Petites Confessions/Abel Hermant

Petites Confessions (Visites et Portraits)
Albert Fontemoing, éditeur (Collection « Minerva ») (Deuxième sériep. 237-242).
M. ABEL HERMANT


— Tout m’intéresse, sauf la littérature.

Très doucement, d’une petite voix mince et lente, assis, les jambes croisées, près de la cheminée, un sourire flottant sous la moustache qui se retrousse sur les lèvres à peine ouvertes, M. Abel Hermant, sans se hâter, sans chercher d’effet, sincère et correct, a prononcé cette courte phrase. Si habitué que je sois à des révélations inattendues, celle-ci m’a surpris vivement. S’il est fréquent qu’un fonctionnaire n’aime guère la profession qu’il se trouve exercer, il n’arrive jamais qu’on entende un littérateur se laisser aller à une semblable confidence, et M. Abel Hermant, dont la carrière est brillante et considérable, semble avoir, moins que tout autre, le droit d’exprimer un sentiment si imprévu. Tout, d’ailleurs, ne témoigne-t-il pas, dans cette pièce, qu’un homme de lettres l’habite, ces hautes bibliothèques dans le style de l’Empire, ces revues et ces livres rangés sur la table ronde, cette photographie de Renan, cette lumière tamisée et paisible, propice aux longs travaux ? Hier, il publiait la Confession d’un homme d’aujourd’hui, et demain le Vaudeville donne la représentation de sa nouvelle pièce, l’Esbroufe, et il dit que tout l’intéresse, sauf la littérature. Y aurait-il dans son existence des preuves cachées de ce qu’il avance avec une conviction énergique et froide ? Mais non ; le voici qui la raconte lui-même, et elle est tout entière consacrée à la littérature.

— Je suis entré à l’École Normale en 1880, en sortant du lycée Condorcet, qui s’appelait alors lycée Fontanes après s’être appelé lycée Bonaparte, et j’eus là, comme camarades Jaurès, Dejean, Moreau-Nélaton, Henri Bernès, Pierre Gauthier, Bergson. Je n’avais nullement l’intention d’être professeur et, tout au contraire, je ne voulais qu’écrire. Très vite, il me parut qu’il n’était pas très honnête de demeurer dans cette École, puisque je ne songeais pas à réaliser ce qu’elle devait espérer de moi, et je démissionnai au bout d’un an. Je restai alors quelque temps à Paris, puis je voyageai — oh ! en touriste, simplement, car je n’ai jamais été, comme on l’a cru, précepteur dans quelque cour d’Allemagne — en 1882, je publie un volume de vers ; puis, avant d’aller au régiment, M. Rabosson ou l’Éducation universitaire ; pendant mon service, la Mission de Cruchod, et, en quittant le régiment, le Cavalier Miserey.

Le Cavalier Miserey ! On se rappelle le beau tapage que détermina ce livre, et le fameux ordre du jour que le colonel des chasseurs de Rouen fit lire aux escadrons assemblés : Tout exemplaire du Cavalier Miserey saisi au quartier sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé possesseur sera puni de prison. M. Anatole France écrivit alors qu’il serait plus content d’avoir fait cette phrase, que les quatre cents pages du volume, sûr qu’elle valait infniment mieux pour son pays. Du coup, le Cavalier Miserey fut considéré comme antimilitariste et révolutionnaire. Etrange jugement. Le premier, M. Abel Hermant avait essayé d’appliquer une vision artiste et les procédés du roman d’analyse à l’étude sur nature du soldat et de peindre le drame très simple et très âpre qui se joue entre l’homme et le régiment. Jamais, sans doute, on n’avait exprimé avec plus d’émotion et de vérité l’âme même du soldat, faite d’abnégation, de confiance et de solidarité, et l’irrésistible attrait qu’exerce sur des hommes, réunis par les mêmes devoirs d’obéissance et de dévouement, le régiment, « vivant et glorieux dans l’apothéose de ses cuivreries et de ses fanfares triomphales ». Au surplus, il partageait le même sentiment que moi, étonné qu’on eût si fort méconnu son œuvre. Il sourit, se leva, prit sur un rayon un gros livre relié en rouge : c’était le manuscrit du Cavalier Miserey, et deux lettres admiratives étaient collées au faux titre, signées de noms célèbres, ceux de François Coppée et de Maurice Barrès. Il remit le livre à sa place et se rassit, tranquille et ironique.

— Je publiai encore cinq ou six romans, continue-t-il. Je devais en donner un à la maison Goupil sur la campagne d’Egypte. Je possédais là-dessus des Mémoires inédits d’un grand-oncle, et je m’entendis avec Frédéric Masson. Le roman ne se fit pas, ou du moins ce fut la campagne d’Italie qui en devint le sujet. J’avais lu, pour l’écrire, d’innombrables ouvrages sur le Directoire, et ces lectures me servirent à composer les Confidences d’une aïeule. Ce fut mon entrée à la Vie Parisienne. Là, je publiai un roman dialogué, la Carrière. Du roman dialogué au théâtre, il n’y a qu’un pas ; je tirai une pièce de la Carrière, mais comme elle ne me satisfaisait pas, je l’enfouis dans un tiroir, et j’en écrivis un autre, la Meute.

De tous les écrivains contemporains, M. Abel Hermant est peut-être celui dont les ouvrages ont suscité le plus de polémiques ou tout au moins celui dans les ouvrages duquel on a cherché le plus de « clefs ». Il aime la vie, il la regarde, et, parce qu’il est avant tout épris de réalité, il ne se détache pas d’elle, quand il écrit. La curée, par une meute de parasites, d’une de ces fortunes à l’origine desquelles il y a toujours des choses à faire frémir, fortune tombée sur les faibles épaules d’un héritier sans défense, né repu et las, en sorte que le fils de l’homme de proie devient proie à son tour : tel est le sujet de la Meute. A la première, les spectateurs prétendirent reconnaître personnages et situations. Ils rebaptisaient les héros, Rennequin, Lampessade, Catherine de Meyrieux ; authentiquaient des mots, retrouvaient des anecdotes. M. Abel Hermant se défendit du reproche qu’on lui adressait. Cependant, le prince de Sagan, à qui on voudrait plus d’intelligence, s’obstina à se juger dépeint dans le rôle du marquis de Bonnancourt. Un duel eut lieu. Je n’ai pu m’empêcher de rappeler à l’auteur de la Meute ces souvenirs qui remontent à peu près à dix années. D’un geste bref, il les a écartés, et, calme toujours, d’un ton détaché :

— Oh ! ne parlons pas de cette histoire, voulez-vous ? C’était stupide.

— Mais savez-vous, ai-je répondu, qu’on croit aussi de l’Esbroufe qu’elle est une pièce à clefs, et j’ai rencontré hier soir, chez des amis, une personne dont je vous tairai le nom, qui s’inquiétait fort de savoir quelle histoire vraie en était le sujet et quel homme, vivant ou mort, l’original de votre héros. On citait un nom qui fut célèbre sur le boulevard, une aventure éclatante et tragique comme il en faut une à Paris tous les dix ans.

Le même sourire fin et pincé revint sur ses lèvres, puis il se risqua à un petit rire amusé.

— Pas plus que la Meute, ou la Carrière, ou le Faubourg, l’Esbroufe n’est une pièce à clefs. Le personnage principal, que Tarride joue d’une admirable façon, est tout à la fois journaliste et homme d’affaires : c’est un esbroufeur et aussi un voleur à l’esbroufe, tapeur, bluffeur, menteur, chanteur. Il n’est le portrait de personne.

Combien était loin la première phrase par laquelle m’avait accueilli M. Abel Hermant ! Tout l’intéressait, disait-il, sauf la littérature, et pourtant de quoi avions-nous parlé toute une heure, si ce n’est justement de littérature ? Avait-il simplement voulu s’accorder la joie intime d’un joli paradoxe, et retournait-il maintenant à une opinion plus banale ?... Comme je me trompais à imaginer que M. Abel Hermant eût pu une minute ne pas être sérieux ! Cette affirmation, qui m’avait tant étonné et qui m’apparaissait surtout comme un jeu de son esprit, il n’éprouvait nulle envie de l’abandonner.

— J’ai en horreur, reprenait-il, la superstition de la littérature, et j’ai en horreur l’étroitesse de l’esprit uniquement littéraire. Ce qui est intéressant, c’est de vivre, d’apprendre et de comprendre... La littérature n’est qu’un moyen d’expression... L’intelligence seule, dans toutes ses manifestations, me passionne.