Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre IX

CHAPITRE IX

Marc Fournier. — Grandeur et décadence. — Les cinq pots de chambre de M. d’Ennery.

L’existence de Marc Fournier vaut la peine d’être racontée dans quelques-uns de ses détails. Elle a eu ses hauts et ses bas. Elle porte surtout sa marque parisienne. Je suis aussi bien placé que personne pour la raconter, car j’ai été un des amis de Marc Fournier — ami intermittent, c’est vrai. Je l’ai vu arriver, je l’ai vu s’en aller. Entre ces deux points, beaucoup de bruit, d’argent, de travail, de désordre, de plaisir.

J’ai connu Marc Fournier pour la première fois en 1846.

Tel il m’apparut alors, tel il est continuellement resté à mes yeux. Un masque nerveux, blême, une bouche contractée, des yeux inquiets, un Genevois qui a jeté le mont Blanc aux orties, la parole saccadée, quelqu’un qui se sent quelque chose à dire. Il faisait de la critique littéraire, et il la faisait bien ; cela avait un accent âpre, un ton pittoresque, en dehors du convenu, sans manquer de race cependant. Ce jeune homme, — il avait vingt-sept ou vingt-huit ans, — avait dû dévorer beaucoup de volumes, dévorer plutôt que lire. Mais il était d’aplomb, et prêt à toute besogne.

Il le fit bien voir en allant rédiger au feuilleton de la Presse, qui était le premier endroit littéraire de l’époque, des Historiettes parisiennes hebdomadaires qui purent soutenir pendant quelques mois sans désavantage le voisinage des Courriers de Paris, du vicomte de Launay. J’ai l’air de tomber de la lune en racontant ces choses d’un autre âge ; tout est révélation au bout de trente ans. Mais j’en ai pris mon parti.

Peu de temps après, je retrouve mon Marc Fournier à la Comédie-Française, où il fait jouer, en collaboration avec M. Eugène de Mirecourt (écoutez bien ceci, jeunes gens !), un drame en cinq actes, intitulé Madame de Tencin. Il y avait d’assez fortes situations dans ce drame où Beauvallet jouait le rôle du chevalier Destouches. Trait curieux à noter : chacun des deux auteurs avait, à tour de rôle, son nom en premier sur l’affiche : aujourd’hui Marc Fournier, demain Eugène de Mirecourt.

La révolution de 1848 troubla Marc Fournier au point de lui faire fonder un petit journal satirique qui était imprimé sur papier rose et qui est devenu excessivement rare. Il le rédigeait à lui tout seul ; il avait loué sur le boulevard une boutique pour la vente, que dirigeait son beau-père, — car Marc Fournier avait trouvé le temps de se marier : il avait épousé, tout à fait par inclination, une jeune et jolie actrice, mademoiselle Delphine Baron, sœur de M. Alfred Baron, acteur lui-même dans les théâtres de drame. Trop de Baron, et pas assez de baronies !

Ces alliances devaient contribuer cependant à le pousser vers la carrière dramatique, qui parait avoir été sa véritable vocation. Cette année 1848 ne s’était pas écoulée qu’il faisait représenter les Libertins de Genève à la Porte-Saint-Martin, une pièce en cinq actes, d’un ton très élevé, d’un souffle puissant et soutenu, qui met en scène la lutte entre Calvin et Michel Servet. Ce fut un succès chaleureux et légitime ; je vois encore Victor Hugo au balcon, donnant le signal des applaudissements. On put croire un instant qu’un auteur de génie venait de surgir. Et, de fait, les Libertins de Genève, si complètement ignorés maintenant, représentent le plus grand effort littéraire de Marc Fournier. Ils seraient encore aujourd’hui l’honneur d’un débutant.

Le malheur est qu’il s’arrêta dans cette voie et qu’il se contenta d’être un homme de talent. Aux Libertins de Genève il fit succéder le Pardon de Bretagne, — où Saint-Ernest rendait avec beaucoup d’originalité une figure d’assassin-poète, évidemment calquée sur Lacenaire. Marc Fournier s’associa avec d’Ennery pour faire un Paillasse et avec Barrière pour faire une Manon Lescaut. Paillasse eut l’heureuse chance d’être joué par Frederick Lemaitre, et Manon Lescaut la mauvaise chance d’être jouée par Rose Chéri. Frederick était l’idéal du saltimbanque qu’il représentait, tandis que Rose Chéri n’avait rien de la fille entrevue par l’abbé Prévost.

En 1851, Marc Fournier, qui avait enfin trouvé des débouchés à son activité, se jugea mûr pour la direction de la Porte-Saint-Martin. À ce moment, ses instincts littéraires reprirent le dessus : il voulut sincèrement rendre ce beau théâtre au drame romantique et même à la poésie ; sa pièce d’ouverture fut commandée à Méry et Gérard de Nerval, qui lui firent un drame-légende-féerie : l’Imagier de Harlem, amalgame fantastique de la découverte de l’imprimerie et de la tradition de Faust. Cet imagier n’est autre que Laurent Coster, dans lequel les Hollandais veulent voir le prédécesseur et le précurseur de Gutenberg. Les Hollandais ont peut-être raison.

Ce fut une belle soirée, la représentation de l’Imagier de Harlem, pleine de spectacle et de fatigue, où l’on entendit de fort beaux vers et où l’on admira de superbes décors. Mélingue était un incomparable Méphistophélès ; Madame Marie Laurent était magnifique dans les nombreuses incarnations de la belle Hélène, — où l’on reconnaissait l’imagination rêveuse de Gérard de Nerval. Malgré cela, la pièce ne fit pas un radis.

Marc Fournier lutta pourtant : ses Nuits de la Seine, qui eurent un meilleur destin, se rattachent encore à l’art, surtout par le prologue, qu’égayaient les lazzis d’un professeur de langue verte. Les Nuits de la Seine sont un de ses bons ouvrages, — préférable à la Bête au bon Bien, malgré l’idée de comédie que contient ce dernier drame.

Puis, vint le moment où on lui défendit déjouer ses propres pièces. Il se résigna et trouva dans les pièces d’autrui quelques succès qui lui amenèrent l’argent tant convoité, les Chevaliers du Brouillards entre autres. Mais sa véritable fortune ne date guère que de la reprise de certaine féeries fameuses, et particulièrement de la Biche au bois.

Oh ! cette Biche au bois !

A-t-elle tenu assez de place dans l’histoire de la Porte-Saint-Martin ? Elle a été comme ce couteau de Janot dont on changeait tantôt le manche et tantôt la lame, et qui restait toujours le même couteau. Toutes les trois semaines, on ajoutait trois ou quatre tableaux à la Biche au bois, et le joyeux quadrupède repartait pour de nouvelles représentations.

À ce jeu-là, qui devait lui coûter si cher, Marc Fournier gagna le renom de premier metteur en scène de Paris. L’État, étonné, pensa un instant à lui confier la direction de l’Opéra. Que ne donna-t-on suite à cette idée ! Elle l’aurait sauvé… peut-être.

Quoi qu’il en soit, Marc Fournier subit pendant quelque temps l’enivrement de sa nouvelle position. Il remplaça l’air d’assurance qui lui était habituel par un air d’impertinence qui lui fut beaucoup reproché. Il donna des fêtes (on ne les lui reprocha pas) fastueuses, bruyantes, — dont quelques-unes furent présidées par une beauté du temps, madame Jeanne de Tourbet. Marc Fournier crut dès lors à la perpétuité de son étoile.

Ce train dura une douzaine d’années environ. Puis, l’heure arriva où la Biche au bois n’eut plus d’action sur le public. Les marchands d’argent guettaient Marc Fournier ; ils en firent leur victime. Il se débattit longtemps entre leurs mains ; j’ai assisté aux derniers épisodes de son agonie. C’est à dégoûter du métier de directeur de théâtre !

On sait la fin, le désastre fut complet. Marc Fournier en demeura étourdi pour longtemps. Lorsqu’il revint à sa plume pour vivre (la nécessité en était absolue), il s’aperçut qu’il était oublié comme écrivain ; il dut accepter ou chercher des collaborations pour ses nouveaux romans.

Lors de la guerre, d’Ennery lui offrit l’hospitalité dans sa villa d’Antibes, au bord de la Méditerranée. Marc Fournier avait demandé d’habiter l’étage le plus élevé, faveur qui lui fut accordée avec empressement. Mais il avait compté sans les pluies d’hiver, qui, même dans ce pays privilégié, savent se frayer des passages à travers tous les toits.

Un matin, après le déjeuner, il se décida à dire à son hôte :

— Vous savez, il pleut dans ma chambre.

— Vous badinez ? fît d’Ennery.

— Il y pleut en cinq endroits.

— Bah !

— Montez avec moi, vous allez vous en convaincre par vos yeux.

— Montons.

D’Ennery dut se rendre a l’évidence : il constata cinq places marquées par la pluie.

— Eh bien ? dit Marc Fournier.

— C’est vrai, murmura d’Ennery.

— Vous allez me changer d’étage ?

D’Ennery ne répondit pas ; il réfléchissait.

Au dîner, Marc Fournier, inquiet, revint à la charge.

— Remontez chez vous, dit d’Ennery avec son imperturbable sourire : j’ai arrangé cela !

Justement, ce soir-là, il pleuvait plus fort que les autres soirs. Fortement intrigué, Marc Fournier regagna sa chambre, de meilleure heure que de coutume. Il était curieux de voir comment d’Ennery avait arrangé cela.

Elle était bien simple, la façon dont s’y était pris le célèbre arrangeur.

Il avait disposé un pot de chambre à chaque place où la pluie tombait.

En tout cinq pots de chambre.

De retour à Paris, Marc Fournier s’installa rue de Bondy, et se reprit à sa tâche de romancier, encouragé, soutenu par une affection intelligente, à qui les mauvais jours furent plus familiers que les bons. Des fleurs, des oiseaux, ornaient son cabinet de travail ; on y reconnaissait la main d’une aimable femme et d’une vaillante artiste.

C’est dans ce modeste réduit que l’ancien directeur de la Porte-Saint-Martin a écrit ses derniers romans.

J’ai couru tous les photographes pour découvrir un portrait de Marc Fournier. Vainement. Ce que c’est que la notoriété quand plusieurs ans ont passé par dessus !