Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXXIII
CHAPITRE XXXIII
« La maison de mon père s’élevait autrefois, dans la partie la plus antique de Marseille, à l’extrémité même du rivage. Toutes les villes maritimes ont de ces quartiers voisins du flot, recherchés de préférence par d’anciens marins qui, désormais retirés à terre, aiment à avoir une fenêtre ouverte sur les espaces jadis parcourus. Le visiteur qui pénétrait dans ces modestes habitations y remarquait dès le seuil une propreté irréprochable, vertu contractée à la mer ; il s’y préoccupait aussi d’un arôme étrange, odeur particulière à l’intérieur des navires. Les honneurs étaient faits par de gracieuses femmes, que leur fortune ordinairement étroite n’empêchait pas de pratiquer une généreuse et souriante hospitalité : sur une nappe lestement déployée, elles se hâtaient de vous offrir sorbets, confitures des îles, tafia de la Martinique, et profitaient de l’occasion pour vous montrer les belles étoffes du Levant, les fines gazes de la Chine, les parures de corail, les mille riens exotiques, rapportés en cadeaux par leurs maris ou leurs frères ; tout cela dans de petits salons au rez-de-chaussée, décorés de trois ou quatre peintures au lavis, bricks et goélettes à la voile, qu’un pinceau scrupuleux orna de tout l’appareil de leurs agrès.
» Sans être marin de profession, mon père avait accompli dans sa jeunesse plusieurs grandes navigations. Ni l’Inde ni les Amériques ne lui étaient inconnues. Quoique redescendu de bonne heure au rivage, il avait gardé de ses lointains voyages une sympathie constante pour les gens de mer, et de nombreuses relations parmi eux… Non seulement la mer occupait autour de moi toutes les pensées, résonnait dans toutes les paroles, elle était aussi l’éternel et unique spectacle de mes yeux. J’en étais si rapproché que le moindre vent jetait jusque dans ma chambre la poussière saline de ses flots et que j’entendais, la nuit, de mon alcôve, même dans les plus grands calmes, le bruit de sa respiration haute et large. Sans cesse regardée, admirée sous ses mille faces, la mer fut donc pour moi quelque chose d’assez semblable à une première passion de la vie[1]. »
Quelle meilleure entrée en matière que cette page exquise où M. Autran s’est montré aussi poète en prose qu’il savait l’être en vers ! On aurait besoin de beaucoup de préfaces comme celle-ci pour pénétrer immédiatement dans le sentiment d’une œuvre, et pour connaître de la vie intime d’un auteur ce qu’il importe tout juste d’en connaître.
Dans un tel milieu, l’âme de Joseph Autran s’ouvrit vite à la poésie. Un capitaine génois, ancien compagnon de son père, le prenait souvent sur ses genoux et lui récitait des centaines de vers de l’Enéide, avec une voix enthousiaste, aux belles vibrations italiennes. Cette éducation en vaut bien une autre. Il eut une enfance et une jeunesse heureuses ; on ne contraria pas ses goûts : de là ce caractère de bonté qui, de sa vie, se répandit sur ses écrits, ce calme, cette douceur et cette assiette morale qui a fait dire de lui : « On peut le lire en famille. »
Une autre chose qui contribuait à entretenir en lui le goût des lettres, c’étaient les nombreux passages de littérateurs, — j’entends passages, à la façon des hirondelles, — que Marseille voit se succéder, grâce à sa situation géographique. Tantôt, c’était Lamartine, à la veille de son voyage en Orient ; tantôt, c’était Alexandre Dumas, en train de découvrir la Méditerranée. On pense si le jeune Autran s’empressait pour saluer ces écrivains célèbres, qui déjà partageaient son admiration avec les navigateurs. Il faisait des feuilletons dans un journal de la ville, qui ne sentaient pas du tout l’écolier ; bientôt la grande famille littéraire et artistique s’habitua à voir en lui son correspondant à Marseille. Jules Janin lui adressait ses comédiens et ses comédiennes protégées ; Théophile Gautier lui recommandait des peintres. En allant et venant sur la route d’Italie, Franz Liszt s’arrêtait pour lui serrer la main et passer avec lui une de ces bonnes soirées auxquelles ne manquait aucun genre de prestige, s’il faut s’en rapporter à ces vers, écrits bien des années après :
Je t’écris ce mot, de la même plage
Où jadis, un soir, vers le bord du flot,
Tu faisais chanter, — c’était le bel âge ! —
Un de ces claviers que fait Boisselot.
Près de nous, causaient ou rêvaient trois femmes,
Fronts aux blonds cheveux, moins longs que les tiens :
Et, de temps en temps, la chanson des lames
Se mêlait dans l’ombre à nos entretiens.
Où sont les beaux jours ? Où fuit la jeunesse ?
Rome à nos bravos a su te ravir.
Ne m’apprend-on pas que tu dis la messe ?
Je pars, s’il est vrai, pour te la servir.
Méry et Barthélemy comptèrent aussi parmi les amis de M. Autran ; mais ceux-ci, c’était tout naturel : ils étaient Marseillais comme lui[2]. Il fut même plus que leur ami, il fut leur disciple, ou plutôt il subit, — peut-être involontairement, — leur influence. On procède toujours de quelqu’un. M. Autran procéda des auteurs de Nemésis, de Napoléon en Égypte, du Fils de l’homme, astres jumeaux alors dans toute leur gloire et dans tout l’éclat d’un talent particulier, classique dans ses allures, mais sonore et chaudement coloré, avec une richesse de rimes poussée jusqu’à l’éblouissement, jusqu’à l’excès.
M. Autran ne put se défendre de l’admiration d’abord, de l’imitation ensuite. Cette imitation est sensible dans Milianah, épisode des guerres d’Afrique, publié en 1842. Mais Milianah n’est qu’un incident dans sa vie littéraire. Sa préoccupation principale et constante était la pastorale, dans sa plus large extension. Il sentait déjà frémir en lui une vaste épopée agricole et maritime à laquelle il devait consacrer toutes les forces de sa maturité.
Ce n’est encore que comme un incident qu’il faut considérer sa tragédie de la Fille d’Eschyle, représentée à Paris, au lendemain de la révolution de 1848, et qui, malgré les circonstances, obtint un succès très bruyant. — Pourquoi n’a-t-on jamais repris cette étude dramatique, qui fournit à Gautier ces belles lignes dans sa chronique théâtrale de la Presse ? « Du premier coup, M. J. Autran a conquis l’escabeau d’ivoire sous le portique de marbre blanc où trônent les demi-dieux de la pensée. Ces Grecs de Marseille qui habitent une rive dorée entre le double azur du ciel et de la mer, ont de naissance la familiarité de l’antique ; le rythme, le nombre, l’harmonie, leur sont naturels. Là, les poètes ont encore une lyre et improviseraient aisément leurs vers sur quelque promontoire, en face des flots et du soleil, au milieu d’un cercle d’auditeurs comme sur le cap Sunium ou le môle de Naples. »
À quelque temps de là, l’Académie française cherchant à placer son prix décennal, détacha une feuille du laurier de Gabrielle pour en orner la Fille d’Eschyle. C’était la couronne tout entière que méritait la pièce de M. Autran.
Tout autre que lui, après de tels encouragements, aurait suivi cette veine heureuse du théâtre. Jamais aucun Marseillais ne s’était trouvé à pareille fête, — pas même Méry, pas même Gozlan, si épris de la chimère dramatique. Et cependant M. Autran rebroussa chemin tout à coup, au grand étonnement des Parisiens. On n’entendit plus parler de lui à l’Odéon, pas plus que s’il n’y avait jamais été joué. Il était retourné dans sa ville natale.
Ce renoncement à un brillant avenir a été interprété de plusieurs façons. On a prétendu qu’un rayon de fortune, s’étant glissé dans son logis par la porte restée entrouverte, en avait chassé l’ambition. Dès lors, gagné au bonheur facile, au travail indépendant, châtelain de plusieurs châtellenies, Joseph Autran s’était enfermé dans l’œuvre caressée, dans sa grande symphonie, comme Beethoven.
Cette symphonie se compose de fragments importants qui parurent à plusieurs intervalles ; ce sont :
Les Poèmes de la mer ;
Laboureurs et Soldats ;
La Vie rurale ;
Les Épîtres rustiques ;
Le Poème des beaux jours.
Voilà l’œuvre complète, sans cesse retravaillée, souvent refondue, de Joseph Autran. Elle est noble et digne, et animée du plus pur esprit chrétien. Les aspects en sont innombrables et variés à souhait. C’est le talent dans une de ses plus hautes expressions. Encore un peu, et ce serait du génie. Ah ! ce diable de peu !
On a reproché quelquefois une certaine monotonie à la facture de M. Autran ; cela tient surtout à la nature des sujets pompeux qu’il affectionne. Son alexandrin a cette coupe ample, correcte, carrée, qu’on pourrait comparer aux larges basques d’un habit à la française. L’hémistiche y est scrupuleusement observé ; les enjambements sont de ceux seulement que l’usage et le bon goût tolèrent. Il ignore ou feint d’ignorer les progrès rythmiques accomplis depuis la Légende des siècles. L’instrument ancien lui suffit, et il en tire tous les sons possibles, mais le défaut des instruments anciens est d’appeler les airs anciens. Le souffle classique ramène parfois sous la plume de M. Autran des tours vieillis ; c’est ainsi qu’à un certain moment, il parle des existences moissonnées par le précoce destin.
L’Académie française ne hait pas ces formules et cette sagesse d’exécution ; elle décerna une nouvelle couronne à l’auteur de la Vie rurale, qui, dès lors, se crut en droit de poser sa candidature au fauteuil. Après quelques années de noviciat supportées avec la patience aisée de l’homme qui se sent sûr de son but, M. Autran fut élu en remplacement de Ponsard. Sa réception en séance publique eut lieu le 8 avril 1869. Mais déjà, depuis quelque temps, l’organe de la vue s’était affaibli chez M. Autran ; ses yeux étaient fatigués sans doute par la contemplation du soleil et de la mer. Afin de pouvoir lire son discours, il avait dû le faire transcrire en gros caractères. Cet épisode détermina un redoublement de sympathie dans l’auditoire.
Rendons-lui cette justice ; il n’outra pas l’éloge de Ponsard, ce qui était à craindre ; il se tint dans la juste mesure. Il eut des réserves d’une cruauté ingénue. Il parut même, un instant, chercher à le justifier de son manque de lyrisme.
« Il n’avait, il est vrai, ni l’originalité saisissante ni la grande invention. Mais est-il bien certain que la muse n’ait plus rien à cueillir dans les sentiers connus ? Un penseur qui n’a jamais passé pour abuser des lieux communs, M. Joubert, en a parlé un jour comme s’il les aimait : « Ils sont, a-t-il dit, l’étoffe uniforme que, toujours et partout, l’esprit humain a besoin de mettre en œuvre quand il veut plaire. Il n y a pas de musique plus agréable que les variations des airs connus. » Si le vers de Ponsard n’a pas non plus l’éclat surabondant, le luxe d’images auxquels nous ont accoutumé nos maîtres contemporains, n’a-t-il pas en revanche toutes les qualités d’une langue sobre et sincère, ferme et nourrie ? »
Tout cela est bel et bon, mais comme on sent que M. Autran aurait préféré pouvoir dire : « Le vers de Ponsard a l’éclat surabondant et le luxe d’images…. Il fuit résolument les lieux communs… Ponsard avait la grande invention et l’originalité saisissantes ! »
M. Cuvillier-Fleury, qui répondit à M. Autran, ne se mit pas plus que lui en frais d’enthousiasme pour l’auteur d’Agnès de Méranie. Désireux pourtant de lui découvrir quelques qualités, il crut avoir fait une trouvaille en lui reconnaissant… la sincérité. « Vous ne l’avez peut-être pas assez relevée en lui, Monsieur, cette vertu de votre éminent devancier, qui est une des vôtres, et qui est de plus dans un écrivain un mérite tout à fait littéraire, la sincérité ! Que j’aime ce mot, et quel sujet de dissertation, si on avait le temps ! »
Ce n’est qu’un mot, en effet. Qu’importe la sincérité lorsque, comme chez Ponsard, elle est unie à la médiocrité ?
Depuis son entrée à l’Académie, M. Joseph Autran habita un peu plus Paris ; mais dès qu’il croyait que son absence n’y serait pas remarquée, c’était avec bonheur qu’il s’échappait pour s’en aller vivre soit dans sa maison de la rue Montgrand à Marseille, soit dans sa propriété de la Malle, entre le Pin et Cabriès, soit dans sa terre de Pradine en Vaucluse.
Sa dernière publication, qui détonne un peu sur les autres, est intitulée : Sonnets capricieux. Très capricieux, en effet, très enjoués, souvent moqueurs, et plus mondains qu’on ne s’y serait attendu. On peut s’en faire une idée par les titres de quelques-uns : le Pays du Tendre, le Scandale des roses, le Bain de la marquise, Billet doux de Scaramouche, Colonel en retraite, Petites bouches, etc. etc.
En sa qualité de Provençal, M. Autran revendique pour son pays l’honneur d’avoir produit le sonnet : « Le sonnet, si je ne me trompe, fut créé en 1250 par un troubadour du nom de Gérard de Bourneuil. C’est en Provence qu’il naquit spontanément, comme une fleur du sol ; et c’est au meilleur coin de la Provence, au pays de Vaucluse, que j’ai moi-même, six siècles après, cueilli cette dernière gerbe. »
Il y a de brillants épis dans cette gerbe, mêlés à quelques herbes insignifiantes ; d’autres, comme le suivant, expriment des idées singulières et despotiques :
Presque tous les rimeurs, à partir de Malherbe,
Lafare, Chapelain, Jean-Baptiste Rousseau,
Saint-Lambert, Pompignan, Chaulieu, tout le monceau,
Ont écrit platement, je souligne l’adverbe.
Le champêtre Delille et l’aimable Gresset,
Parny qui barbota dans l’ode libertine,
Voltaire dont la lyre est pauvre, comme on sait,
Fontanes que Toulouse orna d’une églantine :
Tout cela ne vaut pas un chant de Lamartine,
Tout cela ne vaut pas deux stances de Musset.
Cette assertion est profondément injuste. Vert-Vert vaut cent fois mieux que Mardoche. Voltaire a rimé des épîtres dont la légèreté et l’esprit n’ont point été dépassés.
- ↑ Préface nouvelle des Poèmes de la mer ; édition des Œuvres complètes.
- ↑ M. Autran a parlé plus tard de Méry, dans le sonnet
suivant, par exemple, avec un ton légèrement moqueur,
et qui semblerait indiquer un admirateur un peu revenu.
Au milieu des compliments obligés, on distinguera la
pointe qui brille d’un éclair de diamant :
Ta parole en ses jeux effleurait toute chose ;
C’était le vol errant, le caprice infini.
Tu passais, tu courais, sans cesse rajeuni,
De l’âme à la matière et des vers à la prose.
L’hiver seul te rendait soucieux et morose.
Homme renouvelé dès qu’il était fini.
Tu parlais tour à tour de Dieu, de Rossini,
D’amour, de carnaval et de métempsycose.
Ainsi, charmant esprit, à toute heure levé,
Promenant au hasard ta fantaisie agile.
Que n’as-tu pas conté ? que n’as-tu pas rêvé ?
Tu me disais un jour, fier de ta fine argile
« J’ai mille souvenirs d’avoir été Virgile ! »
Mais là-haut, Je le crains, tu l’auras retrouvé.
Le trait est d’une merveilleuse finesse.
M. Autran paraît avoir eu une plus sérieuse affection pour Barthélémy ; il fut le témoin de sa fin douloureuse, qu’il tâcha d’adoucir autant que possible.