Petits contes alsaciens/Augusta Kopf

Librairie Hachette et Cie (p. 9-17).


AUGUSTA KOPF

I

Tous ceux qui ont pu partir sont partis, et dans tout le village il ne reste peut-être pas dix familles alsaciennes. Les autres se sont dispersées aux quatre vents du ciel. Mais partout où un Alsacien a planté sa tente, il a emporté au fond de son cœur le souvenir du cher village ; dans les forêts de l’Amérique, dans les défrichements de l’Algérie, dans les rues bruyantes de Paris, sitôt que son âme se replie sur elle-même et s’abandonne à la rêverie, il revoit la vieille église où ses enfants ont été baptisés, le cimetière où reposent tous ceux qu’il a perdus, la place irrégulière où les marchands forains dressent leur petite tente de toile ; la fontaine aux eaux fraîches, avec sa colonne bizarre, qui faisait l’orgueil de la commune tout entière.

La fontaine murmure toujours ; que lui font les querelles et les malheurs des hommes ? Les marchands viennent toujours étaler sur la petite place leurs poteries grossières et leurs lainages à bon marché. La seule différence qu’ils remarquent, c’est que l’argent devient rare, et que les nouveaux acheteurs marchandent davantage.

Il n’y a presque rien de changé en apparence, et cependant comme tout est changé ! Le vieux maître d’école, un si digne homme ! est parti en pleurant ; un autre maître d’école est venu d’outre-Rhin, tout gonflé de l’importance de sa mission ; ne lui a-t-on pas dit : « Allez, et civilisez ces barbares. » Il en reste bien peu, de ces barbares : une demi-douzaine tout au plus. Les nouveaux écoliers se les montrent du doigt.

Parmi ces barbares, ceux qui se résignent et baissent la tête deviennent les favoris du nouveau maître : ce sont des convertis qu’il pourra présenter avec orgueil à M. le conseiller Hellwig, lorsqu’il fera sa tournée dans les écoles. Quant à ceux qui sont tristes et regrettent de n’être plus Français, tant pis pour eux ! Gare les boulettes de papier mâché, les coups de pied sous la table, les horions dans les passages étroits ! Quand un de ceux-là se lève pour réciter sa leçon, quelque voisin charitable, élevé dans les bonnes traditions et nourri de beau langage, murmure en se penchant pour mieux se faire entendre : « La France, capout ! »

II

Parmi les enfants qui étaient restés au village se trouvait une petite fille nommée Augusta Kopf. Elle avait bien pleuré en voyant partir ses amies, qui suivaient leurs parents. Comme elle avait naturellement l’âme fière, et qu’on l’avait élevée dans l’amour du pays, elle s’indignait à l’idée de n’être plus Française. Mais elle n’avait plus ni père ni mère, et ses grands parents étaient trop âgés pour s’expatrier. Longtemps elle refusa de sortir de la maison ; longtemps elle évita les fenêtres qui donnaient sur la place, et passa ses journées dans le jardin d’où l’on voyait les collines du Fuchsberg et la route poudreuse par où les autres étaient partis.

Peu à peu cependant elle s’enhardit jusqu’à lever un coin du rideau, pour regarder sur la place les ébats des petits étrangers. Elle avait le cœur bien gros en les voyant jouer ; car ce n’est pas à son âge que l’on aime ou que l’on supporte la solitude. À la fenêtre d’une pauvre petite maison d’en face, elle vit un jour une fillette de son âge qui lui souriait. Ce jour-là, elle rougit et laissa vivement retomber le rideau. Le lendemain, comme la petite étrangère lui souriait toujours, elle lui sourit aussi. Le cœur d’un enfant ressent si naturellement de la sympathie pour les autres enfants ! L’étrangère, un beau jour, lui envoya si gentiment un baiser, qu’Augusta ne put s’empêcher de lui répondre par un baiser.

III

Quand vint la rentrée des classes, Augusta retrouva à l’école son amie inconnue. Elle traversa la place avec elle, et sut aussitôt qu’elle s’appelait Frédérika Hauser. Au bout de quelques jours, les deux fillettes n’avaient plus de secrets l’une pour l’autre. Frédérika avoua ingénument qu’elle aimerait beaucoup à voir la grande maison d’Augusta et ce fabuleux jardin dont elle lui faisait de si merveilleux récits. Les grands-parents d’Augusta, trop heureux de penser que leur petite-fille ne serait plus isolée et prendrait quelque distraction, lui donnèrent la permission d’amener son amie.

L’amie joignit les mains et se récria sur la richesse de la maison (qui était cependant bien modeste), et sur la beauté du jardin ; elle admira, comme il convenait, la vue du Fuchsberg, visita volontiers la cuisine et fit, séance tenante, connaissance avec les pâtisseries de la vieille Orchel. La bouche pleine et les yeux humides, elle jura à Augusta une amitié éternelle. Ce serment se fit dans l’embrasure de la fenêtre, juste au-dessous de la cage du vieux sansonnet déplumé, qui protesta faiblement par quelques cris inarticulés.

IV

Comme la vie est belle quand on a une amie que l’on aime bien ! Augusta n’avait pas oublié les absents, oh non ! mais depuis qu’elle aimait Frédérika, la séparation lui paraissait moins dure et moins pénible. Il y avait cependant parfois, dans la conduite de la petite Allemande, des inégalités qui la rendaient rêveuse, sans qu’elle en conçût encore grande inquiétude. Les jeunes Germains des deux sexes qui fréquentaient l’école s’étaient aperçus bien vite que cette petite Kopf était bonne Française, et on ne lui ménagea ni les mauvaises paroles ni les mauvais traitements. Dans ces occasions, Frédérika (si tendre dans l’intimité, surtout à la cuisine, en présence des pâtisseries) non seulement ne prenait pas la défense de son amie, mais elle ne parvenait pas toujours à réprimer un certain sourire d’une expression singulière.

Un jour, par exemple, au sortir de l’école, les deux fillettes revenaient ensemble à la maison. Frédérika avait tendrement passé son bras autour des épaules d’Augusta, qui lui expliquait, sur son ardoise, les mystères d’une division de quatre chiffres. Frédérika, entendant derrière elle des rires étouffés, tourna légèrement la tête. Un écolier se penchait vers Augusta en allongeant un brin de paille. Il essayait de planter cet ornement ridicule dans la blonde chevelure de « la Française ».

Deux autres écoliers riaient sous cape, et poussaient en avant leur camarade. Non seulement Frédérika n’avertit pas son amie, mais encore elle lança aux écoliers un coup d’œil d’intelligence et un sourire d’encouragement. À un mouvement maladroit de l’écolier, Augusta tourna la tête ; elle comprit tout et saisit au passage le sourire équivoque de Frédérika. Son cœur en souffrit, car il n’y a rien de plus cruel que d’être trompé par un ami ; elle rentra cependant sans se plaindre, et ne pleura que quand elle fut seule. Il n’y eut point d’explication entre les deux amies, et ce petit nuage se dissipa comme les autres : Frédérika ne se montrait jamais si tendre et si empressée qu’après chacune de ses petites trahisons.

V

Le mois de mai était venu. Par une belle matinée, les enfants bourdonnaient à l’école comme les abeilles dans une ruche ; les fenêtres étaient ouvertes ; une brise parfumée qui avait passé sur les champs et sur les bois agitait les brindilles du gros jasmin de l’école ; on distinguait à travers une brume transparente les flancs du Fuchsberg tout marquetés de carrés de bois et de vignes. Augusta, pensive, regardait la route de France. Tout à coup, il y eut un bruit de porte brusquement ouverte, et un vacarme d’écoliers qui se bousculaient pour montrer leur empressement à se lever. Augusta tressaillit et tourna ses regards du côté de la porte. Le maître d’école se tenait humblement courbé en deux devant un gros petit homme qui avait un air rogue, une figure apoplectique et d’énormes lunettes d’or.

« Monsieur l’Inspecteur ! disait le maître d’école, Monsieur l’Inspecteur… » Il était si ému, que sa harangue en demeura là. M. l’Inspecteur daigna s’asseoir ; M. l’Inspecteur daigna tourner ses lunettes, d’où jaillissaient des éclairs, vers le fond de la salle ; M. l’Inspecteur enfin daigna inspecter. Chacun des écoliers et chacune des écolières étala ses petites connaissances. Tout alla bien jusqu’au moment où ce fut le tour d’Augusta. Alors le maître d’école se pencha respectueusement et dit deux mots à l’oreille de M. l’Inspecteur. Ce dernier fit un signe de tête et ordonna à l’enfant de sortir de sa place.

VI

Elle était si troublée qu’elle obéit comme dans un rêve. Le gros homme, après l’avoir toisée longtemps avec un méchant sourire, se mit à l’interroger si brusquement qu’elle avait à peine le temps de répondre. Il trouva naturellement sa prononciation détestable.

« Passons, dit-il, à la géographie. Énumérez-moi les différentes parties de l’Allemagne. »

Elle désignait d’un doigt tremblant sur la carte les différentes parties de l’empire, à mesure qu’elle les nommait. Quand elle fut arrivée à l’Alsace et à la Lorraine, elle sentit que le cœur lui manquait, et leva sur le maître d’école des yeux suppliants. Le maître d’école se contenta de regarder l’inspecteur, qui, les deux mains croisées sur son ventre, regardait le plafond. La pauvre petite voix commença à trembler, puis elle se tut brusquement. Le dignitaire daigna abaisser ses regards sur l’enfant.

« C’est tout ? dit-il de sa grosse voix, en feignant de se méprendre sur la cause de son hésitation. Race française, race ignorante ! Écoutez, vous, petite fille, écoutez, vous tous, ce qu’il fallait répondre. » Et, battant la mesure avec son gros doigt velu, il se donna carrière pendant plus de vingt minutes, sur le sujet si connu de la supériorité de la race germanique, de son rôle providentiel, et du bonheur inappréciable pour les Lorrains et les Alsaciens d’être rentrés enfin dans le giron de la grande patrie allemande.

Le maître d’école faisait à chaque phrase des sourires obséquieux, les écoliers ricanaient en regardant Augusta. La pauvre petite, les yeux baissés, tordait de désespoir les coins de son tablier. Une seule fois, elle leva la tête pour chercher un peu de courage dans des regards amis, et se tourna du côté de Frédérika. Frédérika ricanait plus fort que les autres, et juste en ce moment la désignait du doigt à l’une de ses voisines.

VII

Augusta, les yeux baissés, fit un pas pour se retirer.

« Pas encore, pas encore ! » vociféra son bourreau.

Alors, il se leva, et prenant sa grosse canne, qu’il avait déposée dans un coin, il en frappa un grand coup au bas de la carte. Tout l’empire germanique en trembla. « Dans tout cela, reprit-il avec l’accent d’une joie sauvage, que devient la France ? Montrez-moi la France ! »

Augusta redressa la tête ; elle ne tremblait plus, ses narines s’étaient gonflées, ses yeux brillaient et ses joues s’étaient couvertes d’une rougeur brûlante. Elle allait dire quelque chose d’extraordinaire, tout le monde le sentait sans deviner ce que ce serait.

« Où est la France ? rugit l’inspecteur, en donnant un nouveau coup de canne sur la carte.

— Elle est là ! » répondit Augusta en posant simplement sa petite main sur son cœur.

L’inspecteur devint si cramoisi et le maître d’école si blême, que les enfants s’attendaient à quelque catastrophe épouvantable. En ce moment, le vieux coucou sonna l’heure de la sortie, et tous, comme d’un commun accord, se glissèrent en silence hors des bancs et disparurent. Augusta les suivit, sans que personne songeât à la retenir. Tous, même les plus malveillants, s’écartèrent avec un respect involontaire pour laisser passer la courageuse enfant qui avait si noblement confessé sa foi. Frédérika se rendit justice, et n’essaya jamais de remettre les pieds dans la grande maison d’où l’on voyait le Fuchsberg et la route de France.