Petite Nell/Différends

Verlag Von Raimund Gerhard (p. 15-21).
CHAPITRE IV.
Différends.

— Ah ! ça, sœur Olympe, pour qui votre nièce se prend-elle, voilà plus de huit jours qu’elle est chez vous et je ne l’ai pas encore vue vous donner un coup de main ni tenir une aiguille, ni faire quoi que ce soit.

Tante Olympe, saisie d’étonnement, avait déposé l’assiette qu’elle tenait à la main.

— Si vous pouvez me dire à quoi elle passe son temps, je vous en serai reconnaissant, poursuivit maître Nestor.

Dame Olympe parut réfléchir.

— Elle écrit tous les jours à son frère, je crois.

— Tous les jours !…

La voix du paysan mourut d’indignation dans sa gorge.

— Belle-sœur, reprit-il, après quelques secondes de silence, je vous croyais plus de sagesse et de discernement, ce n’est pas une raison parce qu’on a perdu ses parents pour se croiser les bras, bien au contraire ; mais ne disiez-vous pas qu’elle avait l’habitude de se lever à quatre heures tous les matins pour travailler ?

— Pour étudier, corrigea tante Olympe.

— C’est la même chose, interrompit le paysan, travail pour travail, si elle l’a fait autrefois, pourquoi ne le fait-elle plus ? Je ne sais vraiment pas comment elle ose encore venir à table, car ceux-là seuls qui ont travaillé ont le droit de manger.

— Oh ! soupira tante Olympe, ce qu’elle mange n’est pas lourd et depuis qu’elle est ici son appétit a encore diminué de moitié, et elle est d’une maigreur !…

— Mettez-la à l’ouvrage, faites-lui laver la vaisselle, sarcler les carreaux de votre jardin et l’appétit lui reviendra, je vous en réponds.

— Vous avez peut-être raison, je veux bien essayer de l’occuper, mais elle a si pauvre mine que je n’ai pas le courage de la rudoyer.

— Et ce n’est pas non plus mon idée, ce que je vous en ai dit, c’est pour son bien et pour le vôtre, belle-sœur.

Là-dessus, maître Nestor mit son chapeau, alluma sa pipe et prit le chemin de ses vignes ; mais, à peine avait-il refermé la porte sur lui, qu’elle se rouvrit et Maxime parut, l’air heureux et souriant, selon son habitude, une nouvelle brassée de foin dans les bras.

— Tante, portez ça à cousine Nellie, dit-il, ce sont les dernières, je les ai cueillies avant de me mettre à faucher.

Au lieu de répondre, tante Olympe le regarda tristement.

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? demanda le jeune homme ; c’est encore le père, je parie.

— Mais, Maxime, cette fois il a peut-être raison, il croit qu’elle se porterait mieux, et aurait une autre figure si elle travaillait un peu plus ; mais je ne sais pas comment le lui dire, elle a une manière de me regarder, chaque fois que je lui adresse la parole, qui me fait presque peur.

— À quel travail le père voudrait-il la mettre ? demanda Maxime.

— Je ne sais pas, un peu partout, je pense ; il y a tant à faire dans un ménage de campagne.

Maxime haussa les épaules et se mit à rire.

— Avez-vous jamais regardé ses mains, tante ?

— Non, je ne crois pas, ont-elles quelque chose de particulier ?

— Certainement, car je n’en ai jamais vu d’aussi jolies, d’aussi petites et d’aussi blanches ; mettre un outil à sarcler dans de telles mains c’est bien une idée du père, ajouta-t-il, d’un air amusé.

Tante Olympe poussa un soupir, tout en reprenant son travail.

Quelques minutes plus tard, comme Petite Nell descendait lentement l’escalier conduisant à la cuisine, elle l’appela.

— Sais-tu, petite, lui dit-elle, que ça nous fait de la peine, à oncle Nestor et à moi, de te voir si pauvre mine.

À ces paroles inattendues, les yeux de la fillette se remplirent de larmes.

— Peut-être, continua la paysanne, que tu t’ennuyerais moins si tu t’occupais à quelque chose.

— Mais, je ne sais pas à quoi, tante Olympe !

Et elle ajouta, après quelques secondes de silence :

— Si j’avais mon piano, il y a des moments où j’ai grande envie de jouer ; croyez-vous que ce serait possible de le faire venir, tante Olympe ?

Et il y avait dans ses doux yeux bleus et sur ses lèvres tremblantes un désir si intense que la brave femme en eût été émue si elle l’eût regardée, mais, juste en ce moment, elle arrangeait symétriquement, les unes à côté des autres, les assiettes qu’elle venait d’essuyer.

— Faire venir ton piano ? répéta-t-elle, mais qu’en ferais-tu ? Nestor en prendrait le mors aux dents, il n’y a rien qu’il déteste comme la musique ; non, il n’y faut pas songer, ma fille ; d’ailleurs je pense qu’il est déjà vendu, avec le reste des meubles dont Louis n’avait pas besoin ; il te faut chercher une autre distraction.

Petite Nell ne répondit pas.

— Si tu allais faire une visite à Mlle  Steinwardt, elle s’informe de toi chaque fois que je la rencontre.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, tante Olympe.

— Tu ne sais pas… mais de la sœur de notre médecin, celui que j’ai conduit un jour chez ta mère ; tu verras comme ils sont gentils.

— Non, merci, je n’ai pas envie de la voir, ni elle, ni personne d’autre.

— C’est bien ce que je lui ai dit, soupira la paysanne. Eh bien, en attendant, tu pourrais mettre ton chapeau et aller au village faire quelques emplettes pour moi ; mais auparavant, débarrasse-moi de ces fleurs que Maxime vient d’apporter.

Petite Nell obéit.

— Comme elle est impassible ! murmura tante Olympe, et Maxime qui s’imaginait lui faire plaisir.

— Quelle lenteur ! J’ai cru que tu ne reviendrais jamais, s’écria-t-elle en la voyant reparaître ; tu descends l’escalier comme un colimaçon.

Petite Nell rougit et, sans rien dire, passa à son bras le panier que tante Olympe lui tendait.

— C’est égal, pensa la brave femme, en la regardant s’éloigner, ça lui fera du bien, j’en suis sûre.

Pendant ce temps, Petite Nell s’acheminait le long de la grand’route, s’arrêtant à chaque instant pour reprendre haleine.

Arrivée au village, ce fut avec la même lenteur qu’elle s’acquitta de ses commissions et qu’elle se remit en route.

Pauvre Petite Nell, elle n’aurait su dire ce qu’elle éprouvait, elle se sentait seulement très drôle et ne pouvait absolument pas avancer.

Depuis quelques jours déjà, elle avait une étrange sensation : il lui semblait que son cœur devenait de pierre et lui pesait si lourdement dans la poitrine qu’il l’étouffait.

Elle continuait à cheminer, s’arrêtant à chaque pas pour reprendre haleine et se reposer, quand elle entendit tout à coup courir derrière elle et une voix connue lui crier de l’attendre. L’instant d’après, Maxime, deux faux sur l’épaule la rejoignait et lui prenait son fardeau.

— C’est trop lourd pour vous, vous n’en pouvez plus, dit-il, en remarquant sa respiration haletante et la moiteur de son front.

— C’est si stupide, fit Petite Nell.

— Il n’y a rien là de stupide, vous n’avez pas la force, voilà tout.

— Oh ! non, ce n’est pas cela, j’ai bien la force, mais, c’est ici, — et elle appuyait sa main sur sa poitrine, — je ne sais pas ce que c’est, mais cela m’empêche d’avancer.

Maxime, qui ne savait pas non plus ce que c’était, se contenta de lui jeter un regard de compassion et régla son pas sur le sien.

— Cousin Max ? murmura-t-elle, comme ils approchaient de la ferme.

— Eh bien, cousine Nellie ?

— Allez-vous quelquefois en ville ?

— Pas souvent, mais si vous avez besoin de quelque chose, je tâcherai de trouver un prétexte pour y aller. Petite Nell secoua la tête.

— Non, je n’ai besoin de rien, mais si vous pouviez… — elle leva vers lui sa douloureuse petite figure, — si vous pouviez… — oh ! cousin Max, il y a huit jours que je n’ai reçu de lettre de Louis.

Le brave garçon avait le cœur serré.

— Ne vous tourmentez plus, cousine Nellie, je vais chercher un moyen, je finirai bien par le trouver, soyez-en sûr.

— Merci, fit Petite Nell, en lui tendant la main, et ses yeux se chargèrent de lui dire sa reconnaissance.