(p. 167-178).


— XV —


Au temps de Peter McLeod, chaque été, dans le port de Chicoutimi, on chargeait pas moins de vingt-cinq à trente navires de bois de construction, de planches et de madriers de pin. Les forêts saguenayennes, comme celles du Saint-Maurice et de l’Outaouais, avaient une haute réputation dans le monde du commerce de l’Europe et des Amériques, surtout depuis que Napoléon avait décrété le blocus continental contre l’Angleterre victorieuse, un peu plus tard, à Trafalgar… L’empereur croyait porter un coup mortel à son irréductible ennemi, en quoi il se trompait. Les forêts québécoises sauvèrent l’Angleterre de la disette de bois dont on la menaçait…

Le port de Chicoutimi était, durant une couple de mois, fort animé. Il s’étendait du bassin de la rivière Chicoutimi — ancienne Picauba — à l’ouest jusqu’à la Rivière-du-Moulin, à l’est.

Deux vastes scieries mécaniques, aux deux extrémités du port, s’alimentaient à même les forêts qui s’étendaient du Lac Ha ! Ha ! aux sources des rivières Péribonka et Mistassini… En juillet et août, quelle vie dans cet « affloure » d’eau de près de deux milles, alors que de nombreuses équipes d’hommes étaient occupées à charger les navires et à construire les cages !…

C’était alors tout un art, toute une industrie que de construire une bonne cage de bois carré qu’il fallait descendre par le Saguenay et le Saint-Laurent, jusqu’à Québec ou à Montréal, et parfois remorquer jusqu’en Angleterre ! Certaines de ces cages, en effet, étaient construites assez solidement pour affronter la traversée de l’océan et n’être démolie que dans un port anglais. On évitait ainsi les frais multiples qu’entraînait l’arrimage d’un navire.

Les anciens “lumberjacks” du Saguenay étaient passés maître dans l’art de construire ces cages de bois qui firent l’admiration des anciens quand ils les voyaient descendre à la queue-leu-leu les fleuves et les rivières sous les souffles laurentiens. La descente de ces étranges caravanes au courant de nos rivières avec leurs mâts de sapin surmontés de gigantesques bouquets de feuillage, avec leurs banderoles aux couleurs que variait la fantaisie des joyeux lurons qui les montaient, leurs immense voiles et les cabanes de planches reliées par des « cordées » de linges multicolores, avait quelque chose de fantastique, d’irréel que l’imagination la plus vagabonde pouvait à peine concevoir… surtout quand la nuit s’étendait toute nue sur la rivière, quand il coulait le long des rives des torrents de silence qui noyaient tout… Des lumières piquaient de points de feu ces petits villages qui marchaient lentement sur l’onde. Les braises de leurs cambuses teintaient l’eau de lueurs étranges et parfois des ombres dures traversaient leur clarté ; des gesticulations d’hommes noirs… Parfois aussi, les quelques rares habitants des rives, au passage des cages, allumaient de grands feux sur la grève, promenaient des torches rouges qui flamboyaient dans l’air calme, plongeant leurs reflets dans l’eau… Souvent, dans le clair-obscur, on voyait les « cageux » marcher, courir aux heures des manœuvres, ou pendant le repos, danser aux accents d’un violon, d’un harmonica ou d’un accordéon dont on entendait à terre les mélancoliques bourrées ou les sautillantes gigues simples… Ou bien, on les voyait ramer, se pencher de droite et de gauche, le corps, les muscles tendus, rétablissant l’équilibre de l’énorme masse qu’un courant trop fort avait dérangé. On devinait ces hommes robustes et bien plantés, avec des traits à la diable, taillés au couteau, orgueilleusement cambrés… Tout à coup l’un d’eux lançait, comme une balle, un vif couplet populaire, joyau du folklore local, ou le refrain d’une de ces mélancoliques « chansons de cage » dont les accents disent l’émoi des solitudes. Les autres répétaient et un chœur alerte et sonore s’enlevait… D’autres fois, des cris montaient, des appels, des ordres venus d’on ne sait où, ou des voix rauques s’injuriaient âprement… Que de contes fantastiques, que de légendes sont nés de la descente de ces trains de bois surgissant des profondeurs du nord et traînant leurs feux sanglants sur l’eau sombre !…

Il y avait les « drams » et les « cribes ». Les premiers étaient faits pour franchir les grandes eaux, l’océan même, tandis que les « cribes » étaient destinés aux petites rivières et aux glissoires. Certaines de ces cages couvraient plusieurs arpents de superficie. Elles comptaient à leur base plus de trois mille « plançons », pièces de bois carré reliées en radeau et supportant le bois de sciage, planches et madriers, qu’on voulait diriger vers les grands ports de l’est. Ces radeaux de bois carré étaient comme la quille de ces étranges vaisseaux. Sur la surface de ces îlots flottants étaient construites des cabanes pourvues d’un confort relatif, avec leurs ustensiles et quelques meubles, avec leurs chiens et leurs chats, et où vivaient pendant des mois, des femmes, des enfants et des hommes faits à toutes les aventures, sortes de troglodytes barbus à méplats faits à la hache, et à chandail garance,… capable de souffrir toutes les intempéries et qui, chantant, dansant, buvant, hurlant leurs sonores jurons,… costauds, dont le sang bout continuellement dans les veines, où la fantaisie même chez le vieillard est aussi indisciplinée que chez les jeunesses,… descendaient… descendaient des grandes eaux, poussés par toutes les forces qui les entraînaient, les vents, les courants, la vapeur !…

Donc, à Chicoutimi, aux mois de juillet et d’août, voilà cent ans, on chargeait de bois des bricks européens et on construisait des cages. Tout un coin du port vibrait mais, alentour, quelle sauvagerie ! De chaque côté de la rivière, une rocailleuse échine dont les sommets disparaissaient sous la fauve fourrure des fourrés de la forêt. Là, un cap isolé, qui semble la tombe d’un géant, dégringole ses à-pics granitiques… Un peu plus loin, la forêt s’étend à perte de vue, de chaque côté de la rivière qui, vers le nord d’où elle descend, sortie de l’ancien Péokwagamy, forme comme une ouverture où il semble qu’on voit, dans le fond, l’âme farouche de la nature qui s’évade…

Mais dans le port, tout le jour, ce sont des cris et des appels, des grincements de palans et de poulies, des plaintes de cabestans, des hurlements et des hoquets de machines, des chocs sourds de lourdes pièces de bois jetées les unes sur les autres : c’est, enfin le diable sait quoi !… Des contremaîtres s’égosillent, lancent à pleine gorge des commandements, mais toutes ces voix rouillées, cassées, sonores, troublent à peine le silence ambiant parmi lequel le Saguenay roule ses eaux tranquilles…

Et tous ces hommes travaillent, rouspètent, gueulent et se saoulent, comme seuls pouvaient travailler, rouspéter, gueuler et se saouler les vrais hommes des bois, ceux des temps révolus…

Le soir, après quelques heures d’un silence relatif pendant lesquelles, à la suite d’un pesant repas, on se reposait un brin… c’étaient d’autres bruits qui parfois se prolongeaient tard dans la nuit : des cris, des disputes, des chants le plus souvent avinés, des hurlements sauvages, des blasphèmes, parfois des pleurs et des supplications de femmes. La brute régnait sur la fin du jour…

Est-il besoin d’évoquer la folie de ces premières heures du Saguenay, semblables, d’ailleurs, à toutes celles de la vie primitive de la plupart des grands centres d’aujourd’hui, où le whisky et le rhum coulaient à flots pressés et précipités dans des gosiers d’acier ?…

C’est la misère, dit-on, qui, dans le peuple, engendre l’ivrognerie. On boit quand on est malheureux, quand on sent entrer dans l’os le couteau de la misère. On boit aussi quand l’ennui nous guette au fond des solitudes… On boit quand on est heureux et qu’on veut l’être davantage : quand on a du plaisir et qu’on désire s’amuser encore plus… Mais toujours de philosophe et de bon qu’il est naturellement, l’homme, quand il a bu, se transforme en brute que le crime même ne fait pas reculer… Il n’y eut pas, lors de la naissance du Saguenay, de ces sombres crimes qui alimentent les légendes des temps qui suivent, mais ces hommes des bois burent quand même tout ce qu’ils avaient et ce qu’ils n’avaient pas… Il y eut des rixes parfois sanglantes, de lâches guet-apens. Des bourgs entiers se ruaient sur l’alcool. On buvait tous les soirs, des nuits entières. Le jour on travaillait martyre…

Un jour de fête, au Poste de Chicoutimi, les Sauvages de toute la contrée étant réunis là, on but trente gallons de rhum et de whisky, et chez mesdames les sauvagesses, campées sur la place, une quantité égale de “shrub”, sorte d’alcool faite d’une plante sauvage par les Montagnais…

Le matin du 19 juin 1852, un samedi, Peter McLeod donna congé à tous les hommes, ceux de la Rivière-du-Moulin comme ceux du Bassin. Le travail ne pressait pas. On venait de terminer une cage qui, le soir même, allait entreprendre la descente du Saguenay. On attendait des navires d’Europe et il y avait dans les cours des moulins tout le bois nécessaire pour les charger… Beau temps pour chômer ! La veille, trois grands chefs Montagnais, venant de la Côte Nord, du lac Mistassini et des bords de la rivière des Papinachois, étaient arrivés à Chicoutimi avec de nombreuses délégations de leurs congénères. Ces sauvages venaient rencontrer Peter McLeod qui, au cours de l’hiver, on s’en souvient, leur avait donné rendez-vous à Chicoutimi afin d’aller avec eux à Montréal revendiquer leurs droits auprès du Gouverneur Elgin…

La journée s’annonçait belle encore que dès l’aube, l’ébattement des petits pieds froids de la pluie sur le sol avait un peu inquiété les habitants du bourg. Mais cela n’avait pas duré. Après, une petite brume floconneuse et blanche comme de la ouate avait peu à peu emmitouflé ciel et eau pour se dissiper bientôt devant les premiers rayons d’un soleil victorieux. Et Chicoutimi présenta, un instant, un joli spectacle.

Derrière les maisonnettes de bois blanc échelonnées autour du Bassin, on voyait des clairières coupées de bouquets de petits bouleaux dont la précise ramure de clair argent transparaissait sous des nuées d’or si légers qu’un souffle eut suffit à les soulever vers l’azur. Ici et là, partout, des moignons d’arbres, abattus sans trop de méthode, surgissaient dans la brume du matin. Les maisons étaient serrées au milieu de leurs jardinets déjà verts de légumes naissants. Les toits attendaient les premiers coups de soleil. Entre les maisons, sur le chemin, des poules caquetaient et des porcs grouinaient, promenant, frémissant, leur museau tavelé… Et le long de tout cela, le Saguenay, couleur d’étain, coulait lourdement, sorti des Terres Rompues… On le sent qui s’en va, là-bas, balourd, dans son labyrinthe de caps, se mêler, à la fin, sous un vaste ciel de cendre, au grand fleuve plat et gris… Des goélands planent dans l’air, formant des cercles concentriques… Maintenant la lumière du soleil s’épand en splendides couleurs sur les monts encore bleus des vapeurs du matin, et coule dans les ravins rouges…

La journée se passa, joyeuse, bruyante. Il y eut divers jeux où se distinguèrent les chefs montagnais : des courses, des sauts en hauteur et en longueur, des luttes à bras-le-corps, du tir à l’arc et au fusil. Il y eut une excitante course de canots où, tout naturellement, les sauvages remportèrent la palme. Un des chefs indiens fit en une heure la course aller et retour, du bourg aux Terres-Rompues où le Saguenay prend son cours après les rapides de la Grande Décharge du lac Saint-Jean. Défié par Peter McLeod, le même sauvage, pour un prix qui était un sac de farine, abattit avec une vieille pétoire à baguettes un geai bleu qui filait à tire d’aile au-dessus de la rivière… Des bravos enthousiastes saluèrent cet exploit de tir. Peter McLeod avait dû tirer trois coups d’une fine carabine pour abattre un goéland qui volait dans la même zone de l’air.

Les hommes étaient ravis comme des gosses. Les femmes riaient, riaient de ce rire nerveux qu’elles ne peuvent réprimer quand leur curiosité est émoustillée. Sur la grève, les enfants lançaient aussi loin qu’ils pouvaient sur l’eau des bouts de pâtisserie aux mouettes. Les oiseaux, faufilant l’air, apercevaient vite ces petits points jaunâtres sur l’eau : ils descendaient d’un vol plané, rasaient la vague, puis marchaient dessus à petits pas affairés, se jetaient ensemble sur la friandise, se battaient, puis s’envolaient tranquillement continuer leurs éternels coups de ciseau dans l’azur…

Jusque là, Peter McLeod avait été battu dans presque tous les concours qu’il avait lui-même proposés. Son amour-propre commençait à lui échauffer le sang.

Il voulut faire un maître. On le savait merveilleux nageur. En effet, il nageait contre le ressac, piquait une tête dans vingt pieds d’eau et restait au fond trois minutes ; un amphibie !… Cette fois, il gagna. Il traversa la rivière à la nage, plongea, en arrivant dans le Bassin et resta quatre minutes dans l’eau. Lorsque, aux yeux émerveillés de la foule, il émergea de l’onde, son corps bronzé, splendide, demi-dieu éclatant, on hurla d’enthousiasme. Bénévole, il sourit. Il invita tout le monde à la maison du moulin et paya une tournée… Un homme qui ne paie pas une tournée pour marquer de tels exploits, ce n’est pas un homme. Il faut ce qu’il faut.

Ce succès l’enhardit. Il défia les Montagnais de répéter ce qu’il allait accomplir. À son invitation, la population entière du bourg et les sauvages se portèrent sur le quai. La rivière coulait en bas avec lenteur, infatigable, le long des caps derrière lesquels souriait un joli ciel rose. L’eau était plombée. Au large, on eut dit que l’eau fermentait. Des canots d’écorce faisaient le gros dos sur le quai. Peter McLeod en saisit un, le brandit au bout de ses bras, puis, par une échelle appuyée perpendiculairement à une paroi du quai, descendit le canot sur l’eau. Ensuite, il annonça que du haut de la jetée, il allait sauter dans le canot sans le faire broncher et en gardant lui-même l’équilibre. Les sauvages rirent à gros éclats, exprimant des doutes à leur façon. L’exploit semblait tout nouveau pour eux. Un des chefs, courageusement, voulut devancer Peter McLeod. Il sauta et tomba dans l’eau au milieu de l’hilarité générale.

Alors, Peter McLeod, ayant enlevé son chandail, son large “saw west” et ses hautes bottes malouines, et le canot ayant été solidement immobilisé contre le courant à l’aide d’un câble, il sauta, les pieds joints, en plein milieu du canot. Celui-ci ne broncha pas d’une ligne et l’homme resta debout, droit, les bras croisés sur la poitrine, tel un dieu marin. La mer était basse et Peter McLeod avait sauté d’une hauteur de quinze pieds…

Plus tard, beaucoup plus tard, on parlait encore avec admiration de cet exploit, comme les astronomes parlent des étoiles, c’est-à-dire comme d’une clarté lointaine et mystérieuse, brillant au zénith du firmament saguenayen…

Et le soir de cette journée mémorable ?… Derechef, la maison du moulin fut vidée de ses meubles jetés dehors, pêle-mêles, les pattes en l’air, et la place apparut nette, claire pour la danse. Vite, les assistants se séparèrent en deux camps : les hommes, les femmes, puis, dès les premières notes d’un violon criard, le plancher résonna sous les grosses bottes et les souliers ferrés qui trépidaient en mesure. Les hommes qui n’avaient pas de femmes dansaient avec d’autres qui avec la grâce lourde des ours, nouaient des foulards autour de leur bras gauche. On dansa de vieilles bourrées américaines où se mêlaient des danses écossaises, des rondes françaises, souvenirs adultérés d’un passé reculé ; saluts cérémonieux, passage des couples sous des bras soudés par des mains jointes, tours de valse, appels du pied… Puis, des danses de fantaisies. Un danseur privé de « cavalière » se mit à danser avec une chaise au-dessus de laquelle était attaché un grand mouchoir à carreaux rouges et jaunes. Un autre attaqua une endiablée gigue simple, frappant ses talons, faisant sur le parquet autant de bruit qu’une batteuse à cheval. Tout le monde faisait sagement cercle autour du danseur solitaire qui, après sa « performance » salua la « compagnie » avec de grands gestes.

Il faisait dans la pièce une chaleur étouffante, sans un souffle d’air frais et, dehors, la nuit coiffait les êtres et les choses d’une lourde calotte humide. De temps à autre, en dedans, parvenait une bouffée d’air chaud apportant d’au-delà de la rivière comme une odeur d’incendie de pin.

Mais le clou de la soirée, ce fut les sauvages qui le plantèrent avec leurs danses montagnaises et leurs chants étranges dans lesquels ils disaient les exploits de guerre et de chasse de leurs ancêtres. Sur l’invitation de Peter McLeod, l’un des trois chefs se leva et, avec force gestes, prenant toutes les postures imaginables, sortant de sa gorge les cris de toutes les bêtes de la forêt, il chanta dans sa langue ses propres exploits. Un autre lui succéda au milieu de la place et chanta également, mais d’autres prouesses de chasse. Parfois, il devenait terrible. Il hurlait, glapissait, brandissait au-dessus des têtes des assistants presque terrifiés des armes imaginaires. Il roulait des yeux féroces. Puis, exténué, en sueurs, il reprit sa place…

Puis ce fut la danse d’ensemble de tous les Montagnais présents. L’un d’eux saisit un plat en guise de tambourin de peau. Alors, chacun des sauvages se leva et, sans se déplacer, se livra à toutes sortes de contorsions, secouant avec violence tous ses membres, frappant des pieds le parquet, et tous gardaient si bien la cadence qu’on eut dit qu’un seul pied battait le plancher. Et l’on n’entendit plus dans la nuit que le bruit sourd du parquet battu de la maison du moulin et les hou ! hou ! lancés à intervalles réguliers par les danseurs sauvages… Les sueurs coulaient des corps bronzés, ruisselants. Le jais des regards brillait ainsi que l’ébène ondoyant des chevelures hirsutes… Inutile de dire que pendant ce temps, Peter McLeod, toujours en l’honneur de ses amis les chefs montagnais, payait d’abondantes tournées à même tout un escadron de bouteilles rebondies de généreux whisky…

Voilà que tout à coup une voix du dehors cria : « La Pinouche » !… « La Pinouche » qui arrive !… je connais ses feux… là, en face du Cap !

On se rua au dehors… Peter McLeod, en effet, reconnut sa grosse goélette qui arrivait de son voyage annuel en Angleterre mener son chargement de bois carré…