Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XIV

CHAPITRE XIV

Gil-Pérès en voyage. — Le Moulin-Rouge. — La Brasserie de Saint-Léger.

…… Cela me rappelle un dîner que je fis avec Gil-Pérès à Bordeaux, en 1875 ; Gil-Pérès revenait des Pyrénées, moi j’y allais. Notre jonction eutlieu sur les allées de Tourny, qui sont des allées sans arbres. Celui qu’on appelait alors si justement le « spirituel comique », était accompagné de ses camarades Delannoy et Courdier. Nous décidâmes immédiatement (six heures sonnaient) de prendre notre nourriture ensemble.

Courdier proposa le Moulin-Rouge, un restaurant champêtre, aux portes de Bordeaux. Le Moulin-Rouge a ceci de particulier qu’on n’y voit aucun moulin, de quelque couleur que ce soit. Ce n’en est pas moins un endroit fort agréable, planté de beaux arbres, et qui a la renommée pour les fins repas.

Pendant qu’on mettait notre couvert, Gil-Pérès rappela ce mot d’Henri Monnier : « Venez avant le dîner, nous aurons le temps de causer, nous nous dirons nos caractères. » Le caractère de Gil-Pèrès était en ce temps-là plein de gaieté. Une pointe de moquerie, qui serait aisément devenue de la mystification, assaisonnait ses paroles. L’existence était bonne pour lui ; il était à l’apogée de sa réputation, idolâtré du public, recherché des auteurs qui étaient loin de se plaindre de ce qu’il ajoutait à leurs pièces. Il semblait n’avoir qu’à se laisser vivre.

Le caractère de Delannoy était plus compliqué et plus sérieux. On n’aurait jamais deviné un acteur comique sous ces traits impassibles, dans ce grand corps majestueusement redressé, dans cette diction cadencée et légèrement emphatique. On aurait plutôt parié pour un magistrat, ou tout au moins pour un chef d’institution. Delannoy apportait une gravité convaincue dans ses moindres actions, dans ses moindres phrases, dans ses moindres mouvements. Tout était pour lui matière à dissertation et à conférence. Il achetait un lapin au marché avec la même importance pénétrée qu’il aurait mise à requérir contre un délinquant.

D’ailleurs convive précieux, fin appréciateur, belle fourchette, toutes les qualités d’un magistrat, comme on voit.

Gastronome aussi, Courdier, le plus bel organe tragique qu’on ait entendu depuis Beauvallet.

Ce que fut notre dîner, on le devine. C’est un lieu commun de répéter qu’on mange bien à Bordeaux. Si nous mangeâmes comme on mange à Bordeaux, nous causâmes comme on cause à Paris. Tous nos amis communs furent évoqués et passés en revue ; Gil-Pérès, dont les relations étaient nombreuses et touchaient à tous les mondes, savait les anecdotes les plus divertissantes. Il racontait comme il jouait. Grâce au vin de Saint-Émilion, ce jour-là sa verve fut doublée. On sentait qu’il jouait pour lui.

Il était assez tard lorsque nous quittâmes le Moulin-Rouge. La nuit était magnifique ; les rayons de la lune nous baignaient de lueurs blanchâtres.

Gil-Pérès bondissait comme un jeune chevreau.

Arrivés à la place Dauphine :

— Entrons à la brasserie de Saint-Léger, dit Courdier.

Saint-Léger était et est encore un acteur de drame qui se délasse de ses succès en vendant de la bière. — Je croyais qu’on ne s’appelait plus Saint-Léger depuis longtemps, pas plus que Floricour ou Belval. — Je suivis mes compagnons avec curiosité.

Au physique, Saint-Léger est un homme aux épais sourcils, à la rude moustache ; l’ensemble de sa physionomie rappelle un peu Jenneval. Comme Jenneval, il joue d’une façon intermittente, sans engagement régulier, tantôt ici et tantôt là. On le demande quelquefois à Agen ou même à Toulouse pour créer un rôle, — et il ne refuse pas, de temps en temps, de donner un coup de main à son voisin le Théâtre-Français de Bordeaux, lorsque celui-ci a besoin, pour ses représentations du dimanche, d’un bon Judaël dans Lazare le Pâtre, ou d’un excellent John dans le Sonneur de Saint-Paul.

L’accueil que nous fit Saint-Léger fut plein de dignité et d’affabilité. Il nous servit de sa bière la meilleure et ne dédaigna pas de s’asseoir à notre table, — où la conversation fut continuée par Gil-Pérès sur un ton d’enjouement qui devait s’accentuer déplus en plus.

À cette époque déjà, la gaieté du spirituel comique commençait à être faite de beaucoup de choses fantasques, de caprices nerveux. Nous en eûmes la preuve ce jour-là. Entendant sonnerminuit, il se leva comme sous la pression d’un ressort.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il.

— Qu’est-ce qu’il va ? demandâmes-nous.

— J’ai oublié d’aller porter une lettre dont P… m’a chargé pour ses vieux parents.

— Eh bien ! tu iras la porter demain, dit Delannoy.

— Non, non, continua Gil-Pérès ; des vieux parents… de bons vieux parents… c’est sacré… Tu ne comprends pas cela, toi… Qu’on m’envoie chercher une voiture !

— Où demeurent ces vieux parents ? demanda Courdier.

— Rue du Palais-Gallien.

— Dans des ruines, grommela Delannoy.

— J’irais dans l’enfer pour remplir un devoir aussi pieux, ajouta Gil-Pérès… Avec quelle anxiété ces bons vieillards doivent attendre des nouvelles de leur enfant !

— Ces bons vieillards sont couchés depuis longtemps, dit Delannoy.

— Ils se relèveront pour me bénir !

Le voyant décidé :

— Je vais vous donner un de mes garçons pour vous accompagner, monsieur Gil-Pérès, lui dit Saint-Léger.

— Je n’ai besoin de personne, répondit-il avec un de ces gestes qui n’admettent pas de réplique.

Et Gil-Pérès disparut dans l’ombre.

 

J’appris, quelques jours après, par Saint-Léger, comment tout s’était passé. Après un premier moment d’étonnement, les bons vieillards avaient affectueusement accueilli Gil-Pérès. On avait rallumé pour lui la lampe du salon et on avait débouché une antique bouteille de liqueur. Sans doute, on l’avait bien trouvé un peu gai, mais charmant, et il était parti, comme il l’avait prévu, couvert des remerciements de ces deux braves gens, — remerciements parmi lesquels reparaissait souvent cette phrase :

— Il ne fallait pas vous donner tant de peine !

Depuis ce dîner au Moulin-Rouge de Bordeaux, j’ai souvent revu Gil-Pérès à Paris, tantôt dans la rue, plus souvent au Palais-Royal, sur le théâtre de ses succès, où d’autres succès l’attendaient encore, mais plus rares, moins significatifs, moins éclatants. Le beau temps du Brésilien, de la Mariée du Mardi gras, de la Sensitive, semblait passé. Étaient-ce les créations qui lui manquaient ? Ou lui-même n’entrait-il plus avec autant de souplesse dans la peau des personnages ? Il paraissait terne ; fatigué. Il compromit le Prix Martin, d’Augier et Labiche ; il lâcha, au bout de quelques représentations, le Renard bleu, et les Trois Vitriers et d’autres pièces de diverse valeur, qui avaient le droit de compter sur lui.

Que se passait-il en Gil-Pérès ? On a cherché des causes à cet affaiblissement des facultés de l’artiste ; on en a trouvé quelques-unes de flatteuses pour l’homme. — Comme la plupart des acteurs bouffons (explique cette énigme qui pourra !) Gil-Pérès était aimé des femmes. Sa santé s’altéra, son service au théâtre devint irrégulier.

Cela ne faisait pas l’affaire des directeurs du Palais-Royal, qui voyaient avec une inquiétude croissante le moment où ils ne pourraient plus compter sur un de leurs chefs de troupe. Ils lui confièrent en dernier lieu la reprise du Mari de la dame de chœurs, où son échec fut absolu. En eut-il la coiiscieuce ? On peut le supposer, car, à partir de ce moment, il ne fit que traîner une existence désemparée. Il errait plutôt qu’il ne se promenait sur le boulevard, les yeux fixés en terre, rasant les magasins, évitant « les camarades » ; il devenait taciturne et, chose inquiétante, il ne parlait plus de reprendre son emploi.

Ses directeurs voulurent cependant tenter une nouvelle épreuve. On prit le prétexte d’une matinée à bénéfice au théâtre de la Porte Saint-Martin et on dépécha vers lui un de ses camarades, qui lui demanda de jouer les Incendies de Massoulard.

Tout d’abord Gil-Pérès parut étonné, puis il répondit :

— Pourquoi pas ?…

Ceux qui ont assisté à cette représentation en ont gardé une impression douloureuse et qui ne s’effacera pas de longtemps. On vit entrer sur la scène un homme égaré, balbutiant ; mais, l’égarement ayant toujours été un de ses moyens de comique, on ne s’en étonna pas outre mesure. Gil-Pérès joua les premières scènes machinalement, mécaniquement, en somnambule. Puis tout à coup, au milieu de la pièce, il s’arrêta, regarda le public en face ; sa bouche s’ouvrit et aucune parole n’en sortit. Il porta la main à son front et fit quelques pas en chancelant. Cette fois, il était impossible de croire à un effet grotesque. La désorganisation qui s’accomplissait chez ce pauvre être était complète, évidente.

Il ne retrouva la parole que pour s’écrier avec une expression déchirante et en se tordant les bras :

— Je ne peux pas !… Je ne peux pas !

On baissa immédiatement le rideau dans la stupeur générale.

Et, détail affreux, derrière le rideau baissé, on entendit encore plusieurs fois ce cri désespéré de Gil-Pérès qu’on emportait :

— Je ne peux pas !… Je ne peux pas !

Depuis lors, ce fut bien fini.

Il ne sortit presque plus de son appartement. Sa conversation se fit de plus en plus incohérente. On le vit pleurer un soir au café des Bouffes Parisiens…


Gil-Pérès avait été atteint autrefois, à vingt-un ans, d’une très grave fluxion de poitrine. Sa vie avait été en danger. Il demeurait alors sur le boulevard du Temple, dans la maison de M. Mourier, le directeur des Folies-Dramatiques.

Six de ses amis résolurent de le veiller à tour de rôle.

Une nuit, ce fut le tour de Deloris, un comédien d’une stature colossale, qu’on peut se souvenir d’avoir vu un instant au Théâtre-Français, et qui est mort, il y a quelques années, marchand de tableaux, à la Chaussée-d’Antin.

Deloris se rendit avec empressement, à l’heure exacte, au chevet de Gil-Pérès, qui le reconnut et le salua du sourire décoloré des malades. La veilleuse était sur la table de nuit. Le rôle de Deloris était bien simple : il n’avait qu’à donner d’heure en heure une tasse de tisane à Gil-Pérès.

Malheureusement, Deloris, qui était un excellent homme, portait la peine de son embonpoint : il était gourmand et dormeur. On lui avait préparé un ambigu, un en-cas. Il commença par manger l’en-cas, et quand il l’eut mangé, il s’endormit dans son fauteuil.

Au bout de quelque temps, ce qui devait arriver arriva. La voix faible de Gil-Pérès se fit entendre, murmurant :

— Deloris….

Mais Deloris dormait profondément.

— Deloris… ma tisane…

Deloris ronflait, ce qui est la manière de répondre des dormeurs.

Gil-Pérès se résigna.

Une heure après, il recommençait son antienne :

— Deloris… ma tisane…

Deloris voyait les anges.

Les tentatives du pauvre malade se renouvelèrent plusieurs fois pendant la nuit, avec aussi peu de succès.

À la fin, rassemblant un reste de forces, il sortit de son lit et s’en alla au fauteuil où reposait Deloris.

Il lui frappa sur l’épaule.

— Quoi ? qu’y a-t-il ? fit celui-ci en se réveillant, effaré.

— Tiens, dit Gil-Pérès avec un accent d’une inexprimable douceur, couche-toi… je vais te veiller.