Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre IV

LES POÈMES EN VERS LIBRES


Pentamètres et hexamètres. — Les vers de douze syllabes peuvent être rythmés non seulement en tétramètres ou en trimètres, mais encore en pentamètres et même en hexamètres. Tandis que le trimètre est plus rapide et rythmiquement plus court que le tétramètre, ceux-ci sont plus lents et plus longs. Le trimètre rapproche les idées et les images en une sorte de synthèse, le pentamètre et l’hexamètre les espacent et les analysent :

Beauté, | gloi|re, vertu, | je trouve tout | en elle

(Racine, Bérénice)

Celui qu’en bégayant nous appelons Esprit,
Bonté, | Force, | Équité, | Perfection, | Sagesse,
Regar|de devant lui, | toujours, | sans fin, | sans cesse.

(Hugo, Sultan Mourad)

Les hexamètres sont plus rares, mais apparaissent pourtant aussi dès l’époque classique, même dans la tragédie :

Roi, | prê|tres, peuple, | allons, | pleins | de reconnoissance.

(Racine, Athalie)

Fuyards, | blessés, | mourants, | caissons, | brancards, | civières,
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières.

(Hugo, L’Expiation)

Différentes espèces de vers libres. — Quand un poème en dodécasyllabes contient çà et là des vers rythmés autrement qu’en tétramètres, on peut dire qu’il est en vers libres en se plaçant ou point de vue du rythme. Quand ses rimes, au lieu d’être plates d’un bout à l’autre, comme dans la tragédie, sont tantôt plates, tantôt croisées, embrassées ou répétées, on peut dire qu’il est en vers libres, en se plaçant au point de vue de la rime. Mais on réserve généralement le nom de poèmes en vers libres à ceux qui joignent à l’emploi éventuel de ces deux libertés celle d’entremêler des vers n’ayant pas le même nombre de syllabes. Ces derniers poèmes sont appelés aussi poèmes à mouvements variés, parce que les différents mètres qu’ils juxtaposent leur donnent des mouvements tantôt accélérés, tantôt ralentis, que n’ont pas au même degré les autres poèmes.

Difficultés du vers libre. — Ce mélange d’unités métriques inégales et diverses ne doit pas être affaire de hasard ni de caprice ; le poète peut à son gré entremêler les rythmes et les mètres, croiser, redoubler, espacer les rimes ; mais le tout doit être déterminé strictement par les nuances de l’idée qu’il exprime ; si bien que cette liberté périlleuse, loin de faciliter son œuvre, y accumule les difficultés. Lorsqu’il réussit à les surmonter toutes, c’est-à-dire à mouler exactement la forme sur le fond, il atteint par là toute la perfection dont son art est susceptible.

Vitesse relative des différents mètres. — Les chapitres précédents ont fait connaître les effets de contraste que l’on suscite par des changements de vitesse et des changements de rythme ; lorsqu’on entremêle des mètres divers on dispose de moyens plus variés et plus complexes, mais les effets que l’on obtient sont analogues. Il peut y avoir à la fois changement de mètre et changement de vitesse, ou bien changement de mètre sans changement de vitesse. Quand un vers de huit syllabes à deux mesures suit un vers de douze syllabes à quatre mesures, il y a exactement la même accélération que lorsqu’un vers romantique (douze syllabes et trois mesures) vient après un vers classique (douze syllabes et quatre mesures). Si le vers de douze syllabes est un trimètre et le vers de huit un dimètre il n’y a pas changement de vitesse, mais seulement changement de mètre ; il en est de même lorsqu’un dimètre de six syllabes suit un tétramètre de douze. La vitesse ne dépend pas du nombre des syllabes, mais du rapport qui existe entre ce nombre et celui des mesures. Les petits vers passent pour être plus légers et plus vifs que les grands ; ce n’est vrai que lorsqu’ils sont plus rapides.

Expression de la rapidité par un mètre rapide. — Un vers plus rapide venant après un vers plus lent exprime l’idée de rapidité et celles qui s’y rattachent :

La tempête s’éloigne et les vents sont calmés.
La forêt qui frémit, pleure sur la bruyère ;
Le phalène doré, dans sa course légère,
Traverse les prés | embaumés.

(Musset, Le Saule)

Grâce à l’emploi du vers de huit syllabes, le poète obtient une mesure à cinq syllabes, qui peint admirablement la rapidité et la légèreté de la course du phalène, sans être obligé pour cela de ralentir les mesures avoisinantes. Dans l’exemple suivant le petit vers rend sensible la rapidité du changement :

Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il devint pau|vre tout d’un coup.

(La Fontaine, Fables, VII, 14)

Des vers rapides sont propres aussi à exprimer rapidement, par contraste avec ceux qui précèdent ou qui suivent, une chose sur laquelle on ne veut pas insister. La Fontaine en a souvent tiré parti pour introduire ses personnages et entrer en matière le plus vivement possible :

Un octogénaire plantoit.

(id., XI, 8)

Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.

(id., I, 3)

D’autres fois il les utilise pour conclure brusquement sa fable, lorsqu’il en a exposé tous les événements et n’a plus rien à nous dire :

Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

(id., XI, 8)

Vous n’en approchez point. La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.

(id., I, 3)

Mise en relief par les petits vers. — Mais le plus souvent dans ce cas, et c’est déjà sensible dans le dernier exemple, la vitesse sert surtout, comme on l’a vu à propos du trimètre, à rapprocher les idées en une sorte de synthèse qui convient parfaitement à une conclusion. Les vers de la fin, au lieu d’être en quelque sorte effacés, ont alors un relief particulier, qu’ils doivent au double changement de vitesse et de mètre :

La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

(La Fontaine, Fables, VII, 4)

La conclusion n’est pas obligatoirement celle de la fable ; elle peut être celle d’une période, d’un développement :

Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passoit pour un oracle.

(id., VII, 15)

Tes coups n’ont point en moi fait de métamorphose ;
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C’est d’être Sosie battu.

(Molière, Amphitryon)

Les petits vers dans les strophes. — C’est pour des raisons analogues que lorsqu’une strophe se termine par un petit vers, il doit contenir l’idée essentielle de la strophe, celle qui résume tout ce qui précède, ou fait antithèse avec lui :

Ô lacs ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir.

(Lamartine, Le Lac)

Le sérail !… Cette nuit il tressaillait de joie.
Au son des gais tambours, sur des tapis de soie,
Les sultanes dansaient sous son lambris sacré,
Et, tel qu’un roi couvert de ses joyaux de fête,
Superbe, il se montrait aux enfants du prophète,
De six mille têtes paré !

(Hugo, Les Têtes du Sérail)

Ce n’est pas parce qu’il est le dernier vers d’une strophe ou d’un développement que le petit vers est en relief, mais parce qu’il constitue un changement de mètre. Il peut donc y avoir plusieurs petits vers dans une strophe ou un développement et ils peuvent y être à n’importe quelle place. Il en résultera toujours un contraste et un éveil de l’attention, et il ne faut pas que ce soit sans raison ; le changement de mètre doit être justifié par le sens :

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme,
Ouvre le firmament,
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.

(id., Contemplations)

Maintien du même mètre dans une pièce en vers libre. — Par conséquent si tous les éléments d’un développement ou d’une énumération ont la même valeur, il faut conserver le même mètre. Tels sont, dans le passage suivant, les six vers qui développent l’idée contenue dans le premier :

Ne reconnoît-on pas en cela les humains ?
Dispersés par quelque orage,
À peine ils touchent le port
Qu’ils vont hasarder encor
Même vent, même naufrage :
Vrais lapins, on les revoit
Sous les mains de la Fortune.

(La Fontaine, Fables, XI, 15)

Changement continuel de mètres. — Si l’on veut au contraire mettre en relief tous les détails d’un développement, tous les traits d’une énumération, on changera de mètre à chaque fois, passant tantôt d’un grand vers à un petit, tantôt d’un petit à un grand. Ainsi, dans le morceau qui suit, Mercure voulant persuader à Sosie que c’est lui qui est Sosie, met en relief chacun des faits qui sont ses arguments en changeant de mètre pour chacun d’eux :

C’est moi qui suis Sosie enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger ;
Frère d’Arpage, mort en pays étranger ;
Mari de Cléanthis la prude
Dont l’humeur me fait enrager ;
Qui dans Thèbe ai reçu mille coups d’étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien ;
Et jadis, en public, fus marqué par derrière,
Pour être trop homme de bien.

(Molière, Amphitryon)

Les iambes. — Voilà pourquoi les pièces en iambes ont une telle intensité de force ; le mètre changeant à chaque vers, tout y est mis en relief. C’est en même temps ce qui fait la difficulté du genre : il faut que chaque vers contienne une idée ou au moins une nuance d’idée nouvelle :

C’était une cavale indomptable et rebelle
Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
Et le harnais de l’étranger ;

Tout son poil était vierge, et, belle vagabonde,
L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.

(Barbier, L’Idole)

La vigueur, l’impression puissante de l’iambe n’est pas due seulement à ce que le mètre change continuellement, mais en même temps à ce que les deux vers qui alternent sont d’une part le plus lent et d’autre part le plus rapide des mètres ordinaires de la versification française. Le petit vers est souvent le plus saillant des deux parce que sa rapidité présente plus vivement l’idée qu’il contient et que fréquemment la phrase se termine avec lui ; mais en principe il y a un effet produit par le passage du petit vers au grand comme par celui du grand au petit.

Valeur propre des grands vers. — Lorsqu’un grand vers vient après un plus petit il y a en général ralentissement. Or un ralentissement, comme on l’a vu plus haut, produit un écartement analytique des idées, qui permet d’en considérer un à un les détails. L’effet qu’un grand vers produit alors par sa nature même est le contraire de celui qui résulte de l’emploi d’un petit vers : avec sa lenteur et son ampleur, qui l’ont fait choisir pour le genre épique, l’alexandrin convient à l’expression d’une idée grave, noble ou grandiose :

Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que mon front au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.

(La Fontaine, Fables, I, 22)

Dans ce passage les deux alexandrins introduisent un style pompeux destiné à peindre l’orgueil du chêne ; quant à l’octosyllabe qui vient après il met en relief l’idée importante qui s’oppose à la faiblesse du roseau et prépare le dénouement. On trouve le même ton orgueilleux dans les alexandrins du morceau suivant :

Et de me laisser à pied, moi,
Comme un messager de village ;
Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les cieux,
Le fameux messager du souverain des dieux.

(Molière, Amphitryon)

Mise en relief par les grands vers. — Quand l’effet n’est produit que par le changement de mètre, c’est un simple effet de contraste aboutissant à la mise en relief de l’idée contenue dans le mètre nouveau :

Deux compagnons pressés d’argent,
À leur voisin fourreur vendirent
La peau d’un ours encor vivant,
Mais qu’ils tueroient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.

(La Fontaine, Fables, V, 20)

Laissez-moi carpe devenir :
Je serai par vous repêchée ;
Quelque gros partisan m’achètera bien cher.

(id., V, 3)

Expression d’un changement. — Puisqu’un changement de mètre produit un changement d’impression, il est tout naturellement propre à traduire un contraste qui existe dans les idées :

La jeunesse se flatte et croit tout obtenir ;
La vieillesse est impitoyable.

(id., XII, 5)

Chose étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes !

(La Fontaine, Fables, VIII, 7)

Dans la description suivante il y a changement de mètre lorsqu’on passe de la personne à son vêtement :

Sous un sourcil épais il avoit l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portoit sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.

(id., XI, 7)

Ailleurs les changements de mètre marquent l’entrée en scène de nouveaux personnages ou correspondent aux diverses phases du développement :

..........lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie et se met en campagne.
L’ours, porté d’un même dessein,
Venoit de quitter sa montagne.
Tous deux par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ? et que faire ?
Se tirer en gascon d’une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L’ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t’en me voir. L’autre reprit : Seigneur…

(id., VIII, 10)

Petit vers servant à en introduire un grand. — Enfin il arrive que le poète, pour une idée qu’il désire mettre en relief, éprouve le besoin d’employer, parce qu’il lui semble mieux convenir que tout autre, le mètre même dont il s’est servi pour l’idée précédente. S’il ne change pas de mètre, l’idée nouvelle n’aura pas de relief. Pour attirer l’attention sur elle, il l’introduit par un petit vers rapide, qui a peu de sens par lui seul, que sa rapidité permet d’effacer presque complètement et qui, ne profitant pas lui-même de l’attention qu’il a éveillée, la rejette tout entière sur le vers suivant :

On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière.

(La Fontaine, Fables, I, 7)

Médecins au lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites
Le renard se dispense, et se tient clos et coi.

(id., VIII, 3)

Peut-être a-t-il dans l’âme autant que moi de crainte,
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peur sous une audace feinte.

(Molière, Amphitryon)