Petit Zacharie, surnommé Cinabre/Texte entier



CHAPITRE PREMIER.

Le petit avorton. — Pressant danger que court le nez d’un pasteur. — Comment le prince Paphnutius introduisit les lumières dans son royaume, et comment la fée Rosabelverde entra dans un chapitre noble.

Non loin d’un charmant village, à peu de distance de la grande route, était prosternée sur la terre, que brûlait un soleil ardent, une pauvre paysanne couverte de haillons. Haletante et se mourant de faim et de soif, la malheureuse était tombée défaillante sous le poids du bois sec empilé dans sa hotte, et qu’elle avait ramassé dans le bois en battant péniblement toute la futaie et les broussailles. Ayant à peine encore la force de respirer, elle crut qu’elle allait mourir, et qu’elle serait ainsi délivrée tout d’un coup de sa désolante misère. Cependant elle recouvra bientôt assez de force pour détacher les cordes qui assujétissaient sa hotte sur son dos, et pour se trainer lentement jusqu’à un tertre couvert de gazon qui n’était pas éloigné. Elle éclata alors en sanglots et en plaintes amères.

« Il faut donc, s’écria-t-elle tout haut, que toutes les privations et toutes les misères viennent fondre exclusivement sur nous, mon pauvre homme et moi ! ne sommes-nous pas les seuls dans tout le village qui, malgré le plus dur travail et les flots de notre sueur, ne pouvons secouer le joug de la pauvreté, et gagnons à peine de quoi assouvir notre faim ? — Il y a trois ans, lorsque mon pauvre homme, en bêchant notre jardin, déterra ces pièces d’or, nous crûmes alors que le bonheur était enfin entré chez nous, et que les beaux jours auraient leur tour : oui ! mais qu’arriva-t-il ? — Des voleurs nous dérobèrent l’argent, notre maison et la grange brûlèrent par-dessus nos têtes, la grêle hacha notre récolte sur pied, et pour combler jusque par-dessus les bords la mesure de nos tribulations, le ciel nous envoya encore en punition ce petit laidron, que je mis au monde à ma confusion et à la risée de tout le village. — À la Saint-Laurent passée, le marmot a eu deux ans et demi, et il ne sait pas marcher, et il ne peut pas même se soutenir sur ses jambes, plus grêles que des pattes d’araignée ; et, au lieu de parler, il grommèle et miaule ainsi qu’un chat. En outre, le vilain petit gars dévore autant de nourriture qu’un enfant de huit ans des plus vigoureux, et sans que cela lui profile encore ! Que Dieu ait pitié de lui et de nous, qui serons réduits à le substanter, même quand il sera devenu grand, pour notre crève-cœur et à notre préjudice ; car le malitorne ne manquera pas de bien boire et de bien manger de plus en plus, mais de sa vie il ne sera capable de travailler. — Non, non ! c’est plus qu’une créature n’en peut supporter sur cette terre ! Ah, si je pouvais donc mourir ! — mourir… » Et l’infortunée recommença à pleurer et à gémir, jusqu’à ce que, cédant à l’excès de la douleur et de l’épuisement, elle s’endormit tout-à-fait. —

C’était avec raison que la pauvre femme pouvait se plaindre de l’abominable avorton qu’elle avait mis au monde deux ans et demi auparavant. Ce qu’on aurait pu très-bien prendre au premier coup d’œil pour une méchante souche de bois noueux, représentait ce petit être contrefait, haut de deux palmes tout au plus, lequel s’était glissé en rampant hors de la hotte, où il était couché en travers, et se vautrait en ce moment sur l’herbe avec un grognement sourd. La tête de ce phénomène charnu était profondément emboitée entre les épaules ; à la place du dos s’élevait une excroissance en forme de courge, et immédiatement au-dessous de la poitrine pendaient deçà delà deux petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier, ce qui donnait à peu près à cette petite créature l’aspect d’un radis fendu en deux. Quant aux traits du visage, une vue un peu faible ne pouvait pas en discerner grand chose ; mais en regardant avec une extrême attention, on finissait par découvrir un long nez pointu, formant saillie en dehors d’une masse de cheveux noirs et crépus, et de tout petits yeux noirs et flamboyants, qui, perdus au milieu d’un amas de rides et de rugosités informes, semblaient parfois ne pouvoir appartenir qu’à une mandragore[1].

La pauvre femme, comme nous l’avons dit, s’était donc enfin, dans l’affaissement de sa douleur, profondément endormie, et son laidron était venu s’accroupir tout à côté d’elle, quand la demoiselle de Rosebelle, chanoinesse du chapitre voisin, vint à passer par là, au retour de la promenade. Elle s’arrêta ; et comme elle était sensible et compatissante de sa nature, elle fut très-émue à ce spectacle de misère et de souffrance.

« Ô juste ciel ! s’écria-t-elle, que d’infortune et de désolation il y a donc sur cette terre ! — La pauvre malheureuse femme ! Je sais qu’elle a à peine de quoi se nourrir : voilà pourquoi elle travaille au-delà de ses forces, et elle est tombée là de faim et de désespoir ! — Je n’ai jamais senti d’une manière plus pénible qu’en ce moment ma pauvreté et mon impuissance. Ah, si je pouvais me montrer secourable au gré de mon cœur ! — Mais ce dont je dispose encore, le petit nombre de dons que n’a pu invalider ni me ravir le destin ennemi, je veux l’employer et le consacrer, avec zèle, avec charité, à atténuer cet excès d’affliction. — De l’argent, quand même j’en aurais à ma disposition, loin de t’être utile, pauvre femme ! empirerait peut-être encore ta condition. Ni toi, ni ton mari, vous n’êtes destinés à être riches, et celui-là qui n’est pas destiné à être riche voit les pièces d’or disparaître de sa poche sans savoir lui-même comment. Il ne gagne à leur possession passagère que de nouveaux tourments ; et plus il lui échoit d’argent, plus il sent augmenter son indigence. Mais, je le sais, ce qui te ronge le cœur bien plus que l’idée de ton dénûment et de ta détresse, c’est d’avoir mis au monde ce petit monstre, que tu seras obligée d’avoir à charge toute la vie, comme un lourd et odieux fardeau. — Quant à devenir grand, beau, fort, intelligent, cela n’est pas permis à cet enfant, mais peut-être est-il un autre moyen encore de lui venir en aide. »

En disant cela, la demoiselle s’assit sur l’herbe et prit le petit sur ses genoux. La méchante mandragore se raidit, se débattit, grogna, et voulut mordre la demoiselle au doigt ; mais celle-ci lui dit : « Tranquille ! tranquille, petit hanneton ! » Et elle commença à lui passer la main doucement et lentement sur la tête, depuis le front jusqu’à l’occiput. Peu à peu les cheveux hérissés de l’enfant s’assouplirent par l’effet des caresses, et bientôt on eût pu les voir se partager symétriquement sur son front en bandeaux bien lisses, et retomber par-dessus ses hautes épaules et sur son dos de citrouille en jolies boucles ondoyantes. Son agitation s’était calmée progressivement, et il s’était enfin profondément endormi. La demoiselle de Rosebelle le déposa alors avec précaution sur le gazon à côté de sa mère, puis elle aspergea celle-ci de l’eau spiritueuse et parfumée d’un flacon qu’elle avait tiré de sa poche, et s’éloigna ensuite avec promptitude.

Lorsque bientôt après la pauvre femme s’éveilla, elle se sentit merveilleusement restaurée et réconfortée. Il lui semblait qu’elle avait fait un excellent repas et bu un bon coup de vin. « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, comment m’est-il advenu tant de soulagement et de courage pendant ce court sommeil ! — Mais le soleil sera bientôt couché derrière les montagnes, allons ! retournons au logis ! » À ces mots, elle s’apprêta à remettre sa hotte sur son dos ; mais elle s’aperçut que le petit en était sorti, et au même instant il s’agita dans l’herbe et se mit à piailler lamentablement. Quand sa mère se retourna vers lui pour le prendre, elle frappa dans ses mains d’étonnement et s’écria : « Zach ! petit Zach ! qui t’a donc si bien peigné les cheveux ! — Zach ! petit Zach ! comme cela t’irait bien, des boucles, si tu n’étais pas si abominablement laid ! Eh bien ! viens donc, viens : dans la hotte, allons ! » Elle voulait le soulever et le replacer en travers sur la ramée ; mais petit Zach se mit à gigoter agilement, il regarda sa mère en ricanant, et marmotta fort intelligiblement : « Je ne veux pas !

» Zach ! petit Zach ! s’écria la femme tout hors d’elle-même, qui t’a donc appris à parler durant mon sommeil ? Oh ! puisque tu as des cheveux si bien peignés, puisque tu parles si bien, tu pourras aussi marcher sans doute ! » La femme chargea la hotte sur son dos, petit Zach se pendit à son tablier, et ils s’acheminèrent ainsi vers le village.

Ils vinrent à passer devant le presbytère, et le pasteur était justement sur le pas de sa porte avec son plus jeune fils, un bel enfant de trois ans, à la chevelure dorée. Lorsqu’il vit approcher la pauvre femme avec sa lourde hottée et petit Zach pendu à son tablier, il lui cria : « Bonsoir ! mère Lise. Comment allez-vous ? Vous vous êtes chargée d’un fardeau beaucoup trop pesant : vous pouvez à peine poursuivre votre route. Venez ici vous reposer sur ce banc, devant ma porte, ma servante va vous servir quelque rafraîchissement. »

La mère Lise ne se le fit pas dire deux fois. Elle se débarrassa de sa hotte, et elle ouvrait la bouche pour entretenir le respectable ministre de sa misère et de son désespoir, lorsque petit Zach, à la subite conversion que fit sa mère, perdit l’équilibre et roula aux pieds du pasteur. Celui-ci se baissa promptement, et releva le petit en disant : « Ah ! mère Lise, mère Lise ! quel charmant et superbe enfant vous avez là. Mais c’est une véritable bénédiction du ciel que de posséder un enfant aussi merveilleusement beau. » En parlant ainsi, il prit le petit dans ses bras et se mit à le caresser, sans paraître s’apercevoir des grognements et des miaulements aigus du malhonnête marmouset, qui voulut même mordre le nez du vénérable ecclésiastique.

Mais dame Lise restait tout ébahie devant ce spectacle, ouvrant de grands yeux qu’elle tenait fixés sur le pasteur, sans savoir ce qu’elle devait penser. « Ah ! mon cher et révérend monsieur ! s’écria-t-elle enfin d’un ton lamentable, un homme de Dieu tel que vous ne voudrait pas sans doute se moquer d’une pauvre malheureuse femme que le ciel a voulu punir, et lui seul sait pourquoi, en lui envoyant cet horrible laidron ! — Que dites-vous ? répliqua le pasteur très-sérieusement, à quoi rêvez-vous, ma bonne femme ? Se moquer, — un laidron, — punition du ciel, — je ne vous comprends pas du tout ; mais je sais bien seulement que votre aveuglement serait sans exemple, si vous n’aimiez pas de tout votre cœur ce joli enfant. — Embrasse-moi, mon gentil petit homme ! » Et le pasteur flattait de la main petit Zach, mais petit Zach de grogner de plus belle : « Je ne veux pas ! » Et il cherchait obstinément à happer avec ses dents le nez du révérend.

« Voyez donc ! la méchante bête ! » s’écria Lise effrayée. Mais au même moment l’enfant du pasteur disait : « Ah ! mon cher père ! tu es si bon, tu es si gentil qu’il faut bien que tous les enfants te témoignent la même tendresse.

» Mais écoutez donc, mère Lise ! s’écria le pasteur dont les yeux étincelaient de plaisir, écoutez donc un peu parler si spirituellement ce joli enfant, votre cher petit Zach, à qui vous en voulez tant. — Je le vois bien, vous ne vous intéresserez jamais à lui, malgré sa beauté et sa vive intelligence. Écoutez, mère Lise ! confiez-moi votre enfant, qui donne tant d’espérances, pour que je l’élève et en prenne soin. Pauvre et indigente comme vous êtes, cet enfant ne peut que vous être à charge, et pour moi ce sera un plaisir sans égal que de l’élever comme mon propre fils ! »

Lise ne pouvait revenir de son étonnement ; elle ne cessait de répéter : « Mais, cher monsieur le pasteur ! cher monsieur le pasteur ! est-ce bien sérieusement en effet que vous voulez prendre avec vous le petit monstre, l’élever, et me délivrer du tourment que me cause ce marmot malencontreux ? » — Mais plus la femme représentait au pasteur l’horrible laideur de sa mandragore ensorcelée, plus le digne homme s’évertuait à lui prouver que son fol aveuglement la rendait indigne de la faveur céleste qui lui avait octroyé ce vrai prodige d’enfant, et il finit, dans l’excès de sa colère, par fermer sa porte au verrou, en emportant petit Zach sur son bras dans la maison.

Dame Lise demeura comme pétrifiée devant la porte du presbytère, ne sachant ce qu’elle devait penser de tout cela. « Qu’est-il donc arrivé à notre digne et révérend pasteur, au nom de tous les saints ! se disait-elle à elle-même, pour qu’il ait pu s’engouer à ce point de petit Zach, et qu’il regarde ce stupide nabot comme un modèle de beauté et d’esprit ? — Après tout, que Dieu récompense le digne homme pour m’avoir débarrassé d’un pareil fardeau, et s’en être chargé à ma place. C’est à lui à présent à s’en accommoder comme il pourra ! — Ah ! combien le poids de ma hotte est devenu léger, maintenant que petit Zacb n’est plus couché dessus, et avec lui mon plus grand souci ! »

Lise s’éloigna donc avec sa ramée, plus gaie et plus contente que jamais.

Quand même j’aurais pris le parti de n’en rien dire encore à présent, tu n’en soupçonnerais pas moins, lecteur bénévole, qu’il devait y avoir quelque chose de tout particulier sur le compte de la chanoinesse de Rosebelle, ou, comme elle s’appelait autrement, de Rosebeauvert. Car si le pasteur vit dans le petit Zacharie un enfant non moins beau qu’intelligent, et résolut si subitement de le traiter comme son propre fils, cela n’était dû qu’à l’effet mystérieux des caresses de la demoiselle, et à ces cheveux si bien lissés et bouclés sur la tête de l’enfant. Toutefois, lecteur bien-aimé, tu pourrais peut-être, malgré ta parfaite pénétration, tomber dans de fausses suppositions, ou même, au grand détriment de cette histoire, sauter plusieurs feuillets, afin de savoir tout de suite à quoi t’en tenir sur la merveilleuse chanoinesse. Je ferai donc mieux de te raconter immédiatement tout ce que je sais moi-même sur la digne demoiselle.

Mademoiselle de Rosebelle avait une haute stature, une taille noble et majestueuse, et des manières tant soit peu altières et impératives. L’aspect de son visage, quoiqu’il fût d’une beauté parfaite, causait parfois, lorsqu’elle regardait devant elle, suivant son habitude, d’un œil immuable et sérieux, une impression singulière et presque sinistre. Cela semblait surtout devoir être attribuée à un linéament placé entre ses deux sourcils tellement étrange et peu naturel, qu’on ne savait trop jusqu’à quel point cela pouvait être séant à une chanoinesse. Mais souvent, malgré cela, il y avait dans son regard tant de grâce et de bonté, surtout dans la saison des roses par un beau temps serein, que chacun à sa vue se sentait pénétré d’un charme aussi doux qu’irrésistible.

Lorsque j’eus le plaisir de voir la gracieuse demoiselle pour la première et dernière fois, elle me parut être une femme dans l’épanouissement le plus complet de la fleur de l’âge, à l’apogée de sa période solsticiale, pour ainsi dire, et je m’estimai fort heureux de l’avoir connue précisément à cette époque, où je fus en quelque sorte stupéfait de cette miraculeuse beauté, qui ne pouvait plus sans doute que décliner. J’étais dans l’erreur. Car les plus anciens du village déclaraient connaître l’honorable demoiselle depuis l’âge de raison, et certifiaient qu’elle n’avait jamais été différente de ce qu’elle était alors, ni plus vieille ni plus jeune, ni plus ni moins jolie. Le temps semblait donc n’avoir aucune puissance sur elle, et plus d’un pouvait déjà s’étonner beaucoup d’un pareil phénomène. Mais il y avait en outre plusieurs autres choses à propos desquelles, en y réfléchissant sérieusement, personne ne pouvait s’empêcher d’éprouver tout autant de surprise, ni même revenir de la stupéfaction qu’elles finissaient par provoquer.

Premièrement il était impossible de révoquer en doute la parenté de la demoiselle avec les fleurs auxquelles elle avait emprunté son nom. Car non-seulement aucun être au monde n’était capable d’élever comme elle de si magnifiques rosiers à cent feuilles, mais il lui suffisait même de ficher en terre la bouture la plus minable, une mince épine desséchée pour obtenir une abondante moisson des roses les plus superbes et les plus variées. En outre, il était avéré que, durant ses promenades solitaires dans le bois, elle conversait tout haut avec des voix étranges qui semblaient sortir des arbres, des buissons, des sources et des ruisseaux. Un jeune chasseur l’avait même aperçue une fois, dans le plus épais du bois, entourée d’oiseaux singuliers nullement pareils à ceux de la contrée, vêtus d’un plumage étincelant et diapré, qui voltigeaient autour d’elle en la caressant, et paraissaient, dans leur ramage mélodieux et enjoué, lui faire toute sorte de récits joyeux dont elle riait et s’égayait.

Il arriva donc naturellement que mademoiselle de Rosebelle, lorsqu’elle entra au chapitre, éveilla plus vivement encore l’attention de tous les habitants du pays. Sa réception dans la noble communauté avait eu lieu d’après l’ordre du prince. Le baron Prætextatus Clair-de-Lune, seigneur du domaine dont dépendait le chapitre, et à qui l’administration en était dévolue, n’eut donc rien à objecter, malgré les horribles soupçons dont il était assiégé. En effet, il avait fait de vaines recherches pour découvrir dans les archives nobiliaires de Rixner, et dans maintes chroniques, les traces de la famille Rosebeauvert. C’est pourquoi il doutait, fort légitimement, de la capacité pour entrer au chapitre de ladite demoiselle, qui ne pouvait pas exhiber d’arbre généalogique à trente-deux quartiers, et pourquoi il la conjura enfin au nom du ciel, d’un air contrit et les larmes aux yeux, de changer au moins son nom de Rosebeauvert en celui de Rosebelle, qui laissait encore quelque chance d’établir en sa faveur les preuves d’une descendance convenable. — Elle y consentit pour ne pas le désobliger.

Peut-être que la rancune nourrie par Prætextatus contre la demoiselle dépourvue d’aïeux porta ses fruits d’une manière ou d’une autre, et qu’elle répandit la première semence des méchants bruits auxquels la chanoinesse devint de plus en plus en butte dans le village. À ses entretiens magiques dans la forêt, qui n’avaient d’ailleurs rien de plus suspect, les propos médisants qui circulèrent bientôt de bouche en bouche ajoutèrent en effet mille circonstances équivoques, capables de jeter les plus défavorables préventions sur la véritable nature de la belle demoiselle.

La mère Anne, la femme du maire, soutenait hardiment que toutes les fois que la chanoinesse éternuait fortement à sa fenêtre, le lait aigrissait dans tout le village. Mais à peine ce maléfice fut-il constaté qu’un incident bien plus terrible arriva. Le petit Michel, fils du maître d’école, était allé chipper dans la cuisine du chapitre des pommes de terre frites, et avait été pris sur le fait par la chanoinesse, qui le menaça du doigt en souriant. Depuis lors la bouche de l’enfant était restée entr’ouverte, de même absolument que s’il eût tenu entre les dents une pomme de terre brûlante ; et le pauvre diable était obligé de porter constamment un chapeau à larges bords pour éviter que la pluie ne lui tombât dans la bouche.

On tint bientôt généralement pour certain que la demoiselle s’entendait à conjurer le feu et l’eau, à amonceler la grêle et à provoquer l’orage, à tresser des pliques[2], etc., et personne ne révoquait en doute le récit d’un pâtre de moutons, qui disait avoir vu, plein de trouble et d’effroi, la chanoinesse s’envoler dans les airs sur un balai, avec un affreux bruissement, et précédée d’un énorme cerf-volant noir, entre les cornes duquel jaillissaient à une grande hauteur des flammes bleues. Dès-lors un soulèvement général se déclara, on voulait s’emparer de la sorcière, et les prud’hommes du village ne résolurent rien moins que d’aller enlever la demoiselle du chapitre pour la jeter à l’eau, et lui faire subir ainsi l’épreuve ordinaire à laquelle on soumet les sorcières. Le baron Prætextatus laissa grossir l’orage, et se disait à lui-même avec un sourire de satisfaction : Voilà ce qui arrive à de simples gens sans aïeux qui ne sont pas d’une vieille et bonne origine, comme les Clair-de-Lune ! »

Mais la demoiselle, instruite de ce menaçant désordre, s’enfuit à la Résidence, et bientôt après le baron Prætextatus reçut un ordre du cabinet du prince souverain, par lequel on lui notifiait qu’il n’existait point de sorcières, qu’il eût à faire incarcérer les prud’hommes du village en punition de leur impertinente curiosité d’avoir voulu juger de l’habileté à nager d’une chanoinesse, et qu’il signifiât aux autres paysans, ainsi qu’à leurs femmes, de ne plus penser le moindre mal de la demoiselle de Rosebelle, sous peine d’une grave correction corporelle. Ceux-ci y regardèrent de près, et, dans la crainte de voir cette menace réalisée, ils pensèrent depuis lors un bien infini de la chanoinesse, ce qui eut à la fois et pour eux et pour la demoiselle de Rosebelle les conséquences les plus salutaires.

Dans le cabinet du prince on savait fort bien que la demoiselle de Rosebelle n’était personne autre que la fée jadis bien connue Rosabelverde. Voici ce qui en était. — Autrefois on n’aurait pas pu trouver sur tout le globe un plus délicieux pays que la petite principauté où était située la propriété du baron Prætextatus Clair-de-Lune, où la demoiselle de Rosebelle avait établi son séjour, où se sont passés enfin les événements dont je suis en train, bien-aimé lecteur, de te faire le récit détaillé.

À voir ce petit pays entouré d’une chaîne de hautes montagnes, avec ses forêts verdoyantes et embaumées, ses vallons fleuris, ses bruyants torrents et ses sources limpides murmurant des accords joyeux, alors qu’il n’y avait pas encore de villes, mais seulement de riants villages, et çà et là des palais isolés, on pouvait se croire au milieu d’un jardin charmant et merveilleux, où les habitants se promenaient pour leur plaisir, libres de tous les soucis qui aggravent le fardeau de la vie. Chacun savait que le prince Démétrius régnait sur le pays, personne toutefois ne s’apercevait en rien de l’action du gouvernement, et tous en étaient parfaitement contents. Les personnes jalouses de jouir d’une liberté absolue et sans nulle entrave, et d’habiter un doux climat, une belle région, ne pouvaient pas mieux choisir leur séjour que dans cette heureuse contrée, et il arriva ainsi que plusieurs fées illustres de la bonne espèce, lesquelles préfèrent, comme on sait, par-dessus tout, la chaleur et la liberté, étaient venues s’y établir.

C’est à elles sans doute qu’il faut attribuer les enchantements et les merveilles agréables qui se produisaient très-fréquemment presque dans chaque village, mais principalement dans les bois, de telle sorte que chacun, ravi par cette magie séduisante et voluptueuse, croyait fermement à la féerie, et restait, sans le savoir, mais par l’effet de cette croyance même, un joyeux, c’est-à-dire un bon citoyen de l’état. Les bonnes fées qui s’y étaient donc constitué librement un véritable Dschinnistan à leur gré[3], auraient volontiers à jamais perpétué les jours de l’excellent prince Démétrius. Mais cela était par malheur au-dessus de leur puissance. Démétrius mourut, et le jeune Paphnutius lui succéda sur le trône.

Déjà, du vivant de son digne père, Paphnutius avait nourri en silence un mécontentement secret de ce que le peuple et l’état, suivant lui, étaient gouvernés et régis de la manière la plus irrégulière et la plus absurde. Il résolut d’opérer la réforme lui-même, et en conséquence il nomma premier ministre son premier valet de chambre Andrès, qui, une fois dans une auberge au-delà de la frontière, comme il avait oublié sa bourse, lui avait prêté six ducats, et l’avait ainsi tiré d’un grave embarras.

« Je veux gouverner, mon cher ! » lui dit Paphnutius. Andrès lut dans les yeux de son maître ce qui se passait en lui, il se jeta à ses pieds et s’écria pathétiquement : « Sire ! l’heure solennelle est arrivée ! — Grâce à vous, un nouveau royaume va sortir resplendissant d’un ténébreux chaos ! — Sire ! le plus fidèle de vos vassaux vous implore ici, et des milliers de vos pauvres malheureux sujets vous parlent par sa bouche, vous conjurent par sa voix. — Sire ! — introduisez les lumières !… » Paphnutius se sentit ému jusqu’au fond de l’âme à l’idée sublime de son ministre. Il le releva, le pressa impétueusement contre son cœur, et s’écria en sanglottant : « Ministre… Andrès ! — Je te dois six ducats, — bien plus… mon bonheur !… mon royaume ! — Ô fidèle… ô judicieux serviteur ! »

Paphnutius voulait immédiatement faire imprimer en grands caractères et faire afficher en tous lieux un édit portant que dès ce moment les lumières étaient introduites, et que chacun eut à agir en conséquence. « Sire magnanime ! s’écria alors Andrès, cela ne peut pas aller ainsi. — Comment cela va-t-il, mon bon ami ? » dit Paphnutius. Il prit son ministre par la boutonnière, et l’attira dans son cabinet, dont il ferma la porte.

« Voyez-vous, commença Andrès lorsqu’il se fut assis sur un tabouret vis-à-vis du prince, voyez-vous, mon très-gracieux maître ! — l’effet de votre édit souverain sur les lumières rencontrerait peut-être de fâcheux obstacles, si nous n’y ajoutions une mesure qui paraît bien rigoureuse, il est vrai, mais qui est pourtant commandée par la prudence. — Avant que nous progressions à l’aide des lumières, ce qui veut dire : avant de raser les bois, de canaliser les torrents, de planter des pommes de terre en grand, d’améliorer les écoles de village, de border les routes d’acacias et de peupliers, avant de faire chanter aux enfants leurs prières du matin et du soir à deux voix, enfin d’établir des chaussées et de rendre la vaccine obligatoire, il est indispensable de bannir du royaume tous les gens professant des opinions dangereuses, qui ne font nul cas de la saine raison, et séduisent le peuple par toutes sortes de rêveries extravagantes. — Vous avez lu les Mille et une nuits, excellent prince ! car je sais que feu le sérénissime seigneur votre père (à qui le ciel veuille accorder un doux repos dans la tombe) affectionnait ce genre d’ouvrages pernicieux et vous les mettait en main, alors que vous enfourchiez encore des chevaux de bois et que vous vous régaliez de pains d’épice dorés. Eh bien donc ! — ce livre, ou plutôt ce fatras d’impertinences, a dû sans doute vous faire connaître ce que c’est que des fées. Mais, mon gracieux maître ! ce que vous ne soupçonneriez pas assurément, c’est que plusieurs de ces dangereuses créatures se sont établies dans votre propre et cher royaume, jusque dans le voisinage de votre palais sacré, et s’y livrent impunément à mille excès et à mille désordres.

» Quoi ! — que dites-vous ? — Andrès ! Ministre ! — des fées ?… ici dans mes états ! » s’écria le prince. Et il tomba renversé sur le dossier de son fauteuil, couvert d’une pâleur mortelle.

« Mon grâcieux maître ! poursuivit Andrès, nous n’avons rien à craindre en engageant la lutte avec prudence contre ces ennemis des lumières. Oui ! je les appelle ennemis des lumières ; car ce sont eux seuls qui, en abusant de la bonté de feu monsieur votre papa, sont cause que le royaume est encore plongé dans l’obscurantisme le plus complet. Le merveilleux est entre leurs mains une arme dangereuse, et ils ne craignent pas de répandre, sous le nom de poésie, un poison magique et subtil qui rend les gens totalement incapables de servir la cause des lumières. En outre, ils ont des habitudes si intolérables et si contraires au bon ordre, que cette seule raison devrait les faire bannir de tout état policé. C’est ainsi, par exemple, que les audacieux ne se gênent pas, dès qu’il leur en prend la fantaisie, d’aller se promener par les airs avec un attelage de colombes, de cygnes, ou même de chevaux ailés. Eh bien, je vous le demande, très-gracieux seigneur ! vaudrait-il la peine de projeter et d’organiser un sage tarif de douanes, en gardant dans le pays des gens à même de jeter, si cela leur vient à l’idée, dans la cheminée de tout citoyen un peu lâche sur les scrupules, des marchandises qui n’auraient pas payé de droits ? — Donc, mon gracieux maître ! dès que la propagation des lumières sera promulguée, que les fées soient chassées ! — On fera cerner leurs palais par la police, on saisira leurs dangereux trésors, et on les renverra ainsi que des vagabonds dans leur pays natal, qui est la petite contrée de Dschinnistan, comme vous devez l’avoir vu, gracieux seigneur, dans les Mille et une nuits.

» Y a-t-il des postes établies pour ce pays, Andrès ? demanda le prince. — Pas pour le quart-d’heure, répliqua Andrès ; mais nous pourrons, après l’introduction des lumières, créer un service journalier de diligences pour s’y rendre.

» Mais, Andrès, ajouta le prince, ne trouvera-t-on pas notre procédé contre les fées trop rigoureux ? mon peuple, si gâté jusqu’ici, ne murmurera-t-il pas ?

» Je sais encore un moyen pour obvier à cela, dit Andrès. Nous ne renverrons pas au Dschinnistan toutes les fées, gracieux seigneur ! nous en garderons quelques-unes dans le pays, mais il faudra non-seulement leur ravir tous les moyens de nuire au développement des lumières, mais encore s’y prendre adroitement pour en faire des membres utiles de votre état civilisé. Si elles refusent de s’engager dans de solides mariages, il faudra qu’elles s’adonnent, sous une surveillance sévère, à quelque métier utile, comme à tricoter des chaussons pour l’armée, si nous avons la guerre, ou à autre chose. Remarquez, mon gracieux souverain, qu’ainsi l’on perdra toute croyance au génie des fées du moment où elles vivront sans distinction avec tout le monde ; et c’est ce qu’il y aura de mieux. Car cela coupera court à tous les murmures possibles. — Pour ce qui regarde les talismans des fées et leurs bijoux, ils échoient de droit au trésor royal ; les cygnes et les tourterelles seront livrés au chef de vos cuisines à titre d’excellents rôtis ; et quant aux chevaux ailés, on peut aussi tenter de les éduquer et d’en faire des animaux utiles en leur coupant les ailes et en les mettant au régime des écuries, que nous introduirons, il faut l’espérer, en même temps que les lumières. »

Paphnutius fut extrêmement content de tous les projets de son ministre, et dès le lendemain on exécuta ce qui avait été convenu.

À tous les coins était déployé l’édit concernant l’introduction des lumières, et en même temps la police fit irruption dans les palais des fées, d’où elle les emmena prisonnières, après avoir fait main basse sur tout ce qu’elles possédaient.

Nul, excepté le ciel, ne sait comment il se fit que la fée Rosabelverde fut la seule entre toutes qui eut vent quelques heures à l’avance de la proclamation des lumières, et mit ce temps à profit pour donner à ses cygnes la clef des champs, et cacher en lieu de sûreté ses rosiers magiques et d’autres objets précieux. Elle savait aussi qu’elle était désignée pour rester dans le pays, et elle se détermina à y consentir, malgré le plus profond sentiment de répugnance.

Du reste, ni Paphnutius ni Andrès ne pouvaient concevoir pourquoi les fées qui devaient être déportées au Dschinnistan manifestaient la joie la plus excessive, et ne cessaient de répéter que la privation des biens dont elles se voyaient dépouillées ne leur importait pas le moins du monde. « Au fait, disait Paphnutius plein de dépit, le Dschinnistan est peut-être un bien plus beau royaume que le mien : et elles se moquent de moi avec mon édit de propagation des lumières, puisqu’il ne doit porter ses fruits qu’après leur départ. » Il fallut que le géographe et l’historien de la cour fissent un rapport circonstancié sur le pays en question. Tous les deux s’accordèrent à dire que le Dschinnistan était une contrée pitoyable, inculte, sans lumières, à l’état sauvage, dépourvue d’acacias et de vaccin. Ils concluaient même par dire qu’elle n’existait pas du tout, et qu’il ne pouvait certes rien arriver de pire à un homme ou à un pays que de ne pas exister du tout.

Paphnutius se sentit tranquillisé.

Lorsque le joli bois fleuri où était situé le palais de la fée Rosabelverde eut été abattu, et que, pour donner l’exemple, Paphnutius lui-même eut inoculé le vaccin à tous les rustauts du village voisin, la fée alla guetter le prince dans un bois qu’il devait traverser pour retourner à son château, avec son ministre Andrès. Là, elle le serra de si près à l’aide de belles paroles, et en le fascinant par quelques tours d’adresse, dont elle avait dérobé le secret aux perquisitions de la police, qu’il la supplia au nom du ciel de vouloir bien consentir à faire partie du seul et par conséquent du meilleur chapitre de demoiselles nobles du pays, lui engageant sa parole qu’elle y serait absolument maîtresse de ses volontés, sans être tenue d’avoir aucunement égard à l’édit de propagation des lumières.

La fée Rosabelverde agréa ces offres, et ce fut ainsi qu’elle entra au chapitre des demoiselles nobles, où, comme nous l’avons déjà dit, elle prit le nom de la demoiselle de Rosebeauvert, et ensuite, d’après les instances du baron Prætextatus Clair-de-Lune, celui de la demoiselle de Rosebelle.


DEUXIÈME CHAPITRE

De la peuplade inconnue que le savant Ptolomée Philadelphe découvrit dans ses voyages. — L’université de Kerepes. — Comment une paire de bottes fortes vola à la tête de l’étudiant Fabian, et comment le professeur Mosch Terpin invita à une soirée de thé l’étudiant Balthasar.

Dans les lettres confidentielles que le très-illustre savant Ptolomée Philadelphe écrivait à son ami Rufin, durant le cours de ses lointains voyages, est contenu le passage remarquable que voici.

« Tu sais, mon cher Rufin, que je ne redoute rien tant que les ardents rayons du soleil à midi, dont l’effet est de débiliter mes organes, d’engourdir mes nerfs et d’appesantir mon esprit au point que toutes mes pensées s’embrouillent, et que je fais de vains efforts pour saisir, dans cette confusion d’images, une seule perception claire et nette. J’ai, par conséquent, l’habitude de me reposer durant cette brûlante partie du jour, et de poursuivre mon voyage pendant la nuit ; et c’est ainsi que la nuit dernière je me trouvais en route. Mon cocher avait, dans l’épaisseur des ténèbres, perdu le bon chemin bien battu, et il était arrivé, par un grand hasard, sur une autre chaussée, mais en dépit des secousses et des cahots qui me ballottaient en tout sens dans la voiture, de telle sorte que ma tête, pleine de bosses, ne ressemblait pas mal à un sac rempli de noix, je ne me réveillai cependant du très-profond sommeil où j’étais plongé, qu’en me sentant précipité, par une commotion épouvantable, de la voiture sur le dur pavé. Le soleil m’éblouissait les yeux de son plus vif éclat, et par-dessus la barrière qui se trouvait tout près de moi, j’aperçus les tours élevées d’une ville considérable.

» Le voiturier se lamentait beaucoup ; car non-seulement le timon, mais une roue de derrière aussi étaient brisés par suite du choc de la voiture contre une grosse pierre qui se trouvait sur le milieu de la chaussée ; et mon homme paraissait ne s’inquiéter que fort peu ou même point du tout de ma personne. Je réprimai mon indignation, ainsi que doit le faire un sage, et je me contentai de crier avec une extrême modération à ce drôle qu’il était un indigne maraud, qu’il songeât que Ptolomée Philadelphe, le plus illustre savant de l’époque, était là sur son postérieur, et qu’il eût à laisser son timon et sa roue cassés. Tu sais, mon cher Rufin, quel empire j’exerce sur le cœur humain : aussi, à l’instant même, le cocher fit trêve à ses lamentations et vint m’aider à me remettre sur mes jambes, conjointement avec le percepteur de la chaussée, devant la maison duquel était arrivée ma mésaventure.

» Je n’avais, par bonheur, souffert aucun dommage grave, et je fus en état de continuer ma route en marchant lentement, tandis que le voiturier traînait péniblement à ma suite sa voiture cassée. Nous n’étions plus qu’à une courte distance de la porte de la ville que j’avais aperçue dans le lointain bleuâtre, lorsque je vis venir de mon côté une foule de gens de si étrange apparence, et vêtus d’une manière si bizarre, que je me frottai les yeux, doutant si j’étais bien éveillé, ou si, par hasard, un rêve extravagant et fallacieux venait de me transporter dans un pays imaginaire.

» Ces individus, que je devais naturellement considérer comme les habitants de la ville d’où ils sortaient, avaient de larges et longues culottes taillées à la manière des Japonnais, faites de riches étoffes, telles que du velours, du Manchester, du drap fin, ou même en toile tissée de couleurs variées et richement garnie de jolis rubans et de galons. Avec cela ils portaient de petites juppes d’enfant, descendant à peine au dessous du ventre, la plupart d’un jaune clair et brillant, quelques-unes seulement de couleur noire. Leurs cheveux, mal peignés, pendaient dans un désordre sauvage sur leurs épaules et sur leur dos, et ils avaient la tête surmontée d’un petit bonnet extraordinaire. Plusieurs avaient le cou entièrement nu, à la mode des Turcs et des Grecs modernes ; d’autres l’avaient au contraire entouré d’une petite pièce de toile blanche retombant sur la poitrine, presque semblable à ces collets de chemises que tu as pu voir, mon bon ami Rufin, sur les vieux portraits de nos ancêtres. Quoique tous ces hommes parussent être fort jeunes, leur voix était pourtant âpre et creuse, tous leurs mouvements lourds, et quelques-uns avaient sous le nez une ombre légère qui faisait l’effet d’une petite moustache. Par les fentes de derrière des petites robes d’un certain nombre on voyait sortir un long tuyau après lequel pendaient de grosses houppes de soie, d’autres portaient ces tuyaux à la main, et ils avaient adapté à leur extrémité de petits récipients, de moyens, voire même de forts grands, tous d’une forme bizarre, et par lesquels ils savaient faire surgir d’une manière très-ingénieuse mille petits nuages de fumée, en soufflant par en haut dans un certain ajutage terminé en pointe. Il y en avait qui portaient à la main de larges glaives étincelants comme pour aller à la rencontre de leurs ennemis, d’autres encore avaient des petits sacs de cuir ou des vases de fer blanc bouclés autour du corps ou suspendus sur le dos.

» Tu penses bien, mon cher Rufin, que moi qui travaille, par la contemplation attentive de toute chose qui m’est inconnue, à enrichir le trésor de mes connaissances, je m’arrêtai et me mis à examiner attentivement ces étranges individus. Alors ils se rassemblèrent tous autour de moi en criant de toutes leurs forces : Philistin ! — le philistin[4] ! — Et ils poussaient en même temps de grands éclats de rire. Cela m’affligea ; car, cher Rufin, y a-t-il pour un grand savant quelque chose de plus mortifiant que d’être pris pour un individu de ce peuple qui fut, il y a quelques milliers d’années, assommé par Samson avec une mâchoire d’âne ? Je m’armai de la dignité innée qui me distingue, et je dis à haute voix aux singuliers personnages dont j’étais entouré que j’espérais me trouver chez un peuple civilisé, et que j’aurais recours à la police et aux tribunaux du pays, pour être vengé d’une méprise aussi injuste. Là-dessus je les entendis tous murmurer quelque chose entre eux. Ceux qui n’avaient pas soufflé de fumée comme les autres tirèrent de leurs poches les machines destinées à cet usage, et tous se mirent à m’envoyer dans la figure d’épais nuages de vapeur, dont je remarquai seulement alors l’odeur désagréable et tellement nauséabonde que j’en eus les sens tout troublés. Puis ils proférèrent contre moi une espèce de malédiction en termes si horribles, que je n’ose ni ne puis te les répéter, mon bon ami Rufin. Je n’y pense moi-même qu’avec un profond sentiment d’horreur. Enfin, ils s’éloignèrent avec des rires bruyants et moqueurs, et je crus distinguer ces mots : fouet de chasse, se perdre dans les airs !

» Le voiturier, qui avait tout vu comme moi et tout entendu, joignit les mains et me dit : « Ah ! mon cher monsieur ! après ce qui vient de se passer, gardez-vous, tant que vous vivrez, d’entrer dans cette ville ! Pas un chien, comme dit le proverbe, ne recevrait un morceau de pain de votre main, et vous seriez exposé à de continuels dangers : les bâtons… » Je ne laissai pas achever ce valeureux personnage, mais je fis volte-face et je gagnai aussi vite que je pus le village le plus prochain. C’est dans la petite chambre nue de l’unique auberge de cet endroit que je t’écris tout cela, mon cher Rufin ! Je m’appliquerai à recueillir le plus de renseignements possibles sur les habitants barbares de cette ville étrangère. Je me suis déjà fait raconter maintes choses excessivement curieuses sur leurs mœurs, leurs usages, leur langue, etc., et je te ferai fidèlement part de tout cela. — Etc., etc. »

Tu vois, cher lecteur, que tout en étant un grand savant, l’on peut être fort ignorant sur les circonstances les plus ordinaires de la vie, et même tomber dans les rêveries les plus étranges au sujet de choses universellement connues. Ptolomée Philadelphe avait étudié, et il ne connaissait pas même des étudiants, et il ne savait même pas qu’il se trouvait dans le village de Hoch-Jacobsheim, situé, comme tout le monde sait, tout auprès de la célèbre université de Kerepes[5], lorsqu’il écrivait à son ami pour lui rendre compte de l’aventure que son imagination lui avait présentée sous un jour si extraordinaire. Le bon Ptolomée s’était effrayé d’une rencontre de gais étudiants qui se promenaient dans les champs pour leur plaisir. Quelle crainte se serait donc emparée de lui s’il était arrivé une heure plus tôt à Kerepes, et si le hasard l’avait conduit devant la maison du professeur d’histoire naturelle Mosch Terpin, quand il se serait vu entouré d’une centaine d’étudiants, sortant pêle-mêle de cette maison, et disputant bruyamment sur vingt questions différentes. C’est pour le coup que cette confusion, cette agitation, ce brouhaha l’auraient étourdi et abusé d’hallucinations bien plus merveilleuses encore. Le cours de Mosch Terpin était en effet le plus fréquenté de tous ceux de l’université. Il était, comme nous l’avons dit, professeur d’histoire naturelle. Il expliquait comment il pleut, comment il éclaire, comment il tonne ; pourquoi le soleil brille pendant le jour et la lune durant la nuit, comment et pourquoi l’herbe pousse, de telle manière que l’enfant le plus jeune pouvait aisément le comprendre. Il avait résumé tous les phénomènes de l’univers dans un ingénieux petit compendium, si bien qu’il en tirait comme d’une armoire une réponse toute prête à chaque question, et pouvait ainsi manier à son gré et sans nul embarras la nature entière. Ce qui commença à faire sa réputation, fut la précieuse découverte par laquelle il prouva, grâce à un nombre infini d’expériences physiques, que l’obscurité provenait principalement de l’absence de la lumière. Ce trait de génie et ensuite sa rare habileté à transformer les expériences susdites en petits tours d’adresse et de passe-passe aussi subtils que récréatifs, lui procurèrent cette vogue inouïe. — Maintenant, lecteur bénévole, toi qui connais beaucoup mieux la race des étudiants que le célèbre savant Ptolomée Philadelphe, et qui ne partages pas ses folles appréhensions, permets que je te ramène à Kerepes, devant la maison du professeur Mosch Terpin, à l’heure où il venait de terminer sa leçon.

L’un de ces étudiants qui passent devant-toi captive de prime-abord ton attention. Tu vois un jeune homme bien tourné, de vingt-trois à vingt-quatre ans, dont les yeux noirs et brillants parlent un langage passionné, éloquents interprètes d’un esprit vif et heureusement doué. Ses regards pourraient paraître même trop hardis, si la rêveuse tristesse empreinte sur son visage pâle n’atténuait et ne voilait de son ombre leurs brûlants rayons. Son habit de drap noir fin, garni de déchiquetures de velours, est taillé presque à l’antique mode allemande, et s’allie merveilleusement au gracieux col bordé de dentelles et resplendissant de blancheur, qui encadre sa tête, ainsi qu’à la toque de velours d’où s’échappent ses beaux cheveux châtains bouclés. Ce costume lui sied à ravir ; car tout son air, sa tenue, sa pose, sa démarche, et le caractère expressif de sa physionomie semblent si réellement appartenir à une époque antérieure et poétique, qu’on ne saurait le suspecter de l’affectation d’un ridicule fort commun aujourd’hui, qui consiste à copier mesquinement d’anciens usages aussi mal compris que prétentieusement appliqués aux mœurs modernes.

Ce jeune homme, qui te plait tant à la première vue, bien-aimé lecteur, n’est autre que l’étudiant Balthasar, le fils de bourgeois honorables et cossus, jeune homme studieux, raisonnable, ingénu, et dont, ami lecteur, j’ai dessein de te raconter beaucoup de choses dans le cours de l’histoire mémorable que j’ai entrepris d’écrire à ton intention.

Grave et absorbé dans ses réflexions, comme c’était son habitude, Balthasar, au sortir du cours du professeur Mosch Terpin, au lieu de suivre ses camarades à la salle d’armes, se dirigeait vers la porte de la ville pour se rendre dans un charmant petit bois, à peine distant de deux cents pas de Kerepes. Son ami Fabian, un joli garçon à l’air dégourdi, et d’esprit non moins évaporé, courut après lui et le rejoignit à peu de distance des barrières.

« Balthasar ! — lui cria Fabian à haute voix, te voilà encore qui vas te réfugier dans le bois, et errer solitairement comme un Philistin mélancolique, tandis que les bons compagnons se livrent bravement au noble exercice de l’escrime ! Je t’en prie, Balthasar, renonce enfin à tes allures excentriques et déraisonnables, et redeviens encore un joyeux et bon diable comme autrefois. Viens ! — nous allons nous éprouver par quelques jolis assauts, et après, si tu tiens encore à la promenade, je t’accompagnerai volontiers.

» Ton intention est bonne, Fabian, répondit Balthasar, et c’est pourquoi je ne t’en veux pas de ce que tu m’obsèdes parfois dans toutes mes démarches, et m’empêches de jouir de maint plaisir dont tu n’as pas la moindre idée. Tu es décidément du nombre de ces gens singuliers qui tiennent pour un fou hypocondriaque tout homme dont le goût est de se promener solitairement, et qui veulent à toute force le traiter et le guérir à leur manière, à l’instar du courtisan flagorneur et efféminé auquel le digne prince Hamlet donne en revanche une si verte leçon, en protestant, quant à lui, qu’il ne s’entend nullement à jouer de la flûte. Je veux bien ne pas user du même procédé, mon cher Fabian ; mais je te prierai seulement, d’une façon bien cordiale, de chercher un autre complaisant pour ton noble ferraillage d’espadons et de rapières, et de vouloir bien me laisser poursuivre paisiblement mon chemin.

» Non, non ! s’écria Fabian, tu ne m’échapperas pas ainsi, mon cher ami ! Si tu ne veux pas me suivre à la salle d’armes, eh bien, j’irai avec toi dans le petit bois. Il est de mon devoir, en ma qualité de ton fidèle ami, de chercher à dissiper ta tristesse. Allons donc, mon cher Balthasar, sortons, puisque tu le veux ainsi. » En même temps, il saisit le bras de son ami et se mit résolument en marche. Balthasar serrait les dents réprimant sa rage secrète, et il persista à garder un sombre silence, pendant que Fabian débitait, sans reprendre haleine, mille récits plaisants, entremêlés de beaucoup de sottises, comme cela arrive toujours dans les récits plaisants débités coup sur coup et sans reprendre haleine.

Lorsqu’ils furent enfin arrivés sous les frais ombrages du bois odoriférant, au doux murmure des buissons pareil à des soupirs langoureux, à la merveilleuse mélodie des ruisseaux bruissants, et quand les chants des oiseaux retentirent dans l’air et réveillèrent l’écho de la montagne voisine, alors Balthasar s’arrêta subitement et s’écria en étendant les bras comme s’il eût voulu presser d’une amoureuse étreinte les buissons et les arbres : « Ô maintenant je me sens bien !… inexprimablement bien ! » — Fabian regarda son ami avec un certain ébahissement, comme quelqu’un à qui échappe le sens des paroles d’autrui, et qui est fort embarrassé de ce qu’il doit en faire. Mais Balthasar saisit sa main, et s’écria plein de ravissement : « N’est-ce pas, frère ! À présent ton cœur s’épanouit aussi, tu comprends aussi les mystérieux attraits de la solitude des bois ?

» Je ne le comprends pas précisément, mon cher frère, répliqua Fabian. Mais si tu veux dire qu’une promenade dans les bois te fait du bien, je suis entièrement de ton avis. Moi aussi, je vais volontiers me promener, surtout en bonne compagnie, et quand on peut se livrer en même temps à un entretien sensé et instructif. Par exemple, c’est un véritable plaisir que de faire une excursion avec notre professeur Moscu Terpin. Il connait la moindre petite plante, le moindre brin d’herbe ; il sait dire leurs noms scientifiques, à quelle classe ils appartiennent, les variétés de leurs espèces, etc. Il se connait au vent et à la température…

» Arrête ! s’écria Balthasar, je t’en conjure, arrête ! tu touches à une question qui pourrait me rendre fou, si je n’espérais en d’autres consolations. La manière dont le professeur parle de la nature me déchire l’âme ; ou plutôt, en l’écoutant, une horreur sinistre s’empare de moi, comme si je voyais un fou investi d’un pouvoir suprême, caresser dans son stupide délire une poupée de paille fabriquée de ses propres mains, et s’imaginant tenir dans ses bras sa royale épouse. Ses prétendues expériences me semblent une abominable dérision de la puissance divine, dont le souffle nous émeut dans toute la nature, et suscite dans les profondeurs de notre âme les plus intimes et les plus saints pressentiments. Souvent je suis tenté de lui briser ses appareils, ses fioles et toute sa boutique. Mais ne sais-je pas que le singe s’obstine à vouloir jouer avec le feu, jusqu’à ce qu’il se soit brûlé les pattes ? Voilà, Fabian, quelles sensations pénibles m’assiègent et me serrent le cœur durant les leçons de Mosch Terpin : juge si je dois vous paraître ensuite plus chagrin et plus misanthrope que jamais. Il me semble alors que les maisons vont s’écrouler sur ma tête, et une anxiété indéfinissable me chasse hors de la ville. — Mais ici, ici un calme bienfaisant pénètre bientôt dans tout mon être. Couché sur le gazon fleuri, je laisse mes regards errer sur le vaste azur du ciel, et je vois passer au-dessus de moi, à travers le dôme gracieux du feuillage, les nuages dorés, comme des rêves enchanteurs d’un monde lointain et bienheureux ! Ô mon ami ! alors il s’élève de mon propre sein je ne sais quel esprit magique que j’entends converser dans une langue mystérieuse avec les arbres, les buissons, les ondes des ruisseaux, et je ne saurais exprimer l’impression voluptueuse, mêlée d’une douce tristesse, dont mon âme est remplie !

» Ah ! s’écria Fabian, voilà encore la vieille et éternelle chanson d’arbres parlants, de ruisseaux animés, de tristesse enivrante, et de volupté douloureuse ! tous tes vers regorgent de ces jolies choses, qui résonnent assez agréablement à l’oreille, et dont on peut bien faire emploi, du moment qu’on ne cherche rien sous le vide des mots. Mais, dis-moi, mon héros de mélancolie ! si les leçons de Mosch Terpin te blessent et t’irritent en effet aussi horriblement, dis-moi donc, au nom du ciel ! pourquoi tu es si empressé et si assidu à son cours, que tu écoutes d’ailleurs les yeux fermés, muet et immobile, et comme enchaîné par un rêve ?

» Ne me demande pas pourquoi, dit Balthasar en baissant les yeux, ne me le demande pas, cher Fabian ! — Une puissance inconnue m’attire chaque matin dans la maison de Mosch Terpin. Je ressents d’avance l’amertume des tourments qui m’y attendent, et pourtant je ne puis résister : une sombre fatalité m’entraine malgré moi !…

» Ha, ha ! dit Fabian en riant, ha, ha, ha ! — comme c’est délicat ! comme c’est poétique ! comme c’est mystique ! La puissance inconnue qui t’attire chez Mosch Terpin, elle est dans les yeux bleu-foncé de la belle Candida ! — Nous le savons tous depuis long-temps que tu es amoureux par-dessus la tête de la gentille petite fille du professeur, et c’est pour cela qu’aucun de nous ne prend en mauvaise part tes lubies chagrines et ton humeur fantasque. Tous les amoureux passent par là. Tu en es encore à la première phase du mal d’amour, et il faut que tu paies ton tribut, malgré l’âge raisonnable où tu es parvenu, en accomplissant toutes les farces singulières que nous autres, moi et nombre de nos camarades, avons exécutées à l’école, dieu merci ! sans grande affluence de spectateurs. Mais crois-moi, mon doux ami… »

Tout en parlant, Fabian avait pris de nouveau par le bras son ami Balthasar, et l’entraînait rapidement avec lui. Comme ils débouchaient du fourré sur la grande route qui traversait le milieu du bois, Fabian aperçut au loin venir vers eux en trottant un cheval sans cavalier, qui soulevait sur son passage des nuages de poussière. « Ho, ho ! s’écria-t-il en s’interrompant tout-à-coup, ho, ho ! voilà une maudite rosse qui s’est emportée, et qui aura jeté bas son cavalier. Il faut l’arrêter, et tâcher de retrouver son maître. » À ces mots, il se porta sur le milieu de la route. Le cheval approchait de plus en plus, et les deux amis crurent distinguer alors des bottes fortes pendantes de chaque côté et s’agitant en l’air en tout sens, et quelque chose de noir remuant sur la selle. Enfin, un cri de prrr — prrr ! perçant et prolongé retentit aux oreilles de Fabian, que frisa au même instant une paire de bottes lancée avec violence, et un petit corps noir et difforme roula entre ses jambes. Le grand cheval resta coi et immobile comme un mur ; seulement il flairait, le cou tendu, son exigu cavalier, qui, se vautrant péniblement dans le sable, parvint enfin à se dresser sur ses jambes.

Ce petit bout d’homme avait la tête profondément enclavée entre ses épaules ; avec sa double protubérance sur le dos et sur la poitrine, son buste trapu et ses jambes d’araignée longues et grêles, il ressemblait à une pomme fichée sur une fourchette, et où l’on aurait entaillé un masque grotesque. Fabian, à l’aspect de ce singulier petit monstre, partit d’un grand éclat de rire ; mais le petit enfonça d’un air arrogant sur ses yeux son petit béret, qu’il avait ramassé, et il demanda d’une voix rauque et criarde en lançant à Fabian un coup d’œil farouche : « Est-là le bon chemin de Kerepes ? — Oui, monsieur ! » répondit Balthasar avec douceur et gravité. Et il présenta au petit ses deux bottes qu’il avait relevées. Mais tous les efforts du nain pour y entrer furent vains : il tombait sans cesse et se débattait en gémissant sur le sable. Balthasar plaça les deux bottes debout l’une à côté de l’autre, il souleva le petit, puis il le laissa retomber doucement, de manière à introduire ses jambes dans ces fourreaux, dix fois trop larges et trop lourds. L’air fier, une main appuyée sur la hanche et l’autre contre son béret, le nabot s’écria : « Gratias ! monsieur. » Et il s’approcha de son cheval, dont il saisit les rênes.

Cependant, grimper sur cette grande bête, et même atteindre l’étrier, fut pour lui chose impossible. Balthasar, toujours sérieux et affable, s’approcha de nouveau et hissa le petit sur l’étrier. Mais il fallait que celui-ci eût pris un trop grand élan pour enfourcher l’animal ; car à peine en eut-il fait le mouvement, qu’il roulait par terre du côté opposé.

« Pas tant d’ardeur, très-cher monsieur ! s’écria Fabian en éclatant de rire de plus belle. — Au diable votre monsieur très-cher ! répliqua le petit tout courroucé pendant qu’il secouait la poussière de ses habits. Sum studiosus. Et si vous l’êtes également, c’est une fanfaronnade de me rire au nez comme un poltron ; Fusch, entendez-vous ? et il faut que demain vous vous battiez avec moi à Kerepes !

» Mille tonnerres ! dit Fabian en continuant toujours à rire, voilà pour le coup un solide gaillard, un champion à tout venant, quant au courage et au bon comment. » En parlant ainsi, il souleva le nain en l’air, malgré sa vive résistance et ses gigotements, et l’assit d’à-plomb sur le cheval, qui partit soudain au trot avec son petit cavalier en hennissant de joie.

Fabian se tenait les côtes serrées et faillit étouffer de rire. — « Il y a de la cruauté, dit Balthasar, à se moquer d’un homme aussi affreusement disgracié de la nature que le petit cavalier qui trotte là-bas. S’il est réellement étudiant, il faut que tu te battes avec lui, et au pistolet encore, quoiqu’en violation de tous les usages universitaires ; car il ne peut assurément manier ni sabre ni fleuret. — Oh, de quelle manière sérieuse et lamentable tu prends tout cela, mon bon ami Balthasar ! Jamais il ne m’est venu à l’esprit de me moquer sans pitié d’un pauvre être rachitique. Mais, dis-moi, est-il permis à un pareil petit crapoussin d’aller ainsi sur un cheval dont les oreilles dépassent de beaucoup sa tête, de se mettre aux pieds des bottes aussi démesurément larges, de porter enfin une kurtka collante avec ces milliers de tresses, de glands et de houppes, et un bonnet de velours aussi prodigieux ? Lui est-il permis de prendre un air aussi arrogant, aussi rébarbatif, de chercher à tirer de sa poitrine des sons aussi rauques et aussi barbares ? Et n’est-il pas, je te le demande, tout naturel, devant tant de ridicules, de se moquer de lui comme d’un drôle fieffé ? — Mais il faut que je retourne à la ville, je veux être témoin de la rumeur que va susciter l’apparition de notre chevaleresque étudiant sur son superbe cheval ! — Quant à toi, tu n’es décidément bon à rien aujourd’hui. Porte-toi bien ! » Fabian courut à toutes jambes à travers le bois vers la ville.

Balthasar quitta le chemin battu et s’enfonça dans le plus épais du fourré. Là il se laissa tomber sur un banc de mousse, et s’abandonna aux amères sensations qui l’oppressaient. Peut-être bien aimait-il véritablement la charmante Candida, mais cet amour, il l’avait enfoui, dérobé comme un secret intime et précieux dans le plus profond de son cœur aux yeux de tous les hommes et aux siens propres. Et lorsque Fabian en avait parlé d’un ton si leste, avec aussi peu de ménagement, il lui avait semblé voir arracher par des mains grossières et insolemment audacieuses le voile d’une image de sainte, auquel lui-même n’aurait pas osé porter la main, dans la crainte de s’attirer une éternelle réprobation. Oui les paroles de Fabian résonnaient à son oreille comme une abominable dérision de ses sentiments les plus chers et de ses rêves les plus doux.

« Ainsi, s’écria-t-il emporté par sa mauvaise humeur, tu vois en moi, Fabian, un fat amoureux qui court aux leçons de MoschTerpin pour respirer, au moins durant une heure, sous le même toit que la belle Candida, un niais qui rôde solitairement dans les bois pour ruminer de pitoyables vers à la bien-aimée, et lui en adresser le message plus pitoyable encore, un enfant qui dégrade les arbres en découpant sur leur verte écorce des chiffres entrelacés, un pauvre diable incapable, en présence de sa belle, de prononcer deux paroles de suite, qui ne fait que soupirer et geindre et grimacer en pleurnichant comme s’il souffrait de crampes aiguës, et qui porte sur sa poitrine, à nu, quelque fleur fanée qui aura touché sa ceinture, ou bien le gant qu’elle aura perdu : bref, un sot extravagant et puéril !… Et c’est pour cela que tu me railles, Fabian ! Et c’est pour cela que peut-être bien tous les camarades se moquent de moi, et que je suis un objet de risée publique, moi et le monde enchanté de mes illusions, — et l’aimable, la charmante, — la céleste Candida… »

En prononçant ce nom, il sentit comme une lame de poignard s’enfoncer brûlante dans son cœur. Ah ! — c’est qu’il entendit en ce moment murmurer très-intelligiblement en lui-même la voix de sa conscience. C’est qu’en effet le voisinage de Candida l’attirait seul dans la maison de Mosch Terpin, c’est qu’il écrivait à son intention des vers passionnés, qu’il entaillait son nom chéri sur l’écorce des arbres, qu’il devenait muet en sa présence, réduit à soupirer et à gémir, qu’il portait sur sa poitrine des fleurs fanées qui avaient paré le sein de la bien-aimée, qu’il commettait donc enfin toutes les ridicules folies que Fabian pouvait lui reprocher. Ce fut seulement alors qu’il comprit bien de quelle ardeur inexprimable il aimait la belle Candida ; mais il ne pouvait s’empêcher de reconnaître en même temps que, par une bizarrerie constante, l’amour le plus pur, le plus vif, se formulait assez sottement dans les actions extérieures, ce qu’il fallait attribuer sans doute à l’élément d’ironie dont la nature a mis le germe dans toutes les manifestations de la vie humaine. Il pouvait bien avoir raison, mais une chose très-fâcheuse fut qu’il commença à s’affecter extrêmement de cette découverte. Adieu tous les rêves séduisants qui le charmaient autrefois : les voix mystérieuses du bois n’avaient plus pour lui que des accents de dérision, et frappé d’un vertige terrible, il s’enfuit à Kerepes. « Monsieur Balthasar ! — mon cher monsieur Balthasar ! » c’est ainsi qu’il s’entendit appeler tout-à-coup. Il leva les yeux et resta immobile comme frappé de la baguette d’un enchanteur. Car justement à sa rencontre arrivait le professeur Mosch Terpin, donnant le bras à sa fille Candida. Candida salua le jeune homme transformé en statue avec la naïve et amicale sérénité qui lui était propre. « Balthasar, mon cher Balthasar ! s’écria le professeur, car vous êtes le plus zélé, le plus distingué de mes auditeurs ! — Ô mon très-cher, je le vois, vous aimez la nature et ses merveilles, comme moi qui en suis réellement fanatique ! Vous venez certainement encore d’herboriser dans notre petit bois. Qu’avez-vous trouvé de curieux ? — Là ! faisons donc plus intimement connaissance. Venez me voir, vous serez toujours le bienvenu. Nous pourrons expérimenter ensemble. Avez-vous déjà vu ma machine pneumatique ? — Eh bien ? mon cher — demain au soir une réunion d’amis a lieu chez moi pour prendre du thé avec des tartines au beurre, et se livrer à une agréable causerie : augmentez-la de votre chère présence. Vous ferez la connaissance d’un jeune homme vraiment charmant qui m’a été recommandé. Bonsoir, mon cher ! bonsoir, excellent jeune homme, — au revoir ! vous viendrez sans doute demain au cours. — Là ! mon cher ! — adieu ! » Sans attendre la réponse de Balthasar, le professeur Mosch Terpin s’éloigna avec sa fille[6].

Balthasar, dans son trouble, avait à peine osé lever les yeux ; mais les regards de Candida embrasaient son cœur, il sentait le souffle de son haleine, et de doux frissons l’agitaient de la tête aux pieds. — Toute sa morosité s’était évanouie. Ivre de bonheur, il suivit des yeux la charmante Candida jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière les arbres ; puis il retourna lentement dans le bois pour s’y plonger dans une extase plus ravissante que jamais.
TROISIÈME CHAPITRE

Comme quoi Fabian fut réduit à ne savoir que dire. — Candida et des demoiselles qui ne doivent pas manger de poisson. — Thé littéraire de Mosch Terpin. — Le jeune prince.

Fabian ne doutait pas, en suivant le sentier de traverse par le bois, qu’il arriverait encore bien avant le petit homme qu’il avait vu s’éloigner au trot. Mais il se trompait, car en sortant du bois il aperçut à une grande distance le nain, auquel s’était joint un autre cavalier de belle apparence, passer à cheval sous la porte de Kerepes. « Bah ! se dit Fabian en lui-même, le marmouset sur son grand cheval a beau m’avoir gagné de vitesse, j’arriverai toujours assez à temps pour jouir du curieux spectacle de son apparition dans la ville. Si ce rare objet est en effet un étudiant, on lui indiquera l’hôtel du Cheval ailé ; et s’il s’arrête là-bas avec son prrr ! prrr ! retentissant, en lançant ses bottes d’abord et puis sa grotesque personne à terre ; s’il s’avise surtout, en voyant rire les camarades, de prendre son air arrogant et farouche, oh alors, — la farce sera complète ! »

Lorsque Fabian eut enfin atteint la ville, il s’attendait à ne rencontrer dans les rues, sur le chemin du Cheval ailé que des figures épanouies. Il n’en était rien cependant. Tous les gens passaient tranquilles et graves. C’était avec le même sérieux que se promenaient de long en large, sur la place, en face du Cheval ailé, plusieurs étudiants qui s’y étaient rassemblés et qui causaient entre eux. Fabian se persuada que le nain à coup sûr était allé descendre autre part, lorsqu’en jetant un regard dans la cour de l’hôtel il vit un palefrenier conduire précisément à l’écurie la monture fort reconnaissable du petit homme. Alors Fabian courut au-devant d’un de ses amis et lui demanda s’il n’avait pas vu arriver à cheval une espèce de nain tout-à-fait singulier et merveilleux. Celui que Fabian questionna n’en savait pas plus que les autres, et Fabian leur raconta alors ce qui s’était passé entre lui et le petit roquet, qui voulait qu’on le prit pour un étudiant. Tous rirent de bon cœur, mais ils certifièrent n’avoir vu rien de pareil à ce qu’il décrivait, mais que dix minutes avant il était effectivement arrivé deux élégants cavaliers montés sur de beaux chevaux, lesquels étaient descendus à l’hôtel du Cheval ailé. « Et l’un d’eux, demanda Fabian, n’était-il pas sur ce cheval qu’on menait tout à l’heure à l’écurie ? Positivement, répondit l’un des assistants. Celui qui montait ce cheval était d’une taille un peu petite, mais fort bien fait, agréable de visage, et doué de la plus belle chevelure bouclée qu’on puisse voir. En outre, il s’est montré comme un cavalier parfait, il s’est élancé de son cheval avec une grâce, une agilité qu’envierait le premier écuyer du prince. — Quoi ! s’écria Fabian, et il n’a pas perdu ses bottes, et il n’a pas roulé à terre devant vos pieds ? — Assurément non ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. À quoi penses-tu, frère ? Un aussi solide cavalier que le petit étranger !… »

Fabian ne savait que dire. Balthasar descendait en ce moment la rue. Fabian se précipita vers lui, l’attira à part, et lui raconta comme quoi le petit poucet qu’ils avaient rencontré dans le bois et qu’ils avaient vu tomber de cheval, venait d’arriver en cet endroit, et comme quoi tout le monde s’accordait à voir en lui un joli homme de structure élégante, et surtout un parfait cavalier. « Tu vois, mon cher ami Fabian, répliqua Balthasar d’un air calme et sérieux, que tout le monde ne jette pas comme toi la pierre aux individus disgraciés de la nature, en les poursuivant de railleries peu charitables. — Mais au nom du ciel ! interrompit Fabian, il ne s’agit nullement ici de railleries intempestives ni de défaut de charité. Toute la question est de savoir si un petit maroufle de trois pieds de haut, qui ressemble assez exactement à un radis, peut s’appeler un joli homme élégant et bien tourné ? » Balthasar fut obligé de confirmer la déclaration de Fabian au sujet de la taille et de la difformité du soi-disant étudiant. Mais les autres prétendaient toujours que le petit cavalier était un homme gracieux et bien fait, tandis qu’au contraire Fabian et Balthasar persistaient à soutenir qu’ils n’avaient jamais vu un plus hideux avorton. La chose en resta là, et chacun s’en alla de son côté plein d’une égale surprise.

Le soir arriva. Les deux amis rentraient chez eux de compagnie. Alors Balthasar, sans savoir lui-même comment, laissa échapper qu’il avait rencontré le professeur Mosch Terpin, lequel l’avait engagé à venir passer le lendemain la soirée chez lui. « Oh toi, homme heureux ! s’écria Fabian, homme bienheureux ! tu vas voir ta bien-aimée, la jolie mamselle Candida, tu vas l’entendre, lui parler !… » Balthasar, de nouveau blessé au vif, quitta le bras de Fabian, et fit mine de s’éloigner. Pourtant il se contint, revint près de son ami, et lui dit en surmontant son émotion : « Il se peut que tu aies raison, cher frère, de me tenir pour un sot amoureux. Je le suis peut-être en réalité. Mais ce sot amour enfin m’a fait à l’âme une blessure profonde et douloureuse : et y toucher sans précaution, c’est risquer d’aggraver mon mal et de me porter aux derniers excès de la folie. Ainsi, frère ! si tu es véritablement mon ami, abstiens-toi désormais de prononcer devant moi le nom de Candida.

» Tu prends encore la chose d’une manière terriblement tragique, mon cher ami Balthasar ! répliqua Fabian, et, au fait, c’est à quoi l’on doit s’attendre de ta part dans ton état. Mais afin d’éviter avec toi toutes sortes de fâcheux différends, je le promets que le nom de Candida ne sortira plus de ma bouche, à moins que tu ne donnes lieu toi-même au résultat contraire. Permets-moi seulement une fois encore de t’exprimer à combien de chagrin je prévois que tu t’exposes par ta passion insensée. Candida est une fort jolie et charmante petite fille ; mais elle ne convient pas le moins du monde à ton caractère mélancolique et rêveur. Quand tu la connaîtras plus intimement, son naturel gai et naïf te paraîtra un défaut de poésie, chose qui te choque partout si rudement ; tu tomberas alors dans toutes sortes de rêveries extravagantes, et tout cela te conduira par mille et mille souffrances imaginaires à un désespoir frénétique et à un sombre dénouement. — Au reste, je suis pareillement invité pour demain chez notre professeur, qui doit nous amuser avec de très-belles expériences. — Maintenant, bonne nuit ! rêveur romanesque. Dors bien, si tu peux dormir toutefois la veille d’un jour aussi solennel que celui de demain. »

Ce fut ainsi que Fabian quitta son ami, qui était tombé dans une profonde méditation. — Ce n’était pas sans raison que Fabian regardait tous les accidents d’une fatalité déplorable, comme les conséquences probables d’une liaison entre Candida et Balthasar. Car le contraste de leurs natures et de leurs caractères motivait suffisamment une pareille supposition.

Candida, chacun était obligé d’en convenir, était une jeune fille charmante, avec des lèvres un peu épanouies, et de ces yeux dont les ardents rayons vont droit au cœur. Si l’on pouvait appeler bruns plutôt que blonds, ou blonds plutôt que bruns ses cheveux d’ailleurs fort beaux, et qu’elle s’entendait merveilleusement à arranger et à grouper en nattes de la manière la plus originale, je l’ai oublié, je me souviens seulement qu’ils avaient la propriété singulière de paraître toujours plus foncés, plus on s’arrêtait à les considérer. D’une taille svelte et avantageuse, pleine d’aisance dans ses mouvements, Candida, surtout au milieu d’une société joyeuse, était la grâce et l’aménité en personne ; et devant tant de charmes corporels, on négligeait de remarquer que sa main et son pied auraient pu avoir peut-être des proportions plus petites et plus élégantes. D’ailleurs elle avait lu Wilhelm Meister, de Goethe, les poésies de Schiller, l’Anneau magique, de Fouqué, et avait oublié presque immédiatement tout leur contenu ; elle touchait fort passablement du piano-forté, et chantait même quelquefois en s’accompagnant ; elle dansait les contredanses françaises et les gavottes les plus nouvelles, et elle écrivait la note du blanchissage d’une main lisible et légère. Bref, voulait-on absolument reprendre quelque chose dans cette demoiselle, c’eût été peut-être qu’elle n’avait pas la voix assez flûtée, qu’elle se laçait trop fort, se réjouissait trop long-temps d’un chapeau neuf, et consommait trop de gâteaux avec le thé. Pour certains esprits poétiques transcendants, ils auraient trouvé assurément à redire sur bien d’autres choses encore, mais aussi jusqu’où ne va pas l’exigence de ces gens-là ?

D’après leurs prétentions, il faut d’abord que la demoiselle tombe à tout ce qu’ils débitent sur son compte dans une extase somnambulique, qu’elle soupire profondément, qu’elle roule les yeux, et même se pâme dans l’occasion, ou bien devienne aveugle passagèrement, ce qui est le symptôme le plus caractéristique de la plus exquise féminerie. Puis la susdite demoiselle doit encore chanter les vers du poète sur la mélodie qui coule de son propre cœur, et en devenir malade à l’instant. Elle se croit également obligée de faire des vers elle-même, mais d’affecter une grande confusion s’ils viennent à être répandus, quoiqu’elle les ait glissés de sa propre main, et mis au net en caractères délicats sur un papier très-fin et parfumé, dans la main du poète, qui, de son côté, devient aussi malade de ravissement : et cela est vraiment bien juste et bien naturel.

Mais il y a des ascétiques en poésie qui vont encore plus loin et trouvent contraire à toute délicatesse féminine qu’une jeune fille rie, mange et boive, et s’habille élégamment suivant les lois de la mode. Ils ressemblent presque à saint Jérôme, qui défend aux vierges de porter des pendants d’oreille et de manger du poisson. Elles ne doivent prendre, d’après la prescription du saint, qu’un peu d’herbe assaisonnée, avoir constamment faim sans y prendre garde, s’envelopper de vêtements grossiers et mal ajustés qui dérobent leur taille à la vue, et surtout choisir pour compagne une personne sérieuse, pâle, triste et un peu sale. —

Candida était de tout point une créature enjouée et naïve, et elle n’aimait rien tant qu’une conversation dont une gaîté franche et vivace faisait tous les frais. Elle riait du meilleur cœur de la moindre plaisanterie ; jamais elle ne soupirait, si ce n’est quand une pluie imprévue venait mettre obstacle à la promenade projetée, ou quand son châle neuf avait reçu quelque tache, en dépit de ses minutieuses précautions. Après tout, dans les circonstances qui le réclamaient elle faisait preuve d’un sentiment profond et vrai, mais qui ne devait jamais dégénérer en fade sensiblerie. Il se peut donc bien, cher lecteur, que la jeune fille nous convint à merveille, à toi ou à moi qui n’appartenons pas à la classe des rêveurs nébuleux ; et la chose était fort douteuse quant à l’étudiant Balthasar. Mais nous verrons bientôt jusqu’à quel point le prosaïque Fabian avait prophétisé juste ou non.

Balthasar ne put fermer l’œil de la nuit par excès d’inquiétude, et dans l’attente enivrante du lendemain. Quoi de plus naturel ? Tout plein de l’image de sa bien-aimée, il s’assit à son bureau, et écrivit un assez grand nombre de vers purs et harmonieux, où il peignait l’état de son âme dans un mystique récit des Amours du rossignol pour la rose purpurine. Il voulait emporter cette composition au thé littéraire de Mosch Terpin, et s’en servir pour frapper au cœur de l’innocente Candida, s’il pouvait profiter d’une occasion favorable.

Fabian sourit un peu lorsqu’il vint, suivant leurs conventions, chercher à l’heure fixée son ami Balthasar, et qu’il le trouva plus élégamment paré qu’il ne l’avait jamais vu. Il avait un col déchiqueté garni du plus beau point de Bruxelles, et un habit court en velours avec des manches tailladées. Il portait des bottes à la chevalière ou à la française aux talons hauts et pointus, et garnies de glands d’argent ; un chapeau anglais du castor le plus fin, et des gants de Danemark. Il était donc ainsi vêtu tout-à-fait à l’allemande, et cette mise lui seyait au-delà de toute expression, surtout avec ses cheveux frisés avec soin et sa petite moustache bien peignée. Le cœur de Balthasar frissonna de plaisir quand, à son arrivée chez Mosch Terpin, Candida vint au-devant de lui, dans le véritable costume classique de la jeune fille allemande, accorte, prévenante de la voix et du regard, et telle enfin qu’on avait l’habitude de la voir, pleine de grâce dans toute sa personne. « Ô charmante demoiselle ! » dit Balthasar avec un soupir des plus profonds, lorsque Candida, la douce Candida elle-même vint lui offrir une tasse de thé fumant. Mais Candida, en arrêtant sur lui son regard resplendissant, lui dit : « Voilà du Rhum et du Maraschino, du biscuit et du pumpernickel[7], cher monsieur Balthasar ! ayez la bonté de vous servir à votre gré. » Cependant, au lieu de choisir du Rhum ou du Maraschino, du biscuit ou du pumpernickel, sans même y faire attention, l’exalté Balthasar ne pouvait détourner de la charmante demoiselle son regard plein de cette langueur douloureuse qu’inspire un ardent amour, et il cherchait des mots pour exprimer ce qui se passait alors dans le fond de son âme.

En ce moment, le professeur d’esthétique, un homme d’une grandeur et d’une force de géant, le saisit par derrière d’une main vigoureuse et le fit retourner brusquement, de sorte qu’il répandit par terre plus de thé que ne le voulait l’étiquette, en s’écriant d’une voix de Stentor : « Mon excellent Lucas Cranach[8], n’avalez pas cette eau insipide : c’est le plus sûr moyen de vous délabrer votre bon estomac allemand. Là bas, dans l’autre chambre, notre brave compère Mosch a dressé une batterie des plus belles bouteilles toutes remplies de noble vin du Rhin. C’est là qu’il faut montrer notre savoir-faire. » — Il entraînait avec lui le malheureux jeune homme.

Mais le professeur Mosch Terpin sortit au même moment de la chambre voisine à leur rencontre, conduisant par la main un petit homme très-singulier, et s’écriant à haute voix : « Permettez, mesdames et messieurs, que je vous présente un jeune homme que recommandent les qualités les plus précieuses, et à qui il ne sera pas difficile de gagner votre estime et votre bienveillance. C’est le jeune seigneur Cinabre, qui n’est arrivé que d’hier dans cette ville, et qui se destine à l’étude du droit. » — Fabian et Balthasar reconnurent au premier coup d’œil le petit monstre bizarre qu’ils avaient vu galopper et tomber de cheval dans le bois.

« Dois-je aller défier de nouveau à l’alêne ou à la sarbacane cette vraie mandragore ? dit Fabian tout bas à Balthasar ; car en conscience je ne saurais consentir à l’adoption d’autres armes avec ce redoutable adversaire.

» Comment ne rougis-tu pas, répliqua Balthasar, de te moquer ainsi de ce pauvre nain disgracié, qui n’en est pas moins doué, tu l’as entendu, des qualités les plus rares, et qui supplée ainsi par son mérite intellectuel à ce dont l’a privé la nature sous le rapport des avantages physiques. » Puis il s’avança vers le petit et lui dit : « J’espère, honorable monsieur Cinabre, que votre chute de cheval d’hier n’aura pas eu de suites fâcheuses ? » Mais Cinabre se redressa à ces mots sur la pointe des pieds, en rejetant la tête en arrière, et, s’étayant d’une petite canne qu’il portait à la main, de telle sorte qu’il atteignait ainsi à peu près la ceinture de Balthasar, il dit d’une voix singulièrement ronflante et creuse, en dirigeant sur lui de bas en haut des regards étincelants et farouches : « Qu’est-ce à-dire, s’il vous plait, monsieur ! et de quoi parlez-vous ? — Tombé de cheval ? moi tombé de cheval ! — Vous ignorez apparemment que je suis le meilleur cavalier qu’il y ait. Apprenez, monsieur, que je ne tombe jamais de cheval, que j’ai fait la dernière campagne en qualité de volontaire dans les cuirassiers, et que je donnais des leçons d’équitation aux officiers et aux soldats comme instructeur de manège ! — Hm ! — hm ! tomber de cheval, — moi, tomber de cheval ! » —

Il voulut alors se retourner brusquement, mais la canne sur laquelle il s’appuyait glissa, et le nain de rouler par terre dans les jambes de Balthasar. Celui-ci étendit la main aussitôt pour soutenir le petit homme et l’aider à se relever ; mais il le toucha à la tête par mégarde, et le petit sapajou poussa un cri si perçant, que tout le salon en retentit, et que les assistants se levèrent effrayés de leurs sièges. On entoura soudain Balthasar, et on lui demanda de toutes parts au nom du ciel quel motif lui avait arraché ce cri épouvantable : « Ne vous en formalisez pas, mon cher monsieur Balthasar, lui dit le professeur Mosch Terpin ; mais la plaisanterie est vraiment par trop forte : car vous vouliez sans doute nous faire croire qu’il y avait ici un chat, et qu’on lui marchait sur la queue. — Un chat ! un chat ! hors d’ici le chat ! » s’écria soudain une dame aux nerfs délicats. Et presque aussitôt elle tomba en pamoison. Deux vieux messieurs, qui partageaient la même aversion, s’écrièrent à leur tour : « Un chat ! — un chat ! » — Et ils se précipitèrent hors du salon.

Candida, qui avait répandu tout son flacon d’odeur sur la dame évanouie, dit tout bas à Balthasar : « Voyez donc, cher monsieur Balthasar, que de malheurs vous occasionez avec votre vilain et retentissant miaou ! »

Balthasar cherchait en vain à se rendre compte de ce qui lui arrivait. Le visage rouge comme du feu de confusion et de dépit, il ne pouvait articuler une parole pour dire au moins que ce n’était pas lui mais le petit seigneur Cinabre qui avait si horriblement miaulé.

Le professeur Mosch Terpin vit le cruel embarras du jeune homme, il s’approcha de lui avec bonté, et lui dit: « Là, là, mon cher monsieur Balthasar, ne vous tourmentez donc pas pour si peu. J’ai tout vu : courbé à terre et sautant sur vos quatre membres, vous imitiez à ravir un chat irrité par de mauvais traitements. J’aime fort, quant à moi, cette sorte de jeux gymnastico-naturels ; mais ici pourtant, dans un thé littéraire !…

» Mais, dit Balthasar en éclatant, mon digne monsieur le professeur, ce n’était pas moi… — C’est bon, c’est bon, » l’interrompit le professeur. Candida vint à eux : « Tâche donc, lui dit son père, de consoler notre bon ami Balthasar, qui est tout confus du désordre qu’il a causé. »

Le pauvre Balthasar, qui se tenait là devant elle tout interdit et le regard baissé, éveilla une sincère compassion dans le cœur de la bonne Candida. Elle lui tendit la main et murmura avec un gracieux sourire : « Mais ce sont aussi de bien comiques gens, pour avoir une peur aussi horrible des chats ! » Balthasar pressa avec ardeur la main de Candida et la porta à ses lèvres. Candida laissait reposer sur lui le regard expressif de ses yeux célestes : il était ravi au septième ciel, et ne pensait plus aux miaulements maudits ni au seigneur Cinabre.

Le tumulte était apaisé, tout était rentré dans l’ordre. La dame aux nerfs délicats était assise à la table à thé, et elle mangeait passablement de biscuits qu’elle trempait dans le Rhum, assurant que c’était un remède merveilleux pour se remettre les esprits troublés par une influence funeste, et faire succéder à un effroi subit un sentiment langoureux d’espérance et de désir. — Les deux vieux messieurs aussi, qu’un chat fugitif avait réellement effrayés dans l’escalier en se jetant entre leurs jambes, revinrent tranquillement, et s’installèrent avec plusieurs autres personnes à la table de jeu. Balthasar, Fabian, le professeur d’esthétique et quelques jeunes gens s’assirent auprès des dames. Le sieur Cinabre avait avancé un tabouret, grâce auquel il s’était hissé sur le sopha, où il se tenait assis entre deux femmes, promenant autour de lui des regards fiers et étincelants.

Balthasar crut que le bon moment était venu pour se lancer avec son élégie des Amours du rossignol et de la rose purpurine. Il annonça donc avec cette réserve modeste qui sied aux jeunes poètes, que s’il ne craignait pas de faire naître l’ennui et la fatigue, et s’il pouvait compter sur la bienveillante indulgence de l’assemblée, il entreprendrait de lire une composition poétique, récente production de sa muse.

Comme les femmes avaient déjà suffisamment discouru de toutes les nouvelles du jour, comme les demoiselles avaient tout au long bavardé sur le dernier bal du président, et étaient même tombées d’accord sur la forme normale des derniers chapeaux, comme les hommes enfin ne comptaient plus sur de nouveaux rafraîchissements et comestibles avant deux heures au moins, Balthasar fut unanimement prié de ne pas priver la société de cette exquise jouissance.

Balthasar tira de sa poche son manuscrit proprement mis au net, et commença sa lecture.

Insensiblement, ses propres vers, fruit d’une inspiration spontanée et brûlante, pleins de vivacité et d’énergie, l’échauffèrent lui-même, et son débit de plus en plus passionné trahissait la vive émotion d’un cœur épris d’amour. Il frissonnait de joie en entendant les soupirs discrets, les ah ! approbatifs et doucereux des femmes, et les exclamations des hommes : charmant ! parfait ! divin ! qui témoignaient du plaisir que ses vers faisaient éprouver à tout le monde.

Il arriva à la fin. Chacun alors de se récrier : « Quelle poésie ! quelles pensées ! quelle imagination ! quels jolis vers ! quelle harmonie ! — Merci ! merci ! mille remerciments, excellent seigneur Cinabre ! quel plaisir vous nous avez procuré !

» — Quoi ! comment ?… » s’écria Balthasar. Mais personne ne prenait garde à lui, on s’empressait autour de Cinabre, qui se rengorgeait sur le sopha comme un petit dindon, et marmottait d’une voix ronflante : « De grâce ! vous voyez : ce n’est que cela, — une misère que j’ai écrite la nuit passée à la hâte. » Mais le professeur d’esthétique s’écriait : « Digne et excellent Cinabre ! ami précieux ! tu es, après moi, le premier poète qu’il y ait à présent au monde, viens sur mon sein, âme privilégiée ! » Et il saisit le petit sur le sopha, et l’éleva dans ses bras pour le caresser et l’embrasser. Cinabre reçut fort mal ces touchantes démonstrations. Il gigottait de ses longues jambes contre le ventre du professeur en piaillant : « Laisse-moi, laisse-moi tranquille : cela me fait mal, mal, mal ! veux-tu me laisser ? Je t’arrache les yeux avec mes ongles, je te mords le nez en deux ! — Allons, dit le professeur en replaçant le nain sur le sopha, allons, charmant ami, point d’excès de modestie ! »

Mosch Terpin s’était aussi levé de la table de jeu, et s’était approché de Cinabre. Il prit sa main, qu’il serra dans les siennes, et dit avec gravité : « Excellent jeune homme ! — Non, l’on ne m’a pas trop, l’on ne m’a pas assez vanté le haut génie qui vous caractérise.

» Mesdemoiselles, jeunes femmes, s’écria de nouveau le professeur d’esthétique dans le délire de l’enthousiasme, laquelle de vous récompense par un baiser le sublime Cinabre de ses vers, qui sont la plus parfaite expression des sentiments de l’amour le plus pur ? — » À cette invitation, Candida quitta sa place, s’approcha du petit les joues empourprées, et, s’agenouillant devant lui, l’embrassa sur ses vilaines lèvres bleuâtres.

Alors Balthasar, comme saisi d’un subit accès de folie, s’écria : « Oui, Cinabre, divin Cinabre ! c’est toi qui es l’auteur de la tendre élégie du Rossignol et de la Rose purpurine, tu as en effet mérité la sublime récompense qui t’est octroyée ! » — En même temps, il entraina Fabian dans la pièce voisine. « Fais-moi le plaisir, lui dit-il, de bien me regarder en face, et puis, dis-moi franchement et sur ton honneur si je suis ou non l’étudiant Balthasar, si tu es véritablement Fabian, si nous sommes dans la maison de Mosch Terpin, ou bien si nous rêvons, si nous sommes atteints de démence ? — secoue- moi, pince-moi le nez, et tâche de me réveiller de cette hallucination diabolique ! »

Fabian répliqua : « Comment, mon ami, peux-tu le livrer à tant d’extravagances par pure et évidente jalousie de ce que Candida vient d’embrasser le petit. Tu ne saurais pourtant disconvenir que l’élégie qu’il a récitée est effectivement délicieuse. — Fabian ! s’écria Balthasar avec l’expression d’une surprise sans égale, que dis-tu donc ? — Eh bien oui, reprit Fabian, l’élégie du petit est un chef-d’œuvre, et il était bien digne de recevoir le baiser de Candida. — Du reste, le singulier petit homme a l’air de posséder toutes sortes de qualités plus précieuses, ma foi, qu’une jolie figure et un extérieur séduisant ; et même sous ce rapport, il s’en faut de beaucoup qu’il me paraisse aussi affreux qu’au commencement. Tandis qu’il lisait ses vers, le feu de l’inspiration illuminait ses traits de telle sorte, que je croyais par moments avoir sous les yeux un jeune homme bien fait et de tournure galante, quoiqu’il dépassât à peine de la tête le bord de la table. Allons ! renonce à ton inutile jalousie, et fais preuve de bonne amitié envers un confrère en poésie !

» Quoi ! s’écria Balthasar exaspéré, moi témoigner de l’amitié à ce petit monstre ensorcelé, que je voudrais étrangler tout vif ! — Ainsi donc, dit Fabian, tu refuses tout conseil raisonnable. Mais rentrons dans le salon ; il doit s’y passer quelque chose de nouveau, car j’entends de bruyantes exclamations de satisfaction. » —

Balthasar suivit machinalement son ami dans le salon. En entrant, ils virent le professeur Mosch Terpin isolé au milieu du salon, tenant encore à la main les instruments qui venaient de lui servir à faire ses expériences, et la stupéfaction la plus profonde peinte sur sa figure. Toute la société s’était rassemblée autour du petit Cinabre, qui, appuyé sur sa canne par derrière, se tenait fièrement sur la pointe des pieds, et recevait avec un regard hautain les félicitations dont il était accablé. L’attention fut provoquée de nouveau par le professeur qui faisait encore un petit tour de physique fort récréatif. Mais à peine l’eut-il terminé, que tout le monde se retourna vers le petit en s’écriant : « Charmant ! parfait ! cher monsieur Cinabre ! » Enfin, Mosch Terpin lui-même s’élança vers le petit et cria dix fois plus fort que les autres : « Charmant ! - parfait ! cher monsieur Cinabre ! » —

Au nombre des assistants se trouvait le jeune prince Grégoire qui étudiait à l’Université. C’était un des plus charmants cavaliers qu’on pût voir ; et il montrait dans toutes ses manières tant de noblesse et d’aisance, qu’on reconnaissait clairement sa haute origine et son habitude de fréquenter les cercles les plus distingués. Or, le prince Grégoire était celui qui se montrait le plus empressé auprès de Cinabre, et qui le louait au-delà de toute mesure comme le poète le plus rare et le plus habile physicien.

Ils formaient ainsi l’un auprès de l’autre un groupe du plus singulier aspect. Près de l’élégant Grégoire, le petit homme rabougri, qui, le nez tendu en l’air, pouvait à peine se tenir droit sur ses jambes exiguës, offrait un contraste surprenant. Les regards de toutes les femmes étaient dirigés de leur côté, non sur le prince, mais sur le nain, qui ne cessait de se hausser sur la pointe des pieds pour retomber à chaque instant, et ressemblait ainsi à un des atomes élastiques de Descartes.

Le professeur Mosch Terpin s’approcha de Balthasar et lui dit : « Eh bien, que dites-vous de mon protégé, de ce cher Cinabre ? Il donne fort à penser, n’est-ce pas ? et maintenant que je le regarde plus attentivement, je commence à soupçonner la vérité sur son compte. Le pasteur qui l’a élevé et qui me l’a recommandé s’exprime très-mystérieusement à l’égard de sa naissance. Mais considérez un peu sa noble tenue, ses manières aisées et distinguées : il est certainement de sang princier, peut-être bien le fils d’un roi ! »

En ce moment, on annonça que le souper était servi ; Cinabre s’avança en butant maladroitement vers Candida, s’empara de sa main en vrai lourdaud, et la conduisit vers la salle a manger.

Le malheureux Balthasar, au comble de la fureur, s’enfuit en courant, et gagna sa demeure à travers les ténèbres, les sifflements de l’orage et des torrents de pluie.
QUATRIÈME CHAPITRE

Comment le violoniste italien Sbiocca menaça le sieur Cinabre de le jeter dans la contrebasse, et comment le référendaire Pulcher ne put pas arriver aux affaires étrangères. — Des officiers de la douane, et des prodiges mis en reserve pour l’usage privé de la maison. — Incantation de Balthasar par une pomme de canne.

Assis sur un rocher escarpé et couvert de mousse, dans l’endroit le plus solitaire du bois, Balthasar regardait, tout pensif et d’un œil fixe, au-dessous de lui, où un torrent écumeux mugissait dans un profond ravin au milieu de fragments de roche et de broussailles touffues. De sombres nuages couraient dans le ciel et allaient se plonger à l’horizon, derrière les monts ; le bruissement des eaux et du feuillage résonnait comme une sinistre lamentation, et les oiseaux de proie faisaient retentir leurs cris aigus en s’envolant de leurs sombres retraites dans le vaste espace de l’air, où ils semblaient poursuivre les nuages fugitifs.

Balthasar croyait entendre dans ces bruits étranges et confus la voix plaintive de la nature éplorée ; il lui semblait qu’il dût succomber lui-même à cet excès de désolation, et tout son être était absorbé dans la sensation déchirante d’une douleur atroce et indicible. Pendant que des larmes amères jaillissaient de ses yeux, ou plutôt de son cœur gonflé de tristesse, il croyait voir l’esprit du torrent lever ses regards vers lui et tendre hors des vagues ses bras tout blancs d’écume pour l’attirer dans l’humide abîme.

Mais un son clair et joyeux de cors retentit soudain dans le lointain, et vint frapper son oreille comme une voix consolatrice. Il sentit se ranimer en lui la vie du désir et de la douce espérance. Il laissa errer vaguement des regards autour de lui, et pendant que les cors continuaient à résonner, le vert feuillage du bois lui parut projeter une ombre moins triste, le sifflement du vent et le murmure des eaux ne lui semblèrent plus aussi lamentables, la parole lui revint.

« Non ! s’écria-t-il en se levant impétueusement et en jetant devant lui un regard enflammé, non, tout espoir n’est pas encore éteint. — Il n’est que trop certain qu’un sombre mystère, je ne sais quel sinistre enchantement, est entré pernicieusement dans mon existence ; mais je romprai ce charme funeste, dussé-je être victime de la lutte ! — Lorsque, cédant enfin au sentiment impérieux, irrésistible, qui me brisait la poitrine, je fis l’aveu de mon amour à la douce et charmante Candida, n’ai-je pas lu dans ses regards, n’ai-je pas senti à la pression de sa main tout mon bonheur ? Mais à peine le petit nain maudit paraît-il, que tout l’amour se reporte sur lui. C’est sur lui, l’exécrable avorton, que s’attachent les regards de Candida, et elle laisse échapper de son sein de langoureux soupirs quand cet être malotru s’approche d’elle ou lui touche la main. Il faut qu’il y ait en lui quelque chose de prestigieux ; et si je pouvais ajouter foi aux sots contes des nourrices, je parierais que ce nain est un méchant magicien, et qu’il a le pouvoir d’ensorceler les gens. N’est-il pas inconcevable que chacun à part prenne en pitié ce petit être difforme, maltraité par la nature à tous égards, et quand le nain est au milieu d’eux, qu’on s’accorde pour le proclamer le plus spirituel, le plus intelligent, et même le plus beau et le plus gracieux jeune homme de toute l’Université. — Que dis-je ? ne suis-je pas moi-même sous la même fascination ? Ne me semble-t-il pas par moments voir dans ce Cinabre un homme aimable et raisonnable. Ce n’est qu’en présence de Candida que le charme n’a plus aucune puissance sur moi ; ce Cinabre alors reste évidemment à mes yeux un avorton stupide, une affreuse figure de mandragore. — N’importe ! je ne céderai pas à la puissance diabolique : un secret pressentiment me dit au fond de mon cœur qu’une circonstance inattendue me donnera la clef de cette énigme, et me fournira les armes propres à triompher du pernicieux farfadet ! » —

Balthasar se mit en marche pour retourner à Kerepes. En traversant un sentier bordé d’arbres, il aperçut sur la grande route une petite voiture de voyage et quelqu’un dedans qui lui faisait un signe amical avec un mouchoir blanc. Il avança et reconnut le sieur Vincenzo Sbiocca, célèbre violoniste, dont il appréciait grandement le jeu parfait et plein d’expression, et de qui il prenait des leçons depuis deux ans.

« Enchanté, s’écria Sbiocca en sautant hors de la voiture, enchanté, mon cher monsieur Balthasar, mon digne élève et ami, de vous rencontrer ici pour pouvoir prendre congé de vous bien cordialement.

» Comment, monsieur Sbiocca ? dit Balthasar, j’espère que vous ne quittez pas Kerepes, où tout le monde vous honore et vous estime, où l’on serait en vérité au désespoir de vous perdre.

» Oui, monsieur Balthasar, répliqua Sbiocca dont la vive rougeur accusait la colère qui l’enflammait, je quitte une ville où tout le monde a perdu la tête, et qui ressemble à une véritable maison de fous ! — Vous n’étiez pas hier à mon concert puisque vous étiez allé courir les champs ; autrement vous auriez pu me prêter main-forte contre ces enragés ligués contre moi.

» Qu’est-il donc arrivé, au nom du ciel, qu’est-il arrivé ? » s’écria Balthasar.

Sbiocca poursuivit : « Je jouais le concerto le plus difficile de Viotti. C’est ma jouissance, mon triomphe ! vous me l’avez entendu jouer, et il vous a toujours causé un nouvel enthousiasme. Eh bien, hier, c’est un fait, j’étais tout particulièrement bien disposé, l’esprit dégagé, spirito alato, enfin. Aucun violoniste sur toute la terre, Viotti lui-même, ne m’aurait pas surpassé. Bref, lorsque j’eus fini, le ravissement général éclata, comme je m’y attendais, par des transports frénétiques, con furore ! Le violon sous le bras, je m’incline poliment pour remercier l’auditoire… Mais ! de quel spectacle sont témoins mes yeux, mes oreilles ! Tous les assistants, sans faire à moi la moindre attention, se pressent dans un coin de la salle en s’écriant : « Bravo ! bravissimo ! divin Cinabre ! quel jeu ! quel doigté ! quelle expression ! quelle pureté ! » — Je me précipite, je me fraye un passage : que vois-je ? un misérable drôle contrefait, moins haut que ma botte, qui croasse d’une voix désagréable : « De grâce ! de grâce !… J’ai fait de mon mieux, d’après mes petits moyens. Il est vrai que je suis en ce moment le plus fort joueur de violon qui soit en Europe et dans les quatre parties du monde !

» Mille diables ! m’écriai-je, et qui donc vient de jouer, moi ou ce vermisseau-là ! » Et comme le nain continuait de croasser : « De grâce ! de grâce, messieurs ! » je veux me jeter sur lui et le saisir de mes cinq doigts : mais alors tous se précipitent sur moi, en se récriant sur les effets extravagants de l’envie, de la jalousie… Pendant ce temps-là, quelqu’un vint à s’écrier : « Et quelle composition ! » Et tout le monde de répéter à la fois : « Et quelle composition, divin Cinabre ! sublime compositeur ! » Oh alors je m’écriai plus violemment qu’auparavant : « Tout le monde est-il donc fou, ou possédé ? C’était un concerto de Viotti, et c’est moi, moi le célèbre Vincenzo Sbiocca, qui l’ai exécuté ! » À ces mots, ils s’emparent de ma personne, ils parlent d’accidents étranges, de folie furieuse, rabbia italiana, et ils me portent de vive force dans une pièce voisine, en me traitant absolument comme un malade en démence.

» Peu après, la signora Bragazzi s’élance dans la chambre, où elle tombe évanouie. Il lui était arrivé la même chose qu’à moi. Quand elle eut fini de chanter, la salle retentit de mille « Brava ! bravissima Cinabre ! » Et chacun s’écriait qu’on ne pouvait trouver sur la terre une cantatrice pareille, tandis que l’infâme Cinabre croassait de nouveau : « De grâce ! de grâce, messieurs ! » —

» Signora Bragazzi a une fièvre ardente et n’y survivra pas. Quant à moi, j’ai recours à la fuite pour échapper à cette engeance de fous ! Portez-vous bien, mon cher monsieur Balthasar ! — Si vous rencontrez par hasard le signorino Cinabre, ayez la complaisance de lui dire qu’il se garde bien de se montrer jamais dans un concert dont je ferais partie. Je le prendrais infailliblement par ses petites pattes de scarabée, et je le ferais passer par un des trous en f de la contrebasse ; là il pourrait tout à son aise faire le virtuose et la cantatrice le reste de ses jours. — Bonne santé, mon cher Balthasar, et ne négligez pas l’étude du violon. »

En disant ces mots, le sieur Vincenzo Sbiocca embrassa Balthasar, immobile de surprise, et remonta dans la voiture, qui se mit à rouler avec vitesse.

« N’ai-je donc pas raison ? se dit à lui-même Balthasar ; ce petit être ignoble, ce Cinabre est sorcier et il ensorcèle les gens. » — En ce moment, un jeune homme passa devant lui en courant, pâle, troublé, la fureur et le désespoir peints sur sa figure. Cette rencontre fit une impression douloureuse sur Balthasar. Il crut avoir reconnu dans ce jeune homme un de ses amis, et courut promptement dans le bois sur ses traces.

À peine avait-il parcouru l’espace de vingt ou trente pas, qu’il aperçut le référendaire Pulcher arrêté sous un grand arbre, et parlant ainsi, le regard levé vers le ciel : « Non ! je ne saurais plus long-temps souffrir cette honte ! — Toute espérance est anéantie pour moi. — Ma seule perspective maintenant est la tombe ! — Adieu ! monde, — existence, — avenir, — bien-aimée ! » À ces mots, le référendaire, abîmé de douleur, tira de son sein un pistolet et se l’appliqua sur le front.

Balthasar s’élance avec la rapidité de l’éclair, s’empare du pistolet qu’il jette au loin, et s’écrie : « Pulcher ! au nom du ciel ! qu’as-tu, que fais-tu ? »

Le référendaire était tombé à moitié évanoui sur le gazon, et il resta plusieurs minutes sans reprendre connaissance. Balthasar, assis auprès de lui, lui adressait maint discours pour le consoler, autant que cela lui était possible sans connaître le motif de son désespoir. Il lui avait déjà demandé cent fois ce qui avait pu lui arriver de si terrible pour éveiller en lui la noire idée du suicide. Enfin Pulcher, après avoir soupiré profondément, parla ainsi :

« Tu connais ma position gênée, mon cher Balthasar, tu sais que j’avais mis toutes mes espérances dans l’obtention de la place de secrétaire intime, vacante auprès du ministre des affaires étrangères ; tu sais avec quel zèle, quelle application je m’étais préparé. J’avais remis mes compositions écrites, et j’appris à ma grande joie qu’elles avaient obtenu du ministre la plus complète approbation. Juge de la confiance avec laquelle je me présentai aujourd’hui même dans la matinée pour subir l’examen oral. En entrant dans la chambre où il devait avoir lieu, j’y trouvai un petit drôle contrefait qu’on appelle le sieur Cinabre, et que tu as eu peut-être occasion de voir. Le conseiller de légation qui était chargé de l’examen vint à. moi avec complaisance et me dit que monsieur Cinabre se mettait aussi sur les rangs pour concourir à la place que je sollicitais, et qu’il allait par conséquent nous examiner tous les deux. Puis il me dit tout bas à l’oreille : « Vous n’avez rien à craindre de votre concurrent, mon cher référendaire: les compositions par écrit qu’a remises le petit Cinabre sont pitoyables ! »

» L’examen commença. Je ne manquai de répondre à aucune question. Pour Cinabre, il ne savait rien, absolument rien. Au lieu de répondre, il croassait et piaillait des choses complètement inintelligibles : il tomba aussi deux ou trois fois du haut de sa chaise en gigottant malhonnêtement avec ses petites jambes, de sorte que je fus obligé de le ramasser. Le cœur me battait de plaisir ; les regards bienveillants que le conseiller adressait au nain me paraissaient être une ironie amère. L’examen était terminé. Comment peindre ma stupéfaction… ? je crus me sentir englouti par un coup de foudre subit à vingt toises sous terre, lorsque le conseiller s’approcha du petit monstre, l’embrassa et lui dit : « Sublime jeune homme ! quel savoir ! — quelle intelligence ! quelle pénétration ! » Et se tournant vers moi : « Vous m’avez bien trompé, monsieur le référendaire Pulcher,… vous ne savez rien du tout. Et puis, ne prenez pas cela en mauvaise part, mais la manière dont vous vous êtes sans doute enhardi pour l’examen viole toute convenance et toute dignité ! vous étiez incapable de vous tenir sur votre chaise, vous tombiez à chaque instant, et le sieur Cinabre a été obligé de vous relever plusieurs fois. Un diplomate doit se maintenir à jeun et réfléchi. Adieu, monsieur le référendaire ! »

» Je croyais encore néanmoins que tout cela n’était qu’une illusion bizarre de mes sens, je m’enhardis et j’allai chez le ministre. Mais il me fit demander comment je pouvais avoir l’audace de venir l’importuner de ma présence, après la manière dont je m’étais comporté à l’examen, et dont il était parfaitement bien instruit. La place que j’ambitionnais était déjà donnée, du reste, au sieur Cinabre. C’est ainsi qu’une puissance infernale a anéanti toutes mes espérances, et je suis décidé à faire moi-même le sacrifice d’une vie devenue le jouet d’une sombre fatalité ! — Laisse-moi !

» Jamais, s’écria Balthasar, et d’abord écoute-moi ! »

Il raconta alors à Pulcher tout ce qu’il savait de Cinabre, depuis sa première apparition hors de la porte de Kerepes, ce qui lui était arrivé avec le nain chez Mosch Terpin, et ce qu’il venait d’apprendre à l’instant même de Vincenzo Sbiocca. « Il n’est que trop certain, ajouta-t-il ensuite, que cette pernicieuse influence du misérable avorton provient de quelque charme mystérieux ; et, crois-moi, ami Pulcher, s’il y a ici de la magie en jeu, tout dépend de notre ferme volonté d’en triompher ; la victoire est certaine si le courage ne nous manque pas. Ainsi donc, hardiesse et prudence ; point de précipitation, associons-nous pour attaquer avec succès le méchant petit sorcier.

» Méchant sorcier, petit drôle de sorcier, s’écria le référendaire avec feu, oui, le nain maudit n’est pas autre chose assurément ! — Mais, ami Balthasar, où en sommes-nous donc ? Rêvons-nous tous les deux ? — Sorcellerie ! magie ! tout cela n’est-il pas depuis long-temps passé de mode ? L’illustre Paphnutius-le-Grand n’a-t-il pas, il y déjà bien des années, introduit dans le pays les lumières de la civilisation, et proscrit toute espèce de prestiges et de merveilles ? Comment se fait-il que pareille denrée ait été frauduleusement importée ici ? Mille tonnerres ! il faudrait en prévenir immédiatement la police et les préposés de la douane. — Mais non, non : tout notre malheur résulte de l’insigne folie des gens, ou plutôt, j’en ai peur, d’une corruption indigne. Ce maudit Cinabre est, dit-on, prodigieusement riche. Dernièrement, comme il se trouvait devant la Monnaie, les passants le montraient au doigt en disant : « Voyez ce joli petit papa : c’est à lui qu’appartient tout l’or monnoyé amoncelé là-dedans ! »

» Silence ! répliqua Balthasar, silence, ami référendaire : ce n’est pas avec de l’or que notre ennemi peut faire ce qu’il fait, il y a autre chose en jeu, sois-en sûr. — Il est vrai que le prince Paphnutius a introduit les lumières pour le bien de son peuple et au profit de ses descendants ; mais il n’en est pas moins resté mainte chose inconcevable et tout-à-fait merveilleuse. Je veux dire que l’on a gardé pour l’usage de la maison plusieurs beaux miracles. Par exemple, on voit encore surgir d’un misérable grain de semence, de grands et magnifiques arbres, et une infinie variété des plus belles plantes et des meilleurs fruits dont nous nous régalons. Il est même encore permis aux fleurs et aux insectes de porter sur leurs feuilles veloutées, sur leurs ailes transparentes, les plus riches couleurs et jusqu’aux hiéroglyphes les plus merveilleux, si bien que personne au monde ne sait si c’est de la peinture à l’huile, à la gouache ou à l’aquarelle, et qu’aucun maître d’écriture n’est capable de lire et encore moins d’imiter ces élégants caractères si couramment tracés ! Hoho ! référendaire, je le certifie qu’il se passe parfois en moi-même des phénomènes bien étranges. — Quand il m’arrive de poser ma pipe de côté et de me promener de long en large dans ma chambre, une voix singulière murmure à mon oreille que mon propre individu est une merveille surprenante, et sert de demeure au magicien Microcosme, qui m’incite à mille extravagances. Mais alors je m’enfuis dehors et je me livre à la contemplation de la nature, et je comprends le langage des fleurs et celui des eaux, et je me sens pénétré d’un ravissement céleste, d’une béatitude infinie !…

» Tu as certainement la fièvre ! » s’écria Pulcher. Mais Balthasar, sans prendre garde à lui, étendant les bras dans l’espace comme transporté d’une ardeur insensée : « Écoute, dit-il, ô référendaire ! quelle musique céleste résonne à travers le bois, s’alliant au murmure du vent du soir ! Entends-tu comme le bruit de la source devient plus expressif, comme les buissons et les fleurs confondent dans cette harmonie leurs tendres soupirs ? »

Le référendaire prêta l’oreille pour écouter les accords dont parlait Balthasar. « En effet, dit-il, j’entends vibrer sous le feuillage la musique la plus délicieuse, la plus enivrante que j’aie jamais entendue, et mes sens sont profondément émus et charmés. Mais ce n’est pas le vent du soir, ni les buissons, ni les fleurs qui produisent cette harmonie : je croirais plutôt distinguer les sons les moins aigus d’un harmonica touché dans le lointain. »

Pulcher ne se trompait pas. En effet, les accords pleins et soutenus qui retentissaient toujours de plus en plus, ressemblaient aux sons d’un harmonica dont pourtant la grandeur et la portée devaient être prodigieuses. Les deux amis, ayant avancé de quelques pas, eurent tout-à-coup devant les yeux un spectacle si magique, qu’ils restèrent immobiles et glacés de stupeur comme enchaînés à leur place. À peu de distance devant eux roulait lentement à travers le bois un char occupé par un homme habillé à peu près à la chinoise, la tête couverte d’un large bonnet surmonté d’un brillant panache. La voiture offrait l’aspect d’une double coquille ouverte de cristal étincelant, avec deux roues qui paraissaient être de la même matière ; leur mouvement produisait ces sons mélodieux que les deux jeunes gens avaient entendus de loin. Deux licornes blanches comme la neige avec des harnais d’or trainaient cet équipage que dirigeait à la place du cocher un faisan d’argent tenant dans son bec des rênes d’or. Par derrière, se tenait un grand scarabée doré, qui paraissait occupé, en agitant ses ailes flamboyantes, à procurer de la fraîcheur à l’homme bizarre assis dans la coquille. Lorsqu’il passa devant les deux amis, il leur adressa un signe de tête amical. En même temps, du bouton étincelant qui surmontait un long bâton que cet homme portait à la main, un rayon lumineux jaillit sur Balthasar, qui sentit aussitôt un trait brûlant et acéré entrer dans sa poitrine, et qui tressaillit de tout son corps en poussant un grand soupir. L’homme le regarda en souriant, et réitéra ses signes de tête amicaux.

Lorsque l’équipage magique eut disparu dans l’épaisseur du bois, toujours aux suaves accords de ses roues cristallines, Balthasar, dans une extase de volupté et d’ivresse, se jeta au cou de son ami en s’écriant: « Référendaire ! nous sommes sauvés ! — C’est lui qui rompra le charme diabolique du nain Cinabre !

» Je ne sais, dit Pulcher, ce que j’éprouve en ce moment, si je veille ou si je rêve ; mais il est certain qu’un sentiment inconnu de volupté pénètre mon âme, et que je me sens rempli de consolation et d’espérance ! »
CINQUIÈME CHAPITRE

Comment prince Barsanuph déjeuna avec des alouettes de Leipzig et de l’eau-de-vie de Dantzig, comment il attrapa une tache de beurre sur sa culotte de Casimir, et comment il éleva le secrétaire privé Cinabre au poste de conseiller spécial intime. — Les livres d’images du docteur Prosper Alpanus. — Comme quoi un portier mordit le doigt de l’étudiant Fabian, et comme quoi celui-ci porta une queue d’habit qui le fit bafouer. — Fuite de Balthasar.

Je ne dois pas vous cacher plus long-temps que le ministre des affaires étrangères, près de qui le sieur Cinabre avait été placé comme secrétaire intime, était un descendant de ce baron Prætextatus Clair-de-Lune qui avait vainement cherché dans l’armorial et les chroniques la généalogie de la fée Rosabelverde. Il s’appelait, comme son aïeul, Prætextatus Clair-de-Lune. C’était un homme parfaitement bien élevé et du commerce le plus agréable ; il ne confondait jamais lui avec soi, ni dont avec de qui ; il savait signer son nom en lettres françaises, son écriture était en général bien lisible, et il lui arrivait de travailler parfois en personne, surtout quand il faisait mauvais temps. Le prince Barsanuph, un successeur du grand Paphnutius, l’aimait tendrement ; car le ministre ne laissait jamais une question sans réponse. Il jouait aux quilles dans les heures de récréation avec le prince ; il s’entendait admirablement aux négociations d’argent, et n’avait pas son égal dans la gavotte.

Or donc, le baron Prætextatus Clair-de-Lune avait invité le prince à déjeuner avec des alouettes de Leipzig et un petit verre d’eau-de-vie de Dantzig. Celui-ci, en arrivant chez Clair-de-Lune, trouva dans le salon, au milieu de plusieurs seigneurs et diplomates distingués, le petit Cinabre, qui, s’appuyant sur sa canne, se mit à l’examiner d’un regard fixe et curieux, et puis, sans plus de cérémonie, déroba sur la table une alouette rôtie qu’il se fourra dans la bouche.

Le prince n’eut pas plutôt aperçu le nain qu’il lui sourit avec bienveillance, et dit à son ministre : « Clair-de-Lune ! quel est donc ce charmant petit homme à l’air spirituel que vous avez là chez vous ? C’est sans doute l’auteur de ces rapports si éloquents, si bien écrits que vous m’adressez depuis quelque temps ?

» En effet, mon gracieux seigneur ! répondit Clair-de-Lune. Mon étoile m’a fait trouver en lui le plus habile, le plus intelligent des secrétaires. Il s’appelle Cinabre, et je recommande tout particulièrement ce charmant jeune homme à votre faveur et à vos bontés, mon digne maître ! — Ce n’est que depuis peu de jours qu’il est avec moi…

» Et c’est précisément pour cette raison, dit un beau jeune homme qui venait de s’approcher, — votre excellence voudra bien me permettre de le lui faire observer, — que mon petit collègue n’a pas encore rédigé une seule ligne. Les rapports qui ont eu le bonheur d’obtenir l’approbation de son altesse sérénissime sont mon ouvrage.

» Qu’est-ce que vous voulez ? » lui dit le prince en colère.

Cinabre s’était fourré auprès du prince attablé, et il faisait entendre un claquement de bouche désagréable en avalant alouette sur alouette avec voracité. Le jeune homme était effectivement le seul auteur des rapports ; mais le prince l’apostropha en ces termes : « Qu’est-ce que vous voulez : avez-vous seulement touché jamais une plume ? Et puis, cette manière malhonnête de mâchonner, et votre impertinence de manger ainsi tout près de moi vos alouettes, si bien que ma culotte neuve de casimir a déjà attrapé une tache de beurre, comme je m’en aperçois à mon vif regret ; — oui, tout cela prouve suffisamment votre incapacité absolue pour remplir le moindre emploi diplomatique. Faites-moi le plaisir de vous retirer chez vous, et ne reparaissez jamais devant moi, à moins que ce ne soit pour m’apporter une bonne pâte à dégraisser pour ma culotte de casimir. Peut-être alors me sentirai-je de nouveau disposé à la clémence. » Puis il reprit en s’adressant à Cinabre : « Des jeunes hommes tels que vous, digne monsieur Cinabre, sont un ornement de l’état, et ils méritent d’honorables distinctions. — Vous êtes dès à présent conseiller spécial intime, mon cher ami !

» Je vous remercie infiniment, croassa Cinabre en avalant sa dernière bouchée et en s’essuyant les lèvres avec ses deux vilaines mains ; grand merci ! je m’acquitterai de cette charge comme on doit l’attendre de moi. — Noble confiance en soi-même ! dit le prince en élevant la voix, et qui prouve la haute capacité de ce digne homme d’état ! »

Après cette sentence, le prince but un petit verre d’eau-de-vie que le ministre lui versa lui-même, et qui lui fit grand bien. — Le nouveau conseiller fut placé entre le prince et le ministre. Il consomma une quantité effroyable d’alouettes, et but énormément de Malaga et d’eau-de-vie de Dantzig, avec des grognements sourds et continus, et se tremoussant violemment de ses petites mains et de ses petites jambes, parce qu’il atteignait à peine de son nez pointu au bord de la table.

Lorsque le déjeuner fut terminé, le prince et le ministre s’écrièrent tous deux : « C’est un trésor, un ange que ce conseiller spécial intime ! »

« Tu as l’air bien joyeux, dit Fabian à son ami Balthasar, tes regards étincèlent d’un feu particulier… tu te sens heureux ! Ah, Balthasar ! tu fais sans doute un beau rêve, mais il faut que je t’éveille : l’amitié m’en fait un devoir !

» Qu’est-ce donc ? qu’est-il arrivé ? demanda Balthasar consterné.

» Oui, poursuivit Fabian, il faut que je t’en instruise. Du sang-froid, mon ami ! songe qu’il n’y a peut-être pas d’événement au monde qui porte de coups plus douloureux, et dont il soit pourtant plus facile de se consoler que ceux de ce genre. — Candida…

» Au nom du ciel ! s’écria Balthasar avec effroi, Candida ! — Qu’as-tu à me dire de Candida ? — Est-elle perdue, est-elle morte ?

» Calme-toi, reprit Fabian, mon ami, du calme ! — Candida n’est pas morte, mais c’est la même chose pour toi ! — Apprends que le petit Cinabre est devenu conseiller spécial intime, et qu’il est à peu près fiancé avec la belle Candida, qui, Dieu sait comment ! est, dit-on, éprise de lui jusqu’à la folie. »

Fabian s’attendait à voir Balthasar éclater en plaintes violentes et en malédictions désespérées. Mais celui-ci dit en souriant tranquillement : « N’est-ce que cela ? je ne vois pas là ce qui pourrait me causer un si vif chagrin.

» Tu n’aimes plus Candida ? demanda Fabian tout ébahi.

» Je l’aime ! repartit Balthasar, j’aime cette enfant céleste, cette ravissante jeune fille avec toute la tendresse, tout le délire qui peuvent signaler la passion la plus ardente. Et je sais, — ah, oui je le sais ! que Candida m’aime aussi, qu’un odieux enchantement la tient seulement enchaînée ; mais bientôt je détruirai l’effet de cet infâme sortilège, je vaincrai le sorcier maudit qui fascine la pauvre enfant. »

Balthasar raconta alors à son ami dans tous ses détails la rencontre qu’il avait faite dans le bois de cet homme étrange, possesseur d’un équipage si extraordinaire. « Aussitôt, dit-il en finissant, qu’un rayon étincelant du pommeau de sa canne magique eut pénétré dans mon sein, l’idée m’est venue immédiatement que Cinabre n’était autre chose qu’un petit être ensorcelé, dont cet homme saura annuler à son gré toute la puissance.

» Mais, s’écria Fabian lorsque son ami eut fini, mais, Balthasar, comment peux-tu donner dans des rêveries aussi extravagantes et aussi ridicules ? — Celui que tu prends pour un magicien n’est autre que le docteur Prosper Alpanus, dont la maison de campagne est voisine de la ville. Il est vrai qu’on répand sur son compte les bruits les plus étranges, et qui pourraient le faire passer pour un second Cagliostro. Mais c’est, du reste, sa propre faute. Il aime à s’envelopper d’une mystérieuse obscurité, à se donner pour un homme auquel les secrets les plus profonds de la nature sont familiers, et qui commande à son gré à certaines puissances occultes. Il a en outre les inventions les plus bizarres. Ainsi, par exemple, son équipage est d’une construction si singulière, qu’un homme tel que toi, mon ami, doué d’une imagination vive et ardente, peut bien se figurer en le voyant que c’est une apparition des temps de la féerie. Écoute-moi donc. Son cabriolet a la forme d’une conque et est argenté partout ; entre les roues est disposé un orgue portatif qui joue de lui-même quand la voiture marche. Ce que tu appelles un faisan d’argent, c’était probablement son petit jockey habillé de blanc ; et tu auras pris les feuilles du parasol ouvert pour les élytres d’un scarabée doré. Il fait encore attacher sur la tête de ses deux petits chevaux blancs de hauts bonnets pointus pour leur donner une apparence fantastique. Du reste, il est vrai que le docteur Prosper Alpanus porte un joli jonc garni d’un superbe pommeau de cristal étincelant, des propriétés merveilleuses duquel on fait mille récits fabuleux ou plutôt mensongers. On dit en effet que l’œil peut à peine en supporter l’éclat éblouissant ; et quand le docteur le couvre d’une mince enveloppe, on assure que si l’on y arrête son regard fixement, on voit apparaître au dehors, comme réfléchie dans un miroir concave, l’image de la personne qui occupe le fond le plus intime de la pensée.

» En vérité ? interrompit Balthasar, on prétend cela ? — Que dit-on encore de monsieur le docteur Prosper Alpanus ?

» Ah ! répartit Fabian, ne m’en demande pas tant sur toutes ces sottises-là. Bref, tu sais bien qu’il existe encore des gens superstitieux qui, en dépit de la saine raison, croient aveuglément à tous les prétendus prodiges des contes des fées.

» Je suis forcé de convenir, dit Balthasar, que je suis du nombre de ces gens superstitieux rebelles à la saine raison. Du bois argenté n’est pas du cristal brillant et transparent ; un orgue de Barbarie ne résonne point comme un harmonica ; un jockey ne représente pas un faisan d’argent, ni un parasol un scarabée doré. Ou le personnage extraordinaire que j’ai rencontré n’était pas le docteur Prosper Alpanus dont tu parles, ou le docteur possède réellement les secrets de la magie la plus merveilleuse.

» Afin de te guérir entièrement de tes folles rêveries, dit Fabian, ce que j’ai de mieux à faire est de te conduire chez le docteur Prosper Alpanus. Tu verras alors par toi-même que le docteur est un médecin tout comme un autre, et qui ne va nullement se promener en voiture trainée par des licornes, des faisans d’argent et des scarabées dorés. »

Balthasar reprit, le regard pétillant de joie : « Tu exprimes là, mon ami, le souhait le plus ardent de mon âme : mettons-nous donc tout de suite en route. »

Ils arrivèrent bientôt devant la grille du parc au milieu duquel était bâtie la maison du docteur Alpanus ; mais elle était fermée. « Comment allons-nous entrer maintenant ? dit Fabian. — Je pense qu’il faut frapper, » répliqua Balthasar. Et il saisit le marteau de métal qui formait saillie tout auprès de la serrure.

À peine eut-il levé ce marteau, qu’un murmure souterrain se fit entendre, pareil au roulement du tonnerre dans le lointain, et comme étouffé dans la profondeur des abimes ; la grille tourna lentement sur ses gonds. Ils entrèrent et s’avancèrent par une longue et large avenue vers la maison, qu’ils apercevaient à travers les arbres.

« Eh bien, dit Fabian, sens-tu ici quelque chose de magique, de surnaturel ? — Mais il me semble, dit Balthasar, que déjà la grille s’est ouverte d’une façon tant soit peu singulière ; et puis, je ne sais, tout dans ces lieux me cause une sensation étrange, insurmontable. D’abord, où trouverait-on dans les environs d’aussi magnifiques arbres que ceux-ci ? Sans contredit, tous ces arbustes aux branches luisantes et au feuillage d’émeraude doivent appartenir à des régions étrangères et inconnues. »

Fabian remarqua deux grenouilles d’une taille extraordinaire, qui depuis la grille les avaient suivis en sautillant de chaque côté de l’avenue. « Un joli parc, s’écria-t-il, où il y a de pareille vermine ! » Et il se baissa pour ramasser une petite pierre qu’il voulait jeter aux bêtes indiscrètes. Mais toutes les deux sautèrent dans les broussailles, et de là elles le regardaient fixement avec des yeux humains « Attendez, attendez ! » cria Fabian. Il en visa une et lança la pierre. Au même instant, une petite femme décrépite cria d’une voix glapissante du bord de l’allée où elle était assise : « Malotru ! ne maltraitez pas d’honnêtes gens qui sont réduits à gagner ici un peu de pain à la sueur de leur front.

» Viens donc, Fabian, viens ! » murmura Balthasar avec un accent d’effroi ; car il avait vu très-clairement la transformation de la grenouille en vieille femme. Et en jetant un regard derrière le taillis, il se convainquit que l’autre grenouille était aussi devenue un petit vieux alors occupé à arracher les mauvaises herbes.

Devant la façade de la maison, s’étendait un vaste et beau tapis de gazon, sur lequel paissaient les deux licornes, pendant que l’air résonnait tout autour des plus harmonieux accords.

« Vois-tu bien ? entends-tu bien ? » dit Balthasar. Fabian répondit : « Je vois tout bonnement deux petits chevaux blancs qui broutent l’herbe ; et les sons qui frappent nos oreilles sont probablement produits par des harpes éoliennes suspendues sous les arbres. »

L’architecture simple et gracieuse de la maison, passablement grande et à un seul étage, ravit Balthasar. Il tira le cordon de la sonnette. Aussitôt la porte s’ouvrit, et un grand oiseau de l’espèce des autruches, tout reluisant d’un jaune d’or, se montra aux deux amis comme le portier du logis.

« Oh bien ! dit Fabian à Balthasar, vois donc un peu la drôle de livrée ! Et si l’on voulait donner à ce maraud un pour-boire, avec quelle main le prendrait-il pour le fourrer dans la poche de son gilet ? » Puis il se tourna vers l’autruche, et, la saisissant par le soyeux duvet de plumes qui parait son cou et le dessous de son bec, ainsi qu’un riche jabot, il lui dit : « Annonce-nous à monsieur le docteur, mon charmant ami ! »

L’autruche répondit par un kouirrrr expressif, et mordit Fabian au doigt. — « Mille tonnerres ! s’écria Fabian, voilà, en vérité, au bout du compte, un vilain oiseau ! »

Au même instant, une porte s’ouvrit, et le docteur lui-même s’avança à la rencontre des deux amis : — un petit homme sec et pâle, coiffé d’un petit bonnet de velours, d’où s’échappaient en boucles nombreuses des cheveux superbes, et vêtu d’une robe à l’indienne d’un jaune terreux, avec des petites bottines rouges lacées et garnies par le haut, ou d’une fourrure des plus fines, ou du plumage précieux de quelque oiseau, mais c’est ce qu’il était impossible de décider. Sa physionomie respirait la douceur et la bienveillance même. Seulement, une chose fort étrange, c’est qu’en le regardant de très-près et fort attentivement, on apercevait, comme dans une cage de verre, une figure plus petite s’agiter et regarder à travers son visage naturel.

« Je vous ai vus venir, messieurs ! dit le docteur d’un ton assez trainant et avec un gracieux sourire, je vous ai vus venir par la fenêtre. D’ailleurs je savais d’avance, au moins pour vous, mon cher monsieur Balthasar, que vous me rendriez visite. — Ayez la bonté de me suivre. »

Prosper Alpanus les conduisit dans une chambre haute, en rotonde et tendue tout autour de draperies bleu de ciel. La lumière y pénétrait par une fenêtre pratiquée au milieu de la coupole, et projetait ses plus vifs rayons sur une table de marbre blanc et poli, portée par un sphinx accroupi. Du reste, on ne remarquait dans cette chambre absolument rien d’extraordinaire.

« En quoi puis-je vous être utile, messieurs ? » demanda Prosper Albanus.

Alors Balthasar se recueillit, et il raconta ce qui s’était passé au sujet du petit Cinabre depuis sa première apparition à Kerepes. Il conclut en déclarant positivement qu’il avait la conviction que Prosper Alpanus était le bon magicien qui devait mettre un terme aux infâmes sortiléges de l’odieux et réprouvé Cinabre.

Prosper Alpanus demeura quelques minutes silencieux et livré à de profondes réflexions. Enfin il parla ainsi d’un air grave et à demi-voix : « D’après tout ce que vous venez de me dire, Balthasar, il n’y a pas le moindre doute qu’il y a ici en jeu quelque étrange mystère. Mais il faut découvrir d’abord la cause des effets qu’on veut empêcher ; il faut connaître l’ennemi qu’il s’agit de combattre. — Il est très-probable que ce petit Cinabre n’est autre chose qu’une mandragore : c’est ce que nous allons savoir immédiatement. »

En disant ces mots, Prosper Alpanus tira un des cordons de soie qui pendaient tout autour des parois de la chambre. Un rideau s’ouvrit avec fracas laissant visibles de grands in-folio magnifiquement reliés, et rangés avec soin ; une échelle élégante et légère en bois de cèdre descendit comme portée sur des ailes, et se posa sur le plancher. Prosper Alpanus monta sur cette échelle, et prit sur le rayon le plus élevé l’un des in-folio qu’il déposa sur la table de marbre après l’avoir soigneusement épousseté avec un gros faisceau de brillantes plumes de paon. « Cet ouvrage, dit-il ensuite, traite des mandragores ou hommes-racines, qui sont tous représentés ici : peut-être y trouverez-vous votre maudit Cinabre, et dès-lors il est en notre pouvoir. »

Lorsque Prosper Alpanus eut ouvert le volume, les deux amis virent une foule d’images bien enluminées qui représentaient les plus grotesques petits nains contrefaits, avec les plus étranges visages qui se puissent imaginer. Et quand le docteur touchait le portrait d’un de ces petits masques, il devenait aussitôt vivant, il s’élançait hors du livre, sautait et gambadait de la manière la plus plaisante sur la table de marbre en faisant claquer ses petits doigts, et exécutant maint entrechat et mainte belle pirouette avec ses petites jambes torses ; et il chantait en même temps : Kouirrr ! kouapp ! pirrr ! papp ! jusqu’à ce que Prosper Alpanus, le saisissant par la tête, l’eût replacé dans le volume où il s’aplanissait soudain et se fixait au feuillet sous l’aspect d’une gravure coloriée.

Toutes les images du livre furent passées en revue de la même manière. Mais quoique Balthasar fût souvent sur le point de s’écrier : « C’est celui-ci ! — voilà Cinabre ! » en regardant avec plus d’attention, il était obligé de s’avouer à son grand regret que le petit monstre qu’il avait devant les yeux n’était nullement Cinabre.

« Ceci est pourtant assez étonnant, dit Prosper Alpanus quand le volume fut épuisé. Cependant, reprit-il, Cinabre est peut-être bien un gnome. Voyons ! »

Il grimpa de nouveau avec une agilité surprenante sur l’échelle de cèdre ; il prit un autre in-folio, l’épousseta proprement, le posa sur la table de marbre, et l’ouvrit en disant : « Cet ouvrage-ci traite des gnomes : peut-être attraperons-nous parmi eux notre Cinabre. »

Les deux amis virent encore une foule d’images enluminées avec soin, qui figuraient de petits êtres informes d’un brun jaunâtre et de l’aspect le plus hideux. Et quand Prosper Alpanus les touchait, ils éclataient en glapissements plaintifs, et puis rampaient lourdement hors des feuillets et se vautraient sur la table de marbre en pleurnichant et en grognant, jusqu’à ce que le docteur les renfonçât dans le volume.

Parmi ceux-ci non plus Balthasar ne put découvrir Cinabre.

« C’est étonnant, fort étonnant ! » dit le docteur. Et il tomba dans une muette méditation.

« Le roi des scarabées, reprit-il ensuite, ce ne peut pas être lui ; car il est en ce moment même occupé ailleurs, je le sais positivement. Ce n’est pas le maréchal des araignées non plus ; car Maréchal des araignées est fort laid, à la vérité, mais intelligent et adroit, et il vit du travail de ses mains, sans usurper le mérite des actions d’autrui. — C’est étonnant, très-étonnant ! »

Il se tut encore pendant quelques minutes, et l’on entendait distinctement, à la faveur du silence, toutes sortes de voix étranges retentir çà et là, tantôt en sons isolés, tantôt en accords pleins et suivis. — « Vous avez partout et constamment de bien jolie musique, cher monsieur le docteur ! » dit Fabian. Prosper Alpanus paraissait ne faire à Fabian aucune attention ; mais il regardait fixement Balthasar en étendant ses deux bras vers lui, et secouant de temps en temps dans sa direction le bout de ses doigts, comme pour projeter sur lui les gouttes d’un fluide invisible.

Enfin le docteur mit les deux mains de Balthasar dans les siennes, et lui dit avec gravité et bienveillance : « Ce n’est que par la sympathie la plus pure du principe intellectuel dans la loi du dualisme que peut réussir l’opération que je vais entreprendre ! Suivez-moi. »

Les deux amis suivirent le docteur en traversant plusieurs chambres, où, sauf quelques animaux singuliers qui s’occupaient à lire, à écrire, à peindre, à danser, il n’y avait rien de bien extraordinaire, jusqu’à ce qu’une porte à deux battants s’ouvrit devant eux, et qu’ils se trouvèrent en face d’un épais rideau, derrière lequel disparut Prosper Alpanus, en les laissant dans une profonde obscurité. Ce rideau s’ouvrit bientôt après avec grand bruit, et les jeunes gens se virent dans une salle qu’ils jugèrent de forme ovale, autant que put le leur permettre le clair-obscur vaporeux et magique répandu dans l’air. Il semblait, en considérant les parois, qu’on plongeât ses regards dans un vaste horizon de vertes forêts, de prairies émaillées, rafraîchies par des sources et des ruisseaux murmurants. Les exhalaisons enivrantes d’un aromate inconnu circulaient par bouffées et semblaient propager les vibrations sonores de l’harmonica. Prosper Alpanus parût tout vêtu de blanc comme un brahmine, et il disposa au centre de la salle un grand miroir rond de cristal qu’il couvrit d’un crêpe.

« Balthasar ! dit-il d’une voix solennelle et concentrée, mettez-vous devant cette glace, et dirigez avec énergie votre pensée sur Candida. Veuillez de toutes les forces de votre âme qu’elle vous apparaisse immédiatement, à cet endroit, dans ce moment précis de l’espace et du temps ! »

Balthasar fit ce qui lui était prescrit, tandis que Prosper Alpanus, placé derrière lui, décrivait au-dessus de sa tête avec ses deux mains des cercles mystérieux.

Cela avait duré à peine quelques secondes, lorsqu’on vit surgir du miroir une vapeur bleuâtre. Candida, la charmante Candida, apparut sous sa véritable forme, avec toutes ses grâces naturelles ! Mais à ses côtés, tout près d’elle, était assis l’affreux Cinabre, qui lui pressait tendrement les mains et les couvrait de baisers ; et Candida enlaçait d’un de ses bras le cou du monstre difforme, et lui prodiguait mille caresses.

Balthasar allait jeter des cris de fureur, mais Prosper Alpanus le saisit rudement par les deux épaules, et il sentit sa voix comprimée dans sa poitrine. « Calme ! dit Alpanus à voix basse, calme, Balthasar ! prenez cette canne, et dirigez-en les coups contre le nain, mais sans bouger de votre place. » Balthasar obéit, et il vit aussitôt, à sa grande satisfaction, Cinabre trébucher et rouler par terre en se tordant et se débattant ! Dans le transport de sa fureur, il s’élance en avant, mais soudain l’apparition s’évanouit en vapeur et en fumée. Prosper Alpanus tira violemment en arrière l’imprudent Balthasar en s’écriant avec force : « Arrêtez ! — si vous brisez le miroir magique nous sommes tous perdus !… Nous allons retourner à la clarté du jour. » Sur l’invitation du docteur, les deux amis quittèrent la salle, et entrèrent dans une chambre contigue éclairée naturellement.

« Dieu soit loué ! s’écria Fabian en reprenant profondément haleine, nous voilà sortis de cette maudite salle. Cet air brûlant m’a presque étourdi, et puis, les ridicules tours d’escamotage du docteur me déplaisent au dernier point ! »

Balthasar allait lui répondre, lorsque Prosper Alpanus entra. « Il est maintenant bien certain, dit-il, que le difforme Cinabre n’est ni un gnome ni une mandragore, c’est réellement un homme ordinaire. Mais il y a ici en jeu un enchantement secret que je n’ai pu encore réussir à découvrir, et c’est pourquoi je ne puis pas vous servir plus utilement. Mais revenez me voir bientôt, Balthasar, et nous aviserons à ce qu’il faudra faire. Au revoir ! — » Ainsi donc, dit Fabian en s’approchant tout près d’Alpanus, vous êtes un magicien, monsieur le docteur ! Et avec toute votre sorcellerie vous ne pouvez même pas venir à bout de ce pitoyable petit Cinabre ? Savez-vous bien que je vous regarde, avec tous vos livres d’images, vos poupées, vos miroirs magiques et tout votre risible bataclan, comme un charlatan bien accompli ? Balthasar, lui, est amoureux et poète : aussi vous pouvez lui faire ajouter foi à tous les contes imaginables ; mais avec moi, vous seriez mal tombé : — je suis un homme éclairé et je n’admets absolument pas de miracles !

» Prenez-le comme il vous plaira ! répliqua Prosper Alpanus en riant plus fort et de meilleur cœur qu’on ne l’en aurait cru capable sur l’apparence ; mais si je ne suis pas précisément sorcier, je sais du moins exécuter d’assez jolis tours d’adresse. » Tirés probablement de la magie blanche de Wiegleb ou d’ailleurs ! ajouta Fabian. Là-dessus, notre professeur Mosch Terpin vous en remontrerait, et vous ne pouvez vous comparer à lui ; car toutes ses honnétes expériences tendent à démontrer l’ordre naturel des choses, et il ne s’entoure point, comme vous, monsieur le docteur, de tout ce mystérieux attirail… J’ai l’honneur de vous saluer très-humblement !

» Ah ! dit le docteur, vous ne voudriez pas me quitter ainsi fâché ? » Et, s’approchant de Fabian, il lui passa légèrement les mains à plusieurs reprises sur les deux bras, depuis les épaules jusqu’aux poignets, ce qui fit éprouver à celui-ci une sensation extraordinaire, si bien qu’il s’écria tout interdit : « Que faites-vous donc, monsieur le docteur ? — Allez, messieurs ! dit Alpanus ; vous, monsieur Balthasar, j’espère vous revoir avant peu. Bientôt le remède utile sera trouvé.

» — Vous n’aurez pas de pour-boire, mon ami, cria Fabian en sortant au portier jaune-doré en le saisissant par le jabot. Mais le portier fit seulement de nouveau kouirrrr ! et il mordit encore Fabian au doigt.

» Carogne ! » s’écria Fabian, mais il se sauva en courant.

Les deux grenouilles ne manquèrent pas d’accompagner poliment nos deux amis jusqu’à la grille, qui s’ouvrit et se referma d’elle-même avec un sourd grondement. » Mais, frère, dit Balthasar tout en marchant sur la grande route derrière Fabian, je ne sais en vérité quel singulier habit tu as eu l’idée de mettre aujourd’hui, avec des basques si démesurément longues et des manches aussi courtes. »

Fabian s’aperçut en effet, à sa grande surprise, que les pans de son frac s’étaient allongés par derrière jusqu’à terre, et qu’au contraire les manches, qui avaient d’abord une longueur convenable, s’étaient raccourcies jusqu’aux coudes.

« Mille tonnerres ! que signifie cela ? » s’écria-t-il. Et il se mit à tirailler vivement ses manches, en même temps qu’il remontait les épaules. Les choses paraissaient en effet un peu remises en ordre ; mais lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la ville, Fabian vit encore ses manches se raccourcir et ses basques s’allonger de telle sorte que, malgré tous ses tiraillements et ses mouvements d’épaules en sens contraire, les manches furent bientôt remontées jusqu’aux épaules mêmes, laissant à découvert les deux bras, et que le pauvre Fabian trainait derrière lui une queue ridicule qui s’allongeait incessamment. Tout le monde s’arrêtait et riait à gorge déployée de cet étrange spectacle ; les polissons sautaient à l’envi et couraient par douzaines, en jetant des clameurs de joie et de raillerie, sur cette queue trainante, ce qui exposait à chaque instant Fabian à des chutes dont il se relevait toujours sans que la queue maudite fût diminuée du plus petit morceau. Au contraire, elle devenait de plus en plus incommensurable, et les rires et les cris de joie touchaient au délire, quand Fabian, à moitié fou, y échappa à la fin en se précipitant dans une maison ouverte. La queue disparut au même moment.

Balthasar ne fut pas à même de partager longtemps la surprise générale causée par ce bizarre enchantement ; car le référendaire Pulcher l’avait saisi et entrainé précipitamment dans une rue écartée pour lui dire : « Comment se fait-il que tu ne sois pas encore parti, et que tu oses te montrer encore ici, quand le massier de l’Université est à ta poursuite avec un mandat de prise de corps.

» Que dis-tu ? de quoi s’agit-il ? demanda Balthasar tout interloqué.

» La fureur de la jalousie, poursuivit le référendaire, t’a donc entrainé à ce point que tu as violé le domicile de Mosch Terpin, et rossé, maltraité si cruellement ce petit gueux de Cinabre, jusque dans les bras de sa fiancée, qu’il en est vraiment à moitié mort ! » Ah ça, écoute-moi ! s’écria Balthasar, j’ai été absent de Kerepes toute la journée. De quels infâmes mensonges…

» Oh ! tais-toi, tais-toi, l’interrompit Pulcher ; l’idée fantasque et ridicule de Fabian d’endosser cet habit à queue te favorise ; personne ne prend garde à toi en ce moment : tâche seulement de te soustraire à la honte de te voir jeté en prison, et nous verrons à arranger cette méchante affaire. — Tu ne peux plus rentrer à ton logis. Donne-moi ta clef, et je t’expédierai ce qu’il te faudra. Mais fuyons d’abord à Hoch-Jacobsheim. »

Et le référendaire entraina Balthasar par les rues les moins fréquentées hors de la ville ; et ils gagnèrent ensuite Hoch-Jacobsheim, ce village où l’illustre savant Ptolomée Philadelphe rédigea son écrit remarquable sur la race inconnue des étudiants.
SIXIÈME CHAPITRE

Comme quoi le conseiller spécial intime Cinabre se fit coiffer dans son jardin, et prit un bain de rosée dans l’herbe. — L’ordre du Tigre moucheté de vert. — Ingénieuse idée d’un tailleur de théâtre. — Comment la demoiselle de Rosebelle répandit du café sur sa robe, et reçut de Prosper Alpanus un serment de fidèle amitié.

Le professeur Mosch Terpin nageait dans l’ivresse du bonheur. « Que pouvait-il m’arriver de plus heureux, se disait-il à lui-même, que l’honorable conseiller intime Cinabre vînt dans ma maison en qualité d’étudiant ? — Il épouse ma fille, il sera mon gendre ; grâce à lui, j’acquiers la faveur du prince Barsanuph, et je gravis aussi les degrés de l’échelle que ce cher petit Cinabre franchit si rapidement. — Il est vrai que souvent moi-même je ne puis m’expliquer comment ma fille, la jolie Candida, peut être devenue folle à ce point du petit nain. Ordinairement, les femmes tiennent plus à de gracieux dehors qu’aux dons intellectuels de l’esprit ; et quand je regarde attentivement le petit conseiller spécial, il me semble qu’on ne peut pas précisément l’appeler un bel homme, qu’il est même… jusqu’à un certain point… presque… bossu. Silence ! — chut… chut ! les murs ont des oreilles. — Il est le favori du prince, il montera encore plus haut, toujours plus haut, et il est mon gendre ! » —

Mosch Terpin avait raison : Candida montrait le penchant le plus décidé pour le nain ; et quand, par hasard, quelqu’un que n’avait pas encore rendu fou le bizarre ensorcellement du sieur Cinabre, donnait à entendre que le conseiller spécial intime était pourtant un être difforme et odieux, elle parlait aussitôt avec complaisance de la chevelure merveilleusement belle dont la nature l’avait doué.

Mais personne, en entendant parler ainsi Candida, ne souriait d’un air plus malicieux que le référendaire Pulcher.

Celui-ci épiait Cinabre pas à pas, et il avait trouvé pour cela un compagnon zélé dans le jeune secrétaire privé Adrian, le même qui avait failli être chassé du bureau du ministre par l’effet des sorcelleries de Cinabre, et qui n’avait regagné les bonnes grâces du prince qu’au moyen d’un excellent pain de savon pour les taches, qu’il lui avait apporté.

Le conseiller spécial intime Cinabre habitait une maison fort jolie, qu’embellissait un jardin plus joli encore. Au milieu, se trouvait un parterre entouré d’une haie touffue, où croissaient en abondance les roses les plus magnifiques. On avait remarqué que tous les neuf jours Cinabre ne manquait pas de se lever furtivement de grand matin, et, après s’être habillé sans l’aide de personne, quelque pénible que cette tâche dût être pour lui, de descendre au jardin, où il disparaissait dans les buissons qui servaient d’enceinte au parterre de roses.

Pulcher et Adrian, soupçonnant quelque manœuvre mystérieuse, osèrent escalader une nuit le mur du jardin, pour se cacher près de cette haie, après avoir appris, par son valet de chambre, que neuf jours auparavant Cinabre avait fait son manège ordinaire. À peine l’aurore commençait-elle à poindre, qu’ils virent arriver le nain, toussant et reniflant en traversant une allée de fleurs, dont les tiges et les branches, chargées de rosée, lui battaient dans le nez.

Lorsqu’il fut arrivé sur la pelouse, un zéphir doux et mélodieux parcourut le feuillage, et le parfum des roses devint plus pénétrant. Une belle femme voilée, avec des ailes diaphanes, descendit des airs, s’assit sur une chaise de forme élégante, au milieu des buissons de rosiers, et attira sur ses genoux le petit Cinabre, en lui disant à voix basse : « Viens, mon cher enfant. » Puis, elle commença à peigner avec son peigne d’or les beaux cheveux qui tombaient en boucle sur le dos du nain. Celui-ci paraissait y prendre un vif plaisir ; car il clignotait de ses gros yeux, étendait ses minces jambes de toute leur longueur, et grondait et murmurait comme un matou au soleil. Cela avait bien duré cinq minutes : alors la dame magicienne passa une dernière fois un seul doigt le long de sa tête en lui séparant les cheveux, et aussitôt Pulcher et Adrian aperçurent une ligne couleur de feu qui rayonnait sur le crâne de Cinabre. « Adieu, mon cher enfant ! lui dit la belle dame, sois sage et prudent ! aussi sage que tu peux l’être. — Adieu, ma petite maman, reprit le nain, pour sage et prudent, je le suis assez, tu n’as pas besoin de me répéter cela si souvent. »

La femme s’éleva lentement dans les airs et disparut. Pulcher et Adrian étaient glacés de stupeur. Mais quand Cinabre voulut s’en aller, le référendaire s’élança vers lui en criant : « Bonjour, monsieur le conseiller spécial intime ! oh, comme vous vous êtes fait bien coiffer ! » Cinabre regarda en l’air autour de lui, et quand il eut aperçu le référendaire, il voulut se sauver bien vite en courant ; mais maladroit comme il était et mal affermi sur ses petites jambes, il trébuche, tombe au milieu des hautes herbes qui se replient sur lui, et le voilà plongé dans un bain de rosée. Pulcher se baissa aussitôt pour l’aider à se remettre sur ses jambes ; mais Cinabre, d’un ton rodomont, lui dit : « Monsieur ! comment vous trouvez-vous ici, dans mon jardin ? Allez-vous-en au diable ! » Puis il bondit et s’enfuit jusqu’à la maison aussi précipitamment qu’il put.

Pulcher écrivit à Balthasar pour lui faire part de cet étrange événement, et promit de redoubler de surveillance auprès de ce petit lutin ensorcelé. Cinabre paraissait inconsolable de ce qui lui était arrivé. Il se fit porter au lit, et s’abandonna à de telles plaintes et lamentations, que bientôt la nouvelle qu’il était subitement tombé malade parvint au ministre Clair-de-Lune et au prince Barsanuph.

Prince Barsanuph envoya aussitôt son médecin en titre chez le petit favori. « Mon excellentissime conseiller spécial intime, dit le médecin en titre, après avoir tâté le pouls à Cinabre, vous vous sacrifiez au bien de l’état. Un travail trop assidu vous a jeté sur le lit de souffrance, des méditations trop ardues sont la cause du mal indéfinissable que vous devez éprouver. Vous avez la figure fatiguée et très-pâle, mais votre précieuse tête surtout est bien brûlante. — Haha !… ce n’est pas, j’espère, une inflammation cérébrale ? Le bien de l’état aurait-il amené d’aussi fatals résultats ? Ce n’est pas possible… Permettez ! — »

Le médecin avait sans doute aperçu sur la tête de Cinabre la même ligne rouge dont Adrian et Pulcher avaient fait la découverte. Après avoir essayé quelques passes magnétiques à distance et soufflé de diverses manières sur le malade, ce qui le faisait miauler et piailler lamentablement, il voulut passer sa main par-dessus sa tête, et eut le malheur de la toucher un peu rudement. Cinabre sauta tout-à-coup en l’air avec fureur, et de sa petite main osseuse il appliqua un si violent soufflet au médecin en titre, précisément penché sur lui, que toute la chambre en retentit.

« À qui diable en avez-vous ? s’écria-t-il en même temps, que patinez-vous ainsi autour de ma tête ? Je ne suis point malade, je me porte bien, je me porte à merveille ; je vais sur-le-champ me lever et me faire conduire chez le ministre pour le conseil. Fichez-moi le camp ! »

Le médecin en titre se sauva tout épouvanté. Mais lorsqu’il raconta au prince Barsanuph ce qui lui était arrivé, celui-ci s’écria tout ravi : « Quel zèle pour le service de l’état ! quelle dignité, quelle élévation dans sa conduite ! — Quel homme que ce Cinabre ! —

» Mon excellent conseiller spécial intime, dit à Cinabre le ministre Pretextatus Clair-de-Lune, c’est en vérité un dévouement admirable de venir assister au conseil sans égard à votre état de maladie. — J’ai jeté sur le papier l’ébauche d’un mémoire sur notre importante négociation avec la cour de Kakatukk ; c’est mon œuvre personnelle ; mais je vous prie d’en faire la lecture devant le prince, qui sera prévenu que j’en suis le véritable auteur ; car votre spirituel débit en relèvera encore le mérite. » — Pourtant, personne autre qu’Adrian n’avait rédigé ce mémoire dont Prætextatus prétendait retirer tout l’honneur.

Le ministre se rendit avec le petit au palais. Cinabre tira de sa poche le mémoire que lui avait remis Clair-de-Lune, et commença à lire ; mais comme il ne pouvait absolument pas en venir à bout, ne faisant que bredouiller et bourdonner de la manière la plus incohérente, le ministre lui ôta le papier des mains et lut lui-même.

Le prince paraissait enchanté, il témoignait sa satisfaction en s’écriant à chaque instant : « Bien ! — très-bien ! admirable ! sublime ! » —

Quand le ministre eut fini, le prince s’avança tout droit vers le petit Cinabre, le souleva dans ses bras, le pressa sur sa poitrine à la place même où brillait la grande étoile de l’ordre du Tigre moucheté de vert, et il bégayait en répandant d’abondantes larmes : « Non ! — un pareil homme, — un pareil talent ! — tant de zèle, de dévouement ! — c’est trop, c’est trop ! » Puis il ajouta d’un ton plus calme : « Cinabre ! je vous élève au rang de mon ministre ! Restez le défenseur, le soutien de la patrie, le fidèle serviteur des Barsanuph, qui sauront vous honorer et vous aimer comme vous le méritez ! » Ensuite, se retournant avec un air chagrin vers l’autre ministre : « Je m’aperçois, dit-il, mon cher baron Clair-de-Lune, que depuis quelque temps vos forces diminuent. Vous ferez bien d’aller prendre un repos nécessaire dans vos terres. — Adieu. »

Le ministre Clair-de-Lune s’éloigna en murmurant entre ses dents quelques mots inintelligibles, et jetant des regards étincelants sur Cinabre qui, suivant son habitude, sa petite canne appuyée contre sondos, se haussait sur la pointe des pieds et regardait autour de lui d’un air altier et dédaigneux.

« Je veux, mon cher Cinabre, dit alors le prince, vous conférer sur-le-champ un honneur digne de votre haut mérite : recevez donc de mes mains l’ordre du Tigre moucheté de vert ! »

Là-dessus, le prince voulut le décorer du cordon de l’ordre que, dans son empressement, il s’était fait apporter par son valet de chambre ; mais la structure contournée de Cinabre fit que le cordon ne voulut pas absolument s’adapter au corps du nouveau dignitaire conformément à la régle, tantôt remontant de la façon la plus ridicule, et tantôt pendillant par derrière d’une manière non moins inconvenante.

Or, le prince était fort scrupuleux sur cet article, comme sur toute autre matière important positivement au salut de l’état. C’était entre l’os de la hanche et le coccyx, à trois seixièmes de pouce en avant de celui-ci, dans une direction oblique, que devait se trouver la plaque de l’ordre du Tigre moucheté de vert, suspendue au grand cordon. Et c’est à quoi l’on ne pouvait parvenir à l’égard de Cinabre. Le valet de chambre, deux pages et le prince lui-même s’en mêlèrent : tous leurs efforts furent inutiles. Le traître de cordon glissait toujours, par ici, par là, et Cinabre se mit à piailler avec humeur : « Qu’avez-vous donc à vous trémousser ainsi autour de moi ? Laissez pendre cette sotte chose comme il lui plaira, je n’en suis et n’en serai pas moins toujours ministre !

» A quoi bon, dit alors le prince en colère, ai-je donc des conseils de l’ordre, s’il existe à l’égard des cordons des règlements aussi sots et tout-à-fait contraires à ma volonté ? Patience, mon cher ministre Cinabre ! bientôt cela changera ! »

Sur l’injonction du prince, le conseil de l’ordre fut convoqué, et l’on y adjoignit pour renfort deux philosophes et un naturaliste, qui se trouvait momentanément dans la Résidence, arrivant du pôle austral. L’objet de la délibération devait être de trouver l’expédient le plus ingénieux pour suspendre au ministre Cinabre le cordon du Tigre moucheté de vert, conformément à l’usage. Afin d’obtenir toute l’énergie de facultés nécessaire à cette importante délibération, il fut prescrit à tous les membres de la commission de ne penser absolument à rien durant huit jours d’avance ; mais pour leur faciliter l’exécution de cet ordre et ne pas les laisser inactifs dans l’intérêt de l’état, il leur fut enjoint de s’occuper des règlements de comptes.

Enfin, tout autour du palais où les conseillers de l’ordre du Tigre, les deux philosophes et le naturaliste devaient tenir leurs séances, les rues furent tapissées d’une couche épaisse de paille, pour que le bruit des voitures ne les troublât pas dans leurs profondes réflexions ; et défense générale fut faite dans le même but, de tambouriner, de faire de la musique, et même de parler à haute voix dans le voisinage du palais. Dans l’intérieur des appartements, tout le monde marchait à pas de loup avec d’épais souliers de feutre, et l’on ne s’y entretenait mutuellement que par signes.

Déjà les séances avaient duré sept jours depuis le lever du soleil jusque fort avant dans la soirée, et il n’y avait pas encore à songer à la moindre résolution.

Le prince, fort impatient, envoyait message sur message, et leur mandait impérativement qu’ils eussent, de par le diable, à se faire venir enfin quelque idée raisonnable. Mais cela ne servit absolument à rien.

Le naturaliste avait soumis à l’examen le plus minutieux la conformation de Cinabre ; il avait mesuré la hauteur et la largeur de l’excroissance de son dos, et en avait remis au conseil le calcul le plus exact. Ce fut également lui qui ouvrit l’avis à la fin d’appeler au sein de la commission le tailleur costumier du théâtre.

Quelque étrange que parût d’abord cette proposition, néanmoins les craintes que ressentaient tous les membres de l’assemblée dans la conviction de leur insuffisance, la firent adopter à l’unanimité. Le tailleur du théâtre, le sieur Kees, était un homme extrêmement adroit et ingénieux. Quand le cas embarrassant lui eut été exposé, et après avoir consulté les calculs du naturaliste, il imagina aussitôt le plus admirable procédé pour que le cordon en question pût être invariablement fixé à la place réglée par les statuts.

Ce moyen consistait à adapter sur la poitrine et sur le dos du ministre un certain nombre de boutons pour assujettir le cordon de l’ordre. On en fit promptement l’expérience, et le succès dépassa toutes les prévisions.

Le prince était dans le ravissement ; et il approuva la proposition mise en avant par le conseil de l’ordre de partager dorénavant l’ordre du Tigre moucheté de vert en différentes classes, suivant le nombre de boutons avec lequel il serait conféré : par exemple, ordre du Tigre moucheté de vert à deux boutons, — à trois boutons, et ainsi de suite. Le ministre Cinabre reçut, comme distinction toute spéciale et qu’aucun autre ne pourrait plus obtenir, le cordon de l’ordre à vingt boutons de diamant ; car c’était justement le nombre exigé par la difformité singulière de son corps.

Le costumier Kees reçut l’ordre du Tigre moucheté de vert à deux boutons d’or ; et comme le prince, malgré son heureuse découverte, le regardait comme un mauvais tailleur, et ne voulait pas par conséquent se faire habiller par lui, il le nomma officiellement son grand maître de la garde-robe et grand costumier intime.

Le docteur Prosper Alpanus promenait tout pensif de la fenêtre de sa maison de campagne, ses regards dans son parc. Il avait employé toute la nuit à tirer l’horoscope de Balthasar, ce qui lui avait appris plusieurs détails relatifs à Cinabre. Mais ce qu’il considérait comme le plus important, c’était l’aventure dans le jardin avec Pulcher et Adrian. — Prosper Alpanus se disposait à commander à ses licornes de lui amener la coquille parce qu’il voulait partir pour Hoch-Jacobsheim, lorsqu’il entendit une autre voiture rouler avec fracas et s’arrêter à la grille de son parc.

On vint lui dire que la chanoinesse de Rosebelle désirait parler à monsieur le docteur. « Qu’elle soit la bien-venue ! » dit Prosper Alpanus. Et la dame entra. Elle portait une longue robe noire, et était enveloppée d’un voile comme une religieuse. Frappé d’un étrange pressentiment, Prosper Alpanus prit sa canne et dirigea sur la chanoinesse les rayons étincelants du pommeau de cristal. Soudain, de vifs éclairs se croisèrent autour d’elle avec un bruissement singulier, et elle apparut elle-même vêtue d’une tunique blanche et transparente, avec des ailes diaphanes de libellule aux épaules, et des roses blanches et rouges entrelacées dans ses cheveux. « Tiens ! tiens ! » murmura le docteur. Il cacha sa canne sous sa robe de chambre, et la dame reprit immédiatement son premier costume.

Prosper Alpanus l’invita amicalement à s’asseoir. La demoiselle de Rosebelle dit alors que depuis long-temps elle avait l’intention de venir visiter monsieur le docteur à sa maison de campagne, afin de faire la connaissance d’un homme qu’on vantait dans tout le pays comme un sage bienfaisant, et doué des facultés les plus rares ; ajoutant qu’elle espérait bien le voir accueillir, sur sa prière, les fonctions de médecin du chapitre, dont les vieilles dames étaient sujettes à de fréquentes indispositions, et privées des secours nécessaires.

Prosper Alpanus répondit poliment qu’il avait renoncé, à la vérité, depuis long-temps à l’exercice pratique de son art, mais que pourtant il consentirait, par exception, à visiter ces dames lorsqu’on réclamerait ses soins ; et il demanda ensuite à la demoiselle de Rosebelle si elle ne souffrait pas elle-même de quelque incommodité. La demoiselle lui assura que ce n’était que par intervalles qu’elle ressentait de légères atteintes de rhumatisme lorsqu’elle s’exposait, par exemple, à l’air trop froid du matin, mais que présentement elle jouissait de la meilleure santé ; et elle ramena la conversation sur des choses indifférentes.

Le docteur demanda à la demoiselle si elle ne prendrait pas volontiers, comme il était de fort bonne heure, une tasse de café. Celle-ci répondit que c’était une chose que ne refusait jamais une chanoinesse. Le café fut servi, et le docteur entreprit de le verser. Mais en dépit de ses peines, et quoique le café coulât visiblement de la cafetière, les tasses demeuraient vides. «Tiens, tiens ! dit en souriant Prosper Alpanus, ce café n’est donc pas bon ? — Voudriez-vous, ma chère demoiselle, vous servir plutôt vous-même ?

» Avec plaisir ! » répliqua la chanoinesse. Et elle saisit la cafetière. Mais pas une goutte de liquide n’en découlait, et cependant la tasse s’emplissait à vue d’œil, et le café déborda bientôt sur la table et sur la robe de la demoiselle. Elle s’empressa de déposer la cafetière : aussitôt tout le café disparut sans laisser la moindre trace. — Prosper Alpanus et la chanoinesse s’examinèrent alors tous deux pendant un certain temps en silence, avec des regards singuliers.

Enfin la demoiselle prit la parole : « Vous étiez occupé à lire, dit-elle, un livre à coup sûr bien attrayant lorsque je suis entrée, monsieur le docteur ?

» En effet, répliqua-t-il, cet ouvrage contient des choses très-remarquables. »

En même temps, il voulut ouvrir le petit volume à reliure dorée qui était sur la table devant lui. Mais tous ses efforts furent vains, car le livre se refermait toujours avec un bruyant clipp-clapp. — « Tiens, tiens ! dit Prosper Alpanus, voyez donc un peu, ma chère demoiselle, à venir à bout de ce ridicule entêtement ! »

Il présenta le livre à la chanoinesse, et elle ne l’eut pas plutôt touché, qu’il s’ouvrit de lui-même. Mais tous les feuillets se détachèrent en se développant sur les dimensions d’un in-folio monstre, et se mirent à voltiger avec fracas tout autour de la chambre.

La chanoinesse recula épouvantée. Alors le docteur referma le livre avec bruit, et tous les feuillets épars disparurent.

« Mais, ma chère et gracieuse demoiselle, dit Prosper Alpauus avec un doux sourire en se levant de son siège, à quoi bon perdre aussi notre temps à ces frivoles tours de passe-passe ? car ce que nous avons fait jusqu’ici n’est rien que de l’escamotage vulgaire. Passons plutôt à des expériences plus importantes.

» Je veux m’en aller ! dit la chanoinesse en se levant.

» Eh, eh ! dit Prosper Alpanus, cela pourrait bien exiger le concours de ma volonté ; car, ma gracieuse demoiselle, il faut que je vous le dise, vous êtes à présent tout-à-fait en ma puissance.

» En votre puissance, monsieur le docteur ? s’écria la chanoinesse avec colére. Quelle folie ! »

Et à ces mots, sa robe de soie s’étendit sous la forme de deux ailes, à l’aide desquelles elle se mit à voltiger près du plafond, transformée en un magnifique papillon manteau-de-deuil ; mais Prosper Alpanus se mit soudain à sa poursuite sous la forme d’un énorme cerf-volant, bourdonnant avec fracas. Épuisé de fatigue, le manteau-de-deuil se laissa tomber à terre, mais il recommença aussitôt à courir, transformé en une petite souris, tout autour de la chambre. Alors le cerf-volant devint un chat gris, et la poursuivit encore en miaulant et en grognant. La petite souris se changea tout-à-coup en un brillant colibri, et prit de nouveau son vol. Mais au même moment, toutes sortes de voix étranges retentirent autour de la maison, toutes sortes d’oiseaux bizarres et d’insectes inconnus envahirent la chambre en criant et en bourdonnant, et un filet d’or se tendit à l’extérieur devant les fenêtres. Soudain alors la fée Rosabelverde parut au milieu de la chambre dans tout l’éclat de sa puissance et de sa splendeur, avec un vêtement éblouissant de blancheur, une ceinture étincelante de diamants, et des roses rouges et blanches entrelacées dans sa noire chevelure. Mais devant elle surgit immédiatement le magicien Alpanus vêtu d’une longue robe brodée en or, couronné d’un brillant diadème, et tenant à la main sa canne au pommeau de cristal étincelant.

Rosabelverde avance sur le magicien ; mais son peigne d’or tombe de ses cheveux et se brise, hélas ! comme du verre sur le carreau de marbre.

» Malheur à moi ! — malheur à moi ! » s’écria la fée.

Ces mots à peine prononcés, la chanoinesse se retrouva assise devant la table avec sa longue robe noire, et en face d’elle était placé le docteur Prosper Alpanus.

« Je crois, dit tranquillement le docteur, tandis qu’il versait sans obstacle dans les tasses du Japon d’excellent café moka tout fumant, je crois qu’à présent nous savons tous deux suffisamment à quoi nous en tenir l’un sur l’autre. — Je suis vraiment fâché que votre joli peigne se soit brisé sur mon carreau.

» Je ne dois m’en prendre qu’à ma maladresse, répliqua la demoiselle de Rosebelle en sirotant son café avec satisfaction. Il faut se garder de rien laisser tomber sur ce carreau ; car, si je ne me trompe, ces pierres portent l’empreinte d’hiéroglyphes merveilleux que bien des gens doivent prendre sans doute pour les veines ordinaires du marbre.

» Ces pierres, ma gracieuse demoiselle, dit Alpanus, sont des talismans usés, pas autre chose.

» Mais, mon excellent docteur, s’écria la demoiselle, comment se fait-il que nous n’ayons pas noué connaissance plus tôt, et que depuis si long-temps nous ne nous soyons pas rencontrés une seule fois par le monde ?

» La diversité de nos éducations, ma parfaite demoiselle, en est la cause, répondit Prosper Alpanus. Pendant que vous, jeune fille riche d’espérances, vous pouviez, dans le Dschinnistan, suivre l’élan d’une nature privilégiée, et vous abandonner à votre heureux génie, moi, triste étudiant, j’étais confiné dans les profondeurs des Pyramides, où je suivais les cours du professeur Zoroastre, une vieille barbe grise, mais qui en savait diablement long. Ce fut sous le règne du digne prince Démétrius que je vins m’établir dans ce charmant petit pays.

» Comment ! reprit la demoiselle, et vous n’avez pas été banni lorsque le prince Paphnutius proclama l’introduction des lumières ?

» Non ! répondit Alpanus. Je parvins au contraire à dissimuler mon véritable caractère, en m’efforçant de témoigner, par toutes sortes d’écrits que je publiai, d’une aptitude spéciale pour les progrès de la civilisation. Ainsi je prouvai qu’il ne devait jamais éclairer ni tonner sans la volonté expresse du souverain, et que c’était uniquement à ses propres mérites et à l’influence protectrice de la noblesse que nous devions rendre grâces du beau temps et des bonnes récoltes, puisqu’ils passaient à en délibérer dans l’intérieur des palais tout le temps que le menu peuple emploie à labourer et à ensemencer les champs. Ce fut à cette époque que le prince Paphnutius m’éleva à la dignité de premier président intime de civilisation ; mais j’ai renoncé à cette place, qui me pesait lourdement, en même temps qu’à mon incognito, lorsque la tempête a été calmée. — J’ai fait, en secret, autant de bien que j’ai pu, du bien comme nous l’entendons vous et moi, ma gracieuse demoiselle. — Savez-vous bien que ce fut moi qui vous prévins à l’avance, lors de l’irruption des lumières et de la police, et que c’est à moi que vous devez la conservation des charmants petits secrets de magie dont vous m’avez montré l’application tout-à-l’heure ? — Ô mon Dieu ! honorable et digne chanoinesse, jetez seulement un regard par cette fenêtre. Ne reconnaissez-vous donc plus ce parc où vous vous êtes promenée si souvent en vous entretenant avec les esprits bienfaisants qui habitent les buissons, les fontaines et les calices des fleurs ? J’ai sauvé ce parc de la proscription, grâce à mon habileté. Il est encore ce qu’il était du temps du vieux Démétrius. — Prince Barsanuph, le ciel en soit loué ! ne s’inquiète guère des affaires de féerie. C’est un brave monarque qui laisse chacun faire à sa guise et s’adonner à la magie autant qu’on veut, pourvu que cela n’amène pas d’éclat, et qu’on paie exactement les impôts. C’est ainsi que je vis ici heureux et sans soucis, comme vous, ma chère demoiselle, dans votre chapitre noble.

» Docteur ! que dites-vous ? s’écria la chanoinesse en répandant des larmes d’attendrissement, quelles révélations ! — Oui, je reconnais ce bois où j’ai passé tant d’heures délicieuses ! — Docteur ! le plus noble des hommes ! vous à qui je dois tant !… Et vous pouvez persécuter aussi opiniâtrement mon petit protégé ?

» Ma chère demoiselle, répliqua le docteur, entrainée par votre bonté innée, vous avez prodigué vos dons à un indigne. Cinabre, malgré votre protection généreuse, est et sera toujours un petit vaurien rabougri, qui d’ailleurs, à présent que le peigne d’or est brisé, se trouve sans rémission soumis à ma puissance.

» Ayez-en pitié, ô docteur ! dit la chanoinesse d’une voix suppliante.

» Mais ayez vous-même la complaisance de jeter un coup d’œil là-dessus, » dit Alpanus. Et il présenta à la chanoinesse l’horoscope de Balthasar tiré par lui.

Celle-ci l’examina et s’écria ensuite, remplie d’une douloureuse émotion : « Oui !… s’il en est ainsi, il faut bien que je cède à la volonté du destin ! — Pauvre Cinabre !…

» Avouez, ma chère demoiselle, dit le docteur en souriant, que les dames se plaisent souvent aux choses les plus bizarres, et poursuivent opiniâtrement telle idée fantasque, enfantée par le caprice du moment, sans nul égard, ni considération du tort qu’elles causent aux intérêts d’autrui. — Cinabre doit subir l’arrêt du sort. Mais il lui restera encore la chance de jouir d’honneurs immérités. C’est ainsi que je rends hommage, ma très-digne et gracieuse demoiselle, à votre puissance, à votre bonté et à votre vertu !

» Homme admirable et généreux ! s’écria la chanoinesse, restez mon ami !

» À jamais ! répliqua le docteur. Mon affection pour vous, mon dévouement seront éternels, charmante fée ! Adressez-vous à moi en toute confiance dans toutes les circonstances critiques, et… venez prendre du café chez moi aussi souvent que cela vous conviendra. —

» Adieu, mon très-digne enchanteur ! jamais je ne perdrai le souvenir de votre bienveillance ni de votre excellent café ! » Ainsi parla la chanoinesse ; et elle se leva pour se retirer, remplie d’une profonde émotion.

Prosper Alpanus l’accompagna jusqu’à la grille, pendant que toutes les voix merveilleuses du bois résonnaient de la manière la plus séduisante.

À l’entrée du parc, au lieu de la voiture de la chanoinesse, était la coquille de cristal du docteur, attelée de ses licornes. Derrière, se tenait le grand scarabée doré l’ombrageant de ses ailes resplendissantes, et sur le siège était assis le faisan argenté qui tenait les rênes d’or dans son bec, et qui adressa à la chanoinesse un regard judicieux et expressif.

Celle-ci monta en voiture ; et quand elle traversa le bois odoriférant aux harmonieux accords des roues cristallines, elle se crut transportée en rêve aux jours les plus fortunés de sa première et délicieuse existence de fée.
SEPTIÈME CHAPITRE

Comment le professeur Mosch Terpin étudiait la nature dans les caves du prince. — Le mycète Belzebub. — Désespoir de l’étudiant Balthasar. — Influence avantageuse d’une maison de campagne bien établie sur le bonheur domestique. — Comme quoi Prosper Alpanus remit à Balthasar une boite en écaille, et s’en alla à cheval.


Balthasar, qui se tenait caché dans le village de Hoch-Jacobsheim, reçut du référendaire Pulcher une lettre datée de Kerepes, du contenu suivant :

« Mon cher ami Balthasar,

» Nos affaires vont de plus en plus mal. Notre ennemi, l’horrible Cinabre, est devenu ministre des affaires étrangères, et a reçu le grand cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert, avec vingt boutons. Le prince a fait de lui son favori, et il vient à bout de tout ce qu’il veut. Le professeur Mosch Terpin en perd la tête de joie, et se gonfle incessamment d’un stupide orgueil. Par l’entremise de son futur gendre, il s’est fait nommer directeur-général de tous les phénomènes naturels de l’empire, un poste qui lui vaut beaucoup d’argent et une infinité d’autres émoluments. En raison de son titre, il censure et revise dans les almanachs privilégiés du pays les éclipses de soleil et de lune, ainsi que les prédictions atmosphériques ; et il étudie spécialement la nature dans la Résidence ou sa circonscription. À cet effet, on lui envoie des forêts royales le gibier et les oiseaux les plus rares, qu’il fait rôtir et mange, pour en étudier pertinemment la nature. Il est en train de composer aussi à présent, du moins à ce qu’il prétend, un traité, qu’il doit dédier à son gendre, sur la question de savoir pourquoi le vin a un autre goût que l’eau, et produit des effets si différents : Cinabre a obtenu pour Mosch Terpin, à cause du susdit traité, la liberté d’aller étudier tous les jours dans la cave du prince. Déjà il a digéré dans ses études un demi-muid de vieux vin du Rhin, ainsi que plusieurs douzaines de bouteilles de Champagne ; et il s’occupe maintenant à vider un tonneau d’Alicante. Le sommelier se tord les mains ! — C’est ainsi que le professeur, qui est, comme tu sais, le plus grand gourmand de la terre, a trouvé son joint, et il mènerait la vie du monde la plus heureuse, s’il n’était pas obligé à de fréquentes et subites excursions dans les campagnes, pour aller expliquer aux fermiers du prince, lorsque la grêle a dévasté leurs champs, pourquoi il a tombé de la grêle, afin que les pauvres imbécilles acquièrent un peu de science pour se garantir à l’avenir de pareil accident, et ne viennent pas si souvent réclamer des remises de fermages, sous le prétexte d’un malheur qu’ils ne doivent attribuer qu’à eux seuls. » Le ministre ne peut pas oublier la daubée de coups de canne que tu lui as distribuée, et il a juré d’en tirer vengeance. Tu ne peux plus décidément reparaître à Kerepes. Il m’en veut aussi extrêmement, parce que j’ai découvert en l’épiant la manière mystérieuse dont il se fait coiffer par une dame ailée ; et tant que Cinabre restera le favori du prince, je ne pourrai prétendre à aucun emploi un peu honorable. Ma mauvaise étoile veut que je me rencontre sans cesse avec cet avorton, là où je devrais m’y attendre le moins, et avec des circonstances qui me deviendront fatales.

» Dernièrement, l’incroyable ministre, en grande tenue de cour, l’épée au côté, décoré de l’étoile et du grand cordon de l’ordre du Tigre, est allé visiter le cabinet de zoologie, et, se tremoussant sur la pointe des pieds, suivant son habitude, il s’était arrêté, appuyé par derrière sur sa canne, devant l’armoire vitrée qui renferme empaillés les singes d’Amérique les plus curieux. Des étrangers qui visitaient aussi le cabinet s’approchent, et l’un d’eux, à la vue de notre mandragore, s’écrie à haute voix : « O le singe charmant ! — Quel gentil animal ! C’est le plus précieux de la collection. — Et comment s’appelle ce joli petit singe ? de quel pays vient-il ? »

» À cette question, le conservateur du cabinet dit fort sérieusement, en touchant l’épaule de Cinabre : « Oui, c’est en effet un très-joli sujet, un véritable brésilien, le mycète Belzebub, messieurs, — Simia Belzebub Linnæi : niger, barbatus, podiis caudâque apice brunneis — de la famille des hurleurs[9].

» Monsieur ! s’écria aussitôt le nain furieux en se tournant vers l’inspecteur ! vous êtes fou, sans doute, ou vous êtes possédé du diable ! Apprenez que je ne suis pas un Belzebub caudâque ! je ne suis pas un singe hurleur ! je suis Cinabre, le ministre Cinabre, chevalier de l’ordre du Tigre moucheté de vert avec vingt boutons ! » —

» Je n’étais pas loin de là, et, m’en eût-il dû coûter la vie à l’instant même, je ne pus me contenir, et je partis d’un éclat de rire convulsif. — « C’est donc encore vous, monsieur le référendaire ! » me dit Cinabre de sa voix rauque en me lançant des regards enflammés de ses vilains yeux rouges.

» Mais les étrangers, Dieu sait comment cela se fit ! persistèrent à ne voir en lui qu’un singe des plus rares et des plus beaux qu’ils eussent jamais vus, et ils voulaient absolument lui faire manger des noisettes de Lombardie qu’ils avaient tirées de leurs poches. Cinabre alors tomba dans un accès de rage si violent, que la respiration lui manqua bientôt, et ses petites jambes fléchirent sous lui. Le valet de chambre, qui accourut à son secours, fut obligé de le prendre dans ses bras pour le transporter dans sa voiture.

» Cependant, je ne puis m’expliquer à moi-même pourquoi cette aventure me fait entrevoir une lueur d’espérance. Car voilà le premier accident qui soit arrivé à ce petit monstre ensorcelé.

» Ce qu’il y a de certain, c’est que dernièrement le matin, de très-bonne heure, Cinabre est revenu fort consterné de son jardin. Probablement, la dame ailée n’aura pas reparu ; car il n’est plus question de cheveux bien bouclés. Il les laisse pendre, dit-on, tout en désordre sur son dos, et le prince Barsanuph lui aurait dit : « Ne négligez donc pas tant votre toilette, mon cher ministre, je vous enverrai mon coiffeur. » Sur quoi Cinabre a déclaré très-poliment que si le drôle se présentait, il le ferait jeter par la fenêtre. « Âme magnanime ! a dit alors le prince, âme incomparable ! » Et il a beaucoup pleuré !

» Adieu, mon cher Balthasar ! ne perds pas toute espérance, et cache-toi bien de peur qu’on ne t’empoigne ! »

Cette lettre mit le comble au désespoir de Balthasar, il courut dans les profondeurs du bois voisin, et se livra sans contrainte aux plaintes les plus amères.

« Que j’espère encore ! s’écria-t-il, quand tout espoir est perdu, quand toutes les étoiles du ciel ont disparu l’une après l’autre, en m’abandonnant sans ressource au sein de la nuit la plus affreuse. — Déplorable fatalité ! — La puissance infernale qui s’est glissée perfidement dans ma vie triomphe ! — Insensé que je suis d’avoir remis mon salut aux mains d’Alpanus, de ce Prosper Alpanus qui m’a séduit avec d’artificieux sortiléges, et m’a banni de Kerepes en faisant pleuvoir sur le dos du véritable Cinabre les coups de canne qu’il m’enjoignait d’appliquer à l’image réflétée par son miroir diabolique ! — Ah, Candida ! Si je pouvais seulement perdre le souvenir de cette enfant céleste ! Mais le feu de la passion me brûle, me dévore plus ardemment que jamais. Partout je crois voir la délicieuse figure de la bien-aimée me tendre amoureusement les bras avec un angélique sourire ! — Oui, j’en suis sûr : tu m’aimes, tendre et charmante Candida, et voilà précisément ce qui rend si poignante et si extrême ma douleur de ne pouvoir te délivrer du maudit sorcier qui te tient sa captive ! — Perfide docteur ! que t’avais-je fait pour mériter que tu te jouasses de moi aussi cruellement ! » —

L’heure du crépuscule était déjà avancée, et toutes les couleurs se fondaient en une seule teinte grisâtre et sombre. Tout-à-coup il sembla qu’une splendeur singulière surgit de l’horizon, comme si les rayons du soleil couchant redoublassent momentanément d’éclat, et rendissent lumineux les arbres et les buissons. Des milliers de petits insectes s’élevèrent à la fois dans l’air en bourdonnant, et en agitant bruyamment leurs ailes. De luisants scarabées dorés sautaient çà et là, et partout voltigeaient les plus jolis papillons bigarrés en secouant autour d’eux le pollen odorant des fleurs. Bientôt, à ces murmures confus succéda une harmonie plus sonore et plus accentuée qui pénétra dans le cœur de Balthasar, et soulagea son amère tristesse. La lumière aérienne prenait un plus vif éclat et l’entoura enfin d’une éblouissante clarté. Il leva les yeux, et quelle fut sa surprise en reconnaissant Prosper Alpanus qui s’approchait porté par un insecte merveilleux, ressemblant à une grande demoiselle étincelante des plus riches couleurs.

Prosper Alpanus descendit auprès du jeune homme, et s’assit à ses côtés ; la libellule s’envola dans un buisson voisin, et mêla sa douce voix aux chants mélodieux dont tout le bois retentissait. Le docteur toucha le front de Balthasar avec un bouquet de fleurs merveilleusement éclatantes qu’il tenait à la main, et aussitôt celui-ci sentit son âme embrasée d’un nouveau courage.

« Tu me fais grandement injure, cher Balthasar, dit Prosper Alpanus d’une voix douce, en m’appelant perfide et cruel, au moment où j’ai réussi à me rendre maître du charme funeste qui fait ton malheur, et quand, dans mon empressement de venir te consoler, j’arrive sur ma monture gracieuse et favorite, et t’apporte tout ce qui doit assurer ta félicité. — Mais rien n’est plus pénible que souffrance d’amour, rien n’égale l’impatience d’un esprit consumé de langueur et de désirs. Je te pardonne ; car je ne me suis pas mieux montré moi-même, lorsque, il y a environ deux mille ans, j’aimais une princesse indienne, nommée Balsamine, et que, dans mon injuste délire, j’arrachai sa barbe à mon meilleur ami, le magicien Lothos. C’est pour cela que je n’en porte pas, comme tu vois, afin d’éviter un semblable accident. — Mais le moment serait mal choisi pour te raconter tout cela en détail, attendu que les amoureux ne souffrent qu’on leur parle que de leur amour comme de la seule chose qui soit digne d’attention, de même qu’un poète n’entend réciter volontiers que ses propres vers. Ainsi donc, au fait !

» Apprends que Cinabre est l’enfant rachitique d’une pauvre paysanne, et que son véritable nom est petit Zach, ou Zacharie. Ce n’est que par vanité qu’il a adopté le nom imposant de Cinabre. La chanoinesse de Rosebelle, ou à proprement parler la célèbre fée Rosabelverde, car cette dame n’est pas autre chose, trouva le petit avorton sur son chemin. Dans sa bonté, elle crut le dédommager de tout ce que lui avait refusé une nature mâratre, en le gratifiant d’un don singulier et mystérieux, au moyen duquel : « Tout ce qu’un autre pense, dit ou fait en sa présence, lui doit être attribué, outre que dans la société de personnes remarquables par leur beauté, leur intelligence et leur esprit, on le considère aussi comme beau, spirituel et intelligent, et qu’il passe toujours en général pour l’individu le plus parfait de l’espèce avec laquelle il se trouve en rapport. »

» Ce charme bizarre réside dans une mèche de trois cheveux d’un rouge de feu qui brille au milieu de la chevelure du nain. Tout attouchement sur cette mèche, et même sur une partie quelconque de sa tête, devait être pour lui douloureux et fatal. C’est pourquoi la fée rendit ses cheveux, naturellement mal plantés et hérissés, souples et flottants sur son dos en boucles abondantes et gracieuses, de manière à protéger sa tête et à dérober aux yeux la ligne rouge qui devait avoir ainsi encore plus d’efficacité. Tous les neuf jours, la fée elle-même coiffait et frisait son petit protégé avec un peigne d’or magique, et conjurait, par cette opération, toute entreprise dirigée contre son enchantement. Mais le peigne a été détruit par un talisman plus puissant que j’ai su placer sous les pas de la bonne fée dans une visite qu’elle m’a faite. Il ne s’agit plus à présent que d’arracher au nain ces trois cheveux couleur de feu, pour qu’il retombe aussitôt dans sa primitive nullité.

» C’est à toi, mon cher Balthasar, qu’il est réservé d’opérer ce désenchantement. Tu as du courage, de la force et de l’adresse : tu exécuteras dignement cette entreprise. Prends ce petit verre poli, partout où tu rencontreras le petit Cinabre approche-toi de lui hardiment, et dirige, à travers cette lentille, un regard scrutateur sur sa tête, tu verras se dresser aussitôt isolés et apparents les trois cheveux rouges. Saisis le nain vigoureusement, sans t’embarrasser de ses cris et de ses miaulements perçants, arrache-lui d’un seul coup la mèche fatale, et brûle-la sur-le-champ. Il est indispensable que les trois cheveux soient arrachés d’un seul coup et brûlés immédiatement, car autrement ils pourraient encore occasioner toutes sortes d’accidents funestes. Aie donc bien soin de saisir la mèche avec adresse et fermeté, et de surprendre Cinabre là où tu pourras profiter d’une lumière ou d’un foyer allumé. —

» Ô Prosper Alpanus ! s’écria Balthasar, combien je me suis rendu indigne par ma méfiance de tant de bonté et de générosité. — Combien je sens vivement au fond du cœur que mes souffrances sont finies, que bientôt vont s’ouvrir devant moi les portes dorées d’une félicité céleste !

» J’aime les jeunes gens, poursuivit Prosper Alpanus, qui, ainsi que toi, mon cher Balthasar, ont un cœur pur, ouvert à l’amour et à ses tendres rêveries, une âme où résonnent ces mystérieux accords, écho du monde lointain et tout peuplé de merveilles, qui est ma patrie. Les hommes privilégiés qui comprennent cette musique intérieure sont les seuls qu’on puisse vraiment appeler poètes : nom sacré qu’on prodigue, hélas ! à une foule de gens qui, toujours prêts à faire sonnailler au hasard le premier instrument ronflant qui leur tombe sous la main, tiennent pour une harmonie ravissante à laquelle leur âme est identifiée le charivari des cordes à boyau tiraillées par leurs griffes sauvages.

» Toi, mon cher Balthasar, je le sais, il t’arrive souvent de croire comprendre le langage des arbres qui frémissent, des sources et des ruisseaux qui murmurent ; il te semble, à l’heure du crépuscule, que les flammes pourprées du couchant t’adressent d’intelligibles paroles ! — Oui, mon Balthasar ! dans ces moments tu entends en réalité la voix merveilleuse de la nature ; car de ton propre sein surgissent les divins accords que vivifie l’aspect sublime des plus riches harmonies de la nature ! Toi qui joues du clavecin, ô poète, tu sais qu’une touche mise en jeu fait vibrer les cordes dont le ton est à l’unisson. Tu penses bien que cette loi physique sert à autre chose qu’à former une fade comparaison. Oui, poète : tu en es bien plus parfait que ne l’imaginent la plupart de ceux à qui tu as communiqué tes essais, c’est-à-dire la traduction visible et matérielle de cette musique intime de l’âme. C’est la moindre des choses que cette poésie écrite. Cependant tu as composé un bon morceau dans le style historique, quand tu as retracé d’un large coup de pinceau, et avec une fidélité analytique, l’histoire des amours du Rossignol pour la Rose purpurine, dont j’ai été le témoin oculaire. — C’est, en vérité, un charmant ouvrage. »

Prosper Alpanus se tut. Balthasar le regardait tout stupéfait en ouvrant de grands yeux : il ne savait que penser en effet en entendant Alpanus traiter de composition historique son élégie, qu’il regardait comme la conception la plus fantastique qui eût jamais inspiré sa veine.

« Il se peut, reprit Alpanus, dont un gracieux sourire vint éclairer le visage, il se peut bien que mes discours te causent quelque surprise. En général, tu dois trouver en moi maints sujets d’étonnement. Mais fais attention à une chose, c’est que je suis, au jugement de tous les gens raisonnables, un de ces personnages qu’on n’admet ordinairement que dans les contes bleus : et tu sais, cher Balthasar, que les individus de cette espèce ont le droit de faire et de dire toutes les folies imaginables, surtout quand au fond de tout cela il y a quelque chose qui n’est pas à dédaigner. — Mais poursuivons.

» Si la fée Rosabelverde s’est intéressée aussi vivement au difforme Cinabre, toi, mon cher Balthasar, tu es à présent tout-à-fait sous ma protection. Écoute donc ce que je suis décidé à faire pour toi : — Le magicien Lothos est venu me voir hier : il m’a apporté mille compliments, mais en même temps mille plaintes et doléances de la part de la princesse Balsamine, qui s’est réveillée de son sommeil magique et soupire ardemment après ma présence, en berçant son amoureuse langueur des doux accords du Chartah-Bhade, ce poème divin d’où naquit notre première sympathie. Mon vieil ami aussi, le ministre Yuchi, m’appelle à lui par des signes amicaux du haut de l’étoile polaire. Il faut que je parte pour les régions les plus lointaines de l’Inde, et que je quitte ma charmante maison de campagne. Or, je ne veux la laisser en aucunes autres mains que les tiennes. Demain j’irai à Kerepes, et je ferai dresser un acte de donation formel, dans lequel je passerai pour ton oncle. Alors, quand le charme de Cinabre sera détruit par tes mains, si tu te présentes au professeur Mosch Terpin comme propriétaire d’une riche campagne et de revenus considérables en sollicitant la main de la belle Candida, il sera trop heureux de se rendre à tes désirs ; mais ce n’est pas tout encore ! —

» Si tu t’établis avec ta Candida dans ma maison de campagne, le bonheur de ton union est assuré. Les beaux arbres du parc masquent un potager qui produit tout ce dont on a besoin dans le ménage. Outre les fruits les plus exquis, il y pousse des choux de toute beauté, et généralement toutes sortes de légumes du goût le plus savoureux, et tels qu’on n’en trouve pas à cent lieues à la ronde. Ta femme mangera toujours la première salade et les premières asperges de tout le pays. La cuisine est disposée de façon à ce que les marmites ne débordent jamais, et qu’aucun plat ne puisse se gâter, quand même le dîner serait retardé d’une heure. Les tapis, les garnitures des chaises, des sofas, sont d’une étoffe où il est impossible qu’une tache se produise, quelle que soit la maladresse des domestiques ; de même, aucune porcelaine, aucun verre ne s’y brise jamais, lors même qu’on y mettrait la volonté la plus expresse, et qu’on les jetterait sur le carreau le plus dur. Enfin, chaque fois que ta femme fera faire la lessive, le plus beau soleil luira sur le pré contigu à la maison, quand bien même il pleuvrait à verse et quand le plus violent orage éclaterait tout autour. Bref, cher Balthasar, tout est disposé de manière à ce que tu jouisses tranquillement, avec ta charmante Candida, du bonheur domestique le plus parfait.

» Mais il est bientôt temps que je retourne chez moi, et que je m’occupe activement, avec mon ami Lothos, des préparatifs de mon départ. Adieu, mon cher Balthasar ! »

Prosper Alpanus siffla à deux reprises, et aussitôt la libellule arriva en bourdonnant. Il la brida et s’élança en selle. Mais se trouvant déjà en l’air, il s’arrêta subitement et revint vers Balthasar.

« J’ai failli oublier ton ami Fabian, dit-il. Dans un mouvement d’humeur malicieuse, je l’ai trop durement puni de sa suffisance. Cette tabatière renferme ce qui doit le tirer d’embarras. »

Alpanus tendit à Balthasar une petite boite d’écaille polie et brillante que celui-ci serra dans sa poche avec le verre de lorgnette qu’il avait déjà reçu du docteur pour l’aider à désensorceler Cinabre.

Prosper Alpanus s’envola alors avec bruit à travers le feuillage, tandis que les voix mystérieuses du bois vibraient plus mélodieusement encore.

Balthasar retourna à Hoch-Jacobsheim enivré du plus doux espoir, et le cœur plein d’un voluptueux ravissement.
HUITIÈME CHAPITRE

Comme quoi Fabian fut regardé comme un sectaire et un séditieux à cause de ses longs pans d’habit. — Comment le prince Barsanuph se réfugia derrière un écran de cheminée, et destitua le directeur-général des phénomènes naturels. — Fuite de Cinabre de la maison de Mosch Terpin. — Comme quoi Mosch Terpin voulait sortir à cheval sur un papillon, et devenir empereur, et puis s’en alla se coucher.

Au petit point du jour, à l’heure où les chemins et les rues sont encore déserts, Balthasar s’introduisit dans Kerepes à la dérobée, et courut incontinent chez son ami Fabian. Lorsqu’il frappa à la porte de sa chambre, une voix faible et plaintive lui cria : « Entrez ! »

Pâle, défait, portant sur tous ses traits l’expression d’une douleur profonde, Fabian était étendu sur son lit. « Au nom du ciel ! s’écria Balthasar, mon ami ! parle ! que t’est-il arrivé ?

» Ah ! mon ami, dit Fabian d’une voix étouffée, et se levant avec peine sur son séant, c’en est fait de moi ! je suis un homme perdu. Le maudit sort qu’a jeté sur moi le vindicatif docteur ou magicien Alpanus me précipite dans l’abîme !

» Comment cela ? demanda Balthasar, sortilège, magicien ? Tu ne croyais pas autrefois à de pareilles choses ?

» Oh ! poursuivit Fabian d’une voix larmoyante, je crois à tout à présent, à la magie, aux sorciers, aux gnomes, aux lutins, au roi des rats et aux racines de mandragore ; je croirai à tout ce que tu voudras. Celui qui se sent comme moi victime d’une réalité est bien forcé d’y ajouter foi. — Tu te souviens du prodigieux scandale occasioné par mes pans d’habit à notre retour de chez Prosper Alpanus. — Ah ! si la chose en fût restée là ! — Jette un peu tes regards autour de cette chambre, mon cher Balthasar ! »

Balthasar se retourna et aperçut, pendus aux murs, un nombre infini de fracs, de redingotes, de kurtka, de toutes les coupes, de toutes les couleurs possibles. « Comment ! s’écria-t-il, est-ce que tu voudrais ouvrir un magasin d’habits, par hasard ?

» Ne plaisante pas, mon cher ami, répliqua Fabian. Tous ces vêtements, je les ai fait faire par les plus habiles tailleurs, espérant toujours que je parviendrais à me soustraire à la malédiction fatale qui me poursuit dans mes habits ; mais, espérance vaine ! quelques minutes à peine après que j’ai endossé l’habit le mieux confectionné, qui me va comme s’il eût servi de moule à mon buste, je vois les manches remonter d’elles-mêmes jusqu’à mes épaules, tandis que les basques s’allongent en une queue trainante longue au moins de six aunes. Dans mon désespoir, je commandai enfin ce spencer à manches de Pierrot qui n’en finissent pas. — Qu’elles remontent, les manches, pensais-je en moi-même, que les pans s’allongent : soit ! tout arrivera au juste point. Mais ! au bout de quelques instants, ma veste eut le même sort que les autres habits ! Tout l’art et les efforts des tailleurs les plus renommés furent impuissants pour obvier à cet enchantement infernal. Que je fusse tourné en dérision, honni partout où je paraissais, cela se comprend facilement. Mais bientôt ma persistance, si involontaire, à me produire en public dans cet accoutrement diabolique me rendit l’objet de mille suppositions différentes. La moins offensive était le reproche que m’adressaient les femmes d’avoir la ridicule fatuité de vouloir absolument, et en dépit de tous les usages, faire voir mes bras nus, sans doute, disaient-elles, parce que je les croyais très-beaux. Mais les théologiens, qui pis est, ne tardèrent pas à me décrier comme un sectaire, et ils disputaient seulement sur le point de savoir si j’étais de la secte des panthéistes, à cause de mes pans, plutôt que de celle des manichéens, eu égard aux manches. Du reste, ils étaient parfaitement d’accord sur l’excessive perversité des deux doctrines également dangereuses, puisqu’à les entendre elles osaient établir toutes deux en principe une parfaite indépendance de la volonté, et ne mettaient aucune borne à la liberté de penser. Les politiques me regardaient, de leur côté, comme un infâme agitateur. Ils prétendaient que je voulais, au moyen de mes longs pans d’habit, exciter le mécontentement du peuple et le soulever contre le gouvernement, que j’appartenais à coup sûr à une société secrète dont le signe de ralliement consistait dans des manches courtes, que depuis long-temps déjà l’on signalait de côté et d’autre l’existence des clubistes courtes-manches, tout aussi à craindre que les jésuites et même bien davantage, attendu qu’ils travaillaient à propager partout la poésie si pernicieuse à tout état policé, et qu’ils révoquaient en doute l’infaillibilité du souverain. Bref ! la chose devint de plus en plus sérieuse, jusqu’à ce que le Recteur me fit citer à comparaître devant lui. Prévoyant une catastrophe inévitable si j’endossais un habit quelconque, je parus vêtu seulement de mon gilet. Notre homme entra là-dessus en grande colère, il crut que je voulais me moquer de lui, et il me jeta pour semonce à la tête : Que j’eusse à me montrer devant lui dans huit jours avec un habit convenable et décent, ou qu’autrement il prononcerait sans rémission l’arrêt de mon expulsion de l’Université ! — C’est aujourd’hui que le délai de huit jours expire ! — Oh ! infortuné que je suis ! — Ô maudit Prosper Alpanus !

» Arrête ! mon cher Fabian, s’écria Balthasar, ne t’emporte pas contre mon bon oncle bien-aimé, qui m’a fait don d’une jolie maison de campagne. Je t’assure qu’il n’a pas non plus contre toi de méchantes intentions, quoiqu’il t’ait puni, je dois l’avouer, bien rigoureusement de tes procédés indiscrets à son égard. Mais j’apporte le remède à ton infortune. Tiens ! il t’envoie cette petite tabatière, qui doit te délivrer de tous tes tourments. »

À ces mots, Balthasar tira de sa poche la petite boite d’écaille qu’il avait reçue de Prosper Alpanus et la présenta à l’inconsolable Fabian.

« À quoi donc peut m’être bon un pareil colifichet ? dit celui-ci, quelle influence une petite tabatière d’écaille peut-elle avoir sur la forme de mes habits ?

» Je n’en sais rien, répliqua Balthasar, mais mon cher oncle ne peut pas vouloir me tromper et ne te trompera pas ; j’ai la plus entière confiance en lui. Ainsi donc, mon cher Fabian, ouvre d’abord la tabatière, voyons ce qu’elle contient. »

Fabian ouvrit la boite, et il en sortit, en se déroulant, un frac noir supérieurement façonné, et du drap le plus fin. Les deux amis ne purent retenir une exclamation de surprise sans égale.

« Ah ! je te comprends, s’écria Balthasar avec enthousiasme, mon bon oncle, mon cher Prosper ! — Cet habit t’ira bien, et va détruire le fatal enchantement. »

Fabian s’empressa d’essayer le bel habit, et, comme Balthasar l’avait prévu, il allait à ravir, mieux qu’aucun de ceux qu’avait jamais possédés Fabian ; et quant au raccourcissement des manches ou à l’allongement des pans, il n’en était plus du tout question.

Transporté d’une joie sans égale, Fabian résolut de courir aussitôt chez le Recteur avec son habit neuf, pour aplanir toutes les difficultés. — Balthasar raconta à son ami tous les détails de son entrevue avec le docteur Alpanus, et comment celui-ci lui avait fourni les moyens de mettre un terme à l’affreux désordre causé par le vilain petit avorton. Fabian, qui était singulièrement changé en ce sens qu’il avait abjuré complètement son pyrrhonisme, exalta outre mesure l’insigne générosité d’Alpanus, et s’offrit à prêter main-forte pour le désensorcèlement du petit Cinabre.

En ce moment, Balthasar aperçut par la fenêtre son ami le référendaire Pulcher, qui d’un air tout contrit allait tourner l’angle de la rue. Fabian, à l’invitation de Balthasar, ouvrit la fenêtre, appela le référendaire, et lui fit signe de monter chez lui.

Le premier mouvement de Pulcher en entrant fut de s’écrier : « Quel délicieux habit tu as là, mon cher Fabian ! » Mais celui-ci lui dit que Balthasar lui expliquerait tout ; et il courut à la hâte chez le Recteur.

Lorsque Balthasar eut raconté en détail au référendaire tout ce qui s’était passé, celui-ci lui dit: « Il est bien temps que l’on frappe d’un coup mortel le maudit démoniaque ! Apprends que c’est aujourd’hui même que doit se célébrer d’une manière solennelle son union avec Candida, et que l’orgueilleux Mosch Terpin donne à cette occasion une fête splendide à laquelle le prince lui-même est invité. C’est justement à la faveur de cette fête que nous devons pénétrer dans la maison du professeur et nous emparer de l’odieux nabot. Il ne manquera pas de lumières dans le salon pour effectuer sans délai la combustion de la fatale mèche de cheveux. »

Les deux amis s’étaient entendus sur les mesures à prendre, lorsque Fabian entra tout rayonnant de plaisir.

« L’influence magique de l’habit s’est admirablement confirmée, dit-il. Dès que j’entrai chez le Recteur, je le vis sourire avec satisfaction. — Ha ! me dit-il, je vois, mon cher Fabian, que vous êtes revenu de votre singulier égarement ! Eh ! des têtes volcaniques comme la vôtre se laissent facilement aller aux extrêmes ! Je n’ai jamais cru que votre conduite fût de l’exaltation religieuse… C’était plutôt un écart de patriotisme faussement compris ; du penchant pour l’extraordinaire appuyé sur l’exemple des héros de l’antiquité. — Ah ! parlez-moi de cela ! un aussi bel habit et aussi bien fait !… Heureux l’état, heureux le monde, quand des jeunes gens au cœur élevé portent de tels habits, avec des basques et des manches aussi bien séantes ! Restez fidèle, Fabian, à tant de sagesse, à une vertu aussi exemplaire : voilà la source du véritable héroïsme ! Le Recteur m’embrassa, pendant que des larmes d’attendrissement lui venaient aux yeux. — Je ne sais pas moi-même comment il arriva que je tirai la petite tabatière d’écaille d’où est sorti cet habit, et dans la poche duquel je l’avais mise. — Permettez ! dit le Recteur en avançant le pouce et l’index joints ensemble. Sans savoir s’il y avait du tabac, j’ouvris la boite : le Recteur y plongea les deux doigts, et, après avoir prisé, il me saisit la main et la serra avec force. Je vis les larmes couler sur ses joues : Noble jeune homme ! me dit-il, l’excellente prise !… Tout est pardonné et oublié : dinez aujourd’hui chez moi ! — Vous voyez, mes amis : toutes mes souffrances sont finies ; et si ce soir nous réussissons, comme nous n’en devons pas douter, à désensorceler l’odieux Cinabre, vous jouirez ainsi que moi d’un parfait bonheur. »

Au milieu du salon de Mosch Terpin, éclairé par cent bougies, le petit Cinabre, en habit écarlate brodé d’or, se balançait arrogamment avec le grand cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons autour du corps, l’épée au côté et le chapeau à plumes sous le bras. Près de lui, la charmante Candida rayonnait de grâce et de jeunesse dans sa riche toilette de mariée. Cinabre avait saisi sa main que, de temps en temps, il pressait sur ses lèvres en ricanant et en grimaçant d’une manière horrible ; et alors une plus vive rougeur passait chaque fois sur les joues de Candida, qui regardait le nain avec l’expression du sentiment le plus tendre. C’était un spectacle repoussant, et il fallait que chacun fût complétement aveuglé par l’enchantement attaché au sieur Cinabre pour ne pas voir avec rage l’infâme fascination de Candida par ce petit drôle, et n’en avoir pas déjà vingt fois tiré vengeance en le jetant dans le feu de la cheminée.

Toute la société était rassemblée en cercle autour des deux fiancés à distance respectueuse. Prince Barsanuph s’était seul approché de Candida, et il s’appliquait à jeter de côté et d’autre des regards prétentieusement gracieux ; mais personne ne paraissait y faire attention. Tous les regards étaient exclusivement occupés du couple, et se fixaient surtout sur les lèvres de Cinabre, d’où s’échappaient par moments quelques murmures inintelligibles, que toute la société accueillait aussitôt d’exclamations admiratives discrètement prononcées.

Le moment était venu où les anneaux de mariage devaient être échangés entre les fiancés. Mosch Terpin s’avançait avec un plateau sur lequel brillaient les deux alliances. — Il toussa. — Cinabre se haussa sur la pointe des pieds autant qu’il put et il atteignait presque au coude de sa future. L’émotion de l’attente était extrême et générale, quand tout-à-coup des voix étrangères retentissent à la porte du salon, qui s’ouvre avec fracas, et Balthasar s’avance accompagné de Pulcher et de Fabian. Ils percent le cercle… « Qu’est-ce que cela ! que veulent ces étrangers ? » s’écrie tout le monde confusément. — Prince Barsanuph crie avec terreur : « Sédition ! rébellion ! — Gardes ! » — Et il saute derrière l’écran de la cheminée dont il se fait un rempart. Mosch Terpin reconnait Balthasar, qui se trouve déjà à côté de Cinabre, et il s’écrie : « Seigneur étudiant ! êtes-vous fou, — avez-vous perdu l’esprit ? Comment osez-vous pénétrer ici, au sein de cette noce ? — Messieurs ! tout le monde ! laquais ! jetez ce manant à la porte ! »

Mais, sans s’inquiéter de rien de tout cela, Balthasar a déjà tiré le lorgnon du docteur, et il examine attentivement la tête de Cinabre. Celui-ci, comme frappé d’une étincelle électrique, pousse un miaulement si aigu, que tout le salon en retentit. Candida tombe évanouie dans un fauteuil, et les groupes du cercle se dissipent comme des flots de sable au gré du vent. — Balthasar voit distinctement la mèche de cheveux couleur de feu, il s’élance et saisit le nain, qui se débat en gigotant, qui le mord et l’égratigne. —

« Empoigne ! empoigne ! » crie Balthasar. Fabian et Pulcher s’emparent du petit et maitrisent tous ses mouvements ; alors Balthasar réunit avec précaution les trois cheveux rouges, les arrache d’une main ferme et d’un seul coup, saute à la cheminée et les jette dans le feu, où ils se consument en pétillant. Puis un coup fulminant se fait entendre, et tout le monde aussitôt se réveille comme d’un long rêve…

Voilà que Cinabre, après s’être péniblement relevé de terre, se met à jurer et à tempêter, en ordonnant qu’on arrête sur-le-champ, qu’on enferme au fond d’un noir cachot les insolents perturbateurs qui avaient osé porter la main sur la personne sacrée du premier ministre ! Mais chacun de se demander réciproquement : « D’où sort donc ce petit drôle de marmouset ? à qui ce petit monstre en a-t-il ? » — Et comme le nabot continue à faire du tapage en frappant de ses petits pieds sur le parquet, et en criant à tue-tête : « C’est moi le ministre Cinabre, le premier ministre Cinabre ! voilà l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons ! » tout le monde éclate à la fois d’un rire fou ; on entoure le nain, les hommes le soulèvent et se le lancent entre eux comme une balle ; il perd son chapeau, son épée, ses souliers, et les vingt boutons sont arrachés l’un après l’autre. — Prince Barsanuph quitte son écran de cheminée, et s’avance à travers le tumulte. Le petit s’écrie alors : « Prince Barsanuph ! — Altesse, sauvez votre ministre, votre favori ! — Au secours ! au secours ! l’état est en danger — le Tigre moucheté de vert ! — Malheur ! — malheur !…»

Le prince jette sur le nain un regard courroucé, et marche précipitamment vers la porte. Mosch Terpin s’offre à sa rencontre : il le saisit, l’attire à l’écart, et dit avec des regards enflammés de colère : « Vous avez donc le front de vouloir faire jouer une sotte parade devant votre prince, devant votre honorable souverain ? Vous me priez d’assister au mariage de votre fille avec mon digne ministre Cinabre, et à la place de mon ministre, je trouve ici un affreux pygmée que vous avez affublé de riches vêtements ! — Monsieur ! savez-vous qu’une pareille plaisanterie est un crime de haute trahison, et que je vous ferais punir sévèrement si vous n’étiez pas un homme tout-à-fait stupide, dont la place est dans une maison de fous. — Je vous destitue de l’emploi de directeur-général des choses naturelles, et je vous défends toutes études ultérieures dans ma cave. — Adieu ! »

Et il sortit avec impétuosité.

Mais, tremblant de fureur, Mosch Terpin se précipite sur le nain, il le saisit par ses longs cheveux hérissés, et court vers la fenêtre : « Par la fenêtre ! s’écrie-t-il, infâme avorton ! maudit poucet qui m’as trompé si ignominieusement, qui m’as fait perdre tout le bonheur de ma vie ! »

Il allait lancer le petit par une fenêtre ouverte, quand l’inspecteur du cabinet de zoologie qui se trouvait là, s’élança avec la rapidité de l’éclair et arracha le pauvre nain des mains du professeur. « Arrêtez ! monsieur le professeur, lui dit-il, n’attentez pas à une propriété nationale. Ce n’est pas un avorton, c’est le mycète Belzebub, simia Belzebub, qui s’est échappé de la ménagerie.

« Simia Belzebub ! simia Belzebub ! répétait-on de tous côtés avec des éclats de rire intarissables. Mais à peine l’inspecteur eut-il examiné de près le nain qu’il avait dans les bras, qu’il s’écria avec dépit: « Que vois-je ? — Mais non, ce n’est pas le singe Belzebub : c’est une affreuse et sale mandragore ! Fi ! » Et il rejeta son fardeau au beau milieu du salon.

Les rires moqueurs de toute l’assemblée devinrent encore plus impitoyables. Mais le petit parvint à s’échapper par la porte en piaillant et grognant. Il descendit l’escalier, et courut vers sa maison, sans qu’un seul de ses domestiques l’eût entrevu.

Pendant que tout cela se passait dans le salon, Balthasar était entré dans le cabinet où il avait vu transporter Candida évanouie. Là, il se jeta à ses pieds, pressa ses mains sur ses lèvres, et lui prodigua les noms les plus tendres. Enfin, elle revint à elle en poussant un profond soupir ; et, lorsqu’elle aperçut Balthasar, elle s’écria avec ravissement : « Est-ce toi ! te voilà donc enfin, mon bien-aimé Balthasar ! Ah ! j’ai failli mourir d’amour et de langueur !… toujours, toujours résonnaient à mon oreille les doux accords du Rossignol pour lequel la Rose purpurine, consumée de désirs, épanche le sang de son propre cœur ! »

Elle raconta alors comment, dans un funeste égarement d’esprit, sous la fascination d’un mauvais rêve, il lui avait semblé sentir son cœur envahi par un affreux démon auquel une puissance irrésistible l’avait obligée de donner son amour ; que ce démon ou ce spectre savait usurper les traits et la parfaite ressemblance de son Balthasar ; et que bien qu’elle reconnût, en concentrant fortement sa pensée sur Balthasar, que ce n’était pas lui en réalité, elle imaginait pourtant, par une influence inexplicable, qu’elle devait aimer cet imposteur ensorcelé, précisément par attachement pour Balthasar.

Celui-ci lui donna quelques brefs éclaircissements, de manière à ménager ses sens déjà si cruellement troublés ; puis, comme il arrive d’ordinaire entre amoureux, survinrent mille protestations, mille serments d’amour et de constance éternelle. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, s’embrassèrent avec toute l’ardeur de la plus violente passion, et tous deux, dans l’extase d’une délicieuse sympathie, se croyaient transportés au septième ciel.

Mosch Terpin entra dans la chambre en se lamentant et en se tordant les mains, suivi de Pulcher et de Fabian, qui faisaient de vains efforts pour le consoler.

« Non ! s’écriait Mosch Terpin, je suis un homme perdu sans ressource. — Plus directeur-général des choses naturelles. — Plus d’études dans la cave du prince ! — Une disgrâce totale ! J’espérais devenir chevalier du Tigre moucheté de vert avec cinq boutons au moins. Tout est fini ! — Que dira son Excellence le digne ministre Cinabre, s’il apprend que j’ai pris pour lui un vil magot, simia Belzelub caudâ prehensili, ou je ne sais quoi encore ! Ô mon Dieu, sa haine aussi va peser sur moi. — Alicante ! Alicante ! !…

» Mais, mon cher professeur, lui disaient les jeunes gens pour le consoler, estimable directeur-général, réfléchissez donc qu’il n’y a plus du tout de ministre Cinabre. — Vous n’avez rien à vous reprocher. Le nabot contrefait nous a trompés nous tous aussi bien que vous-même, grâce au don magique que lui avait octroyé la fée Rosabelverde. »

Balthasar raconta alors comment tout s’était passé dès l’origine. Le professeur écouta de toutes ses oreilles le récit de l’étudiant, et il s’écria à la fin : « Suis-je bien éveillé ? ou est-ce un rêve que je fais ! — Des sortilèges ! des magiciens ! des fées ! des sympathies ! des miroirs magiques ! dois-je croire à de pareilles absurdités ?

» Ah, mon très-cher professeur ! interrompit Fabian, si vous aviez porté comme moi, durant quelques jours seulement, un habit à queue trainante et aux manches remontées, vous croiriez à tout sans hésiter, et vous auriez de la foi de reste !

» Oui ! s’écria Mosch Terpin, oui, en effet ! j’ai été trompé par un monstre ensorcelé. — Mes pieds ne touchent plus la terre, je flotte dans l’air, je m’élève au plafond. Prosper Alpanus, viens me chercher : je sors à cheval sur un papillon, — je me fais friser par la fée Rosabelverde, la chanoinesse de Rosebelle, — je deviens ministre ! — roi — empereur ! »

Et il sautait et gambadait avec des rires et des transports de joie si frénétiques, que tout le monde craignait pour sa raison, jusqu’à ce qu’enfin il tomba dans un fauteuil complètement épuisé. Alors Candida et Balthasar s’approchèrent de lui. Ils lui dirent comment ils s’aimaient d’un amour extrême, d’une ardeur nonpareille, au point qu’ils ne pouvaient pas désormais vivre l’un sans l’autre. Rien n’était plus touchant à entendre, et Mosch Terpin lui-même répandit quelques larmes. « Tout ce que vous voudrez, enfants ! dit-il ensuite avec une émotion croissante ; mariez-vous, aimez-vous, mourez de faim ensemble : car je ne donne pas un denier à Candida.

» Quant à avoir faim, dit Balthasar en souriant, j’espère convaincre dès demain monsieur le professeur qu’il ne sera jamais sans doute question de cela, attendu que mon oncle Prosper Alpanus y a suffisamment pourvu.

» Eh bien, mon cher fils, dit le professeur d’une voix faible, prouve-moi donc cela, si tu le peux, demain, entends-tu ; car si je ne dois pas devenir fou, et pour empêcher que ma tête n’éclate tout-à-l’heure, il faut que j’aille me mettre au lit sur-le-champ ! »

Ce que fit le professeur immédiatement.
NEUVIÈME CHAPITRE.

Embarras d’un fidèle valet de chambre. — Comment la vieille Lise provoqua une émeute, et où le ministre Cinabre glissa par mégarde en s’enfuyant. — De quelle manière remarquable le premier médecin du prince expliqua la mort subite de Cinabre. — Comme quoi prince Barsanuph s’affligea, puis mangea des oignons crus, et comme quoi la perte de Cinabre resta irréparable.

La voiture du ministre Cinabre l’avait attendu en vain presque toute la nuit devant la maison de Mosch Terpin. On assurait de tous côtés au chasseur que son Excellence devait avoir quitté la société depuis long-temps, et celui-ci prétendait au contraire que cela était tout-à-fait invraisemblable, attendu que son Excellence n’aurait sans doute pas regagné son hôtel à pied à travers la pluie et l’orage. Lorsqu’enfin toutes les lumières furent éteintes et les portes fermées, il fallut bien que le chasseur partit avec la voiture vide. Mais à peine arrivé à l’hôtel du ministre, il réveilla aussitôt le valet de chambre pour qu’il lui dit, au nom du ciel ! si le ministre était rentré chez lui, et de quelle manière.

« Son Excellence, répliqua le valet de chambre doucement à l’oreille du chasseur, est rentrée hier à la nuit close, cela est positif : elle est au lit et dort. Mais, — ô mon bon chasseur ! — comment ! en quel état ! — Je vais tout vous raconter ; mais surtout motus ! — Je suis un homme perdu si son Excellence apprend que c’était moi qui étais dans le corridor obscur ! Ah, je perdrais ma place ! car son Excellence est, à la vérité, de petite taille, mais d’un caractère emporté et rageur au dernier point. Elle s’irrite pour peu de chose, et, dans la fureur, ne se connait plus. Hier même, elle a passé son épée nue et acérée au travers du corps d’une pauvre souris qui avait eu l’impudence de venir gambader au milieu de la chambre à coucher de son Excellence. — C’est bon ! — Donc, hier au soir, à la tombée de la nuit, je mets mon petit manteau et je veux tout doucement me faufiler dans l’arrière-boutique du marchand de vin pour y faire une partie de trictrac ; mais je vois s’agiter et se trémousser devant moi sur l’escalier quelque chose qui vient se jeter dans mes jambes à l’entrée du corridor noir, et qui, se roulant à terre, pousse un cri de chat perçant, et grogne ensuite comme… ô mon Dieu ! — chasseur ! tenez bien votre langue, mon généreux ami ! autrement c’est fait de moi !… approchez-vous un peu : — et grogne ensuite comme notre gracieuse Excellence a l’habitude de faire quand le cuisinier a laissé brûler le rôti de veau, ou bien quand quelque autre affaire d’état vient l’indisposer. »

Le valet de chambre avait soufflé ces derniers mots dans l’oreille du chasseur en tenant sa main devant sa bouche. Le chasseur recula de deux pas, prit une physionomie réfléchie, et s’écria : « Est-il possible ! —

» Oui, reprit le valet de chambre, c’était indubitablement notre gracieuse Excellence que j’ai sentie me passer entre les jambes dans le corridor noir. J’entendis après distinctement sa Grâce pousser violemment les chaises, et ouvrir l’une après l’autre les portes des appartements, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à sa chambre à coucher. Je n’osai pas la suivre ; mais au bout de deux petites heures environ, je me glissai près de sa porte, et je prêtai une oreille attentive. La digne Excellence ronflait absolument de la même manière qu’elle a coutume de le faire lorsqu’il se prépare quelque grand événement. — Chasseur ! il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que ne le rêve notre sagesse ! J’ai entendu dire cela une fois sur le théâtre par un prince mélancolique tout vêtu de noir, et qui avait grand’peur d’un autre homme habillé de carton gris[10]. — Chasseur ! — Il est arrivé hier quelque chose de surnaturel qui a déterminé son Excellence à rentrer au logis. Le prince est allé chez le professeur : peut-être a-t-il dans la conversation manifesté quelque désir, mis en avant l’idée de quelque jolie réforme, — et le ministre de s’en occuper aussitôt, de quitter la noce, et de venir se mettre au travail pour le bien du gouvernement. Je m’en suis tout de suite convaincu à son ronflement. Oui, quelque événement important, décisif, se prépare. — Ô chasseur ! qui sait si tôt ou tard nous n’en reviendrons pas à porter des queues ! — Quoi qu’il en soit, cher ami, descendons pour guetter, en fidèles serviteurs, à la porte de la chambre à coucher de son Excellence, si elle repose toujours tranquillement, tandis que s’élaborent et mûrissent ses pensées intérieures. »

Tous les deux, le valet de chambre et le chasseur, se glissèrent jusqu’à la porte et prêtèrent l’oreille. Cinabre bourdonnait en nasillant comme un tuyau d’orgue, et sifflait dans les tons les plus variés et les plus étranges. Les deux domestiques restaient immobiles dans un respectueux silence ; et le valet de chambre dit avec une émotion profonde : « C’est pourtant un grand homme que notre gracieux maître le ministre ! »

Dès le grand matin, un violent tumulte vint troubler la paix de l’hôtel. Une vieille paysanne, grotesquement accoutrée d’habits de fête fanés depuis longtemps, s’était introduite dans la maison et avait demandé au portier de la conduire immédiatement auprès de son cher enfant, petit Zach. Le portier lui avait signifié que c’était son Excellence monsieur le ministre Cinabre, chevalier de l’ordre du Tigre moucheté de vert avec vingt boutons, qui habitait l’hôtel, et que personne parmi les gens de service ne se nommait ni ne se faisait appeler petit Zach. Alors cette femme s’était écriée avec les témoignages d’une joie extravagante que monsieur le ministre Cinabre avec ses vingt boutons était précisément son cher mignon de fils, petit Zach. Aux cris retentissants de la femme, aux jurements du portier, toute la maison était accourue, et le tapage devint de plus en plus fort. Quand le valet de chambre descendit pour chasser ceux qui troublaient aussi impudemment le sommeil matinal de son Excellence, on venait de jeter hors de l’hôtel la paysanne, que chacun prenait pour une folle.

Mais elle alla s’asseoir alors sur les marches de pierre de la maison en face, et elle se lamentait, en sanglottant, de ce que ces grossiers domestiques de l’hôtel ne voulaient pas la laisser pénétrer auprès de son petit Zach, devenu premier ministre. Il se rassembla peu à peu un grand concours de monde autour d’elle, et elle répétait incessamment que le ministre Cinabre n’était autre que son fils, qu’elle appelait dans son enfance petit Zach, tant et si bien que les gens ne savaient plus à la fin s’ils devaient la croire vraiment folle, ou s’il ne fallait pas soupçonner un fondement de réalité dans ses discours.

La femme ne détournait pas les yeux des fenêtres de Cinabre. Tout-à-coup elle partit d’un bruyant éclat de rire, frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria au comble de la joie : « Le voilà mon petit bout d’homme chéri, mon petit farfadet, mon fillot. — Bonjour, petit Zach ! » Tous les assistants levèrent les yeux ; et lorsque l’exigu ministre, avec son habit écarlate brodé, le corps ceint du cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert, apparut à leurs yeux derrière la croisée de niveau avec le plafond, de sorte que toute sa personne était visible à travers les larges carreaux, tous se mirent à rire aux éclats et à crier à l’envi : « Petit Zach ! — petit Zach ! ha ! voyez-donc ce petit babouin harnaché ! — le pitoyable avorton, — la laide mandragore. — Petit Zach ! — petit Zach ! »

Le portier et tous les domestiques de Cinabre sortirent de l’hôtel pour voir ce qui causait parmi la foule cette gaîté délirante. Mais ils n’eurent pas plus tôt aperçu leur maître, qu’ils crièrent encore plus fort que les autres en riant à gorge déployée: « Petit Zach ! — petit Zach ! — sapajou ! — poucet ! — mandragore ! »

Le ministre parut alors seulement s’apercevoir que le sujet de ce tumulte étourdissant n’était autre que sa propre personne. Il ouvrit la croisée d’un mouvement impétueux, et, jetant en bas des regards étincelants de colére, il cria, tempêta, bondit comme un furieux, et menaça tout le monde de la garde, de la police, de la prison et du cachot.

Mais plus l’Excellence s’abandonnait aux transports de son courroux, plus les rires et le tapage devenaient intenses. La foule en vint bientôt à jeter contre l’infortuné Cinabre des pierres, des pommes, des légumes, tout ce qui se trouvait à portée. Le ministre fut obligé de battre en retraite.

« Dieu du ciel ! s’écria le valet de chambre effrayé, mais c’est à la fenêtre de la chambre de son Excellence que l’affreuse petite pécore s’est montrée. Qu’est-ce que cela signifie ? — Comment ce nabot ensorcelé a-t-il pu pénétrer jusque-là ? » Il court promplement en haut, mais la chambre du ministre est, comme auparavant, solidement fermée. Il se hasarde à frapper légèrement… Pas de réponse ! —

Sur ces entrefaites, le ciel sait à quel propos, de sourdes rumeurs commençaient à accréditer parmi le peuple la nouvelle que l’homoncule risible qui venait de paraître à la croisée était bien réellement petit Zach qui avait usurpé le nom orgueilleux de Cinabre, et ne devait son élévation qu’à mille autres mensonges et fraudes infâmes. On entendait retentir avec une violence croissante les cris de « À bas ! à bas le petit monstre ! il faut le dépouiller de l’habit de ministre à coups de verge, l’enfermer dans une cage et le montrer à la foire pour de l’argent ! — ou lui coller sur le corps des feuilles de papier doré et en faire un jouet pour les enfants ! — Montons ! montons ! » — Et la foule se précipita dans la cour de l’hôtel.

Le valet de chambre se tordait les mains de désespoir : « Rébellion, — une émeute ! — Excellence ! ouvrez, — sauvez-vous ! » criait-il. Mais pas de réponse. Il crut distinguer seulement un faible gémissement.

La porte intérieure de la maison fut brisée : le peuple montait l’escalier avec grand bruit et des rires farouches.

« Maintenant il y va de la vie ! » cria le valet de chambre. Et il se rua de toutes ses forces contre la porte, qui sauta hors des gonds avec fracas. — Point d’excellence ! — point de Cinabre ! —

« Excellence ! — très-gracieuse Excellence, n’entendez-vous pas les séditeux ! — Excellence ! — très-gracieuse Excellence, où êtes-vous donc fourrée, de par tous les… Que Dieu m’absolve de ce péché ! — mais où avez-vous daigné vous retirer ? »

Ainsi criait le valet de chambre en parcourant tout effaré les appartements. Mais nulle part de réponse, pas le moindre bruit. L’écho moqueur des hauts lambris de marbre répondait seul à sa voix. Cinabre semblait avoir disparu sans laisser de trace ni d’ombre. — Le calme était rétabli au-dehors ; le valet de chambre entendit la voix sonore et imposante d’une femme qui haranguait le peuple, et il vit, en jetant les yeux par une fenêtre, des groupes nombreux quitter l’hôtel en chuchottant à voix basse, et en jetant derrière eux des regards pensifs.

« L’émeute paraît apaisée, dit le valet de chambre, maintenant sa gracieuse Excellence sortira de sa cachette. » Il retourna dans la chambre à coucher, supposant que le ministre ne pouvait être que là.

Après avoir regardé partout d’un œil scrutateur, il aperçut enfin deux petites jambes minces et raides sortant d’un joli vase à anses et en argent qui restait toujours auprès de la toilette, et auquel le ministre attachait beaucoup de prix, parce que c’était un présent qu’il avait reçu du prince.

« Dieu ! — Dieu ! s’écria le valet de chambre consterné, Dieu ! — Dieu ! si je ne me trompe, voilà des petites jambes qui appartiennent à son Excellence monsieur le ministre Cinabre, mon gracieux maître ! » Il approcha, et, frissonnant d’un mortel effroi, il cria en se baissant : « Excellence ! — Excellence ! — au nom du ciel ! que faites-vous… que faites-vous, enfoncé là-dedans ! »

Mais, comme Cinabre restait silencieux, le valet de chambre comprit quel danger menaçait d’engloutir son Excellence, et qu’il était temps de mettre toute étiquette de côté. Il saisit donc Cinabre par ses petites jambes, et le retira… hélas ! mort. Morte était la petite Excellence !

Le valet de chambre éclata en bruyants sanglots ; le chasseur, tous les domestiques accoururent, on vola chercher le médecin en titre du prince. En attendant, le valet de chambre essuya son pauvre malheureux maître avec force serviettes blanches, il le mit sur le lit et le couvrit de coussins de plume et de soie, de sorte que sa petite figure ridée était seule visible.

Alors parut la demoiselle de Rosebelle. Elle avait d’abord, Dieu sait comment ! apaisé la fureur du peuple. Elle s’approcha du nain inanimé, suivie de la vieille Lise, la propre mère de petit Zach. — La mort avait réellement imprimé aux traits de Cinabre un charme qu’ils n’avaient jamais eu durant toute sa vie. Ses paupières étaient abaissées sur ses yeux, son petit nez était aminci et très-blanc, sa bouche faiblement contractée simulait l’expression du sourire, et, par-dessus tout, ses cheveux, d’un brun foucé, retombaient autour de sa tête en boucles soyeuses et magnifiques. La chanoinesse passa sa main sur la tête du nain, et aussitôt une ligne rouge brilla d’une faible lueur sous ses doigts.

« Ha ! s’écria la demoiselle les yeux rayonnants de plaisir, ha, Prosper Alpanus ! grand maître ! tu tiens parole. — Il a expié à présent tous les torts de sa destinée !…

— » Ah ! dit la vieille Lise, ah, mon bon Seigneur ! ce n’est certainement pas là mon petit Zach : il n’a jamais été aussi gentil. Je suis donc venue ici bien inutilement, et vous ne m’avez guère donné un bon conseil, ma digne demoiselle !

» Trêve de murmures ! vieille ! répliqua la chanoinesse. Si vous aviez seulement suivi fidèlement mes instructions, et si vous n’aviez pas voulu pénétrer dans cette maison avant mon arrivée, tout se serait arrangé à souhait pour vous. — Je vous répète que le pauvre petit étendu mort sur ce lit est positivement et indubitablement votre fils petit Zach.

» Alors, s’écria la vieille avec des regards de convoitise, si la petite Excellence est véritablement mon fils, j’hérite sans doute de toutes les belles choses que je vois autour de nous, de la maison entière, et de tout ce qui est dedans ?

» Non ! dit la demoiselle. Maintenant c’en est fait : vous avez perdu l’occasion de gagner du bien et de l’argent. Je vous l’ai bien prédit : votre destin n’est pas de devenir riche.

» Est-ce que je ne peux pas, reprit la pauvre femme les larmes aux yeux, est-ce que je ne peux pas du moins prendre mon pauvre petit homme dans mon tablier et l’emporter à la maison ? Notre monsieur le pasteur a tant de jolis oiseaux et de petits écureuils empaillés : il me fera empailler mon petit Zach, et je le mettrai sur mon buffet comme le voilà, avec son habit rouge, ce large ruban, et cette grande étoile qu’il a sur la poitrine ; j’en mirais ainsi un souvenir éternel.

» Voilà, s’écria la chanoinesse à moitié de mauvaise humeur, une idée tout-à-fait ridicule. Cela ne se peut pas ! »

Alors la vieille se mit à gémir et à se lamenter. « Qu’est-ce que j’ai gagné, disait-elle en sanglottant, à ce que mon petit Zach soit parvenu à de si grands honneurs et à tant d’opulence ? — Ah ! s’il était resté avec moi, si je l’avais élevé dans mon humble et pauvre condition, jamais il ne serait tombé dans cette maudite machine en argent, il vivrait encore, et il aurait peut-être attiré sur moi la faveur du sort et la bénédiction du ciel. En le portant dans ma hotte quand j’allais au bois, j’aurais excité la compassion des passants, et l’on m’aurait sans doute jeté maintes petites pièces de monnaie ; mais à présent !… »

Des pas se firent entendre dans l’antichambre. La chanoinesse poussa la vieille dehors en lui recommandant de l’attendre en bas devant la porte, et lui promettant de l’instruire, avant son départ, d’un moyen infaillible pour mettre d’un seul coup un terme à ses soucis et à ses misères.

Ensuite Rosabelverde s’approcha encore une fois tout près du nain, et elle dit d’une voix attendrie et émue de pitié profonde :

« Pauvre Zach ! — rebut d’une nature marâtre ! — j’avais eu de bonnes intentions à ton égard : peut-être y a-t-il eu de la folie de ma part à penser que le don précieux dont je te gratifiais influerait sur ton esprit et réveillerait en toi une voix qui te dirait : tu n’es pas celui pour qui l’on te prend, mais efforce-toi d’égaler en mérite ceux au-dessus de qui tu t’élèves, toi créature infime et débile, en empruntant leurs propres ailes. — Hélas ! ta conscience est restée muette, ton intelligence obscurcie n’a pas pu s’affranchir de ses langes, tu es resté entravé dans tes habitudes grossières et ton naturel stupide ! — Ah ! si tu avais su te corriger le moins du monde de ta rusticité native, tu aurais échappé à cette mort ignominieuse ! — Prosper Alpanus a fait en sorte que tu produises encore, après ta mort, aux yeux d’autrui la même illusion dont ma puissante faveur t’avait fait profiter durant ta vie. — Si je devais au moins te voir renaître sous la forme d’un joli scarabée, d’une agile souris ou d’un adroit écureuil, combien je serais contente ! — Dors en paix, petit Zach !… »

Au moment où la fée Rosabelverde quittait la chambre, le médecin du prince parut avec le valet de chambre.

« Au nom du ciel ! » s’écria le médecin à la vue de Cinabre mort, et après s’être assuré qu’aucun expédient n’était capable de le rappeler à la vie, « au nom du ciel ! comment cela est-il arrivé, seigneur camérier ?

» Ah ! répliqua celui-ci, ah, cher monsieur le docteur ! la sédition ou la révolution, c’est tout un, comme il vous plaira, faisait son train dans le vestibule avec un bacchanal effrayant : son Excellence, en peine pour sa précieuse vie, cherchait sans doute un refuge dans sa toilette, elle aura glissé, et…

» Ainsi, dit le docteur d’une voix émue et solennelle, le ministre est mort par la peur de mourir ! »

La porte s’ouvrit, et prince Barsanuph entra impétueusement dans la chambre, le visage blême, suivi de sept chambellans plus blêmes encore.

« Est-il vrai, est-il donc vrai ? » s’écria le prince. Mais il n’eut pas plus tôt aperçu le cadavre qu’il recula, et dit en levant les yeux au ciel avec l’expression de la plus amère douleur : « Ô Cinabre !… » Les sept chambellans s’écrièrent de même après lui : « Ô Cinabre !… » Et à l’exemple du prince, ils tirèrent leurs mouchoirs dont ils se voilèrent les yeux.

« Quelle perte ! reprit le prince après une pause de muet désespoir, quelle perte irréparable pour l’état ! où trouver un homme capable de porter l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons avec la dignité de mon cher Cinabre ! — Premier médecin ! et vous avez pu me le laisser mourir !… Dites-moi. — Comment cela est-il arrivé ? comment cela s’est-il fait ? quelle a été la cause… de quoi est mort cet homme incomparable ? » —

Le premier médecin contempla long-temps le défunt ; il le tâta à diverses places où les battements du pouls étaient autrefois sensibles ; il passa et repassa la main sur la tête de Cinabre, puis il toussa, et dit enfin : « Mon très-gracieux seigneur, si je devais me borner à effleurer la superficie des choses, je pourrais dire que le ministre est mort d’une privation complète de la faculté de respirer ; que cette privation est venue de l’impossibilité de reprendre haleine, et que cette impossibilité elle-même n’a résulté que de l’élément ou de l’humeur ambiante, dans laquelle le ministre est tombé. Je pourrais donc établir, pour ainsi dire, que le ministre est mort d’une mort humoristique. Mais loin de moi une telle sécheresse, loin de moi la manie de vouloir expliquer par de vains principes physiques ce qui ne trouve son fondement naturel et incontestable que dans le domaine du spiritualisme. — Mon gracieux souverain ! que la parole de l’homme soit libre : — le premier germe de mort, le ministre l’a trouvé dans l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons.

» Comment ! s’écria le prince en jetant au médecin en titre des regards enflammés de colére, comment ! que dites-vous ? — l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons, que le défunt portait pour le salut de l’état avec tant de grâce, tant de dignité ? la première cause de sa mort ! — Prouvez-moi cela, ou… Chambellans ! qu’en dites-vous ?

» Il faut qu’il prouve, il faut qu’il prouve ! s’écrièrent les sept pâles chambellans, ou… » Et le premier médecin poursuivit :

« Je le prouverai, mon très-gracieux et très-excellent prince, ainsi donc point d’ou… Voici ce qui en est : La plaque de l’ordre suspendue au cordon, et surtout les boutons sur le dos, agissaient pernicieusement sur les ganglions de l’épine dorsale. En même temps, l’étoile de l’ordre causait une douloureuse pression sur cette région noueuse et filamenteuse située près de l’artère mésentérique supérieure, au-dessous du diaphragme, et que nous appelons le plexus solaire, partie prédominante du système nerveux dans l’ordre des fonctions organiques.

» Cet organe dominant est dans un rapport sympathique très-complexe avec le système cérébral, et naturellement le cerveau reçoit une impression funeste des mêmes lésions dont les ganglions ont à souffrir. Or, n’est-ce pas l’action libre et normale du système cérébral, résultant de la concentration parfaite de mille rayons divergents en un foyer central, qui constitue la conscience et l’individualité ? N’est-ce pas dans la double activité des deux sphères, dans l’exercice simultané des systèmes ganglionaire et cérébral que consiste le phénomène de la vie ? — Eh bien, l’atteinte susdite troubla, pervertit chez le ministre les fonctions de l’organisme pensant. D’abord survinrent dans son esprit de sombres réflexions, l’idée pénible de voir méconnu le sacrifice qu’il s’imposait pour le bien de l’état, en gardant cet insigne aussi préjudiciable à sa santé, etc., etc. — Bref, cette influence nuisible acquit de jour en jour plus de gravité, jusqu’au moment où un désaccord total entre les systèmes cérébral et ganglionaire amena enfin une atrophie complète de la conscience, une démission absolue de la personnalité. Or, cette phase extrême, nous la désignons par le mot de mort. — Oui, très-gracieux seigneur ! déjà le sentiment du moi était annihilé dans le digne ministre Cinabre, et il était donc déjà raide mort, lorsqu’il tomba dans le vase fatal. Ainsi, sa mort n’a pas eu une cause physique, mais une cause psychique des plus abstraites.

» Premier médecin ! dit le prince avec humeur, voilà une demi-heure que dure votre bavardage, et je veux être damné si j’en ai compris une syllabe. Que voulez-vous dire par cette distinction du physique et du psychique ?

» Le principe physique, reprit le médecin, est la condition de la vie purement végétative ; le psychique, au contraire, implique l’idée de l’organisme humain, dont le caractère essentiel et vital réside dans l’âme, dans la faculté de penser.

» Je ne vous comprends pas davantage, homme incompréhensible ! s’écria le prince au comble de la mauvaise humeur.

» Je veux dire, altesse, dit le médecin, que le physique ne s’entend que de la vie purement végétative, telle qu’elle a lieu dans les plantes, et abstraction faite de la faculté pensante, tandis que le psychique se rapporte aux fonctions de l’intelligence. Or, comme celles-ci prédominent dans l’organisme humain, c’est d’elles, de l’esprit que le médecin doit toujours s’occuper en premier lieu, en ne considérant le corps que comme un humble vassal de l’esprit, fait pour se soumettre dès que le maître le veut.

» Hoho ! s’écria le prince, hoho ! premier médecin ! n’allons pas si loin ! — soignez mon corps et laissez mon esprit tranquille. Celui-ci ne m’a jamais incommodé. En vérité, premier médecin, vous êtes singulièrement obscur ; et si je n’étais pas là près du cadavre de mon ministre, et livré à mon émotion, je sais bien ce que je ferais ! — Eh bien ! Chambellans ! répandons encore ici quelques larmes à l’intention du défunt ; et nous irons après nous mettre à table. »

Le prince mit son mouchoir sur ses yeux et sanglotta : les chambellans firent de même, et puis ils partirent tous.

Devant la porte de l’hôtel se tenait la vieille Lise portant à son bras plusieurs rangées d’oignons d’un jaune doré, et les plus beaux que l’on pût voir. Le regard du prince tomba par hasard sur ces oignons : il s’arrêta, la tristesse disparut de son visage, et il dit avec un sourire gracieux et bienveillant : « Je n’ai de ma vie en vérité vu d’aussi magnifiques oignons, ils doivent avoir le goût le plus exquis. Sont-ils à vendre, ma bonne femme ?

» Oh oui ! très-gracieuse altesse ! répliqua Lise en faisant une profonde révérence, c’est avec ce commerce que je gagne ma vie, et bien péniblement, même dans les meilleurs jours. — Ah, le miel-vierge n’est pas plus doux : vous plairait-il en goûter, mon gracieux seigneur ? »

En même temps, elle présenta au prince une rangée de ses oignons les plus gros et les plus brillants. Celui-ci la prit en souriant, y porta les dents, et puis s’écria : « Chambellans ! que l’un de vous me prête son eustache ! » Quand il eut reçu le couteau, le prince pela un des oignons nettement et proprement, et il goûta de la pulpe. — « Quel goût ! quelle suavité ! quel parfum ! quel feu ! s’écria-t-il les yeux brillants de plaisir. Oui, il me semble en cet instant que je vois devant moi mon cher Cinabre défunt qui me fait signe et me dit à voix basse : « Achetez, mangez ces oignons, mon prince : le salut de l’état l’exige. »

Le prince jeta deux ou trois pièces d’or dans la main de la vieille Lise, et il fallut que les chambellans missent chacun dans leurs poches des rangées entières d’oignons. En outre, il ordonna que Lise serait exclusivement chargée de la fourniture des oignons destinés aux déjeuners du palais. C’est ainsi que la mère de petit Zach, sans devenir précisément riche, se vit désormais à l’abri de la misère et de la détresse ; et c’était bien certainement à quelque enchantement secret de la bonne fée Rosabelverde qu’elle en était redevable.

Les funérailles du ministre Cinabre offrirent un des plus pompeux spectacles qu’on eût jamais vus à Kerepes. Le prince, tous les chevaliers du Tigre moucheté de vert suivirent le convoi en grand costume de deuil. Toutes les cloches furent sonnées, et l’on tira même à plusieurs reprises deux gros mortiers que le prince avait fait faire à grands frais pour servir aux feux d’artifice. Les bourgeois, le peuple, tous pleuraient et se lamentaient de ce que l’état avait perdu son plus ferme soutien, et désespéraient de voir jamais arriver au timon du gouvernement un homme doué d’une capacité aussi rare, d’un zèle aussi infatigable pour le bien universel, d’un caractère aussi bienveillant et aussi magnanime que l’était Cinabre.

En effet, sa perte resta irréparable. Car il ne se retrouva plus jamais un ministre, au buste duquel le cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert avec vingt boutons pût s’adapter aussi bien qu’à l’inoubliable défunt Cinabre !
DERNIER CHAPITRE.

Tristes prières de l’auteur. — Comment le professeur Mosch Terpin se calma, et comme quoi Candida fut préservée de tout accès de mauvaise humeur. — Comme quoi un scarabée doré bourdonna quelque chose à l’oreille du docteur Prosper Alpanus, comment celui-ci prit congé, et comme quoi Balthasar vécut dans une heureuse union.

Nous voici arrivés au terme où celui qui écrit pour toi ces feuilles, bien-aimé lecteur, va se séparer de toi, et il se sent ému de tristesse à cette pensée ! — Il aurait encore beaucoup à te raconter sur les faits et gestes remarquables du sieur Cinabre, et il y aurait pris un vif plaisir, tant il a travaillé à cette histoire avec prédilection et d’inspiration spontanée. Cependant ! en jetant un coup d’œil rétrospectif sur tous les événements relatés et mentionnés dans les neuf chapitres qui précédent, il sent bien qu’il s’y trouve déjà tant de choses bizarres, merveilleuses et qu’une raison à jeun ne saurait admettre, qu’il courrait le danger, s’il en multipliait encore le nombre, d’abuser de ton indulgence et de se brouiller tout-à-fait avec toi, lecteur bien-aimé ! Mais avec le trouble et la tristesse qu’il a ressentis en écrivant ces mots : dernier chapitre, il t’adresse une prière : c’est de vouloir bien, par grâce, envisager d’un œil indulgent, et même favoriser d’un accueil familier les étranges figures qu’a suggérées au poète cet esprit capricieux appelé Phantasus, dont il a suivi peut-être avec trop d’abandon l’humeur bizarre et excentrique. N’en garde donc pas rancune ni au poète, ni à l’esprit fantastique. — Si tu as souri parfois, en toi-même, à tel ou tel passage, tu étais alors, ami lecteur, dans la disposition d’esprit joyeuse et naïve où te souhaitait dès son début l’auteur de ce récit ; et dès-lors, il l’espère du moins, tu lui pardonneras à cause de cela bien des écarts ! —

À la vérité, l’histoire aurait pu finir par la mort tragique du petit Cinabre ; mais n’est-il pas plus agréable de la clore par une joyeuse noce au lieu de tristes funérailles ?

Qu’il soit donc encore brièvement question de la charmante Candida et de l’heureux Balthasar.

Le professeur était autrefois un homme éclairé et judicieux, habitué, depuis bien des années, à ne s’étonner de rien au monde, conformément au précepte du sage : Nil admirari ! Mais il advint alors que, regardant toute sa science comme non avenue, et tombant à chaque pas et à tout propos de surprise en surprise, il finit par ne plus savoir même s’il était bien réellement le professeur Mosch Terpin qui avait autrefois dirigé les affaires naturelles du royaume, et par douter s’il marchait encore sur ses propres pieds autrement que la tête en bas.

D’abord, il fut très-étonné lorsque Balthasar lui présenta le docteur Prosper Alpanus comme son oncle, et lorsque celui-ci lui montra l’acte de donation qui constituait Balthasar maître absolu de la maison de campagne à une heure de distance de Kerepes, avec les bois, les prairies et les terres en dépendant. Il le fut encore davantage et en croyait à peine ses yeux, quand il vit mentionnés dans l’inventaire du mobilier un nombre infini d’effets précieux, et jusqu’à des lingots d’or et d’argent, dont la valeur surpassait de beaucoup le montant total du trésor du prince. Autre surprise lorsqu’il examina à travers le lorgnon de Balthasar le cénotaphe superbe où Cinabre avait été déposé, et qu’il lui sembla tout-à-coup qu’il n’y avait jamais eu de ministre Cinabre, mais seulement un petit magot stupide et malotru, qu’on avait considéré à tort et par déception comme un homme d’état intelligent et sage.

Mais la stupéfaction de Mosch Terpin n’eut plus de bornes quand Prosper Alpanus lui fit parcourir avec lui la maison de campagne, lorsqu’il lui montra sa bibliothèque, et d’autres choses merveilleuses, et lorsqu’il fit même devant lui plusieurs jolies expériences à l’aide de plantes et d’animaux singuliers.

Le professeur vint à s’imaginer qu’il pouvait bien se faire que toutes ses recherches sur la nature ne signifiassent rien du tout, et qu’il était lui-même enfermé comme dans un œuf dans un monde magique bigarré et incompréhensible. Cette idée le tourmenta tellement, qu’il finit par pleurer et se lamenter de peur comme un enfant. Balthasar s’empressa de le conduire alors dans la vaste cave au vin, pleine de tonneaux bien cerclés et de bouteilles amoncelées. Il lui fit entendre qu’il pourrait continuer là ses études bien mieux que dans la cave du prince, outre que le joli parc de l’habitation fournirait largement à ses explorations naturelles.

Là-dessus, le professeur se calma aussitôt.

La noce de Balthasar fut célébrée à la maison de campagne. Tous ses amis, Adrian, Fabian, Pulcher, et lui-même, furent pénétrés d’admiration à la vue de l’éclatante beauté de Candida et du charme irrésistible répandu dans toute sa personne. Cela dépendait en effet d’une influence prestigieuse. Car la fée Rosabelverde, qui, abjurant toute rancune, assistait à la noce en la qualité de chanoinesse de Rosebelle, avait elle-même habillé la fiancée, et orné sa parure des roses les plus magnifiques. D’ailleurs, on sait bien quelle séduction la main d’une fée communique à la toilette qu’elle dirige. En outre, Rosabelverde avait donné à la charmante Candida un superbe collier étincelant, dont la vertu magique consistait à préserver celle qui le portait du moindre accès de mauvaise humeur, à propos de babioles, d’un ruban mal posé, d’une coiffure manquée, d’une tache sur un fichu, etc., etc. Il en résultait aussi que le visage de Candida était empreint d’une sérénité et d’une grâce inexprimables.

Les heureux époux étaient dans un paradis de délices ; et cependant, tant était merveilleuse et efficace la secrète magie d’Alpanus, ils trouvaient encore des regards et des paroles pour leurs amis de cœur réunis autour d’eux. Prosper Alpanus et Rosabelverde veillèrent tous deux à ce que ce jour de fête fût embelli des plus rares prodiges. Partout sous les bosquets et les arbres résonnaient de voluptueux concerts, tandis que des tables magnifiques s’élevaient çà et là chargées des mets les plus délicats et de nombreux flacons de cristal pleins de vins exquis, où les convives puisaient la joie et la vigueur.

La nuit était venue. Alors on vit resplendir au-dessus des massifs d’arbres de radieux arcs-en-ciel ; des oiseaux et des insectes étincelants sillonnaient les airs où ils semaient, en agitant leurs ailes, des millions d’étincelles qui dansaient et s’entrecroisaient sans cesse de manière à former toutes sortes de figures gracieuses. Des symphonies merveilleuses accompagnaient ce spectacle, et le vent de la nuit murmurait à travers le feuillage scintillant, d’où s’exhalaient les plus suaves parfums.

Candida, Balthasar et ses amis reconnurent les effets de la puissante magie d’Alpanus ; mais Mosch Terpin, à moitié ivre, riait aux éclats en prétendant que tout cela était l’œuvre de deux gaillards endiablés, le décorateur du théâtre et l’artificier du prince.

Un son vibrant de cloches se fit entendre. Un scarabée doré et lumineux vint s’abattre sur l’épaule de Prosper Alpanus, et parut lui bourdonner tout bas quelque chose à l’oreille.

Prosper Alpanus se leva de son siège, et dit d’un ton grave et solennel : « Cher Balthasar ! charmante Candida ! — mes amis ! l’heure est venue : Lothos m’appelle — il faut que je parte. »

Alors il s’approcha des deux époux et s’entretint à voix basse avec eux. Balthasar et Candida étaient très-émus, Prosper semblait leur donner toutes sortes de bons conseils, il les embrassa tous deux tendrement.

Puis il se retourna vers la demoiselle de Rosebelle et parla également bas avec elle. Probablement, elle lui donna, au sujet d’affaires magiques et féeriques, des commissions dont il se chargea volontiers.

Pendant ce temps, une petite voiture de cristal attelée de deux libellules, que conduisait le faisan argenté, était descendue des airs.

« Adieu — adieu ! » s’écria Prosper Alpanus ; il monta dans la voiture, et s’éleva au-dessus des arcs-en-ciel resplendissants, jusqu’à ce que son équipage parût à la fin à une hauteur infinie, comme une petite étoile rayonnante, qui disparut derrière les nuages. « Une belle mongolfière ! » dit Mosch Terpin en ronflant ; et, subjugué par la force du vin, il tomba dans un profond sommeil.

Balthasar, gardant le souvenir des conseils de Prosper Alpanus, sut profiter de la possession de la merveilleuse maison de campagne. Il devint en effet un poète distingué ; et comme les autres avantages que Prosper avait vantés dans sa propriété pour devoir plaire à la charmante Candida se réalisèrent de tout point ; comme aussi Candida porta constamment le collier que la chanoinesse de Rosebelle lui avait donné en cadeau de noces, il était impossible que Balthasar ne vécût pas dans l’union la plus heureuse et la plus parfaite félicité qu’un poète ait jamais peut-être goûtée avec une jeune et jolie femme. –

C’est ainsi que le conte du petit Zacharie surnommé Cinabre a maintenant tout-à-fait une joyeuse.


FIN.


NOTES DU TRADUCTEUR
  1. Mandragore, plante au moyen de laquelle, suivant les traditions de la sorcellerie, on conjure les maléfices. Les anciens lui attribuaient une foule de vertus magiques. Sa racine, bizarrement nouée et contournée, offre quelquefois l’apparence du squelette ou du masque humain : et l’on a, par extension. donné le nom de mandragore à toutes les racines ou tiges dont la conformation présente la même singularité. Les Chinois sont fort curieux de ces monstruosités naturelles ; et c’est de leur pays que viennent à peu près toutes les mandragores curieuses qui se trouvent en Europe dans les cabinets des amateurs.
  2. Le mot de plique désigne une maladie des cheveux dans laquelle ils s’entremêlent confusément et adhèrent ensemble, au point qu’il devient impossible de les démêler, et qu’il en sort du sang quand on les coupe.
  3. Le Dschinnistan est le pays des fées ; on le trouve décrit dans les contes des Mille et une Nuits.
  4. V. la note 5 du conte précédent. — Un peu plus loin, Fabian et Zacharie emploient quelques autres termes spécialement consacrés entre étudiants, et qui s’expliquent assez d’eux-mêmes.
  5. Ce nom est imaginaire ; mais rien n’est plus fidèle que la peinture des mœurs universitaires, tracée ici par Hoffmann avec l’ironie spirituelle qui lui est familière, et qui distingue surtout, pour ainsi dire, chaque ligne de ce conte.
  6. Les mots en italique sont en français dans le texte allemand. J’en fais la remarque, parce que c’est un trait de plus qui peint l’affectation du pédant Mosch Terpin.
  7. Pumpernickel, espèce de gros pain bis que mangent les paysans en Westphalie, et qui se sert par raffinement avec le thé.
  8. Luc. Cranach, peintre distingué, dont la galerie de Dresde possède plusieurs ouvrages, entre autres les portraits d’Érasme, de Luther et de Mélanchton, et le sien propre. Le professeur appelle ainsi Balthasar, par allusion à son costume ancien, pareil à celui des portraits de l’artiste.
  9. Le singe Belzebub de Linnée, remarquable par sa longue queue terminée en forme de houppe, et dont il a la faculté de se servir comme d’une main dans certaines occasions.
  10. Voyez Hamlet, acte premier, scène dernière.



Une traduction tronquée de ce conte si éminemment satirique a paru dans un recueil volumineux de morceaux détachés, empruntés à toutes les plumes et à tous les genres. Nous l’avons cependant mentionné comme inédit à la table de ce volume. En effet, l’œuvre d’Hoffmann a été défigurée par des suppressions de chapitres entiers, sans compter une foule d'omissions partielles. Mais on a déjà pu s’apercevoir qu'il en est à peu près de même de toutes les prétendues traductions de l’original, si l’on a pris la peine de comparer la nôtre avec elles, ou celles-ci avec le texte. Nous devons excepter celle qu’avaient entreprise conjointement M. Toussenel et le traducteur de romans de Veit-Wéber, mais qui est restée inachevée.