Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXIX

CHAPITRE XXXIX

Le dossier de Gérard de Nerval.

Encore lui ! La question de savoir après vingt-cinq ans si Gérard s’était suicidé ou avait été assassiné a soulevé un mouvement de publicité et un redoublement de sympathie pour l’homme et pour l’écrivain, — sympathie qui s’est manifestée par une polémique abondante et passionnée.

Nadar, qui m’a écrit une longue lettre de réfutation dans le Temps, tient pour le suicide, le suicide quand même. Il est le seul dans l’esprit duquel ne soit pas glissé le moindre doute.

Après Nadar, d’autres lettres me sont parvenues apportant toutes un indice, un renseignement. En voici une de madame Person, qui fut une comédienne de mérite et qui a joué avec succès dans les grands drames d’Alexandre Dumas. Madame Person (la sœur de Dumaine), retirée du théâtre, habitait à Villeneuve-le-Roi, par Ablon.

« La veille de sa mort, Gérard de Nerval, sorti depuis quelques jours de la maison de santé du docteur Blanche, était venu dîner chez moi et m’avait lu plusieurs scènes du Fils nocturne, que venait de recevoir l’Ambigu et où il me destinait un rôle. Il était accompagné de M. Georges Bell.

» Il paraissait plus gai que les jours précédents ; son éditeur des Filles du feu lui avait remis quelque argent… Gérard et son ami me quittèrent fort tard.

» Le lendemain matin, M. Georges Bell arrive, tout ému, m’apprendre la mort de Gérard. Nous sautons dans une voiture, et nous nous rendons à la Morgue, où on avait transporté son cadavre. Nous trouvons là plusieurs de nos amis, parmi lesquels Théophile Gautier et Alexandre Dumas père. On nous fit voir la corde avec laquelle il se serait pendu ; c’était un vieux cordon de tablier de cuisine…

» Quant à l’enquête, elle a été faite avec la plus grande mollesse. Tous nous sommes restés convaincus que notre pauvre ami était mort assassiné.

» Béatrix Person. »

Le témoignage de madame Person est précieux, mais il est combattu sur plusieurs points par quelques personnes, principalement par M. Edouard Gorges, collaborateur de Gérard de Nerval pour le Marquis de Fayolle. M. Edouard Gorges prétend avoir quitté Gérard, la veille de sa mort, vers neuf heures du soir.

À ce même instant, Gérard était rencontré dans le Palais-Royal par M. Lesage et M. Deloris, pensionnaires de la Comédie-Française (qui remarquèrent qu’il avait un paletot).

Il n’était donc pas parti de chez madame Person aussi tard qu’elle croit se le rappeler.

Le soir de ce même jour, on le retrouve encore à la sortie de l’Odéon, en compagnie de Privat d’Anglemont et d’une autre personne. On entre un moment au Café belge, puis chez le boulanger Cretaine, rue Dauphine, où chacun mange deux petits pains. Gérard de Nerval a de l’argent, il paye la consommation. Privat propose d’aller au restaurant Baratte, à la Halle, Gérard refuse et s’éloigne seul, selon sa coutume.

Ici commence le mystère ; ici se forme le drame.
 

Et, le surlendemain, Alexandre Dumas écrivait dans son journal le Mousquetaire :

« C’est là que, vendredi matin, à sept heures trois minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud et ayant son chapeau sur la tête.

» L’agonie a été douce, puisque le chapeau n’est pas tombé.

» À moins toutefois que ce que nous croyons un acte de folie ne soit un crime, que ce prétendu suicide ne soit un véritable assassinat.

» Ce lacet blanc qui semble arraché à un tablier de femme est étrange.

» Ce chapeau que les tressaillements de l’agonie ne font pas tomber de la tête de l’agonisant est plus étrange encore.

» Le commissaire, M. Blanchet, est un homme d’une grande intelligence, et nous sommes sûr que d’ici à quelques jours il pourra répondre à notre question. »

Vous le voyez, le soupçon naît et se forme dès le premier jour. Dès le premier jour, le mot de justice est prononcé.

Mais, hélas ! M. Blanchet n’aboutit pas, ne répond à rien et à personne, pas même à Alexandre Dumas, — et l’enquête s’en va a l’eau.

M. Henri Cherrier, notaire, rue Jean-Jacques Rousseau, me communique à ce sujet une note manuscrite de son père, ainsi conçue :

« Au mois d’avril 1855, je causais avec un ouvrier peintre occupé à peindre les façades de ma maison. Nous parlions de ces affreux quartiers qui avoisinent l’hôtel de ville, et qu’heureusement on est en train de faire disparaître. Cet homme me parlait de la rue de la Vieille-Lanterne et m’apprit que c’était lui-même qui avait dépendu le malheureux Gérard, aidé d’un sergent de ville. Le corps était encore chaud. On courut chez le commissaire de police, qui ne voulut pas se déranger ; chez un médecin, qui ne vint qu’une heure après… »

Ce commissaire de police était-il le même que M. Blanchet, « l’homme d’une grande intelligence ? » Je ne m’étonne plus qu’il n’ait rien découvert.

Encore quelques notes cueillies çà et là dans les livres relatifs à cette tragique aventure :

« Était-il arrivé à ce triste lieu par hasard ? L’avait-il cherché ? La maîtresse d’un logis à la nuit, situé dans la rue, aurait dit, prétend-on, qu’elle avait entendu frapper à sa porte vers les trois heures du matin, et, quoique tous ses lits fussent occupés, qu’elle avait eu comme un regret de n’avoir pas ouvert. Était-ce vrai ? était-ce lui ? »

(Champfleury. Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui : Balzac, Gérard de Nerval, etc. Paris, 1861.)

« C’était là, pendu avec un cordon de tablier dont les deux bouts se rejoignaient sur sa poitrine, et les pieds presque touchant terre, qu’un des hôtes du garni, en sortant pour se rendre au travail, l’avait trouvé, lui, l’amant de la reine de Saba ! C’était à n’y pas croire, et cependant cela était ainsi : Gérard de Nerval s’était pendu, ou on l’avait pendu. »

(Alfred Delvau. Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres. Paris, 1865.)

Partout le même doute ! Partout la même incertitude !

Mais, selon moi, le plus de probabilités est pour le meurtre.

Je sais bien que Gérard de Nerval était fou, mais c’était un fou d’une espèce particulière, raisonnante. Il avait l’horreur de la mort, je ne saurais trop y insister ; il l’avait toujours eue. Par contre, il s’était fait un cercle de petits bonheurs, de petits voyages, de petites promenades, qui lui suffisaient depuis son retour d’Orient.

Pourquoi se serait-il tué ? Nadar croit en trouver la raison dans un sentiment tout à coup développé de sa dignité. Singulière manière d’affirmer sa dignité que de la cracher avec sa vie dans une bouche d’égout ! Et du moment que nous reconnaissons en lui un esprit et un cœur tout faits de délicatesse, n’aurait-il pas craint d’affliger jusqu’à l’épouvante ses nombreux camarades ?

N’est-il pas plus sensé d’admettre qu’entré dans un bouge, et déjà sous l’empire de ses hallucinations, Gérard aura été l’objet d’une chétive convoitise et d’un coup de main facile ? Que devait peser le doux rêveur sous l’étreinte d’un malfaiteur ? À demi étourdi, il aura été transporté et accroché à la grille voisine. Le premier cordon venu (j’admets même qu’il ait été pris dans sa poche) aura fait l’affaire. On lui aura remis son chapeau sur la tête et on l’aura laissé là, où le froid l’aura suffoqué bientôt. De là, cette absence de souffrance sur les traits.

J’aime mieux cette version pour la mémoire de l’être vagabond et aimant.