Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XLI

CHAPITRE XLI

Hector Berlioz.

La réaction qui se produit actuellement en faveur d’Hector Berlioz n’a rien qui m’étonne. Toutes les réactions sont prévues, et celle-ci devait avoir son heure. J’en suis content jusqu’à un certain point.

Il s’agit d’un musicien que l’on qualifie généralement d’original, et que je suis plus particulièrement tenté de qualifier de romantique. Il y a une nuance. Par son âge, par son éducation, par ses attaches, Hector Berlioz appartient corps et âme au mouvement littéraire de 1830. Il a son pareil en peinture dans Eugène Delacroix. Orageux, fiévreux, coloriste jusqu’à l’outrance, il a cherché, comme Delacroix, ses motifs d’inspiration dans les chefs-d’œuvre étrangers, dans Shakspeare, dans Goëthe, dans lord Byron.

Berlioz composa sa cantate de Sardanapale pendant qu’Eugène Delacroix écrasait sur sa toile les métaux embrasés et les esclaves nues qu’il faisait servir à la mort du roi assyrien ; — il écrivait la Damnation de Faust en s’inspirant des magnifiques pierres qu’Eugène Delacroix déchirait de son crayon furieux, et qui sont restées le premier et le dernier mot de la lithographie française ; — il arrachait aux sylphes de Roméo et Juliette les mélodies diaphanes qui escortent le char de la reine Mab ; — il demandait à Byron le secret mélancolique de sa Marche funèbre d’Harold.

C’était un lettré autant qu’un musicien ; c’était un peintre autant qu’un lettré. Il avait au plus haut degré l’intuition des arts latéraux, — et je crois que, pour un rien, le succès aidant, il aurait lâché la musique.

Ce que je dis semble énorme au premier aspect, et rien n’est plus vrai cependant. Il l’a démontré, dès ses premiers pas dans la carrière, en acceptant les fonctions de critique musical dans le Journal des Débats, fonctions qu’il a occupées pendant de si longues années, — au grand scandale de ses confrères et de ses contemporains.

J’ai dit : au grand scandale. C’est là que je voulais en venir. Je sais que je vais remonter un courant, mais cela ne me déplaît pas. Peut-être ne suis-je pas suffisamment autorisé pour asseoir un jugement sur le génie musical d’Hector Berlioz. C’est possible. Je tiens cependant à constater mon admiration sans réserve pour quelques-unes de ses compositions, — admiration qui a devancé de beaucoup d’années celle de la foule d’aujourd’hui, et qui par cela même ne saurait être mise en doute.

J’aimais Berlioz quand il était discuté ; je le défendais lorsqu’il était attaqué. Je l’applaudissais toujours.

Mais Berlioz musicien eut pendant foute sa vie un ennemi irréconciliable et mortel : c’était Berlioz critique.

Ah ! celui-ci m’appartient ! Il m’appartient comme homme et comme écrivain. J’ai sous les yeux la collection de ses jugements sur la totalité des compositeurs du dix-neuvième siècle ; j’ai ses comptes rendus de la plupart des œuvres les plus remarquables de l’école moderne. Eh bien ! ce n’est pas toujours quelque chose de joli, je vous l’assure.

On avait été intolérant pour lui, il le fut pour tout le monde. On l’avait retardé, il retarda les autres. Il rejeta à la face des jeunes toutes les railleries qu’on lui avait jetées à lui dans sa jeunesse. Il avait souffert, il fit souffrir.

En vérité, il semble qu’on ignore ou qu’on veuille ignorer l’histoire artistique de notre époque. Ces feuilletons de Berlioz dans le Journal des Débats avaient des morceaux qui révoltaient et des calembours que les plus intimes vaudevillistes n’auraient pas osé ramasser, des facéties grosses comme des maisons, et qui faisaient croire à un tempérament joyeux. Quelle erreur !

Ce novateur était l’ennemi des novateurs. Cet audacieux barrait le chemin aux audacieux. Le nom de Richard Wagner le faisait écumer. Et cependant que d’analogies entre ces deux talents !

Le mouvement qui se produit dans l’opinion publique emprunte les apparences d’une amende honorable. On reproche au dix-neuvième siècle d’avoir méconnu et dédaigné Berlioz, de ne pas lui avoir accordé la place qu’il méritait. On dit : Vous l’avez abreuvé d’amertumes, vous avez fait de lui une sorte de paria musical, vous avez abrégé ses jours par une hostilité continuelle.

Un peu de réflexion, ou simplement de mémoire, suffit pour réduire à néant cette accusation.

Berlioz a eu la plus belle existence d’artiste qu’il pouvait rêver. Il a attaché son nom aux premiers festivals. Le premier, il a eu pour exécuter ses œuvres ces énormes masses d’instrumentistes que ses confrères ne devaient obtenir que plus tard.

À trente ans, l’Opéra lui a ouvert ses portes ; un des grands poètes de l’époque, Auguste Barbier, lui a confié un livret en deux actes : Benvenuto Cellini. C’était là une chance merveilleuse. Benvenuto Cellini ne réussit point. Est-ce à dire qu’il devait réussir ? Il n’en est resté que le morceau d’orchestre du Carnaval romain.

Eh bien ! cet insuccès même devait servir de piédestal à Hector Berlioz. Le lendemain, Paganini lui envoyait 20,000 francs, comme pour protester contre le jugement du public. L’effet de cette libéralité fut immense.

Berlioz a obtenu toutes les récompenses auxquelles il pouvait aspirer : il a été décoré, membre de l’Institut, professeur du Conservatoire. Est-ce là le fait d’un méconnu ? Je ne le crois pas. Il a été l’hôte de plusieurs souverains étrangers ; il en a reçu les plus flatteuses distinctions. Enfin, et j’insiste sur ce point, il a eu, sa vie durant, l’approbation d’un grand nombre d’intelligences d’élite, et celles qui font les gloires sérieuses et les renommées durables.

Berlioz malheureux ? Allons, vous voulez rire !

« Mais vous ne vous rappelez donc pas son visage désespérément mélancolique, la maigreur livide de ses traits, l’expression sombre de son regard ? »

Si, et j’en ai été attristé comme vous. Souvent, je me suis arrêté à voir passer ce petit homme à la tête monumentale, ce faible corps sec et droit, que semblait dévorer et faire vivre une flamme intérieure. Il ne regardait personne en marchant ; il était presque toujours seul.

Et Je l’ai plaint, car j’ai senti en lui un malade. Oh ! je l’ai plaint de tout mon cœur !

Mais un malade n’est pas un méconnu.

Le dix-neuvième siècle peut avoir sa conscience en repos au sujet de Berlioz. Il n’est tout au plus coupable que de quelque irrévérence envers les Troyens. II est vrai que cette irrévérence a été profondément sensible au cœur du compositeur. Il n’était qu’aigri, il est devenu farouche.

Voyons, où en serions-nous si les musiciens n’allaient plus pouvoir supporter le pli d’une rose et s’il leur fallait les honneurs divins de leur vivant ?

On veut faire de Berlioz un martyr de l’art.

Un martyr de l’orgueil, à la bonne heure !