Petit bulletin d’un grand voyage

PETIT BULLETIN
D’UN
GRAND VOYAGE.


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À Pantin, ce 26 décembre 1791



En lisant la date de ma lettre, Madame la baronne, vous ne manquerez pas de vous écrier, avec votre vivacité ordinaire : un équipage si leste était-il donc nécessaire pour faire si peu de chemin ! Vous ne voulez pas mettre dans l’esprit qu’un ministre ne peut pas avoir la même allure qu’un jeune colonel, et que si, par une trop ancienne habitude, je ne puis m’empêcher d’aller vite, il faut au moins que je m’arrête souvent pour ne pas donner aux esprits malins occasion de dire que je m’emporte.

Je vous dirai d’ailleurs, avec feu notre ami Guibert :


Huit jours font dans un corps d’étranges changements !


Ma tête pèse cent livres aujourd’hui ; ce n’est plus cette imagination vive et brillante qui s’enflammoit à vos côtés ; ces piquans jeux d’esprit qui faisoient les délices de notre société, s’émoussent contre la poitrine cuirassée du gigantesque Isnard. Enfin je vous l’avoue avec peine, je suis condamné au génie. Cette tête, jadis pleine de jolis vers, de mots charmants, de chansons aimables, porte aujourd’hui quatre millions d’hommes armés, des mortiers, des forteresses, et surtout beaucoup de poudre à canon.

Si j’éprouve quelque soulagement dans mes immenses travaux, c’est lorsque je puis m’en entretenir avec vous, et m’aider de vos lumières pour inventer quelque grand projet.

J’ai commencé par déclarer la guerre, vous le savez. Actuellement ne vous paraît-il pas sage que je m’occupe des moyens de la faire ; c’est là, en peu de mots, l’objet de mon voyage.

Ne croyez pas, Madame, que mon séjour à Pantin soit consacré à un inutile repos. À peine sorti des boulevards, je me suis mis à une des portières de ma voiture pour jetter un coup d’œil ministériel sur tous les campements et les champs de bataille que je traversois avec la rapidité de l’éclair. Le petit Mathieu qui, par l’autre portière, jouoit avec des émigrans, pendant que moi je m’occupois sérieusement à leur faire la guerre, crut apercevoir quelque changement dans la disparition du pays. La roulette qui n’avoit été qu’un joujou entre les doigts du petit Mathieu, devint, entre des mains plus savantes, un à-plomb sûr pour découvrir la pente du terrein. Nous reconnûmes bientôt que Pantin s’élève de plus de dix-huit pouces sur la surface de la plaine, et que cette hauteur pouvoit offrir une excellente position militaire.

Nous avons cru cette observation assez importante pour nous décider à nous arrêter ; et je vais vous communiquer le plan que nous avons déterminé en conséquence.

C’est dans cette bonne ville de Paris qu’est toute la révolution, tout le patriotisme, toute la constitution. Il est donc essentiel de couvrir ce point intéressant. Pantin est sur la route d’Alsace à Paris ; Pantin est déjà fortifié par la nature ; Pantin doit l’être encore par l’art. Vous croyez que mes projets sont simples et se réduisent à des proportions concises.

Nous avons observé qu’il y a dans les environs de Pantin beaucoup de laboureurs et au Pré-Saint-Gervais quelques laitières. Nous nous sommes assurés de tous les chevaux et de toutes les vaches pour faire, dans l’occasion, des chevaux et des vaches de frise. Vous n’en aurez jamais vu de cette dernière espèce ; mais dans un temps de révolution on se sert de tout et une vache de frise n’est pas plus extraordinaire qu’un écu de papier. D’ailleurs nous les appelons vaches de frise nationales, et vous savez qu’en France, tout passe sous ce nom là. Il est toujours entré dans mes plans d’introduire ce changement dans notre système de défense. Ce n’est pas sans peine que j’ai vu s’établir en France la mode de couper les oreilles aux chevaux ; mais je crois avoir paré cet inconvénient en remplaçant, par les cornes de vaches, cette saillie qu’on enlève au cheval.

Nous formons donc autour de Pantin une enceinte de chevaux et vaches de frise nationales. Nous nous proposons donc d’y enfermer un petit corps de huit cents mille hommes, qui, avec d’autres postes que nous avons déterminés, et dont je vais vous faire connoître la force et la position, pourront, à ce que je l’espère, retarder la marche de l’ennemi de plus de deux heures.

Nous plaçons un camp volant de trois cents mille hommes à Saint-Denis, et un détachement de quatre-vingt mille au Bourget, pour éclairer les routes de Chantilly et de Villers-Cotteret.

Voici une autre détermination bien intéressante ; mais que je vous confie sous le plus grand des secrets. Nous avons découvert, aux environs de Pantin, d’immenses carrières. Il a été résolu de placer là une embuscade de cent cinquante mille hommes. Cette embuscade prendra l’ennemi en queue, pendant que les autres fuiront devant, c’est-à-dire feront semblant de fuir, car vous savez qu’un patriote n’a jamais peur. Au moins, ils me l’ont tous promis.

Vous me direz, Madame, qu’une élévation de dix-huit pouces ne sera pas suffisante pour que nos vedettes puissent apercevoir l’ennemi de loin. Nous avons prévu la difficulté, et voici le remède. Le clocher de Pantin est très élevé et justement placé à l’extrémité de la forteresse du côté du Rhin. Comme il faut tirer parti de tous les patriotes selon les talents, nous plaçons sur le clocher, en guise de coq, le constituant d’André qui, dès qu’il apercevra la moustache de Mirabeau, chantera de toute sa force, coq-ri-coq. L’intérêt que vous prenez à M. d’André vous fait souffrir sans doute, avec peine de le voir occuper ce poste dans une saison aussi rigoureuse ; mais nous obvions à tout, en lui faisant faire un bon parapluie d’assignats piqués, sous lequel il se trouvera fort bien, avec une provision de jambons, de saucissons, et beaucoup de truffes qu’il pourra manger pour s’échauffer.

Je croyais avoir terminé mon projet de défense, lorsque le commandant de la garde nationale de Pantin, qui est déjà un très bon militaire, mais encore un meilleur faiseur de puits, nous a fait remarquer qu’il n’y auroit jamais assez de puits à Pantin pour abreuver le détachement. Vous savez qu’une forteresse sans eau ne peut tenir long-temps. Nous étions dans un grand embarras. Le commandant de la garde nationale nous offroit de nous creuser toute la plaine en puits, comme un damier ; le maire qui de son métier dirige les travaux des carrières, nous a proposé de faire une galerie sous la plaine du Ménilmontant, pour aller chercher les eaux de la Marne, qui n’est, à vol d’oiseau, qu’à une lieue et demie. Cette proposition a été un trait de lumière pour M. d’Arson qui m’accompagne dans mon voyage, et dont le génie nous a tirés d’affaires.

Vous savez que le grand talent de M. d’Arson est pour la partie de la bombe. Il s’est miraculeusement servi à Gibraltar de l’eau contre le feu, il va à Pantin se servir du feu contre l’eau. Il ne s’agit que de savoir se retourner dans une révolution.

M. d’Arson va donc établir sur la Marne des gaillotes à bombe. On remplira les bombes d’eau de la rivière, et les mortiers lanceront sur Pantin ces bouteilles nationales ; car il faut tout baptiser. Pendant que M. d’Arson s’occupera ainsi à mettre le couvert à Pantin, M. d’Arson du haut de son clocher, observera le vol de la bombe, et au lieu de se servir du cri de guerre coq-ri-coq, il criera simplement : gare l’eau !

Voilà, Madame, les petites précautions que m’a inspirées ma tendre sollicitude pour la bonne ville de Paris. Il me reste encore deux millions sept cent mille hommes pour former ma seconde et ma première ligne ; ce sera l’objet de la suite de mon voyage.

Malgré tous ces préparatifs, mon esprit ne seroit pas encore tranquille sur le sort de la capitale, si je ne connoissois, dans le sein même de la ville, des ressources bien imposantes.

Si le fort Pantin étoit enlevé à l’ennemi, n’aurait-il pas encore à subjuguer les forts de la Courtille et des Porcherons ? Ces deux citadelles, comme vous le savez, ont triomphé de la valeur et de la discipline de l’armée française.

Il faudra passer sur le corps de toutes ces dames civiques, qui n’abandonneront pas la patrie dans le danger. Les ordres sont donnés pour qu’un fort bataillon d’audacieux jacobins les appuient ; et vous verrez alors le timide feuillant venir de lui-même soutenir le courage des enfants perdus de la constitution.

Cette constitution, dont nous voulons faire une puissance et qui n’est encore qu’un livre, cette constitution sublime, le seul bien qui nous reste, sera roulée dans une des plus belles perruques de l’abbé Sieyès, et cachée sous un buste de Mirabeau. Si les barbares portent leurs mains sacrilèges sur ce palladium de la liberté, s’en est fait de la France, il n’y a plus de révolution ! Il faudra que tout rentre dans les horreurs de l’ancien régime. Il faudra que le maître commande au domestique, que le soldat obéisse à l’officier, que les brigands soient punis, et les honnêtes gens protégés ; chacun sera maître de son bien ; l’état consommera ses revenus au lieu de manger ses capitaux ; nous aurons un roi aimé et respecté, une reine chérie autant qu’admirée. Ces idées font frémir ! Je vais donc remonter dans ma voiture pour épargner à ma triste patrie de pareils malheurs.


P. S. Comme tout chemin mène à Rome, l’ambassadeur français de Rome à Berlin s’est mis aussi à passer par Pantin. Je lui ai communiqué mes plans, il a vu tout cela avec beaucoup de froideur, parce qu’il part, m’a-t-il dit, pour aller faire la paix. Je crois, en vérité, qu’il est fou ; car il n’y a pas huit jours que j’ai déclaré la guerre. C’est bien là le cas de leur dire : en veut-on ou n’en veut-on pas ? Mandez-moi ce que tout cela signifie. Il y a là quelqu’intrigue et je vois qu’un ministre a grand tort de s’éloigner de son poste, si pendant une courte absence, tout a pu changer ainsi de face.


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