Typographie de P.-G. Delisle (p. 91-104).

MINUIT MOINS TROIS.



C’était en décembre.

Je m’étais attardé à la ville de B…, où des négociations importantes avaient nécessité ma présence.

La nuit tombait sur la campagne comme un immense voile de crêpe.

On eut dit que la nature redevenait abîme.

Le vent commençait à souffler sur ce chaos.

La tempête s’élevait formidable.

D’énormes nuages, à l’envergure gigantesque, volaient pêle-mêle comme en une course frénétique, s’ouvrant çà et là pour laisser tomber des torrents.

Pas un fiacre n’eut osé s’aventurer dans les sentiers caillouteux qui se gonflaient de l’eau débordante des ruisseaux.

J’usai de témérité, et j’entrepris à pied, une route de dix milles avant d’arriver à domicile.

Après quatre heures d’une marche horrible qui me faisait envier les douceurs du bagne, les premières lueurs des lanternes de mon village se dessinèrent dans la nuit, blafardes et incertaines.

J’accélérai autant qu’il me fut possible cette marche de forçat, que je m’étais si volontairement et si brutalement imposée.

Les éléments semblaient s’être concertés pour me terrasser.

La pluie me flagellait impitoyablement.

Dérision amère… pour l’être qui se drape si orgueilleusement de l’appellation majestueuse de Roi de la nature !

Arrivé à la première lanterne dont un vent coulis agitait la flamme en tout sens comme une boucle de cheveux en feu, je tirai ma montre pour voir où j’en étais de cette course de damné.

— Tonnerre de Brest !

Minuit moins trois…

— Minuit moins trois ? demanda une voix à deux pas de moi…

Je fis un haut-le-corps. J’essayai de considérer un grand diable qui avait l’air d’être sorti là de sous terre.

Son galbe mystérieux se percevait à peine à travers les replis de l’ombre.

Un ample burnous le couvrait de la tête aux pieds.

Juste le temps de fixer les principaux traits de sa physionomie… il avait disparu comme un sylphe.

Une heure après, je me chauffais à un excellent feu de grille, bénissant la providence, et compatissant au sort du misérable qui m’avait presque fait croire à une apparition de réprouvé.


Cet incident ne laissa aucune trace dans ma mémoire. Cela s’expliquait le plus naturellement du monde… Coïncidence… voilà tout. Je n’y songeai pas longtemps.

Cinq semaines après, mon sommeil fut hanté par la vision la plus étrange.

Je fis un rêve… un rêve bizarre. Une forme fantastique s’était approchée, m’avait entraîné tout à coup par une fascination puissante sur le sommet d’une colline, et m’indiquait de là, la petite ville de B… à moitié perdue dans l’espace.

Cette chimère, ce spectre, ce fantôme, ce je ne sais quoi, c’était bien le sosie de l’homme de la lanterne, l’homme au large manteau, la tête enfouie dans un vaste capuchon, l’œil noir et fixe, le nez camus, la barbe ruisselante des averses de la nuit du trois décembre.

Il me fallut toute la quiétude d’un réveil normal pour me remettre.

La nuit emporta mes terreurs ; je me contentais d’appeler ça un cauchemar… un effet de mauvaise digestion…

Eh quoi ! rien d’étonnant à cela ! rêver d’une figure déjà vue et qui m’avait frappé.

Cependant la même vision se produisit les trois nuits subséquentes avec une persistance plus terrifiante encore.

La stupéfaction la plus complète se substitua à mon étonnement.

J’étais atterré.

Je n’osai faire part à personne de cet état de choses extraordinaire, de peur que l’on ne me plaisantât.

Je ne voulais être raillé, ni taxé de pusillanimité.

J’attendis.

La cinquième nuit, je fus tiré violemment de ma couche, transporté de nouveau sur l’éminence, l’être obsesseur prit une telle expression de rage et de désespoir en m’indiquant la ville, qu’il ne me fut plus possible de douter d’un avertissement impérieux.

Le lendemain, j’avais décidé de partir pour la ville de B…

Un train omnibus s’y rendait deux fois le jour.

J’aurais pu profiter du train de la matinée pour être de retour le soir.

Je m’installai dans celui du soir sans trop me rendre compte de cette détermination.

Les compartiments étaient bondés.

L’on se groupait par trois, par quatre.

La conversation était très animée dans tous les cercles. L’agitation la plus vive semblait régner dans les esprits.

On discutait décidément quelque sujet d’une gravité exceptionnelle

Il y avait là des avocats, des marchands, des médecins, des gens de tous les métiers qui ergotaient, péroraient, chicanaient, contestaient sur un diapason très élevé.

Il s’agissait d’une série de crimes sans précédent.

Un jeune banquier avait été lâchement assommé pendant la nuit.

Sa caisse avait été forcée.

Des valeurs considérables en avaient été soustraites, et l’audacieux criminel avait terminé son œuvre par l’incendie.

Les soupçons étaient tombés sur le comptable de l’établissement. L’autorité l’avait aussitôt arrêté, écroué, et condamné à subir son procès aux prochaines assises.

On en était ce jour là au procès, qui touchait à sa fin. Mais la preuve ne roulait encore que sur des présomptions. Les circonstances prêtaient flanc à mille conjectures.

Les uns paraissaient moralement convaincus de la non-culpabilité de l’incriminé.

Telles circonstances, de l’avis des autres, pesaient lourdement sur les épaules du prisonnier.

La plupart avouaient qu’ils n’y entendaient rien. Le train arriva à destination. Les passagers se dispersèrent. Moi, je suivis tout rêveur, presque inconscient, un flot de peuple qui s’écoulait vers le Palais, où le verdict de ses pairs, allait décider du sort d’un malheureux qui allait peut-être devenir victime de l’erreur judiciaire la plus monstrueuse.


L’instruction avait été épineuse et durait déjà depuis plusieurs jours. La procédure était volumineuse.

Les moyens de justification avaient été exploités avec toute la science possible par les avocats de la défense.

Il manquait un témoin important, indispensable pour établir l’alibi que l’on invoquait comme ressource suprême.

Le tribunal avait décidé d’en finir dans la nuit même, quelle qu’en fut l’heure avancée.

Une anxiété immense planait sur la foule.

Or attendait là, l’effroi dans l’âme, la pitié dans le cœur, l’issue de ces funestes complications.

Un pouvoir occulte, irrésistible, surnaturel s’empara de moi tout-à-coup et me poussa à travers les rangs serrés de cette affluence qu’un gendarme eut pu difficilement percer.

L’on pestait contre moi…

On maudissait le malotru… n’importe, je coudoyais comme un forcené. Je me frayais un passage à travers les invectives qui me brutalisaient. Un moment, j’entrevis quelques figures de jurés sur lesquelles se lisait une condamnation.

À tout prix je voulais voir le prisonnier. En trois bonds je fus sur ses talons. Un cri déchirant s’échappa de sa poitrine.

Ciel ! Grâce ! s’écria-t-il, voici l’homme qui peut prouver mon innocence.

J’avais reconnu le grand diable de la lanterne, le fantôme de mes songes…

Une grande clameur s’éleva de la multitude…

On voulut m’entendre.

Mon attestation arracha cet homme à la potence.

L’acte d’accusation portait que le meurtre avait été commis dans la nuit du trois décembre de l’année 18… sur les onze heures et demie. Or il était impossible que l’auteur du crime se fut en un si court espace de temps, transporté à l’endroit où je l’avais vu pendant la tempête.

Mon homme fut sauvé, et mon cauchemar… s’évanouit. Les oscillations lentes et sonores d’un pendule arrivèrent à mes oreilles.

Sur le cadran jauni d’une horloge séculaire, l’aiguille marquait…minuit moins trois…


Tout cela a-t-il été l’effet du hasard, ou de l’intervention d’un esprit ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas prêt cependant à croire à une combinaison aussi prodigieuse qui ne trouverait sa cause nulle part. Je m’exposerai moins encore à me perdre dans les nuageuses hypothèses d’une dissertation sur le spiritisme.

Dans tous les cas, depuis cette singulière affaire,… je dors bien.