu à peu, frissonne à l’aube proche ;
Laisse la bêche et le râteau, laisse la pioche
Et prends la faulx qui luit en aile d’acier clair
Et pousse le verrou de la porte de fer,
Et sors vers l’aube pâle et marche vers l’aurore.
La pierre du chemin fera ton pas sonore
Et, sous ton manteau noir qui le cache à demi,
Emporte, loin de l’âtre et du seuil endormi,
Vers le soleil farouche et vers le jour futur,
Avec sa crête rouge, ergot sec et bec dur,
Qui glousse, se rengorge et qui sommeille encor,
Le grand coq d’émail roux au cri de cuivre et d’or !


ÈGLOGUE MARINE
L’HOMME


Puisque le poil d’argent point à ma barbe noire,
Dans l’ombre je m’assieds enfin et je veux boire
A la fontaine fraîche entre les bleus roseaux,
Puisque le rouet sourd et les minces fuseaux
Ne bourdonneront pas sur mon seuil habité
Ouvert au crépuscule en face de l’été,
Et que nul geste doux et nulle main fidèle
N’effeuillera sur mon tombeau l’humble asphodèle
Ou le lierre noir dont s’enlace le cippe,

Puisque aucun doigt de femme aux trous de ma tunique
Ne recoudra le fil habile et diligent,
Avec les ciseaux d’or ou l’aiguille d’argent,
Et puisque pour la nuit ma lampe sera vide,
Le sablier muet et sèche la clepsydre,
Je veux m’asseoir, dans l’ombre, en face de la mer,
Et suspendre à l’autel, hélas ! le glaive clair
Dont, jadis, j’ai conduit, hautain sous la cuirasse
Que sangle au torse nu le dur cuir qui le lace,
Pasteur ensanglanté, le troupeau des vivans !
J’ai connu le cri clair des Victoires au vent
Qui, la semelle rouge et les ailes farouches,
Soufflaient aux clairons d’or l’enflure de leurs bouches
Et dont le pied pesait aux paupières fermées ;
Et las du vain tumulte et des fuites d’armées,
Des bannières gonflant leurs plis sur le ciel noir,
Des réveils à l’aurore et des haltes au soir,
De l’orgueil des vaillans et de la peur des lâches
Et des faisceaux haussant le profil de la hache,
Je suis venu m’asseoir auprès de la fontaine
D’où j’entends résonner dans les blés de la plaine
La flûte de bois peint des faunes roux, et — vers
La grève qui là-bas se courbe, de la mer, —
Gronder dans le ciel rose où s’argente la lune
La conque des Tritons accroupis sur la dune.


LE SATYRE

Homme ! j’entends ta plainte, écoute aussi la mienne
Vois ! j’ai reçu des mains de la Tritonienne
La flûte merveilleuse et le thyrse enchanté,
La grappe de l’automne et les roses d’été
Ont mélangé leur fard au bistre de ma joue,
Le pampre rouge et vert à mes cornes se noue,
Le désir du baiser fit ma bouche lippue.
En moi le dieu qui rit devient un bouc qui pue
Et ma bouche s’ébrèche et mon rire s’édente ;
L’abeille qui bourdonne en la ruche vivante,
Si j’approche, me pique à son aiguillon d’or ;
La poursuite m’essouffle et la halte m’endort ;
Le lierre m’entrave et la branche m’écarte,
L’arc se rompt dans ma main sans que la flèche parte
Et le thyrse brandi se brise à mon poing las ;

L’écho qui m’appelait ricane sur mes pas ;
La Dryade s’échappe et la Nymphe s’esquive ;
Le ruisseau vif me raille au rire de l’eau vive
Et les oiseaux moqueurs se posent sur mes cornes
Et ma flûte s’enroue et siffle des airs mornes
Car ses trous sont bouchés, et sa tige se fend ;
Mes deux mains, à tâtons, ne prennent que le vent,
Presque aveugle, mes bras, hélas ! ne sont plus faits
Pour étreindre la Nymphe au creux des roseaux frais
Dormant dans l’eau qui passe ou nue au soleil tiède.
L’âge vient ; le soir tombe et je m’assieds ; je cède
Mon thyrse à plus ardent et ma flûte à plus gai.
Laisse-moi la suspendre en l’ombre, fatigué,
Près de ton glaive tors qui reste dans la gaine ;
Laisse-moi boire l’eau de ta douce fontaine
Et marchons vers la mer où les Tritons divins,
Qui n’ont jamais connu les viandes et les vins,
Sur la grève où gémit le flot intarissable
Gonflent leurs conques d’or ou dorment sur le sable.


LE TRITON

Homme à la barbe grise et toi, Faune au poil gris,
Pourquoi donc troublez-vous mon sommeil ? Ai-je pris
Une grappe à ta vigne, un fruit à ton verger ?
Pourquoi de son repos venez-vous déranger
Le vieux Triton qui dort et que l’âge ankylose
Couché près de la mer parmi le sable rose ?
Laissez-moi ; d’autres sont, hélas ! ce que nous fûmes,
Torses nus imbriqués d’écaillés et d’écumes,
Bras musculeux haussant hors de l’eau qui déferle
La branche de corail et la goutte de perle ;
Jeune comme eux, parmi les grands flots forcenés
J’ai cabré le saut vif des Dauphins talonnés
Et des algues j’ai fait de longs fouets et des rênes
Et sur la lame j’ai poursuivi les Sirènes
Emergeant à mi-corps, poissonneuses et nues ;
Mais la vieillesse aussi pour elles est venue,
Sournoise, qu’elle guette, ou brusque, qu’elle assaille,
Le sourire se clôt et la croupe s’écaille,
La blanche chair se hâle aux morsures du vent ;
L’écume aux cheveux roux mêle des cheveux blancs.
Tout meurt ; l’homme chancelle et gît ; le dieu trébuche.

L’heure, abeille qui sort, rentre guêpe à la ruche ;
Le Satyre s’endort et le Triton s’accoude
Sur le sable où sa main soutient sa tête lourde ;
Une même marée et un même reflux
Emporte ceux qui sont vers ceux qui ne sont plus,
Et le même destin qu’ils subissent, délie
Le dieu qui l’a créé de l’homme qui l’oublie ;
Le rire en pleurs sanglote et la voix se lamente ;
Mais la Sirène morte est la vague vivante
Qui se gonfle en poitrine et s’échevèle en crins,
Et d’autres reverront les prestiges marins,
Car maintenant j’écoute encor sur le rivage
Leur voix âpre et stridente en les houles du large
Venir avec le vent et les parfums du soir ;
Et pour ne plus l’entendre, en mon vieux désespoir
Qui m’a fixé perclus sur la grève déserte,
Dans ma conque au col teint de nacre rose et verte,
Je souffle éperdument pour étourdir en moi
L’intérieur écho de l’éternelle voix.


VERS DORÉS

Ecoute, sur le seuil qu’un jour fera décombre,
Ceux qui viennent de l’aube et qui parlent dans l’ombre,
Car ils savent la route et la vie est en eux.
Le thyrse sans le pampre est un bâton noueux ;
Le masque aphone rit de sa bouche tordue
Le rire sans écho d’une voix qui s’est tue
Et survit tristement au visage esquivé ;
La pluie a, peu à peu, de ses larmes lavé
La joue et le menton que le cinabre farde ;
Les yeux sont trop ouverts par où nul ne regarde ;
Le Faune disparu laisse un bouc maladroit
Qui l’imite à son tour en se levant tout droit ;
Les Nymphes à jamais pleurent dans les fontaines ;
Le marbre se fait socle et le porphyre gaine
Pour le buste d’airain qui jadis fut de chair ;
Une crinière à chaque vague de la mer
Se gonfle, se hérisse et s’achève en écume ;
Toute torche se meurt en un tison qui fume ;
La Lyre qui se rompt aux portes du tombeau
Redevient les deux cornes torses d’un taureau ;

De l’armure brisée on forge une charrue,
Et l’Amour et la Mort font toute beauté nue ;
L’aube qui monte au jour redescend vers la nuit,
L’écho le moins lointain n’est que l’ombre d’un bruit,
Tu es pour un instant celui qui peut m’entendre,
Et tout, à qui le pèse, a le poids de sa cendre.


ESPOIR

Va ! quelle que soit l’eau où ta bouche s’abreuve,
Onde verte du lac ou flot jaune du fleuve,
Pour ta soif du matin ou pour ta soif du soir,
Bois-y toujours, Enfant audacieux, l’Espoir !
Car la Fortune songe en tes yeux d’ambre et d’or.
Le Bonheur, dans la grotte fraîche où l’ombre dort,
Prend volontiers, selon le désir qui l’assaille,
Tour à tour la figure indolente ou la taille
D’une femme couchée ou d’un homme debout ;
La Tristesse aux yeux creux et la Joie aux yeux doux
Pleure d’être joyeuse ou sourit d’être triste ;
L’instant s’esquive et part ; l’heure nargue et résiste ;
Saisis l’heure aux cheveux et l’instant à la nuque !
Du roseau qui se rompt naît une double flûte ;
Les fruits sont mûrs au bout des branches qui se tordent,
Et l’antre furieux qui bâille et semble mordre
Peut-être cache en lui la fontaine et l’écho ;
L’ombre de la colombe à terre est un corbeau,
Celle du cygne blanc figure un cygne noir ;
La fêlure qui raie un cristal de miroir
Est ride à qui s’y voit et plaie à qui s’y penche ;
Mais de la nuit d’airain surgit l’aurore blanche.
Espère ! Le Bonheur feint de n’être pas lui,
Hier qui pleurait encor va sourire aujourd’hui,
Et sur le piédestal du tombeau taciturne
Une rose renaît à la fente de l’urne.


HENRI DE REGNIER.