Petite Nell/Travail sérieux
CHAPITRE. IX.
Quelques jours s’étaient écoulés, et la maison de tante Olympe ne se reconnaissait plus ; du matin au soir, elle résonnait du bruit des pas de son neveu et des éclats joyeux de sa voix sonore. La gaîté de l’étudiant ne connaissait aucune borne, rien ne pouvait y mettre obstacle, ni les sourcils en broussaille d’oncle Nestor, ni l’agitation de sa tante, ni l’air inquiet de Petite Nell, qui se demandait comment cela finirait.
Et cela finit, comme il arrive souvent, tout autrement qu’on ne l’avait prévu. Le front d’oncle Nestor s’était peu à peu éclairci, sans qu’aucun orage eût éclaté.
À toutes ses bordées contre les citadins, son neveu répondit avec tant de gaîté, de grâce et de bonhomie, que force lui fut de se dérider et de rire lui aussi, de toutes les bêtises de cet étrange neveu qu’il n’avait pas réussi à intimider. Sans se l’avouer, oncle Nestor commençait à être flatté d’avoir pour parent ce joli garçon, qui le traitait toujours avec une parfaite courtoisie.
Pendant ce temps, Petite Nell continuait à reprendre des forces et à redevenir elle-même. Elle avait, pour tout de bon, secoué cet étrange et douloureux état de torpeur dans lequel elle avait vécu si longtemps, et la présence de son frère était une source de joie intarissable. Elle savait maintenant, Petite Nell, qu’il allait se remettre au travail avec un nouveau zèle. Durant deux longues matinées, il n’avait pas levé le nez de dessus ses cahiers ; après quoi, il avait déclaré qu’il lui était impossible d’étudier par le beau temps, et qu’il repasserait ses mathématiques le soir ou même la nuit, si besoin était.
En attendant, il voulait s’amuser, jouir de ses vacances, jouir de sa sœur, jouir de tout. Ainsi fut fait, et la vie ne fut plus qu’une fête sans mélange pour Louis, qui avait la précaution de ne regarder ni en avant ni en arrière, un peu moins brillante pour Petite Nell, que troublait souvent la pensée du départ, la crainte d’un nouvel échec, sans parler d’une autre déception qu’elle avait cachée tout au fond de son cœur. Son frère, loin de partager son enthousiasme pour son amie, lui avait déclaré qu’il n’était venu que pour sa petite sœur, et qu’il n’entendait pas qu’on l’en privât. Et sœur Hélène, comme toutes les natures sensitives, avait bien vite découvert le peu de sympathie qu’elle inspirait et s’était tranquillement retirée. Les semaines continuaient à s’envoler, quand, un beau jour, l’insouciant garçon s’avisa qu’il était temps de suivre le conseil de sa sœur et de se remettre sérieusement à l’étude ; mais comme il ne voulait pas sacrifier une minute du jour, force lui fut de prendre sur ses nuits. Aussi, dès que la veillée était finie, il montait dans la chambre de sa sœur et prenait ses cahiers. Alors, comme du temps de leur mère, Petite Nell l’encourageait, le faisait réciter, bref, l’empêchait de s’endormir, et leur veille se prolongeait souvent jusque fort loin dans la nuit.
— Ah ! soupirait parfois le pauvre garçon, comme ça irait mieux, si je t’avais toujours près de moi ; mais il ne faut pas pleurer, chérie, je sais que cela ne se peut pas. Voilà ce que c’est que de m’avoir gâté, ajoutait-il en riant, je ne peux plus me passer de toi ; par exemple, si tu savais la peine que j’ai à me lever, maintenant que tu n’es plus là pour m’obliger à sortir du lit.
Et comme ce souvenir amenait un long bâillement de convoitise, Petite Nell se récriait :
— Es-tu déjà fatigué, moi je n’ai pas du tout sommeil, je suis beaucoup trop contente d’être avec toi !
L’été avait pris fin, les vacances de Louis étaient passées.
Il était reparti, et la maison de tante Olympe avait repris sa figure de tous les jours, lorsqu’un télégramme vint leur apprendre à tous l’heureux résultat des nouveaux examens.
Tante Olympe, qui n’en avait jamais douté, n’en fut que plus radieuse, oncle Nestor marmotta dans sa barbe quelques mots inintelligibles qui le firent sourire lui tout seul, et Maxime regarda Petite Nell comme s’il eût voulu dire quelque chose, mais il ne dit rien. Quant à elle, son bonheur était trop grand, trop profond pour se traduire en paroles. Louis avait reconquis toute sa confiance, toute son admiration, elle savait que dans deux ou trois ans au plus il aurait gagné son brevet d’ingénieur, et rien alors ne pourrait s’opposer à leur réunion. Mais, d’ici là, elle voulait suivre son exemple et se remettre à l’étude, elle aussi. Pour commencer, elle venait de couvrir son plancher d’une montagne de cahiers et de livres dont elle allait faire la revue, quand sa porte s’ouvrit tout doucement.
— Sœur Hélène, oh ! quel bonheur !
D’un bond, elle fut sur ses pieds et dans les bras de la nouvelle venue.
— Si vous saviez comme je suis contente, je voulais aller vous le dire, dans un moment, Louis a fait de superbes examens.
— Eh bien, si vous êtes contente de lui, dit la visiteuse, je ne le suis pas autant de vous, vous avez une mine pitoyable, Petite Nell. Est-ce en étudiant ces livres et ces cahiers que vous vous êtes fatiguée ?
— Je voudrais les repasser peu à peu, afin de pouvoir bientôt prendre un engagement comme institutrice.
— Est-ce que cette perspective vous fait plaisir ? demanda sœur Hélène.
Petite Nell releva la tête, puis, brusquement, cacha sa figure contre l’épaule de son amie.
— Ne pleurez pas, chérie, il ne faut jamais se tourmenter longtemps à l’avance ; croyez-moi, le plus souvent nous avons versé des larmes inutiles, j’en ai fait l’expérience plusieurs fois.
Ce qui n’empêcha pas Mlle Steinwardt d’essuyer à la dérobée les larmes inutiles qui roulaient sur ses joues.
— Je voudrais bien pouvoir vous aider, reprit-elle d’un air qui voulait être joyeux, mais c’est impossible, il y a déjà longtemps que j’ai oublié la meilleure partie de ce que j’ai appris à l’école, pourtant si je pouvais vous être utile d’une manière ou d’une autre ?
— Oh ! sœur Hélène, s’écria Petite Nell en rougissant d’émotion, si vous vouliez… si vous vouliez me permettre de jouer quelquefois sur votre piano ; vous savez, tante Olympe, non, oncle Nestor n’a pas voulu qu’on apportât le mien, et il me manque tellement, et j’ai si peur d’oublier tout ce que j’ai appris.
— Si je veux ? Mais cela va sans dire. Partons tout de suite !
Petite Nell s’élança gaiement hors de la maison, suivie de son amie.
— Eh bien, fit sœur Hélène, comme elle entrait dans son jardin, pour faciliter l’exécution de tous vos projets, vous allez essayer mon piano, pendant que je commanderai notre souper. En disant ces mots elle ouvrit la porte du salon et se dirigea vers la bibliothèque, où elle avait l’habitude de passer ses soirées en compagnie de son frère.
— Tu es déjà là, je ne te savais pas de retour.
— Je viens de rentrer, répondit le docteur, en relevant la tête de dessus un énorme bouquin d’aspect peu attrayant.
Sa sœur s’assit en face de lui, prit son ouvrage et quelques minutes s’écoulèrent dans le silence.
— Hélène.
Elle ne répondit pas.
— Hélène, répéta-t-il en élevant un peu la voix, sais-tu que je crains vraiment que tu ne perdes l’ouïe ?
— Oh ! pardon, j’écoutais le morceau que Petite Nell joue en ce moment, n’est-ce pas ravissant ?
Et comme il ne répondait pas :
— Tu ne me feras pourtant pas croire, ajouta-t-elle, que tu n’aimes plus la musique, toi qui en étais passionné autrefois.
— Oui, autrefois, quand j’avais le temps et quand j’étais jeune.
— Alors, si tu te dis vieux à trente ans, que suis-je, moi, qui en ai six de plus.
— Tu es encore un peu plus vieille, voilà tout ; ce qui n’empêche pas, ajouta-t-il, en reprenant son livre, que tu seras toujours la meilleure et la plus belle.
— Non, non, pas encore, s’écria-t-elle, en mettant sa main sur la page ouverte ; tu ne m’as pas dit quelle question tu m’avais faite.
— Parce que tu m’as déjà répondu : je te demandais qui jouait du piano.
— Ah ! tu écoutais ; devine quelle découverte j’ai faite cet après-midi.
— Quoi donc ?
— J’ai trouvé cet après-midi Petite Nell, occupée à revoir ses livres d’études, pour s’engager bientôt comme institutrice.
— Comme institutrice ! pourquoi faire ?
— Pour gagner sa vie et pour aider son frère.
— Mais, dit le docteur, si elle ne veut que gagner de l’argent, il ne serait peut-être pas nécessaire qu’elle s’éloignât.
— À quoi penses-tu, personne au village n’a besoin d’une institutrice.
— Je pensais à la place que le vieux Salomon va laisser vacante.
— Oh ! fit sœur Hélène, crois-tu ? Il ne suffit pas de savoir jouer du piano pour jouer de l’orgue.
— Non, mais c’est pourtant l’essentiel, le reste s’apprend bien vite.
— Et si la paroisse ne veut pas attendre.
— Bah ! elle sera enchantée de n’avoir pas à faire venir un organiste du dehors, ce qui lui reviendrait infiniment plus cher.
Sœur Hélène sourit.
— Ainsi, Petite Nell n’aurait pas besoin de s’en aller, du moins pas si vite ; oh ! je veux le lui dire.
Et, avant que son frère eût pu la retenir, elle avait quitté la chambre.
— Pauvre Hélène ! murmura-t-il en reprenant sa lecture.