Petites Confessions/Texte entier

Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. i-289).

EN MANIÈRE DE PRÉFACE

Le petit rhétoricien de province, qui, tout en rimant sur son pupitre d’étude des vers amoureux, laisse emporter son esprit par les réves les plus brillants de gloire littéraire, ne pense pas sans une humilité infinie à ceux dont la fortune a grandi et répandu les noms. Si audacieux qu’il soit réputé parmi ses camarades, il tremble cependant à considérer qu’un jour il pourrait peut-être parler à un académicien, à un journaliste puissant, à un acteur-sociétaire. Comme ils lui semblent peu accessibles, et au-dessus des autres hommes, ces romanciers, ces dramaturges et ces chroniqueurs dont il dévore les écrits en se cachant du pion, et comme Paris, où ils habitent, lui paraît plus loin que ce fameux Quimper-Corentin dont on amusa son enfance ! Le moindre rédacteur de la moindre feuille, même pornographique, acquiert à cette heure où s’unissent à l’imagination le désir et l’effroi, une estimable importance. Ignorances et craintes aussi puériles que charmantes, qui procurent au cerveau une fièvre plus bienfaisante et plus agréable que celle du baccalauréat ! Pourtant, les examens passés et la capitale atteinte, il s’aperçoit tout de suite, même s’il demeurait au bout de la France, qu’il n’y a entre ces célébrités diverses et lui-même que le prix d’un voyage en troisième classe, s’il est pauvre, en première, s’il est riche. Il suffit de flâner sur le boulevard, ou de traverser le pont des Arts à un certain moment de la journée, pour en voir quelques-unes, les frôler, les coudoyer, les bousculer si l’on y tient… Pour trente-cinq sous un fiacre mènerait à leur porte… trente-cinq sous ! on entrerait chez eux, on causerait avec eux, on leur toucherait la main… trente-cinq sous ! Et le petit rhétoricien de province, si vraiment il éprouve une envie très vive de se pousser, n’hésite point. J’en sais cependant qui, timides et incertains d’eux-mêmes, n’ont pas osé arrêter le cocher maraudeur et lui jeter l’adresse suspendue à leurs lèvres, et sont retournés dans leur pays, médecins, notaires ou avocats, dépouillés des jeunes ambitions que, par vengeance, ils raillent et méprisent maintenant.

Je n’ai point subi pareille timidité, je l’avoue, et, avec cette assurance qui vient beaucoup d’une âme naïve, deux ou trois fois la semaine, le matin de préférence, je m’en fus, enfin délivré des cours de Sorbonne, tirer la sonnette de quelques notoriétés. Comme les académiciens m’effrayaient un peu cependant, je commençais par ceux qui, tout en frisant ou dépassant la quarantaine, étaient alors considérés comme des jeunes. Aimables gloires naissantes, promptes à accueillir avec un sourire bienveillant et une parole d’émotion discrète, cet étudiant mal dégrossi qui s’essayait à une carrière littéraire par quelques visites de politesse… Ainsi je connus M. Tristan Bernard, un jour, vers dix heures du matin, alors que mal réveillé, les pieds perdus dans des pantoufles trop larges, il s’efforçait, pour m’entendre et me répondre, à vaincre son besoin opiniâtre de bâiller ; puis M. Jules Renard, assis, en robe de chambre, les lèvres pincées, le regard aigu, derrière une table chargée de livres ; puis M. Willy, au temps où il habitait rue Jacob et rassemblait chaque dimanche, à dîner, quelques joyeux invités qui avaient donné à leur bruyant et spirituel groupement le titre suggestif de « la Ménagerie » ; puis M. Pierre Veber, doux, railleur et soucieux d’élégance ; puis M. Grosclaude, en pyjama de flanelle blanche rayée de bleu. Je les aimais : ils avaient diverti mes heures solitaires, et celles aussi que je perdais aux conférences latines, grecques et françaises de l’Université, et je le leur disais simplement, et ils étaient contents. Heureuse époque de sincérité ! Je ne songeais point à écrire d’articles sur eux : quel journal d’ailleurs eût accepté ma prose de débutant, ou quelle revue ! Je pensais seulement, en les quittant, que j’avais vu ces hommes, dont l’ironie, parfois sentimentale, avait charmé mon esprit, et que, si par hasard j’assistais à une première, la salle contiendrait deux ou trois personnes qu’il me serait possible de saluer. Désirs ingénus et touchants, encore qu’un peu ridicules…

Des mois passèrent… S’il est noble de noircir, dans une petite chambre, à la faible clarté d’une mauvaise lampe, dans la fièvre d’une ambition juvénile et désintéressée, des feuillets rectangulaires et vierges qui ne se transformeront jamais en épreuves d’imprimerie, cela n’est point lucratif… et il faut vivre. Le journalisme est le salut : il apporte le manger, le boire et le loger… il apporte aussi mille froissements, mille humiliations, qu’on supporte allègrement, si l’on a quelque persévérance, parce qu’il permet de travailler et qu’il instruit. Tout comme les autres, j’allai donc demander à quelques sommités leur avis sur des questions qui ne m’intéressaient point, continuant, en les variant, et sous une autre forme, ces visites que j’avais entreprises au sortir de la vingtième année. Il m’arriva d’être très mal accueilli. J’ai pieusement, ainsi, conservé le souvenir de la réception que me réserva un vieil amiral retraité… Il était membre du Conseil de la Légion d’honneur, et, à la suite d’incidents aujourd’hui sans doute oubliés, il devait joindre sa démission à celle de quelques autres de ses collègues. J’entrai chez lui, un soir vers sept heures. Dieu ! en quels termes sonores il salua ma tremblante apparition ! Je venais le déranger, bon dernier sur vingt journalistes plus rapides, et il me le fit bien voir. Je ne l’ennuyais pas, je ne l’embêtais pas, je… je crus, un instant, que le général Cambronne ressuscitait devant moi, puis le flot de jurons écoulé, il ouvrit la porte et me poussa dehors. C’était un vieux loup de mer : je ne lui en ai point gardé rancune et je remerciai même la Providence qui m’avertissait si durement de renoncer à de semblables besognes.

Je méditais souvent cependant (c’est un mot bien grand pour une bien petite chose !) sur l’interview. Il me semblait qu’on pouvait, au lieu de la borner à la reproduction en français équivoque d’un entretien rarement palpitant, la rendre amusante, vivante et lui ajouter, sans être trop prétentieux, une légère valeur littéraire. M. de Goncourt se plaisait à citer les nombreux articles de grand reportage, dont la langue l’avait séduit, en même temps que leur observation exacte ou évocatrice, et M. Paul Adam, qui est à l’heure actuelle, je crois bien, notre plus puissant romancier, ne regrette point les années qu’il consacra à décrire, pour les lecteurs d’un journal, d’émouvantes scènes d’actualité. Quelle joie pour un écrivain curieux et épris de réalité, que de saisir chez lui, dans le cadre familier qu’il s’est composé, dans ses attitudes, ses gestes, ses tics même, un homme sur lequel pour quelques jours l’attention se fixe !L’intérêt de ses paroles ne consiste pas tant dans les paroles elles-mêmes que dans la manière dont elles sont prononcées. L’un est solennel, l’autre gai, un troisième prime-sautier. L’un pose devant le visiteur, l’autre s’abandonne, un troisième se défend… Le portrait, tel qu’on le conçoit et qu’on le publie à l’ordinaire, est froid, abstrait, et, pour ainsi s’exprimer, mort. Il me rappelle ces tableaux de famille, où les ancêtres s’offrent à l’admiration affectueuse de leurs descendants, graves, compassés, fuyant le naturel comme une monstruosité. L’interview, au contraire, devait représenter l’interviewé vivant, le peindre avec cent détails, toujours caractéristiques, ne lui accorder grâce d’aucun de ces gestes, d’aucun de ces mots, qui éclairent soudain un tempérament, détails que l’observation choisit et accumule, mais qui se groupent, s’unifient, constituent un homme que nous voyons marcher, parler, agir, une nature dont nous comprenons toutes les manifestations et qui devient à l’instant différente à jamais de toutes les autres.

La Fortune, déesse aveugle, et néanmoins clairvoyante, réalisa ce rêve un peu audacieux. M. Henry Simond, directeur de L’Écho de Paris, était, en même temps que moi, sollicité par la même pensée. Il voulut bien me prêter, pour mes essais, les premières colonnes de son journal. La bienveillance que rencontrèrent ces articles auprès des lecteurs m’a encouragé à les publier en volume. Je les livre à l’incertitude du sort, trop heureux d’avoir pu, en les écrivant chaque semaine, me créer l’amitié de certains de ceux que j’ai tâché de présenter le plus exactement.

P. A.
À MM. HENRY ET PAUL SIMOND
directeurs de L’Écho de Paris


en hommage reconnaissant.
P.A.

M. ALBERT SOREL

Il est, à Honfleur, au bord de la grand’route qui mène de Rouen à Alençon, une maison que cachent un peu, en été, les branches touffues des ormes. Elle est paisible, douce et heureuse. Un jardin l’entoure à demi, où sous les arbres sommeille un étang, et des coteaux verdoyants, qui arrêtent et charment le regard, forment son horizon. Le matin, elle rit sous les premiers rayons du soleil qui l’éveillent de leurs caresses, et, le soir, quand les ombres indécises commencent à descendre, elle semble se recueillir et songer. Parfois, le cri d’une sirène invisible trouble le silence, ou le cri lointain d’un paysan excitant ses chevaux. La mer est toute proche, on la devine, on en respire la brise fraîche, on voit presque les voiles frissonnantes des barques de pêcheurs. C’est là que naquit, d’une vieille famille normande, Albert Sorel, l’historien de l’Europe et de la Révolution française ; c’est là que, chaque année, fidèle à la terre de Flaubert et de Maupassant, il vient se reposer en travaillant ; c’est là qu’il acheva ce livre magistral Bonaparte et le Directoire, qui éclaire de la plus éclatante lumière et fixe à jamais les retentissants débuts de la légende napoléonienne, et c’est là qu’il termine les trois derniers volumes de cette œuvre colossale, qui va de la chute de la royauté aux traités de 1815.

C’est de cette demeure tranquille et accueillante que je me souvenais en sonnant à l’appartement de la rue d’Assas, où, depuis qu’il n’est plus secrétaire général du Sénat, habite M. Albert Sorel, car mes yeux en garderont toujours l’image délicieuse. Pourtant, là aussi, à deux pas du Luxembourg, je retrouvais le même calme provincial. Comme j’étais loin du boulevard, de ses potins et de sa turbulence, et comme soudain ces quelques mètres de macadam, qui s’étendent de la rue Drouot à l’Opéra, et qui semblent si importants quand on les foule, devenaient insignifiants ! Par la fenêtre du cabinet, j’apercevais les arbres dénudés du jardin, et le ciel gris où s’amassaient des nuages. Trois bibliothèques chargées de livres cachaient le mur du fond ; sur la cheminée, un Molière méditait ; sur le mur de droite, au-dessus du belliqueux portrait de son fils, en uniforme de fantassin de deuxième classe, des marines de Boudin s’accrochaient, femmes de matelots cherchant au loin le bateau surpris par la tempête, bateaux quittant le port, quais tumultueux et grouillants au retour de la pêche ; et plus loin, signé du nom d’un jeune peintre normand, Léon Le Clerc, plein de talent, une vieille rue de Honfleur, à la fois sombre et lumineuse.

Lié d’une profonde amitié avec son fils et son gendre, j’avais si souvent causé avec lui qu’à cette heure où je venais le voir d’une façon presque officielle, le journaliste que j’étais, pour quelques instants, se sentait terriblement gauche. Sagement, je m’assis au bord d’un fauteuil, et comme il m’avait offert un cigare, je le conservais avec respect entre mes doigts. Je n’aurais pas senti plus de gêne, si j’avais été reçu pour la première fois. Lui, sur une chaise, à sa table, où une paire de lunettes maintenait des feuillets noircis, près d’une bibliothèque tournante où philosophait un petit éléphant de peluche, il me regardait en souriant. Nous restâmes ainsi silencieux quatre ou cinq minutes, qui me parurent aussi longues qu’un siècle. Je cherchais vainement une phrase, et l’idée ne me venait point de noter que M. Albert Sorel était très grand, pareil, avec son nez en forme de bec d’aigle, à un aventureux Normand d’autrefois, ni que ses cheveux étaient gris, ni qu’il portait une jaquette noire rougie d’une rosette à la boutonnière ; car, le connaissant depuis trois ans, ces détails ne me frappaient pas. Je découvrais seulement qu’il avait rajeuni, et avec naïveté j’en attribuais la cause à la joie d’avoir quitté à jamais l’Administration.

— Eh bien ! mon ami, me dit-il, qu’est-ce que je dois vous raconter ?

J’esquissai un geste vague d’ignorance, et nous ne pûmes nous empêcher de rire. Ce rire me sauva.

— Puisque votre livre vient de paraître, lui dis-je, le plus simple est de parler d’abord de lui et de votre œuvre. Comme au bout de quelques instants, les conversations les plus sérieuses s’égarent toujours vers des sujets différents de ceux qui les provoquèrent, nous n’aurons…

Des deux mains, M. Sorel approuva.

— J’ai lu tout récemment La Grande Falaise, votre premier roman, lui dis-je, car vous avez débuté dans la littérature par le roman, n’est-ce pas ? L’action se déroule en pleine Terreur, et les personnages sont des émigrés et des républicains. Je me suis demandé s’il n’y avait pas, dans ces trois cents pages, comme le germe de vos études historiques, et si ce n’était pas en étudiant la Révolution, pour documenter des romans, que vous aviez été amené à l’étudier pour elle-même.

M. Sorel s’étonna : « Comment ! vous avez lu La Grande Falaise ? » et comme je m’étonnais qu’il s’étonnât, il reprit :

— Mon Dieu ! en me consacrant à l’histoire, je n’ai pas abandonné le roman. L’historien est aussi un romancier : il raconte. Quand vous écrivez un roman — je ne parle pas d’un roman de pure fantaisie — vous dépeignez des hommes dans un milieu, à une époque donnés… ce milieu, cette époque, il faut que vous les connaissiez ; ces hommes, vous les avez vus, tout au moins vous savez comment ils pensaient, quels étaient leurs goûts, leurs vices, leurs vertus. Eh bien ! l’historien fait-il autre chose que dépeindre des hommes, à une époque donnée ? Cette société, que le romancier reconstruit avec des personnages d’imagination, lui, la reconstruit avec ceux-là mêmes qui la constituaient… Et puis, les événements m’ont entraîné. J’étais attaché avant la guerre aux Affaires étrangères, je l’étais encore en 1870, à Tours ; je lisais, je copiais, je rédigeais des papiers diplomatiques. L’histoire contemporaine s’accomplissait sous mes yeux… Pendant vingt-six ans, au Sénat, j’ai continué d’être, en même temps qu’un fonctionnaire zélé (ici, les lèvres se fendirent d’un large sourire), le spectateur attentif de la vie politique. On ne vit pas impunément dans une pareille atmosphère.

Mais j’avais mon idée. Il me plaisait de retrouver déjà l’historien dans le jeune diplomate épris de littérature et je voulais que ce roman contînt toute l’histoire de l’Europe et de la Révolution, du moins toutes ses idées directrices : et M. Sorel ne me contredisait pas trop.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Vous vous rappelez peut-être cette scène : les officiers sont réunis, on leur a appris la mort de Danton. L’un d’eux s’écrie avec colère : « Nous ne nous battrons pas pour Saint-Just et Robespierre », et leur général répond : « C’est pour la République, contre ses ennemis, que nous nous battons. » Vous savez si on m’a reproché ma sympathie pour Danton et mon horreur pour Robespierre. Voyez, elles sont déjà dans ces quelques lignes et ce livre renferme même cette idée, que je crois capitale, que la Révolution a été avant tout nationale. Dans les discours, les orateurs peuvent bien crier qu’elle est cosmopolite. Les faits prouvent le contraire. Nous l’avons propagée chez des peuples étrangers, c’est vrai, mais ce sont ces peuples qui, à leur tour, ont fait une révolution nationale. Les idées abstraites…

Ce n’est plus l’académicien, c’est le professeur aux Sciences politiques qui est devant moi. Les mains, qui frappent la table, accentuent de leurs coups répétés les démonstrations ; la voix s’est animée, elle veut convaincre et prouver ; le bras se tend, comme pour apporter des arguments. Soudain, M. Sorel s’interrompt et se prend à rire.

« Tiens, c’est un cours que je vous fais. »

M. Albert Sorel s’est levé. Il a quitté la table qui faillit se transformer en chaire professorale et, désertant les jardins de l’histoire, il évoque, comme mes yeux sont fixés sur les aquarelles de Boudin, les ciels gris et bleus de la côte normande, avec la mer moutonnante et les collines vertes, « toute cette nature colorée, mouvante, contrastée, tour à tour riante, épanouie, mélancolique, douloureuse à l’automne, hérissée en hiver et peuplée de fantômes, qui enchante, berce, endort, trouble, épouvante[1] ». Les bruits de la rue arrivent, affaiblis, jusqu’à nous. Un rire d’enfant perle tout près. C’est bien l’homme privé qui parle maintenant et mon esprit se rappelle la gaîté charmante des soirées dominicales où il réunit, après dîner, ses jeunes amis, ainsi qu’il les appelle lui-même, jeunes poètes, jeunes dramaturges, jeunes romanciers, dont le plus âgé a tout juste vingt-huit ans. Nul plus que lui, en effet, n’est soucieux de la vie moderne et de l’art contemporain, et toute cette jeunesse, à la fois ambitieuse et inexpérimentée, bruyante et ardente, le consulte, l’interroge, lui confie ses espoirs. Les doigts sans cesse occupés à rouler des cigarettes, il va d’un groupe à l’autre, dépassant les plus grands de sa haute taille, courbé vers les plus petits. C’est une symphonie entendue l’après-midi qu’il discute : c’est une pièce en répétition, L’Indiscret, d’Edmond Sée, ou La Rabouilleuse, d’Émile Fabre, dont il s’inquiète ; c’est un roman récent qui l’a séduit et qu’il loue avec un enthousiasme de jeune homme. Mme Marcelle Tinayre ne se doute peut-être pas des lecteurs qu’il lui amena ainsi, un soir où il glorifiait La Maison du Péché, Mme Henri de Régnier saura peut-être, par des échos affectueux, combien il fut parlé chez lui de L’Inconstante, et M. Paul Adam n’ignore pas quel admirateur fervent il possède en lui. Rien ne lui plaît cependant plus qu’une conversation générale. Il peut alors, pour ainsi dire, pousser les intelligences et les obliger à se révéler tout entières. Pour être en force, tous à l’ordinaire se liguent contre lui. Un jour il fut seul à soutenir la beauté de la littérature présente, alors que tous les jeunes écrivains qui l’entouraient en déploraient, avec des soupirs désabusés de vieillards, la décadence irrémédiable. Mais lui, qui avait assisté à l’apparition des chefs-d’œuvre des parnassiens et des naturalistes, qui avait goûté l’impatience d’attendre des vers de Hugo, un roman de Daudet ou de Maupassant, tenait bon et défendait les contemporains avec l’ardeur de Perrault défendant, dans les salons du xviie siècle finissant, les modernes contre les anciens. C’était lui ainsi qui apparaissait comme le plus jeune de nous tous, et n’est-ce pas d’ailleurs le propre des grands talents qu’ils demeurent toujours jeunes ?

LA COMTESSE
MATHIEU DE NOAILLES

« Mais oui, je suis socialiste, anarchiste peut-être. Je crois au peuple et à la fraternité des peuples, j’ai foi dans la science qui mène à la justice et à la pitié, et j’ai l’espérance d’un avenir qui sera comme un éternel été. »

D’une voix brève, nette et chaude, Mme la comtesse de Noailles vient de jeter cette phrase avec toute la conviction d’une jeune apôtre révolutionnaire, et ma surprise est si profonde et soudaine que je ne trouve rien à répondre. Comme si j’avais rêvé, je la regarde. Elle porte une longue robe flottante de foulard bleu piqué de blanc, et ses mains qui sortent, fines et étroites, des manches aux engageantes de mousseline, serrent nerveusement le rebord doré du canapé sur lequel elle s’agenouille. Sous le casque bas de ses épais cheveux noirs, ses immenses yeux clairs illuminent d’une flamme ardente la pâleur du visage. Fragile, menue, un sourire aiguisé et mystérieux aux lèvres, on dirait une petite princesse échappée des légendes orientales. Rien autour de nous, pourtant, n’a tressailli à l’entendre. Le salon blanc, tendu de soie bleu de lin, tout encombré de bergères et de chaises à médaillons, semble toujours prêt à recevoir, dans sa lumière discrète et fleurie, avec leurs galants et leurs philosophes, les belles qui vécurent au siècle de Louis le Bien-Aimé. Le maréchal bardé de fer qui, au-dessus de moi, tient avec autorité son bâton étoilé de commandement, ne l’a pas brandi hors de son cadre d’un geste menaçant, et les deux marquis poudrés à frimas, voluptueux et frivoles, qui ornaient jadis le salon de Mme d’Houdetot n’ont pas eu, sous le verre de leurs portraits, la moue dédaigneuse des petits-maîtres d’autrefois. Les cavaliers militaires, dont je vois filer les dolmans sur l’avenue Henri-Martin, ne se doutent guère quelle âme éprise de révolte cachent ces murs devant lesquels ils passent indifférents. Alors, étonnée de mon étonnement, celle qui publia, il y a deux ans, les vers à la fois émouvants et étranges du Cœur innombrable, et dont le premier roman, à peine paru, La Nouvelle Espérance, agite déjà le Tout-Paris mondain et littéraire, reprend avec tranquillité :

— Mais oui, je suis avec ceux qui veulent pour la masse de tous les hommes plus d’équité et plus de bonheur. Oh ! je ne suis pas avec les ducs et les princes, oh non ! Voyez : n’approchons-nous pas, de plus en plus, de cet idéal, et n’y a-t-il pas, chaque jour, de nouvelles lois sociales qui répartissent mieux la justice et la liberté, et dont vous-même vous profitez ?

Ma surprise ne s’évanouit pas ; elle augmente et elle se peint sur ma figure, et aussi le doute que je conserve sur l’excellence de ce progrès et sur la possibilité de ces chimères, et je ne parviens pas à m’empêcher de murmurer :

— Je ne crois pas qu’il y ait, aujourd’hui, plus de justice ou plus de liberté. Au contraire…

Vive, enthousiaste, obstinée à me convaincre, Mme de Noailles m’interrompt :

— Si, si. Tenez, ces malheureux Espagnols de la Mano Negra, depuis quinze jours, ils sont libres, et c’est aux socialistes qu’ils le doivent. N’est-ce pas admirable, ce résultat ? Vous ne pouvez pas le nier, et vous ne nierez pas non plus que la science seule nous permettra de réformer la société selon des règles certaines. N’est-ce pas elle qui nous apporte la vérité absolue et qui délivre la foule de l’erreur ?

— Il n’y a pas de vérité absolue, fais-je en secouant la tête, et je ne comprends pas qu’il y ait des hommes assez orgueilleux pour s’imaginer la posséder et surtout vouloir l’imposer aux autres. Pour moi, je n’admettrai jamais qu’un de mes semblables m’oblige à penser comme lui.

Peut-être ai-je mis un peu d’excitation à prononcer ces mots. Mme de Noailles reste un instant muette, puis un sourire éblouissant découvre ses dents :

— Vous êtes celui qui ne veut pas qu’on l’ennuie, dit-elle amusée, avec une légère et ironique miséricorde, et, quittant le canapé, elle traverse la chambre, s’enfonce dans un fauteuil :

— Laissons la politique, voulez-vous ? ajoute-t-elle ; nous ne nous entendrons jamais.

Nous ne nous entendrons jamais, en effet, j’en ai peur, et Mme de Noailles me rappelle ces femmes curieuses et trop intelligentes qui, à la veille de 89, applaudissaient Beaumarchais et les philosophes, et travaillaient elles-mêmes à leur ruine. D’ailleurs, ce n’est pas l’utopiste disciple de M. Jaurès que je suis venu voir, c’est le poète qui comprit et aima l’âme profonde et multiple de la nature, « la lumière du jour et la douceur des choses, l’eau luisante et la terre où la vie a germé », et c’est aussi le romancier. Et je songe avec un excusable dépit que les plus belles œuvres de cet hiver ont été écrites par des femmes, La Maison du Péché, ce grave et ardent roman ; L’Inconstante, ce conte délicieux de volupté insoucieuse ; La Nouvelle Espérance enfin. Sur la table de travail, j’aperçois, d’ailleurs, à côté d’un numéro déchiré de L’Action française, les deux premiers volumes du théâtre d’Hervieu, tout près de L’Inde, de Loti, et Mme de Noailles, qui a suivi mon regard, ne contient pas une minute les éloges qui se pressent sur sa bouche. Quelle faculté de se passionner et d’admirer ! Maintenant, les noms de tous ceux qui sont les maîtres de son esprit et de sa plume, Montaigne, Michelet, Vigny, Baudelaire, Barrès, France, montent à ses lèvres. C’est d’elle-même pourtant que je voudrais qu’elle parlât. Fille d’un prince roumain et d’une Grecque, que doit-elle à ce pays où règne Carmen Sylva, et qui, situé en Orient, demeure encore latin ? Ai-je pensé tout haut ? Je ne sais ; mais Mme de Noailles a presque bondi et elle s’écrie :

— Ah ! vous croyiez que j’étais née en Roumanie, parce que je m’appelle Brancovan ? Mais non. Je suis née à Paris, aux alentours de l’Arc de Triomphe, et j’ai tout juste, à douze ans, passé une semaine au pays de mes ancêtres.

La voix baisse, s’adoucit :

— J’ai l’horreur des voyages, et le goût presque maniaque de l’habitude. Je suis un être de solitude, je m’épuise en imagination, et toute chose est pour moi si nombreuse et si riche qu’elle me suffit à elle seule. Ma vie privée m’est indifférente : je me suis détachée de toutes les obligations mondaines, je ne vais que chez des amis. Ma vie, qui est pauvre d’événements, s’écoule dans la pensée la plus violente, et mon âme est si passionnée qu’elle s’étend toujours au delà de moi-même. Et puis, j’ai trop l’angoisse de la rapidité du temps pour l’accroître encore en changeant de contrée.

— Alors, vous n’êtes pas de celles qui cherchent sous tous les cieux des aspects divers de la nature ?

— Non. N’importe quel coin du Bois de Boulogne me donne les idées les plus champêtres. Qu’est-ce que je connais ? Paris, où j’habite, la Seine-et-Oise où s’élève le château de ma belle-mère, la Haute-Savoie où tous les ans je vis trois ou quatre mois, près d’Évian, dans une propriété. Je ne veux pas en connaître davantage. Il m’est arrivé d’aller dans le Midi et d’approcher de la frontière italienne, — et j’ai souffert, comme d’un mal physique, des changements que je percevais déjà. Je n’ai pas besoin d’aller au loin chercher la nature. Je la trouve partout et je l’aime partout. Le soir plus qu’à toute heure, car c’est le soir où elle possède le plus de moments émouvants, et où elle est tout à la fois autour de moi comme un isolement et un être vivant. Je l’aime pour mille raisons, si complexes que les mots me fuient. Je l’aime pour tout ce qu’elle a, en ses différentes phases, de correspondant avec l’état humain, et je l’aime encore parce qu’étant le calme, le repos, la vie interrompue, elle renferme toutes les possibilités.

Comme le poète ressemble en cet instant à la jeune socialiste ! Ce sont les mêmes yeux brillants, la même parole emportée, la même précipitation des pensées. Elle a pour le monde des plantes la même tendresse enthousiaste que pour le monde des hommes. Tout de même, je lui rappelle les railleries dont quelques critiques l’accablèrent pour avoir dans ses vers chanté la courge, la salade, la citrouille, le haricot. Ces souvenirs l’amusent ; elle rit, puis, subitement sérieuse, elle répond :

— Eh bien ! il y a dans Werther un moment où il est parlé du chou, c’est sublime. J’aime de la nature, voyez-vous, tout ce qu’elle a de favorable à l’homme. Je chéris la terre qui nourrit. Pour moi , les plantes potagères deviennent des êtres de vie, et je leur découvre tout un côté secret et familier. Elles surgissent moins que les fleurs, elles tiennent plus au sol, elles rampent presque, elles ont toute l’âme de la terre. Et puis, elles sont belles.

Elle se penche, tend le bras :

— Il y a une infinie poésie dans le radis ! fait-elle…

Une question m’échappe :

— Étiez-vous, toute enfant, déjà sensible à cette poésie ?

— Non. C’est à dix-sept ans que cet amour de la nature a brusquement surgi en moi. J’avais déjà écrit des vers à douze ans, des vers mélancoliques et graves, où pesait le souci de la mort, bien que je fusse très heureuse. Ensuite, j’avais écrit des idylles grecques. Tout d’un coup, je n’ai plus eu de la vie qu’une idée végétale. Je regardais la nature vraiment comme la regardent les enfants qui sont près de la terre. Elle s’engouffrait dans mon cœur. Cela a duré deux ou trois ans. Le jour où j’ai pu la chanter, j’ai savouré toute la joie d’une délivrance… C’était un vase trop plein qui s’épanchait. Il fallait que j’écrive ; écrire était pour moi un acte aussi naturel que rire, pleurer, dormir.

— Mais alors, demandai-je, les vers ne vous procurent-ils plus de volupté, que vous veniez au roman ?

— Oh! j’écris toujours des vers, mais, à vrai dire, les vers m’apparaissent comme un moment unique de sincérité… Ils donnent toujours de la joie, jamais de la douleur, à cause de l’exaltation qu’ils produisent. La prose, c’est tout le contraire. Elle est le seul vêtement de tout ce que la vie a de douloureux. Le roman, c’est toute la vie, et puis, il y a une chose que je voudrais vous expliquer, et je crains de n’y pas réussir. En écrivant un roman, je ne poursuis que l’exactitude de l’émotion… comprenez-vous ? Tenez, il y a une foule de termes qui ne me semblent plus exacts. Alors, j’en prends d’autres, et je les dévie de leur premier sens. Par exemple, on s’est beaucoup moqué de moi, parce que j’ai écrit « des yeux sifflants » : on a eu tort. Les yeux que je voulais décrire, je les voyais sifflant. Un autre aurait écrit « perçants », ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement.

L’aiguille recourbée de la pendule de laque vert marquait une heure. Dans l’antichambre, une voix d’enfant perla. Mme de Noailles abandonna son fauteuil, et, comme nous arrivions près de la porte, elle leva vers moi ses grands yeux où passait quelque inquiétude :

— Alors, vous allez raconter tout ce que je vous ai dit sur moi ? Mais j’ai très peur maintenant, on va me blâmer d’avoir tant parlé.

Je répondis avec simplicité :

— Je dirai même que vous êtes anarchiste, et que vous rêvez la mort par la bombe de tous les aristocrates et de tous les bourgeois.

Elle me regarda, toute surprise, presque triste, et elle eut un geste charmant d’horreur et de pitié, comme pour éloigner de son esprit une cruelle vision :

— Oh non! fit-elle, pas de hombes. pas de bombes…

Et, souriant, elle ajouta :

— Je suis une anarchiste selon l’Évangile.

LE PÈRE OLLIVIER

Comme je m’étais égaré au faubourg Saint-Antoine, une affiche collée sur les murs de l’église Saint-Paul-Saint-Louis arrêta mon regard : elle annonçait le premier sermon du Père Ollivier pour le Carême. Je me rappelai la fameuse oraison funèbre prononcée au lendemain de la catastrophe du Bazar de la Charité et qui avait soulevé tant de clameurs, et j’entrai. C’était le soir, à l’heure où, la grande nef éclairée par les lumières des lustres et les bas-côtés toujours dans l’obscurité, les églises deviennent plus mystérieuses à la fois et plus intimes. Au pied de la chaire, de l’autel au baptistère, les fidèles se pressaient, hommes, femmes, jeunes gens, presque tous de petite bourgeoisie. La canne du suisse frappa les dalles avec un rythme majestueux, les rangs des auditeurs s’ouvrirent, une rapide curiosité parcourut la foule, puis le silence de nouveau régna.

Le Père Ollivier se dressait dans la chaire. De la place où j’étais, j’apercevais de profil cette tête forte et énergique, aux yeux durs et vifs, aux cheveux gris et ras, au nez comme cassé et écrasé. Il demeurait muet et pensif. Soudain, il étendit les bras, soulevant la capuche noire qui recouvrait sur les épaules sa robe blanche de Dominicain et lentement, gravement, accentuant les r, appuyant sur les e, il laissa tomber ces mots : « Les efforts de l’erreur et du mal sont en notre temps particulièrement dirigés contre la famille, et la famille n’est plus qu’un souvenir. Il faut donc travailler à la reconstituer, et puisque la famille naît du mariage, il nous faut étudier la vraie préparation au mariage. Telle préparation, tel mariage ; tel mariage, telle famille. »

Des minutes s’écoulèrent : il donnait à ceux qui devaient l’écouter le temps de comprendre toute la gravité du sujet qu’il allait traiter. Alors il exposa qu’il envisagerait la question au double point de vue des principes et des mœurs : 1er point : que doit être le mariage ? 2e point : ce qu’il est. Puis, sans autre préambule, il commença. Que voulait-il prouver ? que le mariage est d’institution divine. Il établit donc cette vérité sous la forme suivante : « Dieu est le principe de toute chose, et s’il a créé des êtres intelligents, tout être intelligent doit se gouverner selon sa loi. Donc l’homme étant la créature de Dieu, tout ce qui est dans sa vie et dans son être ne peut se régler en dehors de Dieu. Donc le mariage ne peut se faire en dehors de Dieu. » Dès lors ce raisonnement fut toute la première partie de son prêche. Il le reprenait de mille façons, le triturant comme une pâte molle, ou mieux, le démolissant, le reconstruisant, le redressant ainsi qu’un jeu de patience qui donnerait toujours de tous ses côtés et dans toutes ses combinaisons la même figure, puis l’envoyant comme un projectile en plein visage de l’auditeur, pour le persuader et le convaincre par un argument sans réplique. Les or, les donc, les par conséquent, les par suite, se suivaient les uns les autres, en hâte, pressés et se pressant, s’entraînant, se bousculant, et la voix forte, jamais adoucie, toujours emportée, ressemblait à une voix de général dominant la mêlée et poussant ses troupes à l’attaque, tandis que le bras droit sans cesse tendu, puis replié sur la poitrine, puis de nouveau en avant, d’un geste de commandement, montrait là-bas, sur la montagne du mal, l’ennemi infâme qu’il fallait mettre en fuite. Les mots souvent échappaient à sa pensée trop rapide : il saisissait au passage le premier que son esprit rencontrait, si abstrait qu’il fût, séduit même peut-être par ce qu’un mot très abstrait pouvait avoir pour les fidèles d’inconnu et de redoutable. Parfois aussi, son ardeur un peu calmée, il s’abandonnait à quelque tournure familière, les coudes sur le bord de la chaire : « Oseriez-vous dire que le mariage peut être préparé en dehors de Dieu ? Non! n’est-ce pas ? pas possible, pas possible. » Mais vite, vite, comme s’il eût commis une faute de tactique, il s’élançait sur ses syllogismes, les ressaisissait et les précipitait de nouveau à la bataille, puis, les bras en croix, la tête haute, la voix exaspérée, illuminé, il concluait.

Après une pareille avalanche de démonstrations, les fidèles éprouvaient le besoin de se reposer, le P. Ollivier aussi. Quatre ou cinq minutes passèrent ; le P. Ollivier buvait à même un petit flacon rempli d’un liquide noir et s’épongeait le front. Il lui restait à développer son deuxième point : le mariage tel qu’il se fait aujourd’hui. Vous devinez que ce mariage-là n’est point de son goût : il le repousse, il l’exècre. Ne vous attendez plus aux fatigants raisonnements de tout à l’heure. Le temps de rappeler son principe : Le mariage ne peut être préparé ni accompli en dehors de Dieu, et le voilà qui s’indigne, s’irrite, s’emporte, à la fois violent et ironique, amer et bonhomme. Appuyé au rebord de la chaire, penché vers les fidèles, il interpelle les hommes, puis les femmes, bien plus il interpelle celui-ci, il interpelle celle-là : « Mais, n’est-ce pas, vous, Monsieur, qui me regardez, vous voulez que votre belle-fille apporte une belle dot, de belles relations, de belles parentés ; et vous, Madame, qui baissez la tête, vous voulez que votre gendre soit un fonctionnaire d’avenir, ou un tripoteur heureux, ou un député prêt à toutes les compromissions ? Dieu se moque bien que votre bru ait trois ou quatre domestiques, ou s’habille chez les grands couturiers, et il se moque bien aussi que votre fils soit protégé par des politiciens influents, ou sur le point d’être décoré. Il se moque bien vraiment de tous vos beaux mariages, qui ne sont que de sots mariages et qui unissent entre eux des jeunes gens faits pour s’unir comme moi pour commander un régiment de cuirassiers. » Rien ne l’arrête, et, pareil aux moines prêcheurs du xvie siècle, il emprunte à son vocabulaire les termes les plus terribles et les plus expressifs : « Quelle infâme et fétide comédie que vos mariages ! s’écrie-t-il. Vous, Monsieur, vous rappelez-vous le temps de vos fiançailles ? Vous avez usé votre cœur et souillé votre corps aux plus viles débauches et vous avez osé, les lèvres polluées par toutes les baves, exiger que votre fiancée vous donnât des lèvres ignorantes de tout serment et de tout baiser, une âme vierge de toute pensée impure. Ah ! vous en aviez de bonnes ! Vous étiez las, brisé et malade, il vous fallait faire une fin. Vous vous étiez bien amusé, vous aviez, comme on dit, passé votre jeunesse, personne ne songeait à vous le reprocher, c’est admis, c’est approuvé : vous aviez droit, en récompense de toutes ces ignominies, à une jeune fille innocente et blanche. Et vous vous étonnez si l’adultère est dans votre maison !… » Qu’on ne trouble pas, à un pareil moment, le sévère prédicateur ! Qu’un étourdi ne se risque pas à parler ou à remuer une chaise ! « Dieu, disait-il, a créé l’homme capable de comprendre, d’aimer… » À ce moment, un murmure indiscret s’éleva et des souliers raclèrent le sol. « Il l’a fait aussi capable de se taire, s’écria le Père en se tournant brusquemont vers le téméraire auditeur, et je vous prie de vous taire et de ne pas bouger. »

Des sourires, je l’avoue, couraient sur les lèvres des fidèles et ces sanglants reproches semblaient causer plus de plaisir que de peine. Le P. Ollivier s’en aperçut bien. Il se redressa, leva les bras au ciel, puis se penchant de nouveau, d’une voix plus douce, il soupira : « Oh ! je le sais, mes prédications n’auront sur vous aucun effet. Les femmes spirituelles, qui sont là, diront demain dans leurs salons, en recevant leurs amies : « Oh ! oh ! il va un peu loin, ce brave Père ; il est impertinent, il est insolent ; mais il est si amusant ! » N’est-ce pas, je suis amusant ? Vous venez ici comme au théâtre. Et vos maris, messieurs vos maris, qui ont pour leur toit conjugal des principes qu’ils n’emportent jamais quand ils sortent, ils s’indigneront. « Comment a-t-il osé dire cela ?… Non, non, c’est trop. » Et ils vous empêcheront de revenir. Je ne me leurre d’aucune illusion. » Cette tristesse cependant ne dura pas : elle se changea en colère : du haut du ciel, la vengeance divine guettait toutes ces âmes légères et vaines. Dieu bientôt s’amuserait de ces pécheurs endurcis, et rirait, et le P. 0llivier, lui aussi, s’amuserait et rirait. À chacun son tour. Ridebo ego quoque

Comme dix heures sonnaient, et que les auditeurs quittaient l’église, un homme, de petite taille, bedonnant et voûté, caché dans un grand manteau noir, traversa d’un pas fatigué le long couloir qui va de la sacristie à la rue Saint-Antoine… Un feutre ecclésiastique cachait son front et aussi un peu ses yeux, qui apparaissaient bons et timides… Il parlait doucement, onctueusement, avec son compagnon. À la grille, une voiture l’attendait ; il y monta avec peine ; on vit alors qu’il portait une robe blanche. C’était le Père Ollivier.

M. DENYS COCHIN

Comme j’entrais chez M. Denys Cochin, je l’aperçus tout en haut de l’escalier ; il avait couvert sa tête d’une manière de petite calotte verte, et son veston relevé pour cacher l’absence du faux-col indiquait que je le surprenais un peu trop tôt. Neuf heures avaient à peine sonné, les domestiques en étaient encore à ordonner l’appartement et, sans doute, l’honorable député, après le beau discours prononcé la veille, à la Chambre, n’aspirait qu’au repos. Je faillis m’en aller, mais je n’en eus pas le temps, une porte s’ouvrit, je pénétrai dans un cabinet, quelques minutes s’écoulèrent, et M. Denys Cochin apparut. Il avait abandonné sa coiffure matinale et le ruban de la médaille militaire parait sa boutonnière. Sous la moustache épaisse, les lèvres souriaient, et les yeux, petits et vifs, enfoncés sous l’arcade sourcilière, me regardaient curieusement. Avec sa haute taille, sa large barbe, son nez charnu, on eût dit un bon géant échappé d’un livre de légendes germaines, et je constatais avec dépit que, tout en me haussant sur les talons, je ne lui arrivais qu’aux épaules.

M. Denys Cochin s’était assis. Il savait pourquoi je venais, à une pareille heure, le déranger, et, en homme résigné à toutes les exigences de l’actualité, il s’apprêtait stoïquement au supplice de me parler de lui durant plusieurs milliers de secondes. À la fois ennuyé et amusé, m’évitant tout préambule, il me répondit avant même que je l’eusse questionné.

— Eh bien ! voilà, dit-il ; commençons par le commencement.

J’ai été élève de Louis-le-Grand, et j’ai eu là comme professeur, entre autres, le digne M. Merlet. La guerre arriva, je m’engageai au 8e lanciers. Bourbaki me prend comme porte-fanion, je fais toute la campagne de l’Est… Une terrible campagne, par la pluie, la neige, à travers des contrées glacées et gelées… Nous avions presque tous la dysenterie. Enfin, je suis de toutes les rencontres, Villersexel, Héricourt… Bourbaki me donne la médaille militaire, puis je passe en Suisse et j’y demeure prisonnier jusqu’au 17 mars. En rentrant à Paris, je trouve ma famille se préparant à fuir. La Commune avait éclaté, et un ouvrier d’une compagnie de chemin de fer, dont mon père était administrateur, était accouru le prévenir que son arrestation était décidée. Nous n’avons eu que le temps de partir. La tourmente finit. En 1872, mon père meurt ; nommé préfet de Versailles par M. Thiers, il voulait réparer le plus vite possible les ruines de toutes sortes dues à la guerre et à l’insurrection, et il travaillait sans relâche ; c’est ce qui l’a tué ; il n’avait que quarante-huit ans… Moi, j’étais entré dans le laboratoire de Pasteur : les sciences m’attiraient plus que toute autre chose : je suis resté là cinq ans, et puis, un beau jour, je me rendis compte que je ne découvrirais jamais rien de très étonnant… Oh ! j’en fus ennuyé, je vous l’assure !… Je me consolai en me livrant à la philosophie ; j’ai même écrit deux livres : L’Évolution et la Vie, résumé de mes études auprès de Pasteur, et Le Monde extérieur.

— Mais, fis-je, étonné par ce dernier titre, la thèse de docteur de M. Jaurès !

M. Denys Cochin sourit modestement :

— Oui, oui, Jaurès a traité à peu près le même sujet que moi.

Puis, comme une suite toute naturelle, il ajouta :

— Alors je devins conseiller municipal.

Savant, philosophe, conseiller municipal, curieuses étapes d’une carrière, dont les deux premières ne conduisent guère, d’habitude, à la troisième ! M. Denys Cochin devina ma surprise :

— Vous pensez que je suis devenu conseiller municipal, comme ça, sans raison, pour être quelque chose ? Tranquillisez-vous. Tous les membres de ma famille, si loin que je puisse remonter dans l’histoire, ont appartenu à l’administration municipale. Un Cochin fut échevin de Paris sous saint Louis, en 1268, et un autre, qui est, sûrement celui-là, mon ancêtre, fut prévôt du roi sous Louis XI et Charles VIII. Ce fut dès lors comme une tradition. L’abbé Jean-Denys Cochin, qui fut curé de Saint-Jacques du Haut-Pas et fonda l’hôpital Cochin, en 1780, était le fils de Claude, échevin de la ville, et d’Anne Levé, fille elle-même d’un échevin. Pendant tout le xixe siècle, il en fut de même. Jacques-Denys Cochin, à qui Louis XVIII octroya, par ordonnance du 10 mars 1820, le titre de baron, fut maire et député du XIIe arrondissement, et c’est lui qui, à une époque où presque tout était à recommencer, organisa le bureau de charité, créa les quatre maisons de secours des quartiers, cinq écoles de filles et trois de garçons, et obtint la consécration de l’église Sainte-Geneviève, rendue au culte. Jean-Denys-Marie, qui fonda les salles d’asile en France, fut, lui aussi, maire, député et conseiller municipal, et mon père, à son tour, fut maire du Xe arrondissement. Vous le voyez, je ne pouvais pas ne pas être, comme eux, un édile parisien ; tout m’y obligeait.

Maintenant, la vie de M. Denys Cochin se déroulait, toute claire et simple. Du conseil municipal à la Chambre, il n’y a qu’une insignifiante distance, et il l’avait franchie. Pourtant il avait dû subir deux échecs : le premier en 1885 avec Ferdinand Duval, au scrutin de liste, et le second en 1889. En 1893 seulement il avait été élu.

— Vous n’avez conservé nul souvenir pénible de vos campagnes électorales ? demandai-je.

M. Denys Cochin secoua la tête :

— Aucun ! fit-il. Je me suis toujours efforcé d’être courtois et aimable envers mes adversaires, et j’ai gardé l’habitude d’appeler mes électeurs messieurs, et non citoyens. Même, pendant longtemps, je n’ai pu admettre qu’on en voulût à ses adversaires de penser autrement… Il est si naturel que nous n’ayons pas tous les mêmes opinions ! Aujourd’hui, j’ai un peu changé ; nos adversaires sont si violents, si intransigeants, et d’une telle mauvaise foi, que je commence à les détester.

— Alors, vous détestez les parlementaires, et par suite le parlementarisme ?

Conclusion trop rapide ! M. Denys Cochin s’est tourné brusquement vers moi, et son sourire dit sa stupéfaction de m’entendre lui attribuer un tel sentiment.

— Moi, fait-il, moi ! Mais je suis un entêté parlementaire ! Non pas que j’aime le parlementarisme actuel. J’en connais tous les défauts ; mais je déteste encore plus le césarisme, et le césarisnie, d’ailleurs, ne le subissons-nous pas aujourd’hui ? Naguère des amis me disaient : « Il nous faut un sabre, une trique ! — Attendez ! leur ai-je répondu ; vous l’aurez le sabre, vous l’aurez la trique… seulement, c’est vous qui serez sabrés et triqués. » N’avais-je pas raison ? N’est-ce pas M. Combes qui tient la trique ? et n’est-ce pas lui qui joue César ? Oh! je sais, je sais ; il faudrait fortifier le pouvoir central. Par quels moyens ? J’avoue que je n’y ai point réfléchi. En tout cas, le plébiscite ne me tente pas du tout, et il me semble que si le président de la République voulait lire plus attentivement la Constitution, il y trouverait bien des droits qu’il paraît ignorer. J’aimerais aussi qu’il y eût une manière de Conseil d’État chargé d’étudier les lois proposées par les députés. Enfin…

— Enfin, interrompis-je, vous regrettez le grand parlementarisme d’autrefois, le parlementarisme de la Restauration et de la Monarchie de Juillet ?

— Oui ! oui ! murmura M. Denys Cochin ; c’est bien cela ; mais je n’espère point qu’on y revienne.

Comme s’il suivait un rêve intérieur, M. Denys Cochin demeurait silencieux et sans doute évoquait-il en son esprit l’image des grands libéraux de naguère, dont il peut justement se réclamer. Pour rien au monde, je n’eusse troublé cette intime songerie, et mon regard s’arrêta sur une Course de taureaux, de Manet, dont la lumière du matin, plus vive maintenant, faisait valoir la curieuse et impressionnante couleur. M. Denys Cochin vit mon admiration :

— Vous aimez la peinture ! s’écria-t-il, — et, sans même me laisser lui répondre : — Eh bien ! venez voir mes tableaux.

Dans le petit salon où nous étions, des Jockeys, de Degas, s’accrochaient à côté du Manet, non loin d’un Corot, de Rome, et d’un autre, plus récent, représentant un coin de canal, dans le Nord. Un portrait de Renoir pendait au mur, avec des esquisses de Puvis, pour ses fresques de Marseille, et l’ébauche d’un Delacroix. Je ne reconnaissais plus M. Denys Cochin. Ravi, il montrait, expliquait, discutait, racontant d’où provenaient les tableaux, et chez qui et comment il les avait eus. À côté, Maurice Denys avait décoré le fumoir avec les épisodes de la légende de saint Hubert ; dans le cabinet de travail et dans l’antichambre, des Cézanne voisinaient avec des Besnard et des Manet encore.

Cette vieille demeure, tout empreinte du calme et de la dignité de la grande bourgeoisie française, n’estimait et n’aimait comme peintres que ceux-là seuls qui, au mépris des routines et des préjugés, avaient brisé les vieilles formules, réagi contre les principes jugés infaillibles et poussé l’originalité jusqu’à l’étrange. Ainsi l’orateur éloquent de la droite, attaché aux traditions par tout le respect d’une illustre ascendance et toute la force d’une conviction profonde, le conservateur opiniâtre, sans cesse opposé aux destructeurs du passé, m’apparaissait soudain comme le plus révolutionnaire des hommes, plus avancé en art, certes ! que ne l’étaient sincèrement en politique ses adversaires.

Sans s’inquiéter cependant de tout ce que je pouvais penser. M. Denys Cochin continuait à me promener dans son appartement. Soudain il m’entraîna vers une haute fenêtre, il me montra du doigt le jardin, baigné de soleil, qui s’en allait très loin, jusqu’à la porte même du paisible cottage où vit François Coppée, et, un doigt sur les lèvres, il me confia en souriant ce terrible secret :

— C’est là, sous ces arbres, que le soir, Coppée et moi, nous conspirons contre la sûreté de l’État…

ÉLIE METCHNIKOFF

L’interne en blouse blanche de l’Institut Pasteur me désigna de la main la porte vitrée d’un cabinet et me dit : « Le professeur Metchnikoff ? Vous n’avez qu’à entrer. » Une haute et large fenêtre éclairait la pièce : à droite, d’innombrables instruments d’expérience, éprouvettes, siphons, flacons, encombraient un fourneau de laboratoire, et deux cobayes, dans un vase de verre, se serraient l’un contre l’autre ; à gauche, dans une bibliothèque, s’entassaient pêle-mêle des livres et des brochures ; au milieu, une table disparaissait sous des cahiers et des mémoires. Sur une chaise longue, près d’un guéridon, un homme lisait. Il se leva. Il portait un veston de toile blanche ; des lunettes abritaient ses yeux profonds et étroits au regard tendre et jeune ; une barbe touffue, semée de fils d’argent, couvrait le menton et les joues, et les cheveux gris, rejetés en arrière, laissaient libre le front large et puissant. J’avais devant moi le savant que je voulais voir, celui que l’imagination populaire se plaît à se représenter à la fois un peu comme un magicien détenteur des plus mystérieux secrets et comme un sage et bienfaisant philosophe, celui enfin dont le dernier livre : Études sur la nature humaine, a apporté à notre pauvre monde l’espoir magnifique de la vie prolongée, de la vieillesse supprimée et de la mort peut-être très longtemps reculée. Je ne me souviens pas avoir eu jamais, plus qu’à ce moment, la notion humiliante de mon ignorance et de ma faiblesse. Je sentais, à un point que je ne saurais dire, quel être périssable j’étais, fait de poussière et destiné à redevenir poussière, sujet à mille maladies et guetté traîtreusement par la mort, comme un assassin guette, au détour du chemin, une victime pleine de confiance. Et pourtant je venais chercher, ici, une parole rassurante et consolatrice…

Assis sur un escabeau, la tête un peu penchée, M. MetchnikofF écouta ce que je lui disais ; puis, avec cette simplicité charmante d’un père qui explique à son enfant ce qu’il ne connaît pas, il me répondit :

— Alors que j’étais professeur de zoologie et d’anatomie comparée en Russie, cette idée naquit en mon esprit que, dans le corps humain, certains éléments avaient pour fonction de lutter contre les microbes malfaisants et de les vaincre. Ce n’était qu’une idée, une théorie, si vous voulez ; il fallait la prouver, et l’état de la microbiologie dans mon pays ne me le permettait pas. L’Institut Pasteur fut fondé. Pasteur m’accueillit, il y a quinze ans, et me nomma chef de service, et c’est ici que j’ai pu démontrer par des faits la vérité de mon hypothèse. Toutes les parties de notre organisme renferment des cellules, douées d’une mobilité propre et capables de dévorer toute sorte de corps solides, ce qui leur a valu le nom de phagocytes, ou cellules voraces. Ce sont ces phagocytes qui se réunissent en grand nombre autour des microbes et les dévorent ; ce sont eux encore qui résorbent les épanchements sanguins et les divers autres éléments qui s’introduisent dans les endroits où ils ne peuvent remplir aucun rôle utile. Il y a deux grandes catégories de phagocytes : de petits, toujours mobiles, appelés microphages ; de grands, tantôt mobiles, tantôt fixes, les macrophages. Les premiers circulent dans le sang et constituent une partie des globules blancs : les seconds agissent surtout pour la cicatrisation des plaies. Tous ont une sorte d’odorat ou de goût qui leur permet de reconnaître la constitution du milieu qui les entoure et, selon l’impression reçue, ils s’approchent des corps qui la provoquent, restent indifférents, ou même s’en éloignent. Vous avez eu la fièvre typhoïde, en aspirant dans l’eau des microbes qui ont envahi vos tissus, et vous avez guéri ; c’est que les microphages ont dévoré et digéré ces microbes.

— Mais, demandai-je, stupéfait par cette bataille incessante à laquelle mon corps servait de terrain, par quelle série d’expériences avez-vous pu arriver à prouver l’existence de ces cellules et leur rôle ?

Élie Metchnikoff hocha la tête, demeura sur son escabeau, et, la main tendue et ouverte comme pour une démonstration :

— J’ai commencé, fit-il, par des animaux tout à fait inférieurs et transparents, l’étoile de mer, par exemple… J’inoculais le microbe, et, avec le microscope, je voyais admirablement ce qui se passait : le microbe pénétrait, l’organisme réagissait et détruisait le microbe ; si le microbe était mobile, il devenait immobile ; s’il avait été coloré, il perdait sa coloration ; il se transformait enfin en un amas de granulations. J’ai expérimenté ensuite sur des animaux supérieurs. Alors, ç’a été plus compliqué. Voilà un cobaye : j’inocule le microbe, une heure s’écoule ; je le retire, il est intact. Je l’inocule de nouveau, trois heures s’écoulent ; je le retire, il a été englobé par des globules blancs, mais il vit encore. Vingt-quatre heures après, il est mort. N’ai-je pas le droit de conclure qu’il a été détruit par les globules blancs ? À ces expériences se sont ajoutées des observations sur les singes et sur les hommes.

Simplement, comme s’il eût parlé des sujets les plus ordinaires, Élie Metchnikoff racontait le passé et traçait l’avenir. Cette peur folle de la mort, roi des épouvantements, qui saisissait Tolstoï, en pleine force de vie, et le laissait angoissé et désespéré devant l’inconnu terrible de « ce qui vient après », et que bien avant lui Pascal avait ressentie et subie, il ne la connaissait point. Son courageux optimisme, en effet, ne lui apprenait pas que le monde vivant aboutit à la conscience de la vieillesse et de l’anéantissement inévitables, ou du moins, avec plus d’exactitude, il lui donnait la précieuse espérance que la science pourrait un jour — si elle ne le peut déjà — prolonger l’exis tence et combattre la dégénérescence du corps humain.

— C’est un programme que j’expose, expliquait-il, ses yeux étroits aux paupières plissées brillant derrière les lunettes. La vieillesse n’est qu’une lutte entre les éléments nobles et les éléments primitifs de l’organisme, lutte qui se termine à l’avantage des derniers. Il semble qu’un moyen de combattre la vieillesse serait de renforcer les éléments les plus nobles de l’organisme et d’affaiblir la tendance agressive des autres. Certes, le problème n’est pas résolu, il est posé seulement, et il ouvre un champ immense à la science. Les propriétés des éléments cellulaires changent facilement sous des influences diverses : il n’y a donc rien d’irrationnel à chercher les moyens capables de renforcer les globules sanguins, les cellules nerveuses, hépatiques, rénales, les fibres musculaires du cœur. Moi, je suis déjà trop vieux, c’est à mes élèves à poursuivre la tâche que j’ai indiquée et entreprise.

Quelques instants il se tut, et, descendu de son escabeau, fouilla dans la bibliotlièque, mais bientôt il remonta sur son siège préféré.

— Tenez ! fit-il, usant d’une heureuse et familière comparaison ; vous venez d’hériter d’un oncle. Or, dans le mobilier qu’il vous laisse, vous trouvez, à côté de meubles utiles et neufs, des meubles vieux, inutiles, dangereux même par leur mauvais état. Par exemple, vous vous éclairez avec l’électricité, et vous héritez d’une paire de mouchettes. Eh bien ! l’homme, qui provient d’animaux inférieurs, a hérité d’organes pareils à ces vieux meubles. L’appendice c’est la mouchette : il ne remplit chez nous aucune fonction utile, tandis que chez certains herbivores l’organe qui lui correspond remplit une fonction notable dans la digestion des matières végétales. De même pour le gros intestin. Chez les mammifères, il s’est développé parce qu’il leur permet d’emmagasiner les déchets nutritifs et par conséquent de courir longtemps sans arrêt, ce qui est un avantage dans la lutte pour la vie : mais ce n’est pas par une course rapide que l’homme atteint sa proie, et son intelligence lui fournit d’autres moyens bien plus efficaces. Or, non seulement le gros intestin ne nous sert à rien, mais, comme il nourrit à peu près 128 billions de bactéries par jour, vous voyez quel milieu favorable il constitue pour la pullulation des microbes : aussi est-il le siège de plusieurs maladies des plus graves. Or, on a enlevé à une vieille femme ce gros intestin, et elle a vécu fort bien pendant plus de trente années. L’estomac, lui aussi, est un de ces organes dont l’organisme humain pourrait se passer, et des hommes atteints de cancers, auxquels on l’enlevait, s’alimentaient par la suite d’une façon très satisfaisante. Ce sont ces organes inutiles qui abrègent notre existence. Sans doute, malgré les progrès réalisés par la chirurgie, on ne peut pas songer à éliminer le gros intestin à l’aide du bistouri. Peut-être dans un avenir lointain s’engagera-t-on dans cette voie, mais pour le moment, il est plus rationnel d’agir contre les microbes nuisibles qui le peuplent et de remplacer cette flore intestinale par une flore artificielle. Ainsi, moi, depuis des années, je mange du lait caillé qui contient des microbes bienfaisants.

Et, de nouveau séduit par une comparaison, il ajouta :

— Vous avez acheté un terrain couvert de plantes sauvages, rien ne vous empêche de les détruire et d’en cultiver d’autres. Les mauvais microbes viennent de notre nourriture : changeons notre nourriture. Pas de fraises, pas de radis, pas de salades, nul fruit ou nulle herbe qui ait touché la terre, à moins de les cuire. Vous mangez des fraises, n’est-ce pas ? Eh bien ! les fraises renferment les bacilles du tétanos. En tout cas, si l’on n’arrive pas à modifier cette flore, on peut la rendre indifférente…

Ainsi, dans son calme et clair laboratoire, tout près de ces creusets et de ces éprouvettes où, tous les jours, il cherche le bonheur des hommes, Élie Metchnikoff, toujours campé sur son escabeau, déroulait, de sa voix tranquille et sûre, le long et splendide tableau des hypothèses offertes à notre intelligence et des vérités déjà conquises par elle. Les cobayes, dans leur cage de verre, poussaient de petits cris et, par la porte entr’ouverte, j’apercevais, dans la pièce voisine, étendu sur la table, un lapin dépecé et sanglant, les membres écartés et cloués. Était-ce de la science que j’écoutais les victoires, ou de l’utopie que j’entendais les rêves ? Que m’importait pourtant qu’on pût reculer la mort ? et si loin qu’on pût la reculer, ne demeurait-elle pas l’inévitable ? Étrange et terrible misère de la nature humaine ! Si même on parvenait à prolonger la vie d’un ou de deux siècles, n’aurions-nous pas alors horreur de la vie et ne dirions-nous pas comme cette centenaire de Tokarski : « Si tu vivais autant que moi, tu pourrais comprendre qu’il est non seulement possible de ne pas craindre la mort, mais même de la souhaiter et sentir le besoin de mourir comme on sent le besoin de dormir » ? Alors, à quoi bon !

M. ALFRED CAPUS

J’ai rendu visite, hier, à M. Alfred Capus. Il est, encore une fois, l’homme du jour, puisque les Variétés qui, à deux reprises, consacrèrent sa jeune gloire, vont, demain, annonce-t-on déjà, parer son front de nouveaux lauriers. Naguère, il habitait rue des Martyrs. Il habite maintenant rue de Châteaudun, dans cette partie paisible qui va du carrefour à la rue Lafayette, et que la Providence semble avoir isolée à dessein en plein tumulte, pour lui offrir un asile au milieu du Paris fiévreux. Vous aimeriez son cabinet de travail. Des courtines jaunes tamisent la lumière, les meubles sont doux et profonds, un chaud tapis étouffe les pas. Les livres y abondent, cachant tout un mur de leurs reliures variées : des livres de théâtre, bien entendu. Des portraits d’acteurs s’accrochent un peu partout. Sur la cheminée, Lavallière se penche, habillée en fleuriste, non loin de Guitry, vêtu de ce rustique costume qu’il portait aux vacances, aux environs d’Honfleur. A côté de Réjane, et tout près d’Andrée Mégard, M. Samuel se prélasse sur un banc. M. Alphonse Allais, les mains dans les poches, songe dans un cadre blanc. Du haut d’un lambris, une Brandès, de Helleu, incline la grâce de ses yeux tendres et de son mystérieux sourire. Sur la table nul bibelot qui arrête l’attention et distraie le regard : un encrier, du papier, le manuscrit du Beau Jeune Homme, un appareil téléphonique, et c’est tout. Au-dessus d’un divan, enfin, une estampe très rare représente les Variétés en 1804 : pouvait-on ne pas la trouver chez M. Capus ?

Dans le salon voisin, un secrétaire classait des lettres et répondait à des demandes de places. Une porte s’ouvrit doucement : le monocle à l’œil, serré d’une impeccable jaquette dont un étroit ruban rougissait la boutonnière, le cou un peu étranglé par le faux-col, M. Capus s’avançait. Il n’avait pas changé : c’était bien cette même tête ovale dont le crâne se dénude, ces petits yeux bridés de myope, ces lèvres gourmandes qu’ombrage une moustache, ce menton gras et arrondi qu’effile un peu une barbiche. M. Capus cependant avait pris du ventre, un petit ventre de Parisien sage et heureux, qui est, dans le monde des lettres, comme le signe certain d’un esprit tranquille et d’une belle carrière. Nous nous serrâmes la main... Je me souviens que je disparaissais dans un fauteuil de velours rouge très pâle, que nous avions allumé des cigarettes blondes, que M. Capus tournait le dos au feu, et, je ne sais comment, nous vînmes à parler de La Tour de Nesle. On l’a reprise, l’autre semaine, et j’y avais ri follement, irritant même un spectateur grinchu. J’avais regretté bientôt ma gaieté, car tous, autour de moi, en louaient la solide facture, et je le confessais à M. Capus. Inappréciable bonheur ! il partageait mon sentiment.

— Mais non, ce n’est pas une pièce bien faite ! s’écria-t-il. Elle est très mal faite, au contraire, et si elle eut, jadis, un si prodigieux succès, c’est simplement parce que le public d’alors apportait au théâtre une âme vierge et naïve. Il n’était pas exigeant, n’étant pas fatigué par l’abus du spectacle. On pouvait accumuler les choses les plus invraisemblables : il acceptait tout. Peu lui importait, par exemple, que les sentiments les plus contradictoires fussent réunis en un même moment dans le même individu. Si, pour la commodité de l’intrigue, un personnage devait être avare à la fois et prodigue, ou débauché et vertueux, il l’était, tout bonnement. Voyez Marguerite de Bourgogne : elle se livre, le soir, aux plus ignobles orgies, et, le matin, au Louvre, elle soupire d’amour platonique ; nul des spectateurs ne s’en étonnait... il y avait du mouvement, une action sans cesse rebondissante, et il n’en demandait pas plus... Seulement, comme la critique ne juge que par comparaison, elle s’appuie toujours pour démolir les œuvres du présent sur les œuvres du passé... C’est ainsi que, pour condamner les mélos d’aujourd’hui, elle porte aux nues les mélos d’autrefois. Ç’a toujours été comme ça. Tenez ! aujourd’hui, nos critiques, Faguet et Larroumet, sur qui s’appuient-ils pour nous dire que nos pièces à nous sont mal faites, pareilles à des dialogues cousus les uns aux autres ? Sur Dumas. Or, savez-vous ce que J.-J. Weiss disait de Dumas, lors des premières représentations de ses pièces ? Il disait exactement ce que Faguet et Larroumet ont dit de Lavedan, de Donnay, de moi ; ce qu’ils diront, demain, du Beau Jeune Homme.

Ah ! si vous aviez vu M. Capus ! il était délicieux. Il ne s’indignait pas, il ne s’emportait pas, il souriait avec indulgence et malice, levant parfois d’un geste doctrinaire un doigt que bien vite il abaissait ; puis il prenait dans la bibliothèque un livre de J.-J. Weiss, l’ouvrait, le posait sur la table, et, l’index suivant les lignes, il lisait à voix haute :

« Le tissu de l’intrigue chez Dumas étant si lâche, les personnages disjoints l’un de l’autre tendent à s’en aller chacun de son côté ; comme ils n’ont point de centre de gravité, ils oscillent au hasard et il faut bientôt renoncer à s’expliquer leurs mouvements... Rien ne prouve mieux qu’une œuvre théâtrale n’est point aux yeux de M. Dumas un tout organique qui se développe en vertu de sa propre loi, mais une suite arbitraire de tableaux de marionnettes, où l’auteur, ne reconnaissant d’autre règle que son bon plaisir, dispose à son gré des acteurs, les prend, les laisse, les ramène, et allègue pour toute raison qu’il tient la ficelle. »

— Eh bien ! ai-je raison ? demandait M. Capus, jouissant de son triomphe avec modestie. C’est écrit en 1858. En 1908, la critique dit tout le contraire. Dans vingt-cinq ans, si quelqu’une de nos pièces demeure, elle se servira de cette pièce, que vingt-cinq ans auparavant elle aura démolie, pour démolir la pièce d’un jeune. Il faut que vous copiiez ces lignes : chaque fois que je vois Larroumet, je les lui rappelle.

Je copiai docilement ces lignes curieuses, puis je regagnai mon fauteuil. M. Capus s’était assis sur la table, et en même temps sur J.-J. Weiss. Des minutes s’écoulèrent, silencieuses, et M. Capus murmura :

— La critique, quelle drôle de chose ! En a-t-elle gaspillé de l’encre sur la philosophie de La Veine, et sur mon scepticisme, et sur mon optimisme !

Un peu étonné, je me penchai :

— Comment ! votre optimisme, votre théorie de La Veine, vous n’y croyez pas ?

— Si j’y crois ? si j’y crois ? répondait lentement, et indécis, M. Capus. Cet optimisme, c’est un état d’esprit qui m’est personnel, voilà tout : personnel, commode et utile. La seule excuse de vivre, c’est de vivre le plus heureusement possible : ne pas se créer d’ennuis, éloigner tous les tracas, savoir attendre ! Savoir attendre surtout ! Julien Bréard n’est pas veule, il est patient, il sait attendre, c’est une manière d’énergie plus difficile peut-être que l’énergie proprement dite. En un mot. il faut éviter de devenir neurasthénique. Un auteur dramatique, pourvu qu’il ne soit pas neurasthénique, n’a pas besoin d’avoir du talent.

Et comme je m’exclamais :

— Ce n’est pas une thèse, reprit M. Capus. Je ne suis pas un auteur à thèse, et d’ailleurs il n’y a pas de pièce à thèse... Mais non, mais non... pas même dans Dumas. Où trouvez-vous une thèse dans Dumas ? Est-ce une thèse que de prétendre dans Le Demi-Monde qu’un honnête homme ne peut épouser qu’une honnête femme ? Vraiment c’est une idée toute naturelle. Les thèses de Dumas ne sont que dans ses préfaces. Il a laissé dire que ses pièces étaient à thèse, pour doubler la curiosité des spectateurs, et c’est la critique normalienne qui l’a écrasé de tout cet appareil didactique.

— Je ne tiens pas à ce grand mot de thèse, lui dis-je. Je voudrais savoir seulement si vous êtes l’homme de vos pièces. Avez-vous réussi à ne pas devenir neurasthénique ?

— Mais oui. J’ai su attendre et j’ai toujours tâché d’arranger la vie au mieux de mes désirs. En sortant de l’Ecole centrale, j’accepte de partir comme ingénieur, pour une île lointaine, qu’un homme d’affaires avait découverte et qu’il voulait exploiter. La veille du départ, j’hérite de quelques milliers de francs. Je rentre à Paris. Heureuse initiative ! Les émigrés qui débarquèrent dans l’île y moururent de faim et d’abandon. J’oublie mon métier d’ingénieur et je me découvre journaliste. La fortune ne me souriait pas, mais je ne me désespérais point, car je savais déjà que tout s’arrange, et tout en effet s’arrangea. J’aime Paris et j’aime la campagne. Eh bien ! j’ai acheté entre Amboise et Tours une ferme, je l'ai agrandie depuis comme il convient, j’y passe six mois de l’année. Si j’ai besoin d’aller à Paris, je n’ai que trois heures de chemin de fer, puis je reviens, je descends à Amboise ou à Tours, et je gagne la maison en suivant la Loire. C’est délicieux. Voilà un pays où l’on ne connaît pas la neurasthénie. L’air est d’une infinie douceur, la nature est simple, point de montagnes, point de forêts impénétrables, des rivières limpides à travers des plaines heureuses. Tout est tempéré, mesuré. Les habitants ont, eux aussi, l’âme de cette terre. Tout homme a deux pays : celui où il est né, et celui où il meurt. Je suis né en Provence, je mourrai en Touraine.

— Vous pêchez ? Vous chassez ?

— Oh ! non ! La pêche, la chasse, ce sont encore des émotions inutiles. Prendra-t-on du poisson ? prendra-t-on du gibier ? Autant d’inquiétudes qui détruisent le calme de l’esprit.

— Alors, bien entendu, jamais d’automobile ?

— De l’automobile, jamais de la vie ! L’automobile, c’est, non seulement la neurasthénie infaillible, mais la mort, la mort de toutes façons, et la mort certaine et complète. Non, non. Je me promène, je me repose, je travaille, j’élève des vaches, je m’occupe d’agriculture, je fabrique du vin, du vouvray, et je suis bouilleur de cru. Jamais de jaquette, jamais de faux-col. Un complet flanelle, voilà tout.

— Mais pourtant, vous voyagez beaucoup. Vous êtes allé à Berlin, à Dresde, à Munich, vous devez aller à Pétersbourg, à Londres. La trépidation des trains, voilà qui n’est pas bon...

— Je déteste les voyages. Je ne les entreprends que forcé. Je n’en aime que le retour.

— Alors, vous voyagez uniquement pour revenir ?

— Presque. Ainsi, quand je quitterai la Russie, chaque tour de roue me causera un exquis plaisir, puisqu’il me rapprochera un peu plus de ma Touraine. Je goûterai bien mieux le charme de mon chez moi ; ce sera comme un renouveau.

Brusquement, comme les petits yeux de M. Capus devenaient rêveurs, on entendit une grosse voix, puis un gros homme court se montra, les mains encombrées d’un dossier où se lisaient ces mots : « Le Beau Jeune Homme. » M. Capus se leva de la table, prit le dossier, demeura un instant fort embarrassé du fardeau, puis le posa sur un bureau. Midi sonnait. Le téléphone rappela une invitation à déjeuner. M. Capus coiffa sa tête d’un chapeau rond, enfila un pardessus et sortit. Rieuses, des ouvrières quittaient l’atelier, animant les rues de leur joie de prisonnières échappées, des cochers s’injuriaient, et placides, des sergents de ville levaient, sans trop croire à leur puissance, leur bâton blanc. On eût dit, tant le ciel était léger, une matinée de printemps et, doucement attendri, je songeais, aux côtés de M. Capus, à Rosine, à Léontine, à Charlotte Lanier, à la petite fonctionnaire, à toutes ces délicieuses filles de Paris auxquelles, d’un doigt amusé et caressant, il avait donné, avec la vie, la grâce et le bonheur.


LE COMTE
DE MONTESQUIOU-FEZENSAC

Comme M. Robert de Montesquiou-Fezensac, poète et gentilhomme, était rentré d’Amérique, je fus le voir, curieux d’apprendre de lui-même l’accueil réservé à ses conférences par la riche société de New-York. À l’heure où je sonnai au Pavillon des Muses, un devoir mondain l’éloignait pour quelques instants de sa demeure. M. de Yturri, son ami, voulut bien se mettre en peine de me faire prendre agréablement le temps en patience ; tantôt assis, les jambes croisées et les mains jointes, d’une voix chaude que ne dépare point l’accent exotique, il qualifiait par des épithètes admiratives le voyage terminé ; tantôt, se levant, il montrait et louait la salle à manger voisine, où s’inclinait sur la table un minuscule cèdre japonais soigneusement apporté des États-Unis. La salle où nous nous trouvions était immense et haute, éclairée par de grandes baies vitrées ouvertes sur le boulevard Maillot. Les seuls meubles en étaient une large et ventrue armoire provençale et une jardinière en cuivre gravé, où des chauves-souris s’appliquaient en cloisonnés. Qu’eût-on pu découvrir, en effet, de plus magnifique, pour l’orner, que les merveilleuses boiseries des portes et des lambris enlevées au château de l’ancêtre, le baron d’Artagnan ? À travers la fenêtre, on apercevait, à demi enterré dans le sol du jardin, le marbre fameux où se baignait, dit-on, à Versailles, la Montespan, et, un peu plus loin, à peine à quelques mètres, des femmes en culotte filaient, derrière les premiers arbres du Bois, sur leurs bicyclettes légères, contraste affligeant et propre à de philosophiques méditations.

Long et souple, la langue pendante entre les dents pointues, un lévrier blanc entra. « Voici le comte », dit avec un sourire M. de Yturri, et, en effet, comme je relevais la tête, M. de Montesquiou apparut. Serré dans une redingote de couleur sombre, les cheveux rejetés en arrière et découvrant tout le front, les moustaches très noires et relevées en boucles, il se tenait devant moi, droit et mince, les mains gantées d’une peau de Suède d’un jaune éteint et charmant. Tout en haut de la cravate étroite, une perle piquait sa blancheur de lait. Son absence ne l’avait point changé. Le lévrier tournait autour de lui en se plaignant ; il le flatta d’une caresse, et la bête docile s’étendit à terre sur une fourrure. La conversation, d’abord égarée vers des sujets divers et contingents, revint bientôt à l’Amérique, M. de Montesquiou, une main dégantée, s’accoudait au bras du canapé sur lequel il s’asseyait. M. de Yturri, un ami et moi formions devant lui une manière de demi-cercle. D’une voix claire, aiguë souvent et perçante, qui monte, monte, puis retombe soudain, M. de Montesquiou commença à parler, et, les yeux fermés, je me figurais, avec quelque imagination, transporté dans une salle de New- York et écoutant sa dernière conférence.

« On voyage, fit-il, pour observer, ou, si je puis ainsi dire, pour s’exporter. Or, moi, je projetais, depuis trois ans déjà, d’aller parler, à un peuple d’hommes d’affaires, de littérature et d’art, à ce point de vue très raffiné, qui m’est spécial, et que mes livres définissent et exposent. Des mois passèrent, et je documentais le livre que je prépare sur la comtesse de Castiglione, cette figure de beauté, quand j’appris que miss Marbury était à Versailles. Miss Marbury est, en Amérique, l’agent le plus dévoué des auteurs dramatiques français. Je la vis, et l’entretins de mon désir, elle distingua aussitôt une occasion de piquer la curiosité des Américains. Il eût été fou de tenter une pareille entreprise dans un pays latin, riche des souvenirs du passé et des trésors du présent, chez des hommes cultivés et avertis. Mais débarquer sur la terre du business et du trust, où tout se mêle et se confond, le laid et le beau, l’absurde et l’intelligent, où le goût le plus détestable s’unit au goût le plus juste, où l’ignorance la plus complète accompagne la connaissance la plus profonde, et causer, pour leur amener des admirateurs, d’artistes délicats, recherchés, subtils, n’y avait-il pas là une originalité et un intérêt ? N’était-ce pas une aventure digne d’être risquée, et si tous ces hommes d’argent se précipitaient vers moi, la bataille n’était-elle pas gagnée ? Je voyais bien, parmi eux, le roi de l’acier, le roi du cuivre, le roi du fer, mais qui donc était le roi du rêve ? Eh bien ! je ne peux pas affirmer que tous les grands « businessmen » soient accourus m’entendre, mais beaucoup, en tout cas. N’est-il pas expressif, d’ailleurs, ce regret énoncé par l’un d’eux, au dîner d’adieu du Players-Club, que l’heure de mes conférences eût été aussi celle où le « business » atteint son summum d’intensité, ce qui les avait empêchés de s’y rendre aussi assidûment qu’ils l’auraient voulu ? »

Un secrétaire apporta une carte. M. de Montesquiou s’éloigna quelques minutes en s’excusant, puis, revenu, reprit sa place, son attitude et continua :

« J’avais annoncé que je serais absent trois mois et j’ai été absent trois mois : je tiens à ce qu’on le remarque. J’étais parti sur La Savoie. À peine en vue de New-York, je fus la proie des journalistes ; le bateau-pilote qui accostait le paquebot en amenait déjà, qui envahissaient le pont, interrogeaient les passagers sur ma vie à bord durant la traversée, puis, me découvrant, me demandaient tout de suite ce que je pensais de l’Amérique. Je devais à mon prestige d’élégance de descendre dans un lieu brillant, avec excès de lumières, de boutons, de timbres, d’ascenseurs, toutes choses qui me choquent et m’irritent. Si je ne l’avais pas fait pourtant, j’aurais été considérablement diminué aux yeux de mes hôtes. Ce n’est que plus tard que je pus choisir un hôtel plus tranquille et moins éblouissant. Les reporters ne me laissaient pas de repos et publiaient les plus fantastiques renseignements. Dans ce pays, un personnage n’intéresse que s’il est « lionisé ». On me « lionisait ». « Où habitez-vous à Paris ? » me demandait un journaliste. « Au Pavillon des Muses, construit pour Louis XVI », répondais-je, et le lendemain je lisais cette phrase : « Au pavillon bâti par Louis XVI lui-même, pour les ancêtres de M. de Montesquiou. » On prit de moi cent photographies, qui furent reproduites deux cents fois chacune. Quatre semaines s’écoulèrent. Vingt-cinq dames m’avaient accordé pour ces conférences leur patronage. Les villes américaines sont des ruches d’abeilles, et chaque ruche a sa reine. La reine de New-York est Mme Astor ; c’est elle qui me présenta au monde élégant. Les dîners, les bals, les soupers se suivaient presque sans relâche et, ainsi, à me voir, à m’entendre, la société démêlait elle-même ce qu’il y avait de légende, de blague et de vérité dans tout ce qu’on racontait de moi.

« Au bout de ces quatre semaines, je donnai la première de mes conférences. La liste que j’avais établie avant mon départ en comprenait sept, dont les titres sont de ceux qui font rêver et réfléchir. Elle eut lieu au fameux restaurant Sherry, devant un public de 5 à 600 personnes, des femmes du monde, des artistes, des écrivains, des actrices, des prêtres. J’avais choisi celle que j’intitulais l’Histoire, et qui traite de Versailles. Versailles a été la préoccupation de toute ma vie, et les Américains ont pour cette ville silencieuse et triste une prédilection particulière. Du coup, je détruisis les plaisanteries qui couraient sur moi. Le romancier Crawford m’avait présenté à l’auditoire en termes que je crois justes. Je réussis à édifier des Dominicains et à plaire à des actrices : ce fut un succès. »

Charme délicieux du jour qui s’achève ! La grande salle aux boiseries merveilleuses s’assombrissait un peu, tout juste ce qu’il faut pour regretter la clarté qui agonise et savourer l’ombre qui doucement baigne les choses. Sous le ciel gris, une brise fraîche agitait les arbres du Bois, et, penchés sur leurs machines, la tête toute tendue en avant, les jambes tirées et remontées par un ridicule mouvement de bielle, des cyclistes glissaient, poussiéreux et le front en sueur. Cependant, fixé dans le même geste, M. de Montesquiou, étranger aux vanités du dehors, parlait, le gant froissé entre les doigts :

« Ma seconde conférence traita du Voyage. J’évoquais l’image de tous ceux que la nostalgie des pays lointains et des espaces dévorés par les courses hasardeuses avait troublés, et de ceux aussi dont la tendresse calme des lentes pérégrinations, à petites journées et au hasard de la fantaisie, avait ému le cœur : Heine, Vigny, Baudelaire, et moi-même je dis ce que j’avais vu. Puis je dissertai du Mystère, le mystère dans l’art et la nature, et du Nocturne, le mystère dans la vie et dans l’âme. C’étaient là des sujets qui réalisaient absolument les pensées les plus contraires au caractère de ceux qui me recevaient, c’est pourquoi sans doute ils furent écoutés avec tant de faveur. Dès lors, j’étais victorieux, et quand, les jeudis suivants, je me complus à des variations infinies et habiles sur Le Temple, où j’étudiais l’élan universel de l’humanité vers le divin, sur L’Écrin, où je causais des pierres, êtres vivants et magnifiques, sur Le Jardin, où je composais un bouquet à la gloire de toutes les fleurs, j’eus la joie de sentir que mon auditoire m’appartenait. Aussi je compte bien retourner là-bas, mais, cette fois, à Washington, d’où je rayonnerai. »

M. de Montesquiou se leva, et nous l’imitâmes et, sans doute afin d’éviter les applaudissements et les éloges dont nous brûlions de le remercier, il nous pria de le suivre. Nous obéîmes et, durant une heure, il nous promena ainsi, cicérone bienveillant et séduisant, à travers les richesses entassées à tous les étages, splendeurs et délicatesses d’Europe et du Japon, disposées et ordonnées selon le goût le plus sûr, le plus fin et le plus harmonieux. C’est tout un livre qu’il faudrait pour décrire ce musée incomparable. Enfin, après avoir tout visité, nous arrivâmes dans une petite chambre où la lumière ne pénétrait que par une étroite et basse fenêtre. Les murs étaient couverts de portraits et de photographies et, sur des coussins de velours et de soie, sous l’abri des vitrines, des moulages reposaient. On eût dit une chapelle discrète et amoureuse, où un amant aurait réuni les chers souvenirs de celle qu’il adora et que la mort emporta. N’était-ce pas, d’ailleurs, la vérité ? Tout ici glorifiait celle qui avait été Mme de Castiglione, la reine du second empire, qui, devenue vieille, interdit à la clarté du jour d’entrer dans sa demeure, afin qu’elle ne vît jamais ses rides ni ses cheveux blancs. Pieusement, M. de Montesquiou avait recueilli là tout ce qu’il avait pu découvrir et posséder d’elle-même. Nos yeux avides s’émurent devant les portraits, fidèles reproducteurs de sa beauté évanouie, et nos mains tremblantes saisirent les plâtres qui moulaient son bras long et frêle, ses pieds fins et délicats, les mules chatoyantes qui les avaient délassés de la fatigue, le collier qui avait caressé son cou, et les bagues qui avaient embrassé ses doigts. Nulle parole ne s’échappait de nos lèvres ; le silence seul pouvait exprimer l’étrange et profonde émotion qui nous envahissait devant cet autel qui était aussi un tombeau.

M. MARC SANGNIER

En 1893, un jeune élève du collège Stanislas, candidat à l’École polytechnique, eut l’idée de réunir, plusieurs fois la semaine, dans l’établissement même, les camarades de son âge, afin de discuter sur toutes les questions qui intéressent la vie. Ces conférences s’appelèrent, du lieu où elles se donnaient, Conférences de la Crypte, et elles eurent comme organe d’expression une petite brochure intitulée Le Sillon. Ce jeune élève entra à l’École polytechnique, et là, sous le commandement du général André, qui laissa faire, il continua ce qu’il avait entrepris au lycée : il organisa des conférences entre catholiques, où l’Évangile était lu et commenté, et des conférences entre polytechniciens de toutes confessions religieuses, où l’on cherchait à définir le vrai rôle de l’officier, de l’ingénieur, du marin… Lieutenant du génie à Toul, il poursuivit à la caserne la même œuvre : les soldats, répartis en trois classes, suivant leur instruction, recevaient ou l’enseignement des illettrés, ou l’enseignement primaire, ou l’enseignement secondaire, et tous les samedis, selon une méthode qui lui était chère, ce chef de vingt-quatre ans, petit-fils de Lachaud, les entretenait de l’armée et de la démocratie. Le régiment, cependant, offrait à cette volonté ardente un champ d’activité trop limitée et trop passive ; il lui fallait le monde, avec ses luttes, ses défaites et ses victoires. Il démissionne : c’est la France entière qu’il veut maintenant conquérir et régénérer, et il s’élance au combat avec la foi d’un apôtre ; il se nomme Marc Sangnier.

Ce nom, presque inconnu il y a un an, a surgi de l’obscurité volontaire où il se tenait, depuis qu’on jette dehors des hommes et des femmes dont le crime est de croire en Dieu, et depuis qu’on envahit à main armée les églises ; en face des proscripteurs et des assommeurs, il s’est dressé comme le symbole d’une résistance indignée et d’une croyance militante. J’ai désiré connaître celui qui le portait, et je suis venu, un matin, sonner à la grille de l’hôtel qui abrite, boulevard Raspail, Le Sillon. Des jeunes gens s’empressaient à des tâches diverses ; l’un d’eux, par un grand escalier imposant, me conduisit jusqu’au cabinet de travail, sévère et sombre, de son directeur. À peine eus-je le loisir d’admirer, encastrée dans la boiserie de la cheminée, une étude d’Annibal Carrache, et, près de la fenêtre, un buste de Léon XIII ; la porte s’ouvrit brusquement, et, svelte, énergique, frémissant, les yeux noirs étincelants, la moustache tombant à la gauloise, M. Marc Sangnier entra. Vite nous fîmes connaissance — au Sillon, on ne perd pas son temps à d’inutiles politesses — et, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, le geste vif, il m’exposa toute son œuvre, telle qu’elle était à l’heure actuelle, et telle qu’il souhaitait qu’elle fût plus tard.

— Ce que nous voulons, mes amis et moi, c’est instituer dès ici-bas, ainsi que l’ordonne la doctrine catholique, le règne de la justice. En dehors du christianisme, il n’y a ni égalité, ni fraternité, il n’y a que la lutte des intérêts et la lutte pour la vie… On ne fonde pas une société sur de la haine, et on ne la crée que par l’amour. La foi catholique, loin d’être inconciliable avec la foi démocratique, la complète et la soutient ; elle est un ferment d’activité, et nous voulons justement employer, pour l’organisation interne de la démocratie, toutes les forces que le catholicisme a déposées dans nos cœurs. Or il ne suffit pas d’unir tous les gens de bonne volonté, il faut leur donner non seulement une méthode de défense, mais surtout une méthode de conquête, et ce qu’il faut conquérir, c’est l’opinion publique, car la politique qui essaye de représenter l’opinion publique est impuissante à la transformer. Donc une œuvre d’éducation démocratique s’impose, qui ne doit pas être une œuvre de parti, mais qui doit préparer des générations conscientes et énergiques, capables d’orienter la démocratie dans ses véritables voies naturelles. Comprenez-vous ? Si la démocratie n’existe pas encore, c’est que des sectaires ont accaparé le mouvement démocratique en faisant de l’anticléricalisme, ce qui les a dispensés de travailler à des réformes démocratiques. Comprenez-vous ?

Souvent il s’interrompait ainsi pour me demander si je comprenais, d’une voix vive et rapide, inquiet que sa pensée pût être déformée ou mal interprétée. « Cette phrase, disait-il, est importante ; il faut la prendre telle que je la dis », et lentement il la répétait. Une fois sûr de mon intelligence, il repartait, pressé par les minutes qui fuyaient, excité aussi par la joie qu’on éprouve à raconter d’enthousiastes efforts, nerveux à la fois et contenu.

— Mon organisation est double. J’ai voulu d’abord créer une élite dans le milieu catholique, et, pour y parvenir, j’ai fondé des cercles d’études, composés chacun de quinze membres, ouvriers et employés : ces cercles sont au nombre de 45 à Paris et de 500 en province. Centres de propagande, groupés autour du comité directeur, ils transmettent l’idée initiale : ce sont des foyers d’action, que des congrès régionaux, comme celui qui se tient en ce moment à Belfort, et un congrès national annuel, lient d’une manière intime et profonde. Comprenez-vous ? Je veux ensuite conquérir la masse, et c’est de cette mission qu’est chargée cette élite. C’est elle, en effet, qui organise et dirige les Instituts populaires : nous en avons quatre à Paris, vingt en province. Là, tout le monde est admis, protestants, libres penseurs, israélites. Nous ne ressemblons en rien aux Universités populaires : chez nous, les idées d’abord sont différentes, et puis surtout l’initiative vient d’en bas, du peuple, tandis que, chez nos adversaires, elle vient d’en haut, des intellectuels. Une fédération rattache entre eux ces instituts. Comprenez-vous ?

Il m’eût été difficile vraiment de ne pas comprendre, tant la parole de mon interlocuteur était claire et précise, et n’ayant point d’objection à lui adresser je me contentais de l’écouter en silence.

— Il y a cinq ans, reprit-il, nous étions douze ! Aujourd’hui nous sommes des milliers. Le Sillon, voyez-vous, c’est une amitié, c’est une âme commune. Nul n’est payé chez nous : chacun travaille pour la cause, comme nous disons. Nous sommes tous égaux, nous nous tutoyons tous ; je ne suis pas leur maître, je suis leur frère. Songez que tous ces jeunes gens, leur travail fini, viennent ici, après dîner, s’occuper jusqu’à minuit de l’œuvre, et ceux qui constituent la jeune garde, voués à la surveillance de nos réunions et à la défense de leurs camarades, donneraient facilement leur vie. L’existence que nous menons entre nous, c’est l’idéal démocratique dont nous tentons la réalisation.

— Vous êtes enfin, lui dis-je, des démocrates catholiques ?

— Oui, si vous voulez, fit-il, encore que je n’aime pas être catalogué sous un titre. Nous n’avons pas de programme défini, parce qu’un programme social résulte de la vie même d’une nation, et qu’avant de l’établir pour toujours nous devons produire une vie démocratique, donner le sens vrai de la vertu de liberté, qui n’est pas possible sans le sentiment exact de la tradition, de la responsabilité et du progrès. Notre programme ! mais il s’élabore tous les jours. N’est-il pas évident par exemple que le développement du mouvement syndical amènera un changement dans la législation, qui accordera une part de la puissance publique aux syndicats ? Je suis un partisan convaincu de la représentation professionnelle au Parlement. Comprenez-vous ?

« Notre action a trois phases : d’abord agir sur l’opinion publique, c’est-à-dire changer la mentalité de l’électeur ; créer des œuvres économiques ensuite ; cela fait, nous saurons parfaitement les réformes nécessaires : alors nous aborderons la politique. Dans combien de temps, vous demandez-vous ? Je l’ignore. Dans cinq ans, dans dix ans peut-être, mais je sais que nous triompherons. »

Je n’avais pas à songer à interrompre M. Marc Sangnier. Maintenant qu’il m’avait tracé l’organisation du Sillon, ses désirs et ses rêves l’emportaient par delà le trop sec exposé de son œuvre. Son ardeur, trop longtemps réprimée, éclatait enfin, jeune, émouvante, admirable, mettant dans ses yeux noirs de subits et éblouissants reflets, tandis que la main scandait d’un geste fébrile les paroles pressées qui s’échappaient.

— Oui, nous avons l’avenir pour nous. Le mouvement que nous avons créé n’est pas de ceux qui meurent aussitôt nés : il grandit, lentement peut-être, mais sûrement, à travers les profondeurs du peuple, là où se cachent les énergies les meilleures. Je voudrais que vous les vissiez, ces jeunes gens qui m’aident de leur intelligence, de leur force, et aussi de leur sang. Et, vraiment, nous conquérons la masse. Nous sommes suspects aux réactionnaires, à cause de nos opinions socialistes, et les socialistes nous traitent de calotins parce que nous allons à la messe. Nous sommes seuls. Et pourtant chaque jour nous amène des adhérents, des ouvriers, des commis, des employés. Tenez ! lors de la fameuse manifestation des anticléricaux sur la place de la Concorde, l’an dernier, beaucoup d’églantinards, spontanément, me serrèrent la main. Combien parmi eux n’ont pas encore nos idées, mais nous respectent et nous admirent ! Nous arracherons la masse au joug des politiciens, je n’en doute plus, car la masse comprend déjà que nous servons la France, sans laquelle l’humanité est impossible.

Machinalement, M. Marc Sangnier me demanda encore : « Comprenez-vous ? » Mais je ne lui répondis point, car je venais de voir ce qu’il y a de plus beau parmi les hommes, un apôtre, et le moindre mot que j’eusse pu prononcer eût été misérable.

M. ANDRÉ GIRON

PRÉCEPTEUR

J’arrivai à Genève par un matin pluvieux et triste, et à peine descendu du train, encore mal réveillé d’un mauvais sommeil et grelottant du brouillard, je m’en allai vers l’hôtel d’Angleterre où, disaient les dépêches des journaux, habitait le couple fugitif de la princesse Louise de Saxe et de M. André Giron, précepteur. Le domestique, à qui je donnai une lettre de recommandation, la prit avec inquiétude… cinq minutes s’écoulèrent ; il revint en se hâtant, et fort respectueux, me pria de monter au premier étage.

Dans la chambre où j’entrai, un arbre de Noël se parait encore de quelques banderoles argentées et la table supportait les restes du petit déjeuner. À travers la fenêtre, j’apercevais le lac, noyé de brume. Une porte s’ouvrit, un jeune homme apparut et, tout de suite, je le reconnus. C’était celui que, quelques moments auparavant, j’avais vu, tête nue, debout sur le balcon de l’hôtel. contemplant, d’un regard un peu vague, l’horizon voilé par les nuages. Il était grand et mince, vêtu d’un complet foncé très simple, les cheveux bruns coiffés en brosse, les yeux étroits, mais très clairs, la lèvre ombrée d’une petite moustache. L’épingle qui piquait sa cravate se terminait par la lettre L, en or, initiale du prénom de celle qu’il avait enlevée.

André Giron était devant moi. Je me trouvai, tout d’un coup, horriblement gêné, encore que nous eussions un ami commun et qu’il m’eût aussitôt tendu la main cordialement. Mon indiscrète visite me semblait digne des qualificatifs les plus réprobateurs. Que venais-je lui demander et quels secrets douloureux ou charmants espérais-je lui arracher ? C’était toute sa vie et toute la vie de la femme qui, pour lui, avait sacrifié ses enfants, sa fortune, sa situation, que je voulais qu’il me révélât.

Un moment, je l’avoue, je fus sur le point de m’éloigner ; mais le journaliste curieux qui demeurait obstinément en moi me retint et me cloua au sol. Nous étions assis en face l’un de l’autre. De temps en temps, de la chambre voisine, parvenait jusqu’à nous une voix très douce, et j’essayais d’expliquer à M. André Giron les causes de mon voyage. Il m’ écoutait en souriant et si jeune, si frémissant encore d’ignorance, tellement enchanté, semblait-il, par le rêve tragique et délicieux qu’il vivait, que mes paroles s’arrêtaient balbutiantes sur ma bouche.

— Oh ! fit-il enfin, comme je lui avais raconté tous les bruits méchants qui couraient sur la princesse et sur lui, qu’est-ce que ça nous fait ? Les journaux, nous ne les lisons pas. Nous en avons lu un, au commencement ; il contenait de telles choses, que nous nous sommes juré de ne plus nous en préoccuper. Tous les rédacteurs suisses ou allemands qui se présentent ici, nous les renvoyons à notre avocat, Me Lachenal : mais vous, c’est autre chose, vous êtes presque un ami, puisque vous êtes l’ami de mon meilleur ami.

— Alors, voulez-vous d’abord me raconter votre vie ?

— Oui, dit-il.

Il disparut quelques instants et revint avec une petite caisse de fer :

— Ce sont mes diplômes, fit-il, et quelques papiers.

À peine lui posais-je parfois une question pour diriger ses réponses ; je le laissais parler.

— Vous savez mon nom, dit-il : André Giron. Je suis né à Gand, en 1879. Mon père et ma mère, que je perdis à l’âge de dix ans, étaient Belges, leurs ancêtres Espagnols. J’ai fait de bonnes études à l’Athénée d’Ixelles et, mes humanités terminées, j’ai songé à entrer à l’École militaire. Mais j’avais une santé trop faible ; j’allai à Liège, à l’École des mines, et je passai brillamment mon examen de première année. La seconde année, malheureusement, je tombai malade ; l’année suivante, cependant, je m’inscrivis encore à l’École. Mais je ne peux vous dire combien j’étais seul dans le monde et combien je souffrais de cet isolement. Non seulement j’étais orphelin, et depuis longtemps, mais je n’avais aucun appui. J’essaie de vaincre cette dépression et, à ma majorité, je voyage en Suisse et en Italie. Tenez, je descends même à Genève dans cet hôtel. Je ne possédais aucune ressource. Je venais de refuser un legs, il me fallait trouver une position. On m’offrait celle-ci ; j’acceptai. J’étais exactement sous-précepteur (unterzieher), sous les ordres du gouverneur militaire, je recevais cent vingt-cinq marks d’appointements par mois, et j’avais droit à un mois de vacances par an. J’étais ravi. Mes deux élèves étaient les princes Chrétien et Georges. Je devais leur enseigner le français et, plus tard, les mathématiques. Le 3 janvier 1902, j’entrai en fonctions. »

Comme il allait continuer, un domestique frappa et déposa sur la table un volumineux courrier. Plusieurs lettres étaient destinées à la princesse. Il s’en fut les lui remettre. Les autres, il les ouvrit devant moi. L’une d’elles apportait les respectueuses félicitations d’un jeune homme et d’une jeune fille de Paris ; une autre, les vœux de bonheur d’un Saxon qui demandait un portrait de la princesse ; une autre renfermait la photographie d’une amie et, comme sous l’enchantement des souvenirs que toutes ces lettres éveillaient en son esprit, André Giron cessa de parler.

Aussi bien il avait fini de parler de lui et c’était d’elle qu’il aurait dû m’entretenir. Je touchais à l’heure où le roman était né et c’est à force de questions, les unes indifférentes, dont il ne se défendait pas, les autres précises qui l’effrayaient peu, je l’avoue, que je reconstituai toutes les phases de cette tendre, banale et émouvante histoire d’amour.

André Giron était depuis quelques mois à Dresde, tout entier consacré à sa tâche, quand la cour quitta, le 1er mai, le palais de Taschenberg pour la Prinzliche-Villa. À Wachwitz, la vie devint plus intime, presque familiale ; la princesse s’intéressait aux leçons du précepteur, il lui rendait compte, souvent elle y assistait. Elle prenait ses repas entre son mari et le maître de ses enfants. Elle était belle et intelligente. Le peuple entier l’adorait. Le prince héritier, au contraire, était borné et grossier et la fille du grand-duc de Toscane ne l’avait épousé que sur la prière et l’ordre de sa mère. Elle souffrait le martyre. L’histoire est simple : ils se virent chaque jour ; ce furent des causeries d’abord, qui, peu à peu, devinrent des confidences, puis des aveux. L amour fut souverain ; ils lui cédèrent.

Des mois passèrent. Des soupçons, cependant, naissaient : André Giron fut près de s’en aller de son propre gré. Le 14 novembre, il partit ; il ne partait pas pour toujours. Déjà la princesse avait résolu de le suivre. Le plan de la fuite était préparé : c’était l’époque où, chaque année, elle abandonne la Saxe pour Salzbourg : l’occasion était propice. André Giron gagne Bruxelles, y demeure un mois, puis reçoit un télégramme et, vingt-quatre heures après, le 13 décembre, il est à Zurich où il retrouve la princesse et son frère l’archiduc à qui la sœur avait tout raconté. La princesse était enceinte de son amant.

Et tandis que j’interroge et que j’écoute, ma main feuillette, machinale, un gros calepin que cachait la cassette de fer ; sur les pages, des dates sont inscrites et, en face des dates, des notes. C’est le journal de leur amour, sans doute, et mes yeux avides voudraient le parcourir. Brusquement, il le pousse vers moi, me prie d’y jeter un regard, et je tombe sur ces lignes que je retrace aussi fidèlement que je peux :

13 décembre. — Dans la nuit du 11 au 12, elle part de Salzbourg avec l’archiduc Léopold-Ferdinand qui est entré chez elle à minuit et demie ; elle emporte un peu de linge, quelques bijoux dans une valise ; un coupé est attelé de deux arabes ; clair de lune magnifique, grand froid. À Bercheffseim, la station est fermée ; ils attendent dans la salle des troisièmes classes : enfin elle gagne, par Bruck, Zurich.

14. — Je suis arrivé à Zurich vingt-quatre heures plus tard qu’on ne croyait. Elle avait passé une nuit désespérée. Nous partons pour Genève.

21. — Nous avons été au théâtre et fait des achats.

23. — Acheté pour elle un arbre de Noël.

— Et que comptez vous faire ? demandai-je enfin, étonné cependant qu’il eût été permis si facilement à ma curiosité de violer le secret de ces pages intimes.

— Nous marier, me dit-il simplement. Une fois mariés nous irons vivre en France, à Paris sans doute, car la princesse aime beaucoup Paris et, là, je travaillerai. La princesse a des goûts très simples.

— Mais ce mariage, en connaissez-vous la date ?

— Ah ! non. Nous sommes ici pour longtemps encore et c’est la seule ville, paraît-il, où l’on ne peut pas nous arrêter. Il y a bien, dans l’hôtel même, un agent de police secrète du roi de Saxe, Arthur Schwarz, mais il ne peut rien sur nous. Il compte seulement que nous quitterons Genève un jour ou l’autre et qu’alors il nous arrêtera. Mais nous ne quitterons Genève que lorsque tout sera arrangé. La cour avait demandé à la princesse de rentrer, elle ne l’a pas voulu, trop sûre du sort qui l’attendait, si elle acceptait ! Ici, nous avons un excellent avocat, Me Lachenal, et la police nous protège.

Nous espérons que la cour se décidera à demander à Rome l’annulation du mariage. Nous sommes en ce moment en pleine incertitude. L’archiduc Joseph est venu voir sa sœur il y a cinq jours ; elle lui a exposé ce qu’elle demandait ; il est reparti et nous n’avons plus eu de ses nouvelles.

— Et l’archiduc Léopold-Ferdinand ?

— Il est ici, pour quelques heures, avec Mlle Antinowitch ; il n’a pas signé la renonciation que lui avait présentée l’empereur, car elle comprenait aussi l’abandon de sa nationalité et de ses droits pécuniaires. Il l’a retournée non signée et il attend, lui aussi.

— Et les enfants de la princesse ? demandai-je encore un peu hésitant.

Tout naturellement, il répondit :

— Elle avait à choisir entre ses enfants et moi, elle m’a choisi.

Derrière la cloison frêle de la chambre, la voix douce que j’avais entendue tout à l’heure se mêlait à une voix plus forte d’homme. Sur la nappe blanche, le calepin de cuir gisait entr’ouvert parmi les enveloppes déchirées. Debout, près de la fenêtre, André Giron regardait de nouveau le soleil pâle d’hiver qui, lentement commençait à percer la brume du lac et les mouettes frêles et lourdes qui s’éloignaient de la rive.

Trompeuses et fausses attitudes ! Naïf et sentimental, j’avais pensé rencontrer chez ce séducteur royal une tendresse charmante, craintive et surprise… Hélas ! il se prêtait le mieux du monde à toutes mes questions ; bien plus, il me tendait lui-même le carnet à fermoir où soigneusement il avait consigné tous les moments de l’aventure, — Je dis tous, et l’on entend ce que cela signifie — et il ne mettait pas en doute que la mère eût pu un instant lutter contre la maîtresse ! Déplaisant adolescent, orgueilleux d’avoir glissé dans le lit d’une princesse, et prompt à tout conter de ses succès au premier curieux disposant d’un journal.

M. ANDRÉ GIRON. 96

Tout de même, profitant de tant de complaisance, je le revis encore avant de quitter Genève. (( Revenez ce soir, voulez- vous ? » m’avait-il dit. Vous pensez si je fus exact. La nuit était déjà tombée quand je pénétrai de nouveau dans cette chambre du premier étage où j’avais causé avec lui le matin. A peine nous étions-nous serré la main, qu’on Tappela au téléphone.

— Figurez-vous, me dit-il, quand il eut fini, que le correspondant d’un journal américain offre, par téléphone, sur l’ordre de son directeur, quinze cents francs à la princesse, si elle veut envoyer vingt lignes de sa main.

— Et accepte-t-elle ? demandai-je en souriant.

— Ah ! fit-il, sans répondre, j’ai été assailli de journalistes, aujourd’hui. Un rédacteur d’une revue illustrée me prie, par un mot, de remettre ma photographie à l’hôtel où il est descendu. C’est simple, n’est-ce pas ? D’autres, Anglais, me font annoncer qu’ils arrivent à l’instant de par delà la mer, pour me voir. Un autre, un Français, reçu par le patron de l’hôtel, le prend pour l’archiduc et lui sert du monseigneur pendant une heure. Voyons, conseillez-moi, que dois-je faire ? La princesse de Saxe, dans l’après-midi, avait reçu quelques minutes le directeur d’un journal du royaume, administrateur, en même temps, d’une société de bienfaisance dont elle était la présidente. Mais il était débarqué à Genève pour la vérité [fur die Wahrheit), et la princesse le connaissait. Quel autre publiciste réunirait, une autre 96 PETITES CONFESSIONS.

fois, ces mêmes conditions ? En bon journaliste, je le persuadai de n’admettre à ses confidences nul de mes confrères. L’avenir devait largement me montrer combien peu il tiendrait compte de ces conseils de discrétion.

Notre conversation cessa quelques minutes : un domestique apportait sur l’épaule un plat immense couvert de tasses, de petites cuillers et de gâteaux, et le déposait sur une table pour la collation.

— Mais comment vivez-vous ici ? fis-je quand l’homme en habit se fut éclipsé.

— Les premiers jours, reprit-il, il nous semblait voir des détectives à chaque pas, et, en fait, il y en avait beaucoup, je crois bien. Maintenant, il n’y a plus que cet excellent SchAvartz, qui dort, mange, boit dans cet hôtel, et, impassible, attend que nous quittions en sourdine la ville pour nous arrêter. Mais le chef de la police genevoise est pour nous : « Ne cherchez pas à fuir, nous a-t-il dit, et je vous protégerai. » Nous ne cherchons pas à fuir, et il nous protège.

— Vous sortez souvent ?

— Presque tous les jours, à pied ou en voiture. Nous faisons des emplettes. Nous allons au théâtre aussi ; tenez, l’autre jour, lundi, nous y étions. On nous regarde bien un peu, et cela est ennuyeux.

— Une vie très simple, en somme ?

— Une vie très simple. La princesse, d’ailleurs, déteste l’étiquette, la pompe. Elle a passé récemment quinze jours à Paris, chez la princesse d’IsenM. ANDRÉ GIRON. 97

burg-Ernstein . Elle est revenue enchantée de Paris, et c’est là qu’elle veut vivre. Nous louerons un petit appartement. . .

— Une fois mariés ?

— Oui, une fois mariés. Ah ! tenez ! nous savons depuis quelques heures qu’il y a des pourparlers entre la cour d’Autriche et la cour de Rome, au sujet de l’annulation du mariage. Ah ! c’est un embrouillamini ! La princesse était en communauté de biens avec le prince, et puis, il y a cet enfant qui va naître, qui n’est pas du prince et qui pourtant légalement sera de lui. Tout cela complique notre situation, terriblement.

— Et si l’annulation n’a pas lieu ?

— Pour nous, ce sera comme si elle avait eu lieu. Nous vivrons ensemble.

— Et vous restez à Genève.^

— Jusqu’à ce que tout soit arrangé. [Moi, je voulais, à peine arrivé à Genève, partir à Menton ; mais notre avocat, M" Lachenal, nous a expliqué qu’à Genève seulement nous étions en sûreté. Il paraît qu’on n’y peut poursuivre l’adultère.

— Heureuse ville !

Cette exclamation déplacée m’est échapper sans que j’y prisse garde ; mais André Giron ne l’a pas entendue, et, muet un instant, suivant une idée que je ne devine pas :

— Il y a une chose qui nous ennuie fort, ajoutet-il. La princesse s’est enfuie de Salzbourg en emportant quelques bijoux , à peu près pour 400 000 francs . Les journaux allemands l’accusent d’avoir emporté les diamants de la couronne. Démentez cette calomnie. Les bijoux, nous avions peur qu’on ne nous les vole. J’ai eu l’idée de les envoyer à mon frère, en le priant de les mettre à Bruxelles, dans mon coffre-fort du Crédit Lyonnais, et je les lui expédiai en déclarant une valeur de 800 000 francs. Mon frère, connaissant l’accusation qu’on portait contre nous et craignant d’être accusé de complicité pour recel, a refusé de les recevoir. Et nous sommes sans nouvelles de ces bijoux. Que sont-ils devenus. Qui les a ? Nous n’en savons absolument rien.

À peine ai-je écouté ses dernières paroles. Mes yeux, étonnés, contemplaient cette chambre banale d’hôtel, tendue de rouge, tapissée de rouge, meublée de fauteuils rouges. Nulle fleur, nul bibelot. La nuit brumeuse, que piquaient les lumières électriques des quais, était triste et froide, et les vitres se couvraient de la buée humide du brouillard. Je songeais au château familial de Wachwitz, et je songeais au petit appartement qu’on louerait à Paris, quand tout serait arrangé !

M. PAUL ADAM

M. PAUL ADAM

Quand je pénétrai dans le grand salon clair de l’avenue du Trocadéro, où, il y a un an tout juste, avant de gagner les Antilles, j’étais venu serrer la main de Lucien Muhlfeld, que je ne devais plus revoir, mes regards ne s’arrêtèrent ni sur la table chargée d’épreuves d’imprimerie, ni sur les portraits pendus aux murs, ni sur les vieux livres aux solides et vénérables reliures. Près de la cheminée, cachant un tableau de Hawkins, une affiche — une véritable affiche, comme en signent Cappiello, Léandre, Grun — se dressait sur un chevalet, à peu près terminée, présentant à mes yeux étonnés, sous les couleurs caressantes des pastels, une femme assise de côté sur un chien. Ses cheveux noirs et bouclés un peu indisciplinés, le bout des moustaches ébouriffé, les lèvres entr’ouvertes par un demi-sourire, la poitrine bombant sous le gilet croisé, M. Paul Adam contemplait cette œuvre, et j’étais si habitué à ne voir en lui que le puissant romancier de La Force, de La Rase, de L’Enfant d'Austerlitz et de Au Soleil de Juillet, que je ne songeai pas tout de suite qu’il en pût être l’auteur. Tout de même, il me sembla entendre, dans le lointain des années, les notes frêles du violon d’Ingres. Est-ce que M. Paul Adam, lui aussi ?... mais, s’étant retourné, il m’aperçut.

— C’est de vous ? demandai-je, en désignant du doigt l’affiche.

— Mais oui, répondit-il, et c’est même la troisième que je brosse. Dans quelques jours, vous admirerez la première, des danseuses de music-hall, dans les rues deParis. Ça vous surprend ?... mais j’en n’étais pas né du tout pour être littérateur. J’aime bien mieux dessiner cette petite bonne femme qu’écrire un livre, et je n’écris des livres que parce que j’ai commencé à vingt ans, poussé par ma mère, et que j’ai continué... Il jeta le morceau de pastel qu’il tenait à la main et, flattant un long et souple lévrier qui se couchait à ses pieds :

— Oui, dit-il, j’ai voulu être un tas de choses que je ne suis pas. D’abord, j’ai voulu être sculpteur et, toutjeune, j’ai sculpté un groupe, Les Trois Mousquetaires ; puis j’ai trouvé qu’il n’y avait pas de plus belle vie que celle de rentier ; malheureusement, elle ne pouvait être la mienne. Enfin, je voulus être explorateur à la fois et fermier, cela était très sérieux, c’était ma vraie vocation, et je fus même sur le point de partir en Australie pour y élever des moutons. Mais je ne suis parti qu’en Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/117 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/118 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/119 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/120 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/121

M. PAUL MEURICE

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MADEMOISELLE
MARTHE BRANDÈS

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ALBERT BESNARD

ALBERT BESNARD



Comme j’avais sonné, à une heure très matinale, à la porte du petit hôtel qu’habite, au delà de la place Pereire, M. Albert Besnard, je le trouvai dans la cour, prêt à sortir, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un long et large manteau flottant. On finissait d’atteler deux chevaux à une voiture. « Revenez à midi, voulez-vous ? » Je fus exact au rendez-vous, mais plein d’inquiétude. J’aime la peinture pour l’émotion qu’elle me donne, la joie qu’elle me cause ou le rêve qu’elle éveille en mon cœur, mais je ne connais pas d’une manière impeccable les phases de son développement, et même je confonds parfois les dates : c’est une honte que je confesse, le front rougissant et penché vers la terre. Je craignais donc que mon ignorance historique n’apparût trop évidente au peintre qui triomphe cette année, une fois de plus, au Salon, avec le merveilleux portrait de sa femme, et qu’il ne me méprisât. Aussi quand, dans l’atelier, je le vis devant moi, grand, robuste, solide, pareil, tout ensemble, avec ses yeux bridés, malins et bons, sa barbe grisonnante et régulière, son ventre important, à un Anglais confortable et à un Scandinave puissant, je devins subitement muet.

— Enfin, dit-il, que voulez-vous que je vous raconte ? C’est tellement difficile, quand on n’a pas l’habitude d’écrire, de rendre sa pensée par la parole. Je ne sais pas, moi, il me faudra chercher mes mots, et ils me fuiront.

Les mains dans les poches du veston, M. Besnard allait et venait, soucieux et ennuyé. Ses hésitations et ses craintes, que je reconnaissais trop bien, me rendirent le courage et la voix :

— Un peintre, fis-je, plus que tout autre, a des histoires à conter. Vocation contrariée, parents indignés, charges de l’École, premiers succès et premières jalousies, la mine est inépuisable... Si vous vouliez...

M. Besnard s’était arrêté, caressant sa longue barbe d’un geste méditatif :

— Ma vocation ! dit-il, mais, si loin que remonte ma mémoire, je me vois décidé à être peintre. Il y avait bien ma famille qui me destinait aux consulats, mais j’étais un si mauvais élève, et puis j’étais résolu à entrer aux Beaux-Arts ! Mon père lui-même, d’ailleurs, était un élève d’Ingres. Un homme a exercé sur moi à cette époque de ma vie, une influence profonde : c’est Jean Brémond. Celui-là fut mon maître et mon ami. Il était arrivé vers 1830 chez M. Ingres, qui l’avait assez mal reçu, en apprenant qu’il avait déjà peint des tableaux et qu’il en tirait quelque vanité : « Si vous savez peindre des tableaux, Monsieur, pourquoi venez-vous chez moi ? » Un peu plus tard, ayant sans doute à se plaindre des modelés de ses figures, il lui enjoignait de faire une boule : « Quand vous saurez modeler une boule, Monsieur, vous en saurez autant que moi ! Que de fois n’ai-je pas entendu le récit de ces scènes, restées célèbres par les mots souvent absurdes, mais toujours sublimes, qui naissaient de l’impétuosité du débit : « N’effacez donc pas votre dessin ! » me disait un jour Paul Flandrin, qui, se tournant vers Brémond, ajoutait d’un air de rappel : « M. Ingres aimait les faux traits ? » et Brémond, le regard illuminé et souriant, approuvait. D’autres fois, comme j’avais à peindre un noir dans une étude, mon vieil ami venait à moi et me disait : « Mais, mon enfant, tu crois que ce noir est noir sous la lumière. De quel ton le peindrais-tu dans l’ombre ? Si M. Ingres était là, il te dirait : « Mettez votre chapeau auprès, Monsieur, et dites-moi lequel est le plus noir. Eh bien ! Monsieur, il y a encore plus noir. » Il était possédé de la volupté du contour, et c’est par là qu’il capta pour toujours mon admiration. Quand il parlait d’un bras de femme replié, on avait comme un mirage de tous les plus beaux bras de femmes passés, présents et futurs : « Vois-tu, me disait-il, comme cette épaule s’attache à la poitrine ? Quels jolis petits plis de la peau, près du sein ! Ah ! M. Ingres aimait ces petits plis !... » Livré à lui-même, la folie de la couleur le prenait tout entier et il peignait des figures de femme qui sont de purs chefs-d’œuvre de lumière et de vie, de purs produits de la sensibilité la plus exaltée.

Les mots s’échappaient d’abord lentement, comme retenus encore au moment même où ils se pressaient au bord des lèvres. Parfois, d’un mouvement fatigué, M. Besnard portait la main à son front, puis les doigts revenaient parmi la barbe argentée. Tout de même, les phrases se suivaient nombreuses. Peu à peu le peintre ne se préoccupait plus de la façon dont il exprimerait sa pensée, et il l’exprimait avec simplicité et bonhomie, admirablement. Il n’avait pas conservé un excellent souvenir de Cabanel, dans l’atelier duquel il travaillait aux Beaux-Arts, et qui désirait fort qu’un autre de ses élèves eût le grand prix qu’il obtint en 1874. Pourquoi diable aussi M. Besnard se rendait-il à l’École vêtu d’un ulster à carreaux, et ganté de gris perle, alors que tous ses camarades et même ses maîtres affectionnaient un costume incorrect, fruste et débraillé, un vrai costume de rapin ; et pourquoi encore se plaisait-il à parler en termes décents et polis, alors que tous les autres émaillaient leurs discours des plus grossières et des plus suggestives fleurs de rhétorique ? Son séjour à la Villa Médicis ne l’avait pas non plus enchanté. Le milieu où il vivait était peu intéressant et peu profitable. Pour lui, il n’y avait pas travaillé du tout : tout au bonheur d’être libre, il s’était acheté une voiture, un cheval, et passait au grand air toutes ses journées. Et, d’ailleurs, pourquoi aurait-il travaillé ?

M. Besnard est allé chercher dans un coin de l’atelier un carton poussiéreux, et il en a tiré une photographie. Le voilà près de moi : il se penche, il me montre, il m’explique, et il s’emporte un peu, oh ! tout juste ce qui est permis à un homme de qualité.

— Voici mon premier envoi : une figure de source. J’avais conçu ce tableau très simplement : une femme nue s’appuyait sur une urne de terre d’où coulait un filet d’eau. Ah ! bien, oui ! il a fallu changer cela ! ce n’était pas académique, et, pour que ce fût académique, je glissai sous la femme une étoffe de velours noir et une étoffe blanche, — l’opposition des couleurs, n’est-ce pas ? — et je mis à sa jambe un bracelet. L’urne de terre devint une urne de cuivre damasquiné, et au-dessus de l’urne je peignis ce chérubin ridicule. Maintenant, vous voyez, c’est bien « Villa Médicis », c’est très mauvais.

Maintenant, ma première inquiétude me saisissait de nouveau. M. Besnard venait, après ses cinq années de Rome, de rentrer en France, et je voyais bien qu’il devait à sa vive antipathie pour l’art officiel d’avoir, peu après, passé à l’impressionnisme. Mais n’allais-je pas commettre quelques erreurs, citer un tableau pour un autre, confondre des dates ? J’avais achevé, la veille, de relire La Ruse, de Paul Adam : que pouvait faire un admirateur d’Omer Héricourt ? Perfidement, sournoisement, je parvins à interroger M. Besnard, sans me risquer en des aperçus chronologiques où je me serais déshonoré, et, le cœur dilaté de joie et de tranquillité, j’entendis sa réponse.

— De retour à Paris, je trouvai un peu attiédies les amitiés que j’y avais laissées ; je partis en Angleterre, où je m’étais marié. C’est dans un voyage en France que je vis la première exposition des impressionnistes : ce fut une révélation. L’art qu’enseignaient les Écoles n’était que faux et convenu, celui-là seul était un art de vérité. Mon admiration, tout d’abord, alla à Degas. Chose curieuse : Bastien-Lepage aura été sans utilité pour moi. C’est alors que j’exposai ce portrait de Mme R. J... qui souleva tant de protestations ; il éloigna pour longtemps de moi des femmes que j’aurais été heureux de peindre, et qui refusaient en s’écriant : « Mais nous ne saurons même pas de quelle couleur il nous fera ! »

Mélancolique une seconde, sans que j’en puisse deviner la secrète raison, M. Besnard se tut et ce regret rapide que j’imaginai m’attrista. J’essayai de l’effacer : j’abandonnai, un instant, le peintre de portraits, et je louai le décorateur éblouissant, si habile aux effets de lumières contrariées, si riche de couleurs, et je rappelai la Maladie et la Convalescence, le diptyque du vestibule de l’École de pharmacie ; Paris, le fragment destiné à la mairie du IVe arrondissement ; le Soir et la Vie, panneau pour la salle des mariages de la mairie du Ier. Déjà, je me félicitais de ma mémoire, quand M. Besnard m’interrompit :

— Vous oubliez, dit-il, la décoration de l’Hôtel de Ville, la Vérité, entraînant les Sciences à sa suite, répand sa lumière sur les hommes, et vous oubliez la grande composition qui orne l’amphithéâtre de chimie de la Sorbonne. C’est celle-là que j’aime le plus, mais je ne sais pourquoi il faut insister pour la voir ; on ne l’a pas comprise, je crois, et on ne la montre qu’avec prudence. Cependant, si l’appariteur qui conduit les visiteurs s’aperçoit qu’elle leur plaît, il sourit, et, comme s’il confiait un secret dangereux, il murmure : « On prétend que c’est ce que nous avons de mieux. » Je pense, voyez-vous, qu’on me reproche surtout de m’être dispersé ; j’ai peint des portraits, j’ai peint des décorations murales, j’ai peint des pastels, j’ai peint des aquarelles, et j’ai fait de la gravure. Chez nous, on n’accorde une valeur tout à fait supérieure qu’à ceux qui se spécialisent dans un genre, mais moi j’éprouve un impérieux besoin de passer de l’un à l’autre.

Une invisible horloge sonna une heure. La tenture qui cachait l’atelier de sculpture de Mme Besnard se souleva, et son fils vint réclamer son père pour le déjeuner, depuis longtemps servi. Mille questions montaient encore à mes lèvres, et j’en énonçai à la hâte quelques-unes :

— Mes goûts privés, fit M. Besnard, tandis qu’il gagnait la salle à manger, mes goûts privés... rien ne m’enchante autant que les récits des très vieilles dames, qu’on traite de radoteuses.


MADAME SUZANNE DESPRÉS

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M. JULES RENARD

Un crâne pointu, aux cheveux jaunes et clairs, une tête ronde et grosse, deux oreilles écartées, un front large et haut, des yeux gris au regard aigu et froid ; près de la fenêtre, le veston ouvert sur un gilet de tricot, penché sur une table, M. Jules Renard lisait. Derrière lui, des livres ; à côté de lui, des livres, partout des livres, jaunes, blancs, verts, rouges, reliés, brochés, alignés, entassés, solitaires. Une lumière éblouissante baignait le cabinet de travail, et comme un parfum de silence flottait dans l’air. Un instant, je contemplai, piqués au mur par une épingle, les portraits d’Eugénie Nau et de Gertrude Eliott, dans le rôle de Poil-de-Carotte. M. Jules Renard leva la tête, me serra les doigts, et, du coupe-papier qu’il tenait à la main, désigna un fauteuil.

Il y a cinq ans, j’étais arrivé ainsi, un matin, chez l’auteur des Histoires naturelles. Je ne le connaissais pas, je l’aimais seulement, et, à peine

échappé des bancs de l’Université, riche de puériles et littéraires ambitions, je lui avais rendu visite pour le voir, lui parler, et peut-être conquérir sa sympathie. Avec quelle émotion je l’avais écouté ! Maintenant, de nouveau, à la veille de la première représentation de Monsieur Vernet au Théâtre-Antoine, je venais le trouver, le cœur rempli toujours de la même admiration. Rien n’avait changé, ni le décor, ni lui-même : il n’y avait à sa boutonnière qu’un étroit ruban écarlate de plus. Il me sembla que, soudain, j’avais rajeuni, et, d’avoir éprouvé une si originale sensation, des mots reconnaissants montèrent à mes lèvres. Hélas ! ils ne parvinrent pas à s’échapper ! Je m’aperçus soudain que je ne savais presque rien de la vie d’un écrivain que je chérissais, et ce furent d’autres phrases que je prononçai, tout rougissant de mon ignorance. M. Jules Renard les entendit en souriant, il les attendait, il les salua au passage, et sans bouger, lentement, éveillant de lointains souvenirs, il leur répondit :

— Comme tout le monde, j’ai préparé l’École normale, mais j’ai rencontré au lycée Charlemagne, où j’étais, un professeur ridicule et fameux en ce temps-là — on le nommait La Coulonghe. — Ah ! il m’a trop ennuyé, j’ai renoncé à l’École. À cette époque, j’écrivais des vers sans cesse, des vers partout, des vers toujours. Je n’avais pas d’emploi, j’en cherchai un, je subis un examen pour entrer à la Compagnie de l’Est, je fus reçu, mais jamais placé… Voyons, voyons, c’est si loin, tout ça, je ne me rappelle plus très bien… Je présente à La Revue indépendante un article, et Félix Fenéon, qui la dirige, me le refuse sans barguigner. J’en présente encore avec le même succès à La Vogue. Je deviens membre d’un cercle de poètes, les « Zutistes », qu’avait fondé Charles Croze, et là on me sacre grand homme. Déjà ! et je n’avais pas le sou, je donnais des leçons, quelques jours même je fus employé dans une maison où l’on vendait du charbon, mais le patron me congédia en me prédisant d’autres destinées, prédiction qui, en attendant qu’elle se réalisât, me mit sur le pavé. Je récitais aussi des vers dans le sous-sol d’un café de la place Saint-Michel, c’était Goudeau qui présidait… La première fois que je montai sur l’estrade, on me hua… J’avais récité, sans m’en douter, des vers qui, parait-il, étaient inconvenants. Enfin, tout s’arrange, je me marie, je fonde avec Valette Le Mercure de France… Un matin, Marcel Schwob frappe à ma porte, j’étais au lit, je me lève, il me demande un conte pour le supplément de L’Echo de Paris, et je me vois encore, en chemise, fouillant en vain les tiroirs, puis obligé de promettre que j’écrirais une nouvelle tout de suite ; voilà comment j’entrai dans la presse.

Souple et nonchalant, un chat blanc, la queue en l’air, glissa par la porte de la chambre entr’ouverte, avança de quelques pas, leva son nez rose vers mes doigts qui se tendaient pour une caresse, puis, dédaigneux, se détourna et regagna l’asile un instant abandonné. Est-ce une comparaison trop

familière ? Il me parut, par une de ces bizarres associations d’idées qui naissent en nous, on ne sait ni pourquoi ni comment, que M. Jules Renard, après avoir ainsi désiré et goûté le charme de la notoriété parisienne, en était revenu à souhaiter les éloges des compagnons de ses premières années. Tout jeune, je n’avais voulu voir en lui que l’homme de lettres, ignorant le peintre amoureux de la nature, que ravissaient les campagnes blondes, les bois verts et les paysans simples. Comment avais-je pu séparer du Parisien ironiste et âpre le Nivernais ému et attendri ? Comme s’il devinait mes pensées, il murmura :

— Je suis né en Mayenne, par hasard, mais je n’ai qu’un pays, Chitry-les-Mines, dans la Nièvre. C’est là que mon père demeurait, et c’est là qu’il mourut. Ce petit coin de terre contient toute ma vie…

Ah ! comme les yeux froids de M. Jules Renard s’adoucissaient subitement ! Ils ne regardaient plus ce qui les entourait, ils regardaient par delà les murs, très loin, très loin, la maison à un étage, avec la cour, la cage aux lapins, la barrière fermée sur le chemin, tout ce décor rustique où Poil-de-Carotte vécut son enfance douloureuse et que nous vîmes reproduit avec une si étonnante exactitude sur la scène de M. Antoine… Peut-être, comme au temps jadis, apercevait-il la terrible Mme Lepic, sa mère, penchée à la fenêtre, M. Lepic, son père, poussant la porte pour sortir, le grand frère Féli x prêt à le battre. Tout l’émouvant tableau des années lointaines de ce gamin amer et philosophe, qui furent les siennes, se déroulait devant lui.

— Oui, comme tous les enfants, soupira M. Renard, un beau jour j’ai eu envie de me pendre… C’est bien mon enfance que j’ai racontée… Mme Lepic vit encore, Étiennette aussi. Félix est mort.

Un sourire indulgent et charmant flotta sur ses lèvres : aujourd’hui, il n’attachait plus grande importance à ce suicide manqué, c’était un souvenir qui l’amusait, d’autres soucis occupaient son cœur et son esprit.

— Je ne connais que ce petit coin de terre, car je ne voyage jamais. Comme ma mère habite toujours Chitry, j’ai loué une maisonnette à Chaumot, tout près, j’en suis conseiller municipal, et non seulement j’y vais aux vacances, mais aussi souvent dans l’année pour les réunions du conseil. J’écris des articles dans L’Écho de Clamecy, où je traite des questions morales et pédagogiques ; je suis délégué cantonal, je fais des conférences populaires, où je parle de Hugo, de Michelet, de Molière…

Un instant, la voix se tut, puis M. Renard ajouta :

— Eh bien ! je suis vingt fois moins connu chez moi qu’à Paris. Les gens ne peuvent pas admettre qu’un homme qu’ils ont vu enfant ait acquis, loin d’eux, une certaine célébrité. Je n’ai aucune influence comme conseiller. D’ailleurs, j’ai une détestable réputation : je suis « le socialiste et le païen ». Quand je fais une conférence, on écoute très attenti vement, puis on s’en retourne avec défiance :

« Qu’est-ce qu’il veut ? pense-t-on. Qu’est-ce qu’il va nous demander ? » Et quand on voit que je ne veux rien, que je ne demande rien, on est alors tout à fait troublé, on est sûr que je médite quelque mauvais coup. Et puis, la Nièvre a ses grands hommes, qui ne la quittent pas, qui vivent toujours à l’ombre de ses bois, au bord de sa rivière… Ceux-là, personne ne les ignore. Vous pouvez citer le nom de Claude Tiller, de Milien, de Courmont et de plusieurs autres Nivernais, chacun a lu leurs proses ou leurs vers. La revue qui paraît à Nevers ne laisse dans l’oubli aucune de ses gloires locales, mais elle ne m’a jamais consacré un article. Tenez ! Poil-de-Carotte avait beaucoup accru ma réputation ; du moins naïvement je l’imaginais. Quand on le joua à Nevers, l’imprésario annonça que l’auteur était un enfant de la contrée et qu’il parlerait lui-même de sa pièce avant la représentation. Eh bien ! il n’y eut pas un chat, ce fut la soirée la plus désastreuse de la tournée.

M. Renard pencha la tête un peu. Il jouait toujours avec son coupe-papier, machinalement, et machinalement aussi les mots quittaient ses lèvres, sans se presser, sans s’ordonner, sans se grouper en un beau paragraphe solide et nerveux, pareils simplement à des gouttes paresseuses qui tombent une à une d’un robinet entr’ouvert. Je crus démêler des regrets, des illusions perdues, des rêves trop pleurés, mais, une fois encore, je me trompais.

— Non, non, ne croyez point que j’en veuille à mes compatriotes. Ils ne savent pas, ils ne pensent pas, ils vivent sans se soucier de rien. Quand je retournai à Chaumot, après ma décoration, je me figurais avec ingénuité que mes collègues du conseil me féliciteraient, et j’avais déjà tout arrangé pour les traiter au restaurant de la petite ville. Ah bien oui ! pas un ne m’en a parlé ; non pas qu’ils fussent jaloux, mais ils étaient impuissants à exprimer leur stupeur devant ce phénomène : un homme jeune décoré ! Ils sont si simples, qu’ils m’échappent. L’an dernier, je fis nommer Philippe, mon jardinier, adjoint au maire : quatre jours après, sa femme l’ignorait encore, il ne lui avait rien dit. Pourquoi s’intéresseraient-ils à moi, alors qu’ils s’intéressent si peu à eux-mêmes ? Et, d’ailleurs, c’est ce qui me passionne, cette lutte continuelle et silencieuse avec ces natures frustes et primitives ; je leur devrai encore, je le sens, tout ce que j’écrirai.

— Alors, la pièce qu’on va jouer, Monsieur Vernet

Je n’eus pas le temps d’achever. D’un geste vif, M. Renard m’interrompait :

— Non, celle-là ne doit rien aux Nivernais. J’imagine, dans un milieu bourgeois, un poète ; l’entrée de ce poète dans ce milieu et son départ, voilà toute ma pièce. On a dit que c’était le sujet de mon roman : L’Écornifleur, porté sur le théâtre ; c’est une erreur.

Des minutes s’écoulèrent, le silence régna, puis douze coups retentirent. Si bien que je fusse dans mon fauteuil, tout près d’un maître cher, je ne pouvais trop retarder l’heure de son déjeuner. Je me levai, M. Renard aussi, je marchai sur la queue du chat qui revenait et s’enfuit, et je trébuchai quelques pas. Paternel, M. Renard ouvrit la porte :

— On me reprochait, dit-il, de ne pouvoir écrire une pièce en cinq actes. Voilà maintenant que j’ai écrit trois pièces d’un acte, et une autre de deux. N’est-ce pas la même chose ?… Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/251 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/253 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/254 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/255 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/256 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/257 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/258 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/259 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/261 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/263 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/264 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/265 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/266 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/267 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/268 Page:Acker - Petites Confessions, sér1, éd3.djvu/269

M. PIERRE WOLFF

Doucement, je frappai trois coups ; une voix cria : « Entrez ! » et j’obéis. Un chaton, noir comme l’enfer et gros comme un poing de jolie femme, sauta sur mes genoux ; un chien ébouriffé, pour me souhaiter la bienvenue, me lécha les doigts. Une petite bonne, blonde et rieuse, au corps frêle et mince, apparut, les mains pleines de télégrammes.

— Encore, Monsieur ! fit-elle, enchantée et effrayée à la fois, en tendant ce courrier de ministre,

— Oui, encore, Mariette, encore ! dit M. Pierre Wolff, tranquillement.

Les papiers bleus, mêlés aux lettres ouvertes et aux coupures de journaux, encombraient maintenant toute la table. Des pierrots mélancoliques, près d’une Sarah Bernhardt en duc de Reichstadt, adoucissaient la gaieté des murs clairs par la blancheur flottante de leurs longs vêtements et le charme rêveur de leurs gestes indécis. A travers la fenêtre, le regard s’attardait au paysage triste et tendre des Champs-Elysées défeuillés. Du coin discret où elle s’accrochait, non loin d’un portrait de Dumas, l’image de notre oncle Sarcey semblait surveiller et protéger cet asile aimable du travail heureux.

Appuyé à la cheminée, glabre comme un acteur, chauve comme un centenaire, M. Wolff sourit.

— Je suis content, très content.

M. Wolff ne gambadait point, et ce n’était pas un rire éperdu de bonheur qui jaillissait de ses lèvres. La gloire le laissait tel qu’elle l’avait pris l’avant-veille sur le boulevard, amusant, amusé, sceptique et blagueur, le forçant seulement à montrer la sentimentale fleur bleue que cachait son cœur de Parisien. Une fumée de cigarette monta dans l’air et, les mains dans les poches, sans s’emballer, M. Wolff répéta :

— Je suis content.

Et moi aussi, j’eus envie de dire la même chose, tant cette joie paisible me plaisait, mais je n’en eus pas le temps, car l’auteur du Secret de Polichinelle s’abandonnait à des souvenirs.

— Tout de même, il y a dix-sept ans qu’on a joué ma première pièce. J’avais vingt ans. Un soir, vers minuit, j’étais avec un ami dans une brasserie du boulevard. Antoine se trouvait en face de nous. « Comme je voudrais être joué chez lui ! dis-je à mon ami. — Venez, me répondit-il aussitôt, je vais vous présenter. — Ah ! c’est vous le neveu d’Albert Wolff ! s’écrie Antoine ; je ne vous en complimente pas. » Mon oncle ne pouvait supporter le Théâtre-Libre et ne cessait de le combattre. Cependant j’exprime mon désir à Antoine, il me donne rendez-vous pour le lendemain, et, le lendemain, mon acte entre en répétitions. Antoine tenait sa vengeance : le neveu de son ennemi faisait jouer chez lui une comédie du plus effréné réalisme, et je vous prie de croire qu’Antoine ne se privait pas d’ajouter chaque jour un mot de farouche crudité. La pièce fut représentée dans un charivari de sifflets et d’apostrophes. Mon oncle ne me parla pas durant un an et demi. Ce fut seulement à la première de Leurs Filles qu’il adora ce qu’il avait brûlé, serra Antoine dans ses bras et me jugea digne de nouveau de son affection.

La petite bonne réapparut : elle apportait toujours des télégrammes.

— Encore, Monsieur, encore ! s’exclamait-elle.

— C’est elle, fit M. Wolff en la désignant, qui a connu la première ma pièce du Gymnase, mais elle avait débuté par le second acte qu’elle trouva un matin sur mon bureau. Alors, comme elle ne comprenait pas très bien, elle me demanda à lire le commencement. C’est un phénomène, Mariette.

Cette fois, M. Wolff avait déserté la cheminée ; il avait poussé jusqu’à sa table et ses yeux s’arrêtaient sur les coupures de presse qui, à travers la France et le monde, annonçaient son éclatant succès.

— Ah ! oui, fit-il, excellente critique, excellente, excellente.

Et, s’étant tu un instant, il ajouta :

— On me prédisait la tape, la tape sérieuse, vous savez.

— Allons, voyons, demandai-je, puisque vous y voilà, racontez-moi l’histoire de votre pièce, car elle a une histoire, n’est-ce pas ?

M. Wolff regagna la cheminée.

— Oui, en effet. Le Secret de Polichinelle reçu au Gymnase, on veut me faire passer en premier, en octobre : je refuse, on insiste, je refuse toujours et je retire ma pièce. Je la porte à Samuel, en le prévenant qu’elle ne convenait pas du tout aux Variétés. « Je la connais, celle-là ! » dit Samuel, Deux jours après je reçois une dépêche ainsi conçue : « Tu me fais pleurer depuis deux heures. Arrive. » J’arrive. Samuel sèche ses larmes, veut monter tout de suite la comédie, appelle Huguenet, lui offre un engagement. Sur ces entrefaites, le Gymnase me réclame ce qu’il croit son bien ; je traverse le boulevard et, fort de ma situation, j’impose Judic. On répète, on me prophétise un four ; moi, je ne savais pas : sait-on jamais ? Et voilà. Ça me fait en tout quatorze pièces. Ça compte déjà !

Des minutes s’enfuirent. M. Pierre Wolff exaltait Mme Judic et exaltait Huguenet : maintenant son cœur débordait de reconnaissance pour ses deux merveilleux interprètes et il ne séparait pas son succès du leur.

— Tout de même, fit-il, depuis hier le nombre de mes amis a triplé pour le moins. Des gens que je crois bien n’avoir jamais vus me félicitent et m’assurent de leur affection en échange de places de faveur.

Une fois de plus, Mariette montra à la porte sa tête chiffonnée.

— Encore, Monsieur, encore ! soupirait-elle, comme fatiguée, et sa main lasse tendait de nouveaux télégrammes.


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M. ABEL HERMANT


— Tout m’intéresse, sauf la littérature.

Très doucement, d’une petite voix mince et lente, assis, les jambes croisées, près de la cheminée, un sourire flottant sous la moustache qui se retrousse sur les lèvres à peine ouvertes, M. Abel Hermant, sans se hâter, sans chercher d’effet, sincère et correct, a prononcé cette courte phrase. Si habitué que je sois à des révélations inattendues, celle-ci m’a surpris vivement. S’il est fréquent qu’un fonctionnaire n’aime guère la profession qu’il se trouve exercer, il n’arrive jamais qu’on entende un littérateur se laisser aller à une semblable confidence, et M. Abel Hermant, dont la carrière est brillante et considérable, semble avoir, moins que tout autre, le droit d’exprimer un sentiment si imprévu. Tout, d’ailleurs, ne témoigne-t-il pas, dans cette pièce, qu’un homme de lettres l’habite, ces hautes bibliothèques dans le style de l’Empire, ces revues et ces livres rangés sur la table ronde, cette photographie de Renan, cette lumière tamisée et paisible, propice aux longs travaux ? Hier, il publiait la Confession d’un homme d’aujourd’hui, et demain le Vaudeville donne la représentation de sa nouvelle pièce, l’Esbroufe, et il dit que tout l’intéresse, sauf la littérature. Y aurait-il dans son existence des preuves cachées de ce qu’il avance avec une conviction énergique et froide ? Mais non ; le voici qui la raconte lui-même, et elle est tout entière consacrée à la littérature.

— Je suis entré à l’École Normale en 1880, en sortant du lycée Condorcet, qui s’appelait alors lycée Fontanes après s’être appelé lycée Bonaparte, et j’eus là, comme camarades Jaurès, Dejean, Moreau-Nélaton, Henri Bernès, Pierre Gauthier, Bergson. Je n’avais nullement l’intention d’être professeur et, tout au contraire, je ne voulais qu’écrire. Très vite, il me parut qu’il n’était pas très honnête de demeurer dans cette École, puisque je ne songeais pas à réaliser ce qu’elle devait espérer de moi, et je démissionnai au bout d’un an. Je restai alors quelque temps à Paris, puis je voyageai — oh ! en touriste, simplement, car je n’ai jamais été, comme on l’a cru, précepteur dans quelque cour d’Allemagne — en 1882, je publie un volume de vers ; puis, avant d’aller au régiment, M. Rabosson ou l’Éducation universitaire ; pendant mon service, la Mission de Cruchod, et, en quittant le régiment, le Cavalier Miserey.

Le Cavalier Miserey ! On se rappelle le beau tapage que détermina ce livre, et le fameux ordre du jour que le colonel des chasseurs de Rouen fit lire aux escadrons assemblés : Tout exemplaire du Cavalier Miserey saisi au quartier sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé possesseur sera puni de prison. M. Anatole France écrivit alors qu’il serait plus content d’avoir fait cette phrase, que les quatre cents pages du volume, sûr qu’elle valait infniment mieux pour son pays. Du coup, le Cavalier Miserey fut considéré comme antimilitariste et révolutionnaire. Etrange jugement. Le premier, M. Abel Hermant avait essayé d’appliquer une vision artiste et les procédés du roman d’analyse à l’étude sur nature du soldat et de peindre le drame très simple et très âpre qui se joue entre l’homme et le régiment. Jamais, sans doute, on n’avait exprimé avec plus d’émotion et de vérité l’âme même du soldat, faite d’abnégation, de confiance et de solidarité, et l’irrésistible attrait qu’exerce sur des hommes, réunis par les mêmes devoirs d’obéissance et de dévouement, le régiment, « vivant et glorieux dans l’apothéose de ses cuivreries et de ses fanfares triomphales ». Au surplus, il partageait le même sentiment que moi, étonné qu’on eût si fort méconnu son œuvre. Il sourit, se leva, prit sur un rayon un gros livre relié en rouge : c’était le manuscrit du Cavalier Miserey, et deux lettres admiratives étaient collées au faux titre, signées de noms célèbres, ceux de François Coppée et de Maurice Barrès. Il remit le livre à sa place et se rassit, tranquille et ironique.

— Je publiai encore cinq ou six romans, continue-t-il. Je devais en donner un à la maison Goupil sur la campagne d’Egypte. Je possédais là-dessus des Mémoires inédits d’un grand-oncle, et je m’entendis avec Frédéric Masson. Le roman ne se fit pas, ou du moins ce fut la campagne d’Italie qui en devint le sujet. J’avais lu, pour l’écrire, d’innombrables ouvrages sur le Directoire, et ces lectures me servirent à composer les Confidences d’une aïeule. Ce fut mon entrée à la Vie Parisienne. Là, je publiai un roman dialogué, la Carrière. Du roman dialogué au théâtre, il n’y a qu’un pas ; je tirai une pièce de la Carrière, mais comme elle ne me satisfaisait pas, je l’enfouis dans un tiroir, et j’en écrivis un autre, la Meute.

De tous les écrivains contemporains, M. Abel Hermant est peut-être celui dont les ouvrages ont suscité le plus de polémiques ou tout au moins celui dans les ouvrages duquel on a cherché le plus de « clefs ». Il aime la vie, il la regarde, et, parce qu’il est avant tout épris de réalité, il ne se détache pas d’elle, quand il écrit. La curée, par une meute de parasites, d’une de ces fortunes à l’origine desquelles il y a toujours des choses à faire frémir, fortune tombée sur les faibles épaules d’un héritier sans défense, né repu et las, en sorte que le fils de l’homme de proie devient proie à son tour : tel est le sujet de la Meute. A la première, les spectateurs prétendirent reconnaître personnages et situations. Ils rebaptisaient les héros, Rennequin, Lampessade, Catherine de Meyrieux ; authentiquaient des mots, retrouvaient des anecdotes. M. Abel Hermant se défendit du reproche qu’on lui adressait. Cependant, le prince de Sagan, à qui on voudrait plus d’intelligence, s’obstina à se juger dépeint dans le rôle du marquis de Bonnancourt. Un duel eut lieu. Je n’ai pu m’empêcher de rappeler à l’auteur de la Meute ces souvenirs qui remontent à peu près à dix années. D’un geste bref, il les a écartés, et, calme toujours, d’un ton détaché :

— Oh ! ne parlons pas de cette histoire, voulez-vous ? C’était stupide.

— Mais savez-vous, ai-je répondu, qu’on croit aussi de l’Esbroufe qu’elle est une pièce à clefs, et j’ai rencontré hier soir, chez des amis, une personne dont je vous tairai le nom, qui s’inquiétait fort de savoir quelle histoire vraie en était le sujet et quel homme, vivant ou mort, l’original de votre héros. On citait un nom qui fut célèbre sur le boulevard, une aventure éclatante et tragique comme il en faut une à Paris tous les dix ans.

Le même sourire fin et pincé revint sur ses lèvres, puis il se risqua à un petit rire amusé.

— Pas plus que la Meute, ou la Carrière, ou le Faubourg, l’Esbroufe n’est une pièce à clefs. Le personnage principal, que Tarride joue d’une admirable façon, est tout à la fois journaliste et homme d’affaires : c’est un esbroufeur et aussi un voleur à l’esbroufe, tapeur, bluffeur, menteur, chanteur. Il n’est le portrait de personne.

Combien était loin la première phrase par laquelle m’avait accueilli M. Abel Hermant ! Tout l’intéressait, disait-il, sauf la littérature, et pourtant de quoi avions-nous parlé toute une heure, si ce n’est justement de littérature ? Avait-il simplement voulu s’accorder la joie intime d’un joli paradoxe, et retournait-il maintenant à une opinion plus banale ?... Comme je me trompais à imaginer que M. Abel Hermant eût pu une minute ne pas être sérieux ! Cette affirmation, qui m’avait tant étonné et qui m’apparaissait surtout comme un jeu de son esprit, il n’éprouvait nulle envie de l’abandonner.

— J’ai en horreur, reprenait-il, la superstition de la littérature, et j’ai en horreur l’étroitesse de l’esprit uniquement littéraire. Ce qui est intéressant, c’est de vivre, d’apprendre et de comprendre... La littérature n’est qu’un moyen d’expression... L’intelligence seule, dans toutes ses manifestations, me passionne.


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  1. Eugène Boudin, discours prononcé par M. Albert Sorel, le 13 août 1899.