(p. 89-100).


— IX —


Dans le journal de l’arpenteur Joseph-Laurent Normandin qui a fait, vers 1733, la première exploration de la vallée du lac Saint-Jean, on lit ce qui suit à l’endroit du Poste de Métabetchouan :[1]

« Les maisons de Métabetchouan qui servait à l’établissement des Français d’autrefois et dont il reste encor des vestiges assez considérables. Une maison située à environ un arpent du bord de la rivière Métabetchouan et à deux arpens du bord du lac Saint-Jean. Laditte maison bâtis sur quatre poteaux et closes de madriers embouvetés. Le plancher d’en haut fait de madriers lesquels ne sont pas entièrement gatez. Celui d’enbas entièrement gasté par les coups de haches des sauvages. Une couverture en bardeau qui n’est pas encor hors de service pouvant très bien se raccommoder. Une cheminée de terre au bout du ouest de la ditte maison. Dans laditte chemin, il y a un garde feu de fer. Une porte du côté du sud de deux pieds et demy de large. Laditte maison a 14 pieds sur toutes faces et 15 pieds de hauteur. A un arpens au sud de laditte maison est un magasin basti de même espèce que la maison. Il a 14 pids de long sur 12 de demy de large, couvert aussi en bardeaux mais les planchers ont été ruinés par les sauvages. Il y avait une cave sous le magasin, mais les planchers ont été enfoncés et entièrement perdus.

« L’endroit ou est situé ces batimens a été le plus charmant de tous les endroits que l’on puisse jamais désirer, éloigné d’une ville mais à présent les bois sont revenus autour de la maison et l’endroit qui contient ces batimens est une prairi de francs foins d’environ deux arpent en quarré au lieu qu’autrefois les sauvages disent qu’il y avait un quart de lieu en quarré de déserté et que l’on y semait du bled.

« C’est grand domage que cet endroit soit abandonné car on ne peut rien voir de plus beau. La terre y est basse et unye et bien boisée de trembles, boulots, pins, hormeaux et autres bois cependant qu’il y a du bois franc. Mais les sauvages habitans de ce lac Saint-Jean sont en petit nombre, ils on bien de ta peine a y trouver de quoi vivre car tous les animaux ont été détruits il y a bien des années. Ils n’ont donc pour vivre que le poisson qui véritablement est bon et en quantité."

Cent ans après, tout était encore, naturellement, et davantage, à l’abandon. Du premier poste des Français, au temps du Père de Crespieul, à Saint-Louis de Métabetchouan, il ne restait que quelques pâles vestiges. Cependant, la Cie de la Baie d’Hudson avait établi là comme un relais, une sorte de succursale de son commerce de fourrures.

Mais c’était encore, comme au temps de Normandin, « le plus charmant de tous les endroits ». Une pointe de terre que forme l’embouchure de la rivière Métabetchouan s’enfonce en éperon dans le lac. Elle est richement boisée et dessine comme un triangle ; dans le haut est un plateau désert couvert de gazon. Au fond du plateau, gronde une cascade. Un cours d’eau d’un fort volume se déverse dans le lac d’une hauteur de trois cents pieds. Du plateau, on en peut voir toutes les beautés. Des pins qui poussent à sa base servent de point de comparaison pour estimer sa hauteur. Sur toute la pointe, ces pins, puis des hêtres, des bouleaux s’élèvent en des colonnes droites vers un dais d’une verdure fraîche et opaline qui, sans cesse, tremble et scintille dans le vent et au soleil.

C’est là donc que se trouvait, autrefois, la mission Saint-Louis ; et c’est au même endroit que « l’honorable Compagnie de la Baie d’Hudson » avait établi un petit poste. Ce dernier était fréquenté par les sauvages de l’est du lac qui venaient y échanger leurs fourrures contre les premières nécessités de la vie…

Peter McLeod et son compagnon arrivèrent à Métabetchouan deux jours après leur départ de Chicoutimi. Ils étaient exténués. Ils avaient suivi la route du Père DeQuen qui est celle de la Belle-Rivière. Pendant ces deux jours, ils avaient marché sous un vent démoniaque, les oreilles remplies de ses hurlements, les yeux aveuglés par le grésil, la respiration coupée, les muscles tendus par les furieux efforts qu’ils faisaient pour avancer dans la neige molle.

Toute la longueur du lac Kénogami avait été franchie d’une traite. La neige, sur le lac, était bonne pour la raquette.

Au petit lac Wiki, qui tient au grand lac Kénogami par un étroit canal, ils avaient traversé un défriché où ils avaient vu une croix devant laquelle se signa Pit Tremblay. C’était un défrichement, le premier de la région, tenté, l’année précédente, par un vaillant curé colonisateur de Kamouraska, l’abbé Hébert qui, avec quarante-quatre colons recrutés dans la paroisse de Saint-Pascal, avait abattu le premier arbre dans la vallée du lac Saint-Jean. Il y avait à la lisière, une cabane de rondins qui avait été construite par ces colons et dont Peter McLeod réussit à ouvrir la porte, afin de profiter de cet abri pour prendre un repos mérité. En effet, la nuit était venue. Il y avait dans le camp, à part quelques vieux bancs de bois brut, une sorte de fourneau hollandais dans lequel on fit avec joie un feu nourri de branches sèches. À l’aube, on se remit en marche.

À partir de là… plus d’indices d’humanité. Quelques piquets, ici et là, qui devaient servir de base plus tard à des plans cadastraux. De temps à autres, une piste indienne. La marche n’était plus drôle : du bois épais et touffu, des crans et d’énormes rocailles qu’il fallait escalader quand les rapides de la rivière où il n’y avait pas de glace forçaient les marcheurs à portager… Ils traversaient quand même un beau pays, solennel et imposant, comme drapé dans une hautaine dignité… N’importe, quelle marche !

Nos voyageurs étaient donc exténués quand, au lent crépuscule du nord montant de l’est, comme un grand nuage gris, ils aperçurent l’immense nappe blanche de l’ancien Peokwagamy du Père DeQuen. À la sortie de la Belle-Rivière qui se jette dans le lac, ils avaient encore deux milles pour se rendre vers l’ouest, au poste de Métabetchouan. Ils durent faire un effort pour franchir cette distance.

Enfin, voici la Pointe de Métabetchouan avec, sur son plateau, le « Poste ». C’est une cahutte de rondins mais dont l’aspect rappelle tout de même le style classique des postes de l’« honorable Compagnie » : une toiture en pente rapide, plus grande devant que derrière, abritant un simulacre de vérandah enfoncée. Mais, il y avait beaucoup de choses qui éloignaient cette cahutte des factoreries semées ici et là dans les « terres du silence » et où l’on a amassé, au cours des années, des légendes et des contes fantastiques, avec des noms clairs et doux sonnant une note d’aventure. À Métabetchouan, on pouvait difficilement remonter dans le passé et imaginer ces fantastiques récits qui nous placent en présence du « Noble homme Rouge qui a disparu ». On y parlait rarement des Mokis, des Cheyennes, des Sioux et des Abénakis. On pouvait y voir seulement le sauvage placide et prosaïque du Nord dans sa saleté et dans ses vices, dans sa paresse, avec ses chapeaux et ses pots de fer blanc…

Deux représentants de cette race précisément étaient là, assis sur des bouts de tronc d’arbre, dans l’intérieur de la cahutte, quand Peter McLeod et son ami entrèrent. Les deux sauvages regardèrent à peine les étrangers. Sans doute, il n’y avait pas pour eux de profit à tirer de ces personnes. Ils avaient des visages durs aux traits accentués et, de leurs gros yeux lourds et indolents, ils regardaient le commis du poste qui pesait du tabac sur une romaine accrochée au plafond. Le commis mit bien cinq longues minutes à cette opération, puis il jeta le paquet à l’un des sauvages. Après quoi, il daigna tourner ses regards du côté des étrangers. Ils achevaient d’enlever de leurs capots de fourrure la neige qui s’y était collée. Il dit simplement : « Bonjour ». Puis, il alluma une courte pipe de merisier. Enfin, tirant par coups des bouffées de fumée, il considéra longuement les nouveaux arrivants, comme cherchant à se faire une opinion sur eux avant de parler. Mais, rien d’hostile dans ce silence.

En forêt, on préfère savoir de quoi il retourne avant d’accueillir un hôte de passage. C’est d’une belle simplicité…

Ce commis était un homme noir, d’aspect singulièrement vigoureux, au corps râblé, plutôt trapu. Il était légèrement prognate, ce qui était dû probablement à la façon de tenir sa pipe entre les mâchoires. On sentait comme des paquets de cordages en-dessous du chandail rouge qui moulait son torse droit aux pectoraux bombés. Une puissance latente résidait dans ses larges et lourdes épaules. C’était le type de « l’homme de la Compagnie », presque classique. Il sentait à plein nez le nord où les difficultés de vivre en toutes saisons, l’isolement, la nécessité de se débattre directement avec la nature sauvage, pétrissent un homme ou le démolissent très vite.

Peter McLeod et son compagnon, ayant fini de s’ébrouer, allumèrent eux aussi leur pipe. Le commis continuait de les observer. Au bout d’un long moment, il demanda :

— Et comme ça, où allez-vous ?

— On ne sait pas encore, répondit Peter McLeod qui ajouta : « Avez-vous des tumblers ? »

L’homme se tourna vers les deux sauvages toujours impassibles :

« Eh ! vous là, vous autres… allez donc voir si vos squaws vous font pousser des cornes !… »

Les deux sauvages sortirent tout bonnement. Le commis plongea en-dessous du comptoir et posa dessus trois gros verres massifs de cristal bleuâtre.

« Voilà !… »

Peter McLeod sortit de son sac une bouteille de whisky et en emplit les trois verres. Puis, tendant le sien vers le commis :

« À la vôtre, l’ami !… »

Les trois hommes burent goulûment. Puis, chacun contempla le bout de sa pipe. D’un regard circulaire. Peter McLeod inspecta l’intérieur du poste. Un comptoir en bois brut et dont une extrémité était surmontée d’un grillage de fortune barrait l’unique pièce de la maison. Derrière, quelques tables chargées de marchandises de toute nature : indiennes à dessins de couleurs voyantes, couvertures de grosse laine rouge, plats de fer blanc, fusils, torquettes de tabac, pipes… par terre, empilés, des sacs de sucre, de thé, de riz, de farine, des seaux de graisse, toutes marchandises à l’usage des gens de la forêt et des sauvages surtout. Dans un coin, une porte donnait sur un appentis d’où venait une forte odeur de fauve. C’était la cambuse aux fourrures…

« Et comme ça », demanda le commis, narquois, « vous ne savez pas où vous allez… c’est drôle ».

Alors, Peter McLeod lâcha le paquet :

— Eh ! ben, mon vieux, on court après vos hommes… on s’en cache pas et, je te le dirai franchement, un surtout de vos bandits, Tommy Smith, qui a enlevé une femme à Chicoutimi, la veille de Noël…

Tu sais maintenant ce qu’on veut…

— Ah ! nom d’un chien !… s’exclama le commis.

— …et à propos, ajouta avec énergie Pit Tremblay, « ce bandit m’a volé mes chiens en même temps…

— Ah ! mille tonnerres de Batiscan !… C’est grave tout ça.

— Vous devez avoir assez de conscience, vous, pour nous dire si ce salaud a passé par ici avec son attelage. dit Peter McLeod.

— Pas vu… non, là, franchement, répondit négligemment l’homme qui ajouta : « c’est à mon tour ».

Et il sortit d’une tablette un gros cruchon d’eau-de-vie qu’il versa dans les verres :

— « À la vôtre, mes amis ! » dit-il, puis s’essuyant la bouche du revers d’une main, il demanda à Pit Tremblay :

« C’était des bons chiens ?… » puis à Peter McLeod : « Elle était jolie, la femme ?… »

Les hommes de Chicoutimi rageaient. Pit Tremblay s’adressant au commis, et désignant Peter McLeod :

— Tenez, celui-là, c’est Peter McLeod. Un beau jour, il a donné une gifle à un draveur qui venait de l’insulter… Le draveur tourna sur lui trois fois et quand il est revenu à lui, M. McLeod lui a dit doucement : « Asteur, mon ami, fais attention à toi, la prochaine fois… je frappe. Moé, c’est Pit Tremblay ; c’est à moi, les huskies… et j’y tiens en maudit… à mes chiens…

Placide, le commis demanda :

« Vous en prendrez bien encore une goutte ? C’est du bon, hein ?… »

Comment refuser et pourquoi se fâcher ?

— Alors, fit Peter McLeod, vous n’avez eu connaissance ni des chiens, ni du cométique, ni de la femme… ni du bandit ?

— De Tommy Smith ?… Vous êtes sûrs qu’ils ont pris par ici ?

— On sait pas. On marche comme ça, au hasard : on va se rendre jusqu’au poste de l’Ashuapmouchouan… jusqu’au diable s’il le faut.

— C’est ça… vous avez raison, le lac est beau, vous savez : il n’y a pas trop de neige et elle est « marchante ». Il y a ici un sauvage qui a traversé le lac, hier, dans cinq heures, sans se forcer. Il a pris tout son temps… Il est vrai que c’est un marcheur dépareillé… Mais, vous allez coucher ici, hein ? sans cérémonie…

Deux autres sauvages entrèrent et le commis cacha ses verres et son cruchon. Les sauvages marchandèrent de la farine et du lard fumé. Ils donnèrent en échange d’un petit sac de farine et de quelques couennes de lard, des peaux de rats musqués. Alors, Peter McLeod, histoire de faire dévier la conversation avec le commis qui commençait à l’irriter, demanda en montagnais aux sauvages :

— « Ça va, la chasse ? »

« Pas bonne… mauvaise », répondit l’un des indiens… « Gibier tout parti, loin, loin… Misère beaucoup, gros… Mourir tous si blancs chassent encore dans nord… »

Et le sauvage, devant l’intérêt qu’il semblait provoquer. se lança plus loin dans la voie de ses graves confidences :

« Tu sais… chefs aller à Chicoutimi vite, vite… voir Missieu McLeod pour mener chefs à Montréal voir gouverneur…, sauvages mourir si gouvernement donne pas réserves à pauvres Montagnais… Oui, mourir vite, vite… Missieu, misère gros, gros.

— Ah ! toi avoir confiance à Peter McLeod ?

— Chefs… gros gros confiance… grand boss…

— C’est ça, mon brave… Peter McLeod y verra, j’en suis sûr… Tu sais qu’il les aime bien, lui, les sauvages…

— Oui, oui… lui, sang de Montagnais, lui, tout partout, partout.

Et d’un grand geste, l’indien désigna tout son corps, de la tête aux pieds.

— Mais, dites donc, mes braves, vous n’auriez pas rencontré, ces jours-ci, dans vos courses, un attelage de chiens avec…

— Allons, allons, assez jaser, vous autres ! gueula le commis en montrant la porte aux sauvages… Vous avez ce qu’il vous faut… ouste ! Les deux sauvages déguerpirent avec la souplesse du chat…

— Vous savez, reprit le commis… ce sera avec plaisir. Vous passerez la nuit ici et vous partirez demain matin pour l’Ashuapmouchouan.

— C’est pas de refus, répondit Peter McLeod : on vous remercie bien. D’ailleurs, on est fatigué un peu, hein Pit ?…

Peter McLeod ouvrit la porte et regarda au dehors, histoire de voir quelle tête faisait le temps et de quoi il retournera demain.

Le soleil s’était couché de l’autre côté du lac, mais en grimaçant un peu sur le paysage. N’importe, le temps était bon.

Pendant la soirée, les trois hommes jouèrent à la brisque avec des enjeux de une piastre. Puis, après quelques parties, on se mit à causer tout en buvant d’abondants tumblers de whisky blanc. Dans cette quiétude du moment exempt de soucis, on ne reculait pas de s’en « mettre plein la lampe ».

Le cruchon du commis y passa. On se raconta de bonnes histoires. Des propos divers sur les choses et les gens du pays naquirent dans la pièce où la fumée des pipes montait en épais nuages au plafond. Le commis se mit à raconter sa carrière dans la Compagnie, ici et là, partout dans les « terres du silence », en haut du Saint-Maurice jusqu’à la Baie d’Hudson… Il avait vécu sur tous les points des “Barrens” et… des exploits à faire trembler les hommes rouges !… On sentait l’ozone vivifiant du grand nord passer à travers la pièce. Il finit par aller chercher son accordéon en-dessous du comptoir et, impassible d’attitude et de visage, mais le regard brillant, il joua au hasard de sa mémoire des airs qui devaient lui revenir du fond de ses jeunes années. C’était de vieux airs écossais.

À la fine pointe de l’aube, Peter McLeod et son compagnon quittaient le poste de Métabetchouan. Le matin était lumineux et sec. La neige resplendissait sous les reflets de l’aube, comme si elle était semée de millions de minuscules diamants. L’haleine des hommes, qui marchaient vite sur leurs raquettes, se condensait en une vapeur blanche qui les enveloppait d’une légère buée. Ils avaient pas moins de neuf heures à marcher sur le lac avant d’arriver à l’Ashuapmouchouan…

Ils y arrivèrent comme le crépuscule jetait ses ombres rouges sur la parure blanche de la terre.



  1. Nous respectons l’orthographe de Normandin — l’auteur.