Berger-Levrault (p. 29-65).

CHAPITRE II

De Fusan à Séoul


La Corée se fait japonaise. — Conduite brutale des nouveaux occupants. — Peuple et mandarins. — La femme coréenne.


J’avais lu, mais il y a quelques années déjà, le récit d’un débarquement dans le petit port coréen de Fusan, et de cette première entrevue avec les habitants du « Pays de la fraîcheur matinale » il m’était resté la vision confuse et un peu effacée de fantômes blancs, cernant, comme dans un conte de fée, le bateau qui stoppe et jette son ancre. Mais ces fantômes-là n’inspiraient aucune épouvante. Point de silhouettes sépulcrales et terrifiantes ; pas de faces méchantes ni sombres, pas d’allures brusques et menaçantes. Leurs formes paraissaient harmonieuses, leurs gestes étaient gracieux et souples et leur face tranquille s’illuminait de l’éclair intelligent de leurs yeux très doux et de leurs dents rieuses.



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La ville japonaise du sud et les huttes coréennes repoussées vers les hauteurs.


Ils étaient même comiques à regarder avec ce cône de crin noir à rebord plat qui les casquait comme d’un tuyau bizarre. Quelques-uns, ayant déposé pour la commodité de l’heure présente cette coiffure nationale, permettaient de contempler un chignon curieusement relevé en boule sur le sommet du crâne, d’autres enfin plus nombreux, les adolescents et les jeunes hommes, leurs cheveux lissés et séparés en deux larges bandeaux couvrant les tempes, laissaient flotter sur les épaules fines et demi-nues une longue tresse soyeuse accentuant encore leur étrange et frappante ressemblance avec des femmes.

À part quelques sampaniers, des débardeurs et des miséreux s’empressant autour du bateau dans l’espoir d’un gain probable, le demi-cercle de fantômes blancs restait figé dans la même pose accroupie et paresseuse. Les impressions s’échangeaient par un bruissement imperceptible des lèvres, les longues pipes s’élevaient lentement jusqu’à la bouche où elles semblaient vouloir rester plantées éternellement. Les gestes étaient rares, si rares qu’on eût dit d’un peuple de pierre si, par intervalles, surgissant du cercle de collines chauves enserrant la rade, un vol de pélicans aux larges ailes blanches n’était venu s’y abattre et le secouer d’un frisson de vie. Ce vol de robes éblouissantes, c’était un groupe de nouveaux oisifs venant distraire, au spectacle changeant de la rade, leurs heures mornes et vides. Il se produisait alors comme un remous léger sous les plis bouillonnants des robes blanches, dans l’alignement des chapeaux noirs, quelques gestes s’esquissaient d’une main dolente, les bustes ondoyaient en inclinations gracieuses mais fatiguées, puis tout ce monde à nouveau immobile et muet retournait à sa torpeur béate, écrasé, succombant à l’excessive lassitude de ne rien faire. Voilà ce que je m’attendais à voir ; ce n’est pas ce que je vis. Et l’impression ressentie fut à tel point différente de celle attendue que j’accusais le pilote d’avoir fait fausse route. Nous avions mis le cap sur un port coréen et je crus aborder une escale japonaise. En effet, c’était bien le décor habituel d’une cité nipponne en fête. D’abord des drapeaux nombreux, des drapeaux blancs au disque rouge, accrochant partout l’image glorieuse du Soleil levant : sur les mâts de la rade, sur le quai, sur les façades, au coin des toits, au faîte des cheminées, même jusque dans les endroits les plus invraisemblables et les plus inattendus.



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Nous avions mis le cap sur un port coréen et je crus aborder une escale japonaise…


Drapeaux minuscules liés en faisceaux, drapeaux géants croisant deux à deux, par-dessus la chaussée, leur hampe monumentale et faisant comme un dais majestueux sur la foule rieuse qui passe. De capricieux cordons de lanternes multicolores reliant entre eux des arcs de triomphe en verdure ou en bois peint. Puis des oriflammes, des bannières, des trophées de toute nature promenés au son d’une musique assourdissante et cuivrée ou dans le vacarme des pétards qui explosent. Enfin, sur le quai, parmi le bruisselis des socques traînées sur « banzaï » le pavé, et dans la houle des secouant les poitrines, cette foule japonaise, étalant au soleil la bigarrure de ses kimonos éclatants et de ses redingotes sévères, des melons ridicules et des ombrelles chatoyantes, des têtes rases, quasi blanches et des chignons compliqués et merveilleux où luisent des fleurs et des papillons dorés. Une foule japonaise bruyante, enthousiaste, trépidante mais très singulière aussi, qui tout à coups s’incline, s’affale silencieuse et prosternée, comme un champ d’épis couché sous la rafale, puis qui se relève et recommence interminablement ce rite ancestral toujours avec le même recueillement et la même gravité.

Tous ces gens-là venaient saluer à son débarquement le major général Fukushima, membre de la commission d’enquête de Mandchourie, et ils le saluaient encore alors qu’il était passé.

Je fends cette foule grâce au sillage officiel et j’atteins la douane et les docks sans découvrir un seul Coréen. Là les pousse-pousse[1] m’assaillent, ce sont encore des Japonais, l’administration ayant jugé bon de monopoliser au profit de ses nationaux ce travail quelque peu rémunérateur. Aux Coréens sont réservés les basses et rudes besognes et les infimes salaires. On ne leur reconnaît parfois que tout juste l’utilité d’une bête de somme. Les premiers que j’aperçois sont des coolies porteurs, une corde passant sous chaque bras fixe à hauteur d’épaule un chevalet de bois grossier dans lequel s’arrime la charge. Ils se précipitent sur mes bagages tels qu’une meute de dogues affamés sur l’os qu’on abandonne. Ils sont affamés eux aussi sans doute et c’est là l’unique raison de leur dispute. Mais un gendarme japonais a surgi, d’un cinglement circulaire il disperse ces haillonneux au torse décharné, bien que vigoureux, qui s’enfuient en poussant des plaintes d’enfant et en retournant vers lui un regard chargé de colère impuissante et d’infinie détresse. À quelques pas de là, c’est un de ces malheureux qu’une mousmé impérieuse fait surcharger de bagages écrasants et l’homme proteste et clame en vain. Sur le chemin de l’hôtel, mon kurumaya[2], brutalement, bouscule un autre porteur et projette sa charge dans le fossé ; tout le long de sa route, il crie, insulte, menace et tout à coup je le vois foncer tout droit sur le cheval d’un indolent yang bane[3], lequel craintivement se détourne, cède le milieu de la chaussée.



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Construction de la digue devant relier la tête actuelle du railway de Fusan-Séoul au port en eau profonde. ― Coolies coréens.


Un fonctionnaire, un mandarin coréen, s’inclinant devant la volonté d’un coolie japonais ! je m’en indigne, le kurumaya trouve cela naturel. Lui et ses frères ne sont-ils pas les maîtres, après tout. La spoliation et l’asservissement de la Corée, que le gouvernement japonais et ses diplomates dissimulent au monde entier sous le titre équivoque de protectorat, le peuple, lui, met moins de pudeur et plus de franchise à les poursuivre. Il va plus vite en besogne, ne s’attardant pas aux gênants scrupules ni aux louvoiements habiles d’une politique trop prudente.

Le cabinet de Tokio pour justifier, au regard de l’Occident, sa mainmise sur la Corée, s’exprima ainsi : « Le gouvernement coréen se trouvant impuissant à sauvegarder les intérêts du pays, nous l’avons amicalement déchargé de ce rôle. » Mais les Japonais savent ce que parler veut dire, et ce doux euphémisme n’est autre pour eux que la proclamation du droit du plus fort. Ils savent que ce droit ils l’ont acheté par des sacrifices de sang, par des sacrifices d’argent et par des actes héroïques qui ont étonné le monde. Ils savent une autre chose aussi, c’est que l’heure de l’ascension glorieuse du Soleil levant a sonné. Ils se haussent fièrement jusqu’aux plus hautes puissances qui les avaient autrefois dédaignés et qu’ils dédaignent à leur tour. Ces puissances, ils les égalent et dans tout le Japon croît et se propage la conviction absolue de les surpasser bientôt. Comme elles, ils ont une armée redoutable, une marine invincible, un commerce envahissant, pourquoi n’auraient-ils pas comme elles aussi des colonies et des nègres ?

Des nègres ! Et c’est bien là l’effet qu’ils me produisent, ces doux Coréens, en dépit de leur peau à peine bronzée, de leur démarche noble sous l’ample robe blanche et de ce chapeau bizarre qui leur laisse malgré tout un air de grandeur héraldique. Quelle résignation et quel effacement : confinés dans leurs huttes rondes et basses accrochées au flanc de la colline, ils n’osent plus se répandre sur la plage pour la parer comme autrefois de leur poétique et tranquille oisiveté. Ceux qui la fréquentent se livrent moins, hélas ! à la douceur des rêveries qu’à l’impitoyable exigence des nouveaux maîtres. Coolies, porteurs et charroyeurs, terrassiers, manouvriers au labeur ingrat et rude, ce sont des affranchis, des esclaves qui d’une Carthage qui se meurt vont faire une Rome nouvelle. En effet, l’activité japonaise partout éclate : sur le port où d’immenses docks se construisent, des chantiers s’installent, de nombreux bâtiments s’élèvent ; tout le long du rivage où s’érige une digue monumentale qui bientôt reliera la tête de station actuelle du railway de Fusan-Séoul au port en eau profonde où les navires accostent. Jusqu’ici la distance séparant ces deux points est franchie en chaloupe ou bien encore le voyageur a le choix de la route de terre, plus intéressante et pittoresque, tantôt accrochée à mi-flanc, tantôt serpentant au pied même des collines enserrant la vaste baie circulaire. C’est la voie principale ; jalonnée au sud par le port et la cité japonaise, elle gagne vers le nord, au travers de la ville coréenne, la station du chemin de fer de Séoul et la nouvelle cité japonaise qui l’entoure. Et l’on a la perception très nette, dans ce parcours, du fait inévitable et brutal qui se prépare : l’étouffement de la ville coréenne sous la poussée inverse des deux cités nippones, l’ancienne, celle du sud, la nouvelle, celle du nord, qui cherchent à se rejoindre. Parallèlement à cette pénétration tenace, agissant à la façon d’un coin dans les quartiers extrêmes, l’infiltration a gagné le cœur même de l’ancien Fusan. La cité commerçante coréenne, de plus en plus réduite, mais une, mais impénétrable ou respectée jusqu’à ces dernières années, a perdu à cette heure son entité et son caractère propre. Les boutiques japonaises alternent avec les boutiques coréennes et celles-ci, de moins en moins nombreuses, finiront par disparaître. On serait tenté de se croire en terre japonaise ; et ce qui aide à l’illusion c’est l’aspect et le maintien si différents des individus des deux races. À voir les Japonais dans le laisser-aller surprenant de leur mise, la tête nue et rase, les orteils libres et découverts sur leurs raquettes de bois, les bras, la poitrine et les mollets nus dans ce kimono toujours entre-bâillé qui leur donne l’air à toute heure de sortir du lit ou de sortir du bain, à voir la liberté en même temps que l’autorité de leur allure et de leurs manières on ne peut douter que les Japonais ne soient ici chez eux. Les Coréens au contraire, toujours coiffés de leur cérémonieux chapeau noir, majestueux et trop dignes sous l’ample manteau blanc, produisent l’impression pénible de n’être plus ici, chez eux, qu’en visite !

Pauvres Coréens ! puisse cette visite se prolonger longtemps encore !

Et ce n’est pas seulement dans les villes où le Japonais s’est installé en nombre que se remarque cette soumission résignée du Coréen, cette déférence contrainte envers l’occupant. Ce triste état d’esprit partout existe ; dans les villages, dans les campagnes, dans les coins les plus reculés, dans tous les lieux enfin où le Japonais se montre, car un effrayant renom de brutalité et de tyrannie l’y précède. Ce renom est-il justifié ? Il l’est. Et il serait étonnant qu’il en soit autrement, étant données les étranges dispositions dans lesquelles les émigrants japonais débarquent dans ce pays. « La plupart d’entre eux assimilent volontiers les Coréens aux Indiens et aux nègres et prétendent que vouloir relever et civiliser le peuple de Corée est un rêve chimérique[4]. » De nombreux hommes politiques et de nombreux industriels qui se piquent de bien connaître les Coréens s’expriment ainsi et l’écrivent : « Le manque absolu d’énergie, l’absence totale de sentiments, la paresse, l’amour du jeu, la haine, la cruauté, la légèreté sont les caractéristiques de ce peuple. Le degré de corruption et d’avilissement auquel il est parvenu est tel qu’il n’y a nul espoir de le relever. La meilleure politique à son égard est de le tenir sous le joug, on ne peut en tirer quelque bien que par des procédés de rigueur[5]. » Les journaux répandus, les revues sérieuses même, tracent aux émigrants la ligne de conduite à suivre : « Comment traiter les Coréens ? Nous sommes d’avis que seuls les moyens de rigueur peuvent être efficaces. Le peuple de Corée est un peuple dégradé, cela sans remède. Il est des gens qui voudraient qu’on le traite avec douceur, avec les précautions qu’on prend à l’égard d’un abcès ; qu’il soit nécessaire d’user de ménagements envers la cour, passe encore, mais envers les Coréens, ce serait une grave erreur. » Il faudrait ne pas connaître le caractère du Japonais pour ne point comprendre l’effet que dans ses relations avec l’indigène ces appels à la rigueur produisent.



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Construction de la digue pour la voie ferrée courant à même le rivage. Coolies coréens travaillant sous la surveillance japonaise.


Par une étrange aberration de morale, il a déjà l’atavique tendance à traiter avec mépris les faibles et les petits ; respectueux, voire même quelquefois rampant devant celui qui le domine, il se montre arrogant envers celui qu’il ne craint pas. « Le Japonais ne sait pas toujours comment les forts doivent se comporter envers les faibles, il ne paraît pas même soupçonner que l’abus de la force contre la faiblesse est une véritable honte[6] ! »

Ces réformistes de l’Orient réformés à peine, ces professeurs de civilisation moderne civilisés d’hier avaient encore laissé subsister dans leur morale et dans leur mentalité de décevants points de contradiction avec l’esprit nouveau dont ils se prétendaient, en Extrême-Asie, les prophètes. Leur facilité de compréhension et d’adaptation, leurs progrès aussi surprenants que rapides, leurs succès les avaient quelque peu dupés sur eux-mêmes ; l’assimilation fut trop hâtive pour être parfaite ; n’ayant rien complètement appris, ils voulurent déjà professer. Voilà ce qu’on leur a reproché comme une faute grave ; ils l’ont expiée, d’ailleurs, car c’est en elle qu’il faut voir la cause des déboires essuyés jadis et notamment celle de leur échec politique total, lorsque après la guerre de Chine ils voulurent mettre la main sur la Corée. Néanmoins, on doit convenir que la leçon leur a servi. Car à cette heure les idées diffèrent et les procédés aussi, mais uniquement, il faut le dire, dans les sphères éclairées, là seulement où l’on est à même de profiter des leçons qu’apporte l’expérience. En ce qui concerne la Corée, des voix sages et autorisées se sont élevées contre la politique de rigueur que certains préconisent. « La préoccupation des Japonais vraiment dévoués aux intérêts de leur patrie doit être de la faire aimer des Coréens ; notre gouvernement, en assurant une protection efficace à tous, sera accueilli avec gratitude[7]. »

D’autres, invoquant les témoignages de l’histoire, prouvent que la race coréenne est sœur de la race japonaise, qu’elle eut autrefois son ère de gloire et de grandeur et qu’elle fut pour la littérature, les arts, l’industrie, la morale, la religion, le précepteur du Japon[8] ; « et conséquemment les Coréens doivent être traités comme de propres nationaux ».

Mais ces théories altruistes et humanitaires n’ont point encore agi sur la foule des émigrants, ni même sur leurs administrateurs. Le Coréen reste pour eux l’être que l’on méprise parce qu’il est faible, et dont la disparition importe peu, puisqu’il est gênant et inutile. Encouragés d’ailleurs par les excitations d’une presse enragée, la morale du plus grand nombre n’a pas varié sur ce point.

Toutefois, à la décharge de ce peuple, il faut reconnaître que les premières trombes d’émigrants déversées sur la Corée ne constituent pas la fleur de la population des îles nipponnes ; phénomène commun d’ailleurs à toutes les puissances colonisatrices d’Europe.

Combien, parmi les premiers occupants de nos colonies, figurèrent de gens tarés qui se comportèrent envers les indigènes avec cette même brutalité que nous reprochons aux Japonais !

Devant cette hostilité de l’envahisseur, que peuvent faire les Coréens ? Montrer mauvais visage, protester, résister, quelle imprudence ! Qui les soutiendrait ? Ils savent par quelles rigueurs et quelles exactions ils en seraient châtiés. N’ont-ils pas vu le douloureux épilogue des quelques rébellions timidement allumées ? Qui leur ferait rendre justice ? Le pouvoir ? Il se débat et agonise dans les griffes de l’administration japonaise. Donc ils acceptent avec résignation leur sort et s’efforcent à le rendre meilleur en souriant à qui les opprime. C’est cet attristant spectacle qui m’est offert à Fusan et alentour ; c’est celui qui m’est offert encore dans le train qui m’emporte vers le nord. Pour mieux me mêler au peuple j’ai pris un convoi ne contenant qu’une seule catégorie de classes, les troisièmes, un train très lent et qui ne s’arrêtera que vers le soir, je ne sais où, quelque part. Je rentre dans un de ces grands cars américains d’au moins cent places coupé dans toute sa longueur par un chemin bordé de banquettes, lesquelles deux à deux se font face. Peu de voyageurs encore et cependant les Coréens y pénétrant avec moi ne trouvent où s’installer ; c’est que des Japonais et des Japonaises ont pris place. Déchaussés et débraillés déjà, matelas et couvertures déroulés, oreillers de caoutchouc gonflés, ils s’allongent sans gêne ni pudeur, les jambes en l’air, toutes nues, posées sur le dossier des banquettes. Alentour sont amoncelés les cabans, les sacs de cuir ou de tapisserie et les boîtes à compartiments renfermant leur dînette. Un seul voyageur souvent occupe quatre places, mais rarement se contente de deux. Le Coréen n’osant réclamer en implore une du regard, mais le Japonais dort ou fait semblant. D’autres rient méchamment, ce sont les mousmés ; d’autres aussi lancent un regard autoritaire et dur qui intimide. Ils sont là, ces malheureux Coréens, près d’une dizaine, debout, serrés l’un contre l’autre, s’agrippant d’une main tendue au plafond pour atténuer la violence des heurts qui les fait s’entrechoquer. Quelques-uns vont sur la plate-forme extérieure chercher de l’aise et de l’espace ; aussitôt un employé rogue les repousse au dedans sans essayer, comme c’est son devoir, de leur déblayer une place. En face de moi deux Coréens cependant se sont installés humblement, après une demande craintive ; comme j’ai l’air accueillant, d’autres arrivent et bientôt nous nous trouvons six où l’on ne devrait tenir plus de quatre. C’est de la curiosité aussi qui les pousse vers moi « l’homme du lointain Occident », mais une curiosité sympathique, sentiment qu’il m’arriva plus d’une fois d’éveiller à mon passage. En effet, se rendant compte que le Japon les dévore, qu’ils seront irrémédiablement perdus sans un secours étranger, les Coréens se prennent, à cette heure, d’une bienveillance intéressée pour ces diables d’Occident qu’ils abhorraient et massacraient jadis. Désespérant d’eux-mêmes, vaguement ils espèrent que de ce côté-là surgira la délivrance.

Ceux qui sont assis près de moi me regardent avec de grands yeux doux et presque reconnaissants. Ils me parlent, je ne les comprends pas, mais à leurs gestes et à leurs sourires je devine d’aimables choses, leur buste gracieusement s’incline, et tour à tour ils s’ôtent de la bouche et m’offrent à fumer leur pipe. Cette pipe singulière, au long tuyau frêle, au fourneau minuscule, quel remède à leurs maux présents, j’imagine ! quel lénitif !

Ils fument plus qu’auparavant, m’a-t-on dit. Je le crois, mais parallèlement, grâce à de nouveaux impôts, le prix du tabac augmente. Pauvres gens, que feront-ils quand ils n’auront plus d’argent, et ce terme est proche ? « Ils travailleront ! » réplique un Japonais sévère.

Cependant, les Japonais, nos compagnons de voyage, se sont humanisés ; ayant dormi, ayant mangé, leur humeur participe à la satisfaction évidente qui s’étale sur toute leur personne. Est-ce peut-être aussi que l’ennui les gagne ? Ils daignent débarrasser un coin de la banquette, le désignent d’un geste au Coréen qui, docilement, s’approche, salue, remercie et se fait petit, très petit, n’osant même pas occuper tout entière la place que tardivement on lui offre. Le Japonais parle et le Coréen répond, tout fier de l’honneur qu’on lui fait ; et dans son attitude, dans sa physionomie, dans sa voix rien ne paraît de son ressentiment intime ni de sa peine : s’il souffre, il se contraint et se fait aimable, se prête de bonne grâce aux plaisanteries bêtes et parfois cruelles que le Japonais risque sur sa mise et ses mœurs retardataires ; ne s’effarouche ni ne s’impatiente des familiarités offensantes des mousmés qui s’amusent du cône de crin noir lui servant de chapeau, et des longs bracelets en roseau treillagé qu’il porte en guise de manchettes. Et cela produit un malaise étrange de voir ces femmes si bizarres elles-mêmes dans leurs manières et leur tenue, les talons ramenés sur la banquette, tels de gros bébés joufflus jouant sur une couverture, se moquer et rire et traiter en curiosités très drôles ces Coréens à l’aspect digne malgré tout, sous leur manteau blanc, ces Coréennes silencieuses et impénétrables sous l’ample voile mystérieux, leur masquant la face et qui les enveloppe toutes.

Le respect pour le dignitaire pas plus que pour le commun du peuple n’existe. Une preuve nouvelle m’en est donnée le lendemain dans l’express de Séoul. Quand le train stoppe à la petite station de Tenan, un cortège cérémonieux venu de l’intérieur atteint la gare. Chaises à porteur précédées de cavaliers, d’oriflammes et suivies d’une foule respectueuse. De ces chaises un Yang-bane (mandarin) et des femmes descendent ; on s’empresse autour d’eux, on se précipite, tous les gens de la suite se disputent l’honneur de les approcher, de les soutenir, d’enlever leurs bagages. Des violes très aigres grincent, des pétards éclatent. Mais brusquement sur le trottoir de la voie le tableau change. Là-bas ils étaient chez eux, en Corée ; ici dans cet express ils sont au Japon et avec brutalité on le leur démontre. Toute la suite nombreuse et bruyante qui les accompagne est impitoyablement et durement rejetée ; les colis nombreux et le personnel qui s’embarque sont dispersés au hasard des wagons ouverts ; le mandarin, ses femmes et son fils sont poussés, pêle-mêle, avec des ballots, dans le train qui déjà repart.

Là, suffoqués, ahuris, ils se tiennent debout, attendant une place ; les femmes, apeurées sous leur voile qu’elles serrent toutes tremblantes ; lui, décontenancé, honteux en même temps qu’irrité par ce manque d’égards insultant.



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La cité coréenne appelée bientôt à disparaître sous la poussée inverse des deux villes japonaises qui cherchent à se rejoindre.


Japonais et Japonaises s’esclaffent et ne paraissent nullement disposés à abandonner une place. Apitoyé, je cède mon coin, je le débarrasse de mes bagages et les femmes s’y glissent, heureuses de se dérober aux regards moqueurs qui s’accrochent sur elles. Enfin, blotties sur les banquettes, elles s’immobilisent en une pose de statue, uniquement soucieuses de maintenir leur long voile obstinément fermé sur le visage. Et par la rigueur de cette étiquette, étant condamnées à ne rien faire, c’est le mandarin, ce grand homme sec, à la figure respectable et fine, parée de lunettes d’écaille énormes et d’une barbiche longue et rare, qui s’inquiète pour elles et pour tous. Il va, s’agite, s’occupe de son personnel et de ses bagages égarés tout le long du train, revient vers son enfant effrayé qui pleure et qu’il console, rajuste le voile de sa femme, celui de sa fille qui glisse, puis repart. Il discute avec le receveur japonais qui réclame un surplus d’argent, il compte, recompte avec lui, résiste, finalement, à regret, donne encore, ce qui fait, sous leur voile, désagréablement sursauter les femmes. Il s’assied, enlève son cône de crin noir aux longues mentonnières en grains d’ambre, pensant se détendre enfin. Mais il ne peut y parvenir, il reste nerveux, inquiet, ses regards incessamment vont de son fils à ses bagages, de tous ces gens malveillants, qui épient ses gestes et s’en amusent, à ses femmes qui l’appellent et qu’il écoute, le buste cassé, le cou tendu, l’oreille plaquée sur l’entre-bâillement des ourlets du voile, vis-à-vis de leur bouche. Quand le soir est venu, voulant les isoler dans un coin d’ombre et leur permettre de soulever le masque de toile qui les étouffa toute une longue journée, il baisse la flamme d’une lampe. L’employé japonais aussitôt la relève. Peu après, le Coréen recommence et c’est une mousmé cette fois qui le brave. Résigné, s’avisant alors d’un autre stratagème, il agite deux éventails derrière lesquels chacune de ses femmes, abritée des regards curieux, aspire par intervalles, à la dérobée, en de petites lampées effarouchées et rapides, l’air rafraîchi du soir.

Et cela amuse énormément tout ce petit monde malveillant et cruel ; on rit sans pudeur ni retenue. La joie des mousmés, ces perpétuelles soumises, ces perpétuelles servantes s’aiguillonne d’une pointe de jalousie au spectacle, humiliant pour elles, de femmes coréennes servies et cajolées par un mandarin, leur père et leur mari.

Ce serait une erreur cependant de s’imaginer les conditions de vie de la Coréenne plus heureuses que celles de toutes ses sœurs d’Extrême-Orient. Partout où le bouddhisme s’est implanté, son influence sur la femme a douloureusement et durement pesé. Établissant et proclamant son indignité et son état d’infériorité manifeste envers l’homme, celui-ci en a fait naturellement son esclave. Or, depuis déjà bien des siècles le bouddhisme s’éteint, peu à peu ses rites sont abandonnés, ses préceptes rejetés et ses dogmes méconnus ; toutefois la croyance dans l’infériorité de la femme, en dépit de tant de ruines accumulées, subsiste, puisqu’elle sert et satisfait si merveilleusement les instincts égoïstes et autoritaires de l’homme.

La femme d’un certain monde mise à part, laquelle est favorisée par la stricte observance de nombreuses lois d’étiquette, la Coréenne en général, et plus qu’ailleurs peut-être, est l’esclave perpétuellement courbée sous la tâche qui l’écrase. Mais plus qu’ailleurs aussi, en raison de cette besogne qui la rend indispensable, jouit-elle d’une initiative et d’une liberté d’action relativement plus grandes. En effet, l’homme, naturellement paresseux, insouciant et veule s’en remet à elle non seulement des soins de la famille et du ménage mais souvent encore de son entretien et de sa subsistance. Par le produit de son travail elle aide à subvenir aux moyens d’existence et la plupart du temps elle y pourvoit seule. Les grandes dames mêmes n’échappent pas à la rigueur de cette loi commune. En plus du tissage, de la broderie et de la couture qui sont les travaux ordinaires des femmes de la meilleure société, celles-ci s’occupent de l’élevage des vers à soie, d’un joli profit. Certaines femmes de la bourgeoisie peuvent tenir un débit de vins, à la condition expresse de ne point se montrer et de diriger le service d’une salle voisine. D’autres, et celles-ci sont entourées du respect public, exercent la profession enviée et recherchée de médecins, ce qui nous prouve, à nous Occidentaux, que rien n’est nouveau sous la calotte du ciel, et que les revendications féministes qui donnèrent le jour à nos doctoresses n’ont fait que rééditer au profit de l’Europe une coutume millénaire d’Orient.

Dans les classes moyennes et dans le peuple on les voit se livrer à de nombreux travaux manuels, à de petits métiers industriels exercés dans d’autres pays par l’homme : fabrication de peignes, de chaussures, de serre-têtes, de chapeaux, etc. Seules encore elles font valoir le lopin de terre nourrissant la famille ; elles ont aussi dans certaines contrées le monopole de l’exploitation des ressources : c’est ainsi que dans l’île de Quelpaërt la pêche était jadis leur spécialité. « Les hommes restent à la maison tandis que les femmes s’en vont plonger dans la mer, à la recherche des coquillages et des huîtres perlières ; comme elles sont nues pendant leur pêche, une loi stricte oblige les hommes à s’enfermer au logis pendant le jour. Cela avait conduit à dire que l’île de Quelpaërt était gouvernée par les femmes. Mais l’arrivée de pêcheurs japonais sur les côtes a modifié ces coutumes, non pas que leur présence ait effarouché la pudeur des plongeuses, mais parce qu’avec leurs scaphandriers ils font une pêche fructueuse qui les a découragées.[9] » Du fait des charges multiples qu’elle assume, l’autorité morale de la femme s’accroît, mais, par contre, sa déchéance physique n’en est que plus rapide. Vieillie avant l’âge, sa peau se dessèche et se ride ; petite naturellement, sa taille se voûte et se tasse. Ses membres sont dépourvus de finesse et son visage aux traits grossiers, empreint d’une dureté qui jamais ne désarme, contraste étrangement avec la physionomie tranquille et souriante, plus distinguée aussi et plus fine, des hommes. Au surplus, ceux-ci, par la grâce originale de leur costume, nous charment. Les femmes, au contraire, lorsqu’elles ne sont point enveloppées du voile, offensent, par la singularité de leur mise, la conception de notre esthétique occidentale. Or le voile n’est que l’apanage des classes bourgeoises. Les femmes du peuple ont bien d’autres soucis que de se dérober aux regards. C’est d’ailleurs avec une fierté maternelle qu’elles exhibent ce que dans nos pays cachent les femmes. Les épaules et la gorge prises dans un boléro très court qui s’arrête à la naissance des seins, elles mettent une certaine coquetterie à les montrer en liberté, s’étalant ainsi sur la poitrine mise à nu ; mais suivant les âges, plus flasques et plus flétris, ils s’écroulent en de lamentables mamelles le long de la large ceinture de la jupe remontée jusqu’aux aisselles. Leur chevelure toujours négligée s’enroule dans un chiffon, espèce de serre-tête, qui fut blanc comme le boléro, comme la jupe, mais que la crasse, la malpropreté des travaux journaliers empuantissent et rendent répugnants. Non, décidément les femmes de ce pays manquent de charmes et font regretter la compagnie tant aimable des petites poupées japonaises.

Dans l’empire du mikado tous les hommes sont laids, entend-on répéter quelquefois, mais les femmes sont toutes si gracieuses ! En Corée la réciproque de cet aphorisme est de quelque vérité. Les hommes n’y sont point laids, au contraire, mais les femmes n’y sont pas jolies.

Ce n’est pas sur cette terre-là, croyez-moi, jeunes Français aventureux, mes amis, que vous découvrirez la petite épouse de vos rêves !



  1. Voiture d’Extrême-Orient très légère à deux roues traînée par un coureur.
  2. Nom japonais du coolie pousse-pousse.
  3. Yang Bane, mandarin ou fonctionnaire coréen.
  4. Conférence du professeur japonais Ukita-Wamin sur la politique impérialiste du Japon (Citée par les Mélanges japonais).
  5. Citation de M. Shimada-Saburo dans le Taiyo, où il critique et déplore la conduite brutale de ses compatriotes en Corée (Mélanges japonais).
  6. Conférence du professeur japonais Ukito-Wamin (Citée par les Mélanges japonais).
  7. Étude du professeur japonais Shimada-Saburo (Citée par les Mélanges japonais).
  8. Étude du professeur japonais Shimada-Saburo (Citée par les Mélanges japonais).
  9. Bourdaret, En Corée. Plon-Nourrit, éditeur.