Petites Confessions/En manière de préface

Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Première sériep. i-vi).

EN MANIÈRE DE PRÉFACE

Le petit rhétoricien de province, qui, tout en rimant sur son pupitre d’étude des vers amoureux, laisse emporter son esprit par les réves les plus brillants de gloire littéraire, ne pense pas sans une humilité infinie à ceux dont la fortune a grandi et répandu les noms. Si audacieux qu’il soit réputé parmi ses camarades, il tremble cependant à considérer qu’un jour il pourrait peut-être parler à un académicien, à un journaliste puissant, à un acteur-sociétaire. Comme ils lui semblent peu accessibles, et au-dessus des autres hommes, ces romanciers, ces dramaturges et ces chroniqueurs dont il dévore les écrits en se cachant du pion, et comme Paris, où ils habitent, lui paraît plus loin que ce fameux Quimper-Corentin dont on amusa son enfance ! Le moindre rédacteur de la moindre feuille, même pornographique, acquiert à cette heure où s’unissent à l’imagination le désir et l’effroi, une estimable importance. Ignorances et craintes aussi puériles que charmantes, qui procurent au cerveau une fièvre plus bienfaisante et plus agréable que celle du baccalauréat ! Pourtant, les examens passés et la capitale atteinte, il s’aperçoit tout de suite, même s’il demeurait au bout de la France, qu’il n’y a entre ces célébrités diverses et lui-même que le prix d’un voyage en troisième classe, s’il est pauvre, en première, s’il est riche. Il suffit de flâner sur le boulevard, ou de traverser le pont des Arts à un certain moment de la journée, pour en voir quelques-unes, les frôler, les coudoyer, les bousculer si l’on y tient… Pour trente-cinq sous un fiacre mènerait à leur porte… trente-cinq sous ! on entrerait chez eux, on causerait avec eux, on leur toucherait la main… trente-cinq sous ! Et le petit rhétoricien de province, si vraiment il éprouve une envie très vive de se pousser, n’hésite point. J’en sais cependant qui, timides et incertains d’eux-mêmes, n’ont pas osé arrêter le cocher maraudeur et lui jeter l’adresse suspendue à leurs lèvres, et sont retournés dans leur pays, médecins, notaires ou avocats, dépouillés des jeunes ambitions que, par vengeance, ils raillent et méprisent maintenant.

Je n’ai point subi pareille timidité, je l’avoue, et, avec cette assurance qui vient beaucoup d’une âme naïve, deux ou trois fois la semaine, le matin de préférence, je m’en fus, enfin délivré des cours de Sorbonne, tirer la sonnette de quelques notoriétés. Comme les académiciens m’effrayaient un peu cependant, je commençais par ceux qui, tout en frisant ou dépassant la quarantaine, étaient alors considérés comme des jeunes. Aimables gloires naissantes, promptes à accueillir avec un sourire bienveillant et une parole d’émotion discrète, cet étudiant mal dégrossi qui s’essayait à une carrière littéraire par quelques visites de politesse… Ainsi je connus M. Tristan Bernard, un jour, vers dix heures du matin, alors que mal réveillé, les pieds perdus dans des pantoufles trop larges, il s’efforçait, pour m’entendre et me répondre, à vaincre son besoin opiniâtre de bâiller ; puis M. Jules Renard, assis, en robe de chambre, les lèvres pincées, le regard aigu, derrière une table chargée de livres ; puis M. Willy, au temps où il habitait rue Jacob et rassemblait chaque dimanche, à dîner, quelques joyeux invités qui avaient donné à leur bruyant et spirituel groupement le titre suggestif de « la Ménagerie » ; puis M. Pierre Veber, doux, railleur et soucieux d’élégance ; puis M. Grosclaude, en pyjama de flanelle blanche rayée de bleu. Je les aimais : ils avaient diverti mes heures solitaires, et celles aussi que je perdais aux conférences latines, grecques et françaises de l’Université, et je le leur disais simplement, et ils étaient contents. Heureuse époque de sincérité ! Je ne songeais point à écrire d’articles sur eux : quel journal d’ailleurs eût accepté ma prose de débutant, ou quelle revue ! Je pensais seulement, en les quittant, que j’avais vu ces hommes, dont l’ironie, parfois sentimentale, avait charmé mon esprit, et que, si par hasard j’assistais à une première, la salle contiendrait deux ou trois personnes qu’il me serait possible de saluer. Désirs ingénus et touchants, encore qu’un peu ridicules…

Des mois passèrent… S’il est noble de noircir, dans une petite chambre, à la faible clarté d’une mauvaise lampe, dans la fièvre d’une ambition juvénile et désintéressée, des feuillets rectangulaires et vierges qui ne se transformeront jamais en épreuves d’imprimerie, cela n’est point lucratif… et il faut vivre. Le journalisme est le salut : il apporte le manger, le boire et le loger… il apporte aussi mille froissements, mille humiliations, qu’on supporte allègrement, si l’on a quelque persévérance, parce qu’il permet de travailler et qu’il instruit. Tout comme les autres, j’allai donc demander à quelques sommités leur avis sur des questions qui ne m’intéressaient point, continuant, en les variant, et sous une autre forme, ces visites que j’avais entreprises au sortir de la vingtième année. Il m’arriva d’être très mal accueilli. J’ai pieusement, ainsi, conservé le souvenir de la réception que me réserva un vieil amiral retraité… Il était membre du Conseil de la Légion d’honneur, et, à la suite d’incidents aujourd’hui sans doute oubliés, il devait joindre sa démission à celle de quelques autres de ses collègues. J’entrai chez lui, un soir vers sept heures. Dieu ! en quels termes sonores il salua ma tremblante apparition ! Je venais le déranger, bon dernier sur vingt journalistes plus rapides, et il me le fit bien voir. Je ne l’ennuyais pas, je ne l’embêtais pas, je… je crus, un instant, que le général Cambronne ressuscitait devant moi, puis le flot de jurons écoulé, il ouvrit la porte et me poussa dehors. C’était un vieux loup de mer : je ne lui en ai point gardé rancune et je remerciai même la Providence qui m’avertissait si durement de renoncer à de semblables besognes.

Je méditais souvent cependant (c’est un mot bien grand pour une bien petite chose !) sur l’interview. Il me semblait qu’on pouvait, au lieu de la borner à la reproduction en français équivoque d’un entretien rarement palpitant, la rendre amusante, vivante et lui ajouter, sans être trop prétentieux, une légère valeur littéraire. M. de Goncourt se plaisait à citer les nombreux articles de grand reportage, dont la langue l’avait séduit, en même temps que leur observation exacte ou évocatrice, et M. Paul Adam, qui est à l’heure actuelle, je crois bien, notre plus puissant romancier, ne regrette point les années qu’il consacra à décrire, pour les lecteurs d’un journal, d’émouvantes scènes d’actualité. Quelle joie pour un écrivain curieux et épris de réalité, que de saisir chez lui, dans le cadre familier qu’il s’est composé, dans ses attitudes, ses gestes, ses tics même, un homme sur lequel pour quelques jours l’attention se fixe !L’intérêt de ses paroles ne consiste pas tant dans les paroles elles-mêmes que dans la manière dont elles sont prononcées. L’un est solennel, l’autre gai, un troisième prime-sautier. L’un pose devant le visiteur, l’autre s’abandonne, un troisième se défend… Le portrait, tel qu’on le conçoit et qu’on le publie à l’ordinaire, est froid, abstrait, et, pour ainsi s’exprimer, mort. Il me rappelle ces tableaux de famille, où les ancêtres s’offrent à l’admiration affectueuse de leurs descendants, graves, compassés, fuyant le naturel comme une monstruosité. L’interview, au contraire, devait représenter l’interviewé vivant, le peindre avec cent détails, toujours caractéristiques, ne lui accorder grâce d’aucun de ces gestes, d’aucun de ces mots, qui éclairent soudain un tempérament, détails que l’observation choisit et accumule, mais qui se groupent, s’unifient, constituent un homme que nous voyons marcher, parler, agir, une nature dont nous comprenons toutes les manifestations et qui devient à l’instant différente à jamais de toutes les autres.

La Fortune, déesse aveugle, et néanmoins clairvoyante, réalisa ce rêve un peu audacieux. M. Henry Simond, directeur de L’Écho de Paris, était, en même temps que moi, sollicité par la même pensée. Il voulut bien me prêter, pour mes essais, les premières colonnes de son journal. La bienveillance que rencontrèrent ces articles auprès des lecteurs m’a encouragé à les publier en volume. Je les livre à l’incertitude du sort, trop heureux d’avoir pu, en les écrivant chaque semaine, me créer l’amitié de certains de ceux que j’ai tâché de présenter le plus exactement.

P. A.
À MM. HENRY ET PAUL SIMOND
directeurs de L’Écho de Paris


en hommage reconnaissant.
P.A.