Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie I/Chapitre V

LES DIFFÉRENTS TYPES
DE VERS FRANÇAIS ET LEUR EMPLOI


1o LES PARISYLLABIQUES.

Les vers de dix syllabes. — Ceux qui sont cités dans les chapitres précédents ont une césure après la quatrième syllabe ; plus rarement on les a césurés après la sixième :

Trestoute la plus be|le que quesirés[1].

(Aiol)

Dans un cas comme dans l’autre ils ont généralement un accent important dans l’intérieur de l’hémistiche long ; par conséquent lorsque les césures sont devenues de simples coupes, ils ont deux coupes, une fixe et l’autre mobile.

Quelquefois, en ancien français et plus fréquemment de nos jours, on les a coupés après la cinquième syllabe, sans autre coupe ; on a obtenu ainsi un vers particulièrement rapide et léger, mais ne convenant guère qu’à des pièces courtes :

J’ai dit à mon cœur, | à mon faible cœur :
N’est-ce point assez | de tant de tristesse ?
Et ne vois-tu pas | que changer sans cesse,
C’est à chaque pas | trouver la douleur ?

(Musset, Chanson)

Le décasyllabe était en ancien français le vers de l’épopée. Aux xive et xve siècles il est le vers commun, c’est-à-dire le plus usité dans presque tous les genres ; très employé encore au xvie siècle, il perd beaucoup de terrain au xviie, remplacé presque partout par l’alexandrin, et le xixe siècle ne s’en sert plus qu’exceptionnellement.

Le vers de huit syllabes. — Le vers de huit syllabes n’a pas de césure en ancien français, mais il a toujours au moins une syllabe fortement accentuée dans l’intérieur. En français moderne il a une coupe libre, quelquefois deux :

Ô dieux ! | ô bergers ! | ô rocailles !
Vieux Saty|res, Termes grognons ;
Vieux petits ifs | en rang d’oignons,
Ô bassins, | quincon|ces, charmilles !

(Musset, Sur trois marches de marbre rose)

Aussi usité en ancien français que le vers de dix syllabes, l’octosyllabe a moins perdu de nos jours que son concurrent. Vers de la poésie narrative, didactique, dramatique au moyen âge, il devient essentiellement le vers lyrique au xvie siècle, le vers de l’ode, et garde cette fonction aux xviie, xviiie et xixe siècles, sans cesser pour cela de servir toujours pour la poésie légère.

Le vers de douze syllabes. — Postérieur aux vers de huit et de dix syllabes, celui de douze paraît être issu du décasyllabe par égalisation des deux hémistiches. Anciennement il a une césure après la sixième syllabe ; à l’époque classique il a généralement trois coupes, dont une fixe à la place de l’ancienne césure et les deux autres libres dans l’intérieur de chaque hémistiche. Un autre type, qui a été fort peu employé, mais qui apparaît de très bonne heure, a deux coupes fixes, l’une après la quatrième syllabe et l’autre après la huitième, sans en avoir après la sixième. Il ne faut pas confondre avec celui-là le vers romantique, dont les deux coupes tombent fréquemment après la quatrième et la huitième syllabes, mais en restant libres d’occuper d’autres places. Après la sixième syllabe le vers romantique n’a pas de coupe, mais une simple séparation de mots :

Elle est la terre, | elle est la plaine, | elle est le champ.

(Hugo, La Terre)

Les poètes postérieurs aux romantiques renoncent à cette séparation de mots :

Empanaché | d’indépendance | et de franchise.

(Rostand, Cyrano)

Enfin on a fait quelquefois des alexandrins qui ont trois coupes sans en avoir après la sixième syllabe :

Des rochers nus, | des bois affreux, | l’ennui, | l’espace.

(Hugo, L’expiation)

et d’autres qui n’en ont que deux dont l’une est après la sixième syllabe :

Comment | le dirait-on, | si l’on n’en savait rien ?

(Musset, Namouna)

Aux xiie et xiiie siècles le vers de douze syllabes supplante en partie ses deux aînés, en particulier dans les poèmes épiques et didactiques ; c’est au xiie siècle qu’appartient le poème d’Alexandre auquel il doit son nom d’alexandrin. Du milieu du xive siècle au milieu du xvie il n’est plus à la mode ; on le délaisse presque totalement. Ronsard et la Pléiade le remettent en honneur, et, au xviie siècle, il devient le vers français par excellence ; il apparaît dans tous les genres. Sa fortune n’a pas diminué depuis cette époque.

Les vers de six et de quatre syllabes. — Les vers de six et de quatre syllabes n’ont guère été employés seuls ; le premier l’a pourtant été quelquefois, surtout dans des chansons. Ils n’ont jamais eu de césure ni l’un ni l’autre, mais le vers de six syllabes a d’ordinaire une coupe libre.

2o LES IMPARISYLLABIQUES.

Le vers de neuf syllabes. — Il apparaît dès le moyen âge mélangé avec d’autres dans la poésie lyrique. Quelques poètes du xvie siècle et du xixe l’ont employé seul dans de courtes pièces ; mais il a toujours été très peu usité.

On l’a coupé de manières très diverses, mais le plus souvent il se présente avec deux coupes, la première fixe après la troisième syllabe, et la seconde libre, comme dans ces deux vers d’une chanson attribuée à Malherbe.

L’air est plein | d’une halei|ne de roses :
Tous les vents | tiennent leurs bou|ches closes.

Rythmé comme le premier de ces deux vers il a une allure berçante dont certains modernes se sont parfois servis avec bonheur. Rythmé autrement, c’est un vers assez médiocre.

Le vers de sept syllabes. — Les vers de sept et de cinq syllabes sont essentiellement des vers boiteux ; ils sont généralement coupés en 4+3 ou 3+4 et en 3+2 ou 2+3. Le premier est particulièrement rapide et le contraste de ses deux mesures sans cesse inégales lui donne une allure sautillante et saccadée, qui convient parfaitement à certaines poésies légères, surtout à celles dont le ton est badin ou ironique. On le trouve déjà au xiie siècle, même en dehors de la poésie lyrique, mais ce n’est qu’à la Pléiade qu’il a dû sa fortune.

Les vers de cinq et de trois syllabes. — Boiteux comme lui, le vers de cinq syllabes n’est ni sautillant ni saccadé, parce qu’il est lent. Quand il n’a pas de coupe, il n’est plus boiteux ; le vers de trois syllabes ne l’est pas non plus. Ces deux vers sont le plus souvent employés avec d’autres plus longs.


  1. « La toute plus belle que vous désirerez. »