Petites Chroniques pour 1877/Nos places d’eau — Kamouraska

Imprimerie de C. Darveau (p. 96-101).


KAMOURASKA



Kamouraska, où l’on arrive après une heure de bateau, en partant du quai St. Denis, est un des anciens rendez-vous d’été de la province. On y est allé de tout temps, depuis qu’on va à l’eau salée. Kamouraska avait son personnel de familles amies qui s’y rendaient tous les ans, avant qu’aucune des places d’eau, aujourd’hui célèbres, ne fût même connue. C’était un rendez-vous d’élite, sans mélange, gardant dans sa pureté les manières et les usages d’autrefois ; le premier venu ne s’y montrait pas, et il n’y avait pas comme aujourd’hui cinq ou six établissements, moitié hôtels, moitié maisons de pension, qui se disputassent la clientèle des voyageurs. C’était une chose entendue alors qu’on allait invariablement passer ses vacances à Kamouraska ; les autres endroits ne comptaient pas, et quand les familles de la ville arrivaient, elles trouvaient, pour les recevoir, une élégante et joyeuse société qui avait préparé d’avance des pique-niques, des danses et des parties de plaisir variées pour toute la saison.

Ah ! quel bon temps c’était que celui-là, et combien une place d’eau d’alors ressemblait peu à celles qu’on voit aujourd’hui encombrées de gens de toute espèce, venus de partout, sans cohésion, sans affinité, sans aucun point de contact ou de sympathie possible entre eux, gens qui ont bouleversé la physionomie des lieux favoris de la villégiature, en ont changé les mœurs, ont relégué dans un intérieur inaccessible les bonnes familles qui les habitent, détruit tous les charmes de la campagne et remplacé les bonnes, les réjouissantes et solides fêtes de jadis par des pique-niques grotesques, des danses maniérées, du vacarme, de l’esbroufe et du clinquant ! Nos places d’eau modernes sont de vrais capharnaüms, des bouzi-bouzins où l’on va s’étaler, se grimer, se contorsionner pour acquérir des airs, où l’on va faire le plus de train possible et vider le plus de flacons, bêtement, sans entrain, sans joyeuseté, sans camaraderie, tandis qu’avant l’invasion des endroits à la vogue, nos places balnéaires étaient de véritables rendez-vous assignés tacitement, par l’usage entre un certain nombre d’amis qui avaient l’habitude de se trouver toujours ensemble pour passer l’été.

De tous ces lieux de rendez-vous, Kamouraska était, je viens de le dire, le plus fréquenté et le plus connu. Une ancienneté plus haute et de nombreuses traditions s’y rattachaient. De grandes familles et des hommes célèbres y avaient demeuré ; on y raconte même encore des drames émouvants et trop réels, qui sont restés dans la mémoire de deux générations. Le manoir, un des plus anciens de la rive sud, dans le bas St. Laurent, avait reçu pendant un quart de siècle tout ce que le pays renfermait d’hommes éminents dans la vie publique, ou distingués par la naissance et la position ; enfin, Kamouraska, comparé aux autres places encore naissantes, avait tout le prestige d’un passé plein d’intérêt et d’un présent plein d’attraits, qui l’enveloppait d’une sorte d’auréole magnétique en laissant l’ombre sur tout le reste.

Mais, de nos jours, il n’est pas d’endroit qui ait autant changé, qui ait subi davantage les atteintes brutales d’un état social devenu tout différent, presque sans transition. On y cherche en vain les nombreuses familles si joyeuses, si hospitalières, si vraiment canadiennes d’autrefois ; à peine en reste-t’il deux ou trois, affaiblies, démembrées, qui n’ont plus ni les mêmes ressources ni les mêmes goûts, qui se trouvent dépaysées dans cette variété de voyageurs composée, chaque année, d’éléments de plus en plus divers et mal assortis, et qui, enfin, préfèrent vivre dans une retraite de leur choix qu’au milieu d’un monde qui ne leur convient plus.



Lorsqu’on découvre tout à coup Kamouraska par un beau coucher de soleil et à mer haute, en arrivant par la longue et ennuyeuse route de St. Paschal, de la station du Grand-Tronc qui est à cinq milles plus loin, il n’y a pas de spectacle plus réjouissant ni plus agréable à contempler. Ce village, bâti comme à l’aventure, sur le bord même du fleuve, sans symétrie aucune, présentant aux rayons du soleil qui s’en va ses toits éclatants de blancheur, ses jardins, ses bosquets et ses touffes d’arbres qui, à cette heure, s’épanouissent dans un bain de lumière, est tout ce qu’on peut imaginer de plus gai et de plus coquet. Puis, lorsqu’on a franchi le village, qu’on arrive à la partie vraiment pittoresque, vraiment belle de Kamouraska, au côteau, appelé la Côte-à-Pincourt, qui s’élève du fleuve en pente douce, sous un manteau de sapins et de verdure, on a devant soi une vue admirable, un panorama immense et heureusement varié par des groupes d’îles qui reposent le regard et arrêtent çà et là la ligne de l’horizon, trop étendue pour être contemplée longtemps sans fatigue.

C’est la Côte-à-Pincourt qui est la promenade par excellence du soir, à l’heure des chuchotements, des gazouillements et des accompagnements, à l’heure des rencontres fortuites auxquelles on a rêvé tout le jour, et qu’on a préparées par mille regards et autant de signes improvisés, mais toujours admirablement compris. La Côte-à-Pincourt a environ un mille de longueur et peut être appelée la terrasse Durham du bas St. Laurent ; on chercherait en vain ailleurs une promenade réunissant mieux toutes les conditions nécessaires, une vue presqu’illimitée et sans monotonie, une longue et capricieuse bordure de montagnes bleues sur la rive opposée du fleuve, des îles à un mille ou deux du rivage ; d’un côté, à droite, une frange de sapins plus ou moins épaisse qui descend jusqu’au rivage, et de l’autre, à gauche, des rochers, de petits caps et des bouquets d’arbres qui se placent là comme ils peuvent, dans un désordre gracieux, pendant que le terrain même sur lequel on marche semble avoir été nivelé, passé au rouleau, tout préparé d’avance pour devenir une promenade favorite, recherchée de plus en plus avec le temps.

On ne se lasse pas de ce que fait la nature elle-même pour certains plaisirs particulièrement agréables à l’homme, et la promenade aisée, délassante, faite dans une atmosphère de senteurs salines que le fleuve envoie le soir par longues et fortes bouffées, est un de ces plaisirs-là. Aussi, quelle que soit l’affluence des touristes dans les autres endroits, Kamouraska en reçoit-il tous les ans un certain nombre, au-dessous duquel il ne descend jamais et qu’il dépasse à certaines années de beaucoup, suivant la direction que les circonstances ou une impulsion quelconque auront fait prendre aux voyageurs. Les maisons qui bordent chaque côté de la Côte-à-Pincourt, sur une longueur de près d’un mille, sont presque toujours toutes louées à des familles privées, et ce qu’on appelle à Kamouraska « n’avoir pas d’étrangers, » comme il arrive cette année-ci, c’est lorsque les maisons de pension et les hôtels ne sont pas encombrés et qu’on peut y trouver un lit, sans avoir à le conquérir sur un autre arrivant.

Si le village de Kamouraska est en soi fort joli et fort agréable, en revanche, dès qu’on en sort, on se trouve, à l’une ou à l’autre extrémité, devant une anse longue et ennuyeuse qu’il faut passer pour arriver à la paroisse voisine, soit à St. André, soit à St. Denis. Aussi, voit-on peu d’étrangers s’y promener en voiture ; ils se réservent pour les promenades en chaloupe, aux îles, ou pour les promenades à pied le soir.

Disons un dernier mot. L’air de Kamouraska est particulièrement pur et vivifiant, les bains tempérés, le séjour rapide et joyeux, les plaisirs faciles, et l’on n’en revient jamais qu’avec une santé raffermie et le désir d’y retourner l’année suivante.