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— VII —


À l’Anse-au-Cheval on s’amusait moins.

Depuis six jours, Fred Dufour et quelques-uns des hommes du Campe étaient à la recherche de Tommy Smith et des autres bandits de « l’honorable Compagnie » qui avaient au préalable commis toutes sortes de déprédations dans la coupe : des grumes de pin et d’épinettes brisées à coups de hache, de belles épinettes marquées pour l’abattage du lendemain, coupées par la moitié du tronc, des sentiers tracés à la raquette comblées, enfin, toutes sortes d’autres frasques qu’on n’hésitait pas à qualifier d’actes criminels.

Mais où étaient-ils ?

Tommy Smith avait donné une preuve indiscutable de sa présence dans la région. On sait que le matin de l’arrivée de Fred Dufour au Campe, entendant marcher autour de la cambuse, un homme avait ouvert la porte et avait vu s’enfuir un individu sous bois en même temps qu’un papier tombait de la clanche.

D’où pouvait venir ce papier et que contenait-il ?

« Ce qui est certain », gouailla l’homme, « c’est que c’est pas un billet de ma blonde ».

« Ni une invitation à aller danser chez Jean Gauthier, à Chicoutimi », dit un autre.

Fred Dufour arracha le papier des mains de celui qui l’avait ramassé à terre, l’ouvrit et lut ces mots comme écrits avec un bâton :

« Fred Dufour apprendra bientôt ce qu’il en coûte de ne pas se mêler de ses affaires. C’est pas ici qu’j’aurai le plaisir de lui sacrer une volée. »

Et c’était signé : Tommy Smith.

« Blasphème !… se contenta de lancer Fred Dufour en jetant le papier dans le petit poêle de tôle chauffé à blanc.

Saisissant aussitôt avec rage son capot d’ours, il ajouta :

« Ce maudit-là l’emportera pas dans son trou », puis donnant une tape amicale à son chien qui le regardait de ses deux bons grands yeux :

« Hein ? Pitro, c’est ton idée à toi itou ?… Allons, mes vieux, du lest dans l’estomac et en route pendant que les pistes sont encore fraîches !…

Effectivement, quelques morceaux engloutis à la hâte au fond des gosiers, Fred Dufour suivi de trois hommes qu’il avait choisis lui-même quittaient la cambuse.

Il fut facile de retracer tout de suite les pistes de l’homme qu’on avait vu se sauver, mais on avait affaire à des finauds. Quelques arpents plus loin, d’autres pistes filaient dans une autre direction : puis, d’autres encore, et d’autres toujours, partout, dans tous les sens. On avait évidemment voulu obnubiler toutes recherches. Les pistes, en effet, se croisaient, bifurquaient. s’enchevêtraient, tournaient autour d’un hallier, puis, traversaient en droiture une clairière. Quelques-unes filaient vers le sud, d’autres s’en allaient au nord.

« Les démons, » cria Fred Dufour, « on dirait qu’ils ont vadrouillé par ici toute la nuit ! Autant chercher une aiguille dans un voyage de foin !…

Une fois lancé sur des pistes de cette nature, on ne s’arrête pas facilement. On veut aller jusqu’au bout, histoire de voir jusqu’où ça ira. Mais n’ayant à peu près rien mangé le matin, n’étant sortis du camp que pour s’assurer de la direction des pistes de l’homme, et n’ayant apporté aucune provision, la fringale commença à creuser les ventres. Fred Dufour et ses hommes durent retourner au campement où ils arrivèrent au moment où le “cook” finissait de préparer le dîner. Ainsi, ils avaient marché tout l’avant-midi en pure perte.

Tout en mangeant, on dressa un plan de campagne. Il n’était pas du tout dans l’intention de Fred Dufour d’abandonner les recherches. Loin de là, il jurait de les poursuivre jusqu’au bout du monde s’il le fallait.

« Ce qu’il faut, mes vieux, » expliqua-t-il, « c’est de savoir où vont converger ces maudites pistes. Le groupe des bandits a dû se réunir quelque part ou le diable m’emporte ! On va se diviser, nous aut’s aussi. Deux hommes vont aller du côté de l’Anse-Saint-Jean, et moi avec Pit Larouche on va se diriger devers Chicoutimi. Apportons-nous des provisions et de quoi coucher en route, et rendez-vous général demain soir au campe, qu’on ait trouvé quelque chose ou qu’on n’ait rien trouvé. Après, on verra !…

— On a compris, boss, firent les hommes en apprêtant leurs raquettes pendant que le vieux Bill McLaren, le “cook”, préparait des provisions.

« Les autres, attendez-nous demain soir, » ajouta Fred Dufour… À nous deux Tommy Smith !

Et les deux groupes s’élancèrent dans les deux directions indiquées par Fred Dufour…

Cette partie du territoire de l’ancien Domaine du Roi qu’arrose le Saguenay, de Chicoutimi à Tadoussac, est terriblement accidentée. Elle présente un paysage d’une sauvagerie sans nom. Une chaîne de monts hérissés se poussent les uns sur les autres. De monstrueuses rocailles surplombent des gorges sans fonds où semblent régner des tempêtes éternelles. À la longue, on dirait que tout, ici, a été calculé pour produire sur l’humain qui affronte ce coin de nature une sorte d’horreur qui pèse de tout son poids sur lui. Rien de la majesté de ces grands paysages qui élèvent, au moins pendant quelque temps, la pensée et l’imagination. Le tableau manque d’harmonie, dirait-on, et l’esprit ne se complaît pas constamment à son niveau. On attend avec fièvre quelque chose de plus divers. On voudrait sentir quelques caresses, voir des couleurs variées, quelques teintes nouvelles. On étouffe à la fin dans cette sauvagerie et on souhaite à tout instant de reposer quelque part sa vue fatiguée de cette scène continuelle de pics et de rochers, de gorges saisissantes de profondeur, de falaises nues, âpres, sèches ; rocailles froides et impassibles qui se dressent perpendiculairement jusqu’à leur sommet où ils se courbent comme pour regarder un gouffre qui rugit à leurs pieds…

La fatigue et l’inquiétude de cheminer à travers cet effarant paysage !… Les raquettes sont plus lourdes dans les amoncellements de neige sans fonds et, au bord des coulées insondables, on menace à tout instant de s’abîmer au sein d’avalanches qui se détachent sous le poids des marcheurs. Et pour comble, la tempête souffle constamment. Le paysage devient, alors, plus cauchemardesque avec, constamment sous les yeux, des blancheurs ophtalmiques d’où émergent des bouquets d’arbres qui sous les coups du vent se balancent comme des groupes de pendus. Des rochers qui montent la garde au bord des gorges ressemblent à de grands ours blancs. Et la neige bâillonne tout de son règne silencieux…

On marche, on marche, et on ne réussit qu’à couvrir d’insignifiantes distances malgré le célérité qu’on met dans la course. La bise fouaille de ses grandes ailes les lourdes paillettes de neige et de frimas qui se sont immobilisés sur les arbres, sur le sol, comme sur une terre conquise. Un moment, la rafale les époussette. Elle découvre, puis recouvre les rochers. Un tronc noir, ici : vite, quelques poignées de neige le coiffe comme d’un casque d’ours mais une autre rafale vient en arrière, furieuse, qui lui enlève ce capuchon. En passant, elle secoue un sapin engourdi sous sa charpe : puis elle va miauler dans un taillis voisin, lance au passage quelques pelletées de neige sur un rocher, puis file en droiture à travers une clairière pour aller, plus loin, continuer ses fredaines : déshabiller un arbre, ne lui laissant qu’une toque ridicule, mettre à nu un rocher qui faisait le gros dos sous la neige. Elle ne lâche pas les choses et les hommes d’un coup d’aile : une gifle à l’un, une chiquenaude à un autre, un croque en jambe ici, un coup d’épaule là : taquine, sournoise, claquante, sifflante, tantôt sèche, tantôt humide, essuyant les visages après les avoir criblé de flocons mouillés…

À midi, le lendemain, fidèles à la consigne, les marcheurs durent retourner, rompus de fatigue. Ils avaient passé la nuit, chacun, dans un fourré de résineux, à la belle étoile, enroulés dans d’épaisses couvertures, et avaient mangé sur le pouce les quelques provisions préparées par le “cook”. Le matin, les étoiles n’étaient pas encore éteintes au ciel qu’ils étaient debout.

Ce fut l’équipe de Fred Dufour qui arriva la première au campement. Le soleil allait disparaître derrière les hauts pics du nord. Fred Dufour et ses hommes avaient fait une découverte au moment où ils songeaient à retourner sur leurs pas, suivant toujours les traces de raquettes de la bande à Tommy. Voilà que passés les Caps Trinité et Éternité, ils avaient aperçu tout à coup d’autres traces qui venaient du Saguenay et rejoignaient les autres en direction de Chicoutimi.

« Ah ! Ah !, » fit Fred Dufour qui ajouta : « Le mystère est éclairci. Attendons, mes vieux, le rapport des autres…

Les autres, ils arrivèrent au campement une heure après Fred Dufour. Ils avaient fait aussi leur découverte. Suivant toujours les pistes qui filaient vers le Petit Saguenay ils avaient constaté qu’à un certain endroit, elles obliquaient vers la rivière et sans qu’ils aient eu le temps de les suivre dans cette nouvelle direction, ils avaient acquis la conviction qu’ils auraient pu les suivre sur le Saguenay mais cette fois se dirigeant vers le nord. Le plus malin du groupe fit part à ses camarades que, sans doute, ceux qui les avaient laissées, s’en étaient allés par la rivière rejoindre les autres en route pour Chicoutimi. C’était tout à fait « œuf-de-Colombesque » auraient pu se dire ces hommes des bois s’ils avaient connu l’histoire de l’œuf de Christophe Colomb…

C’est ce rapport qu’attendait Fred Dufour pour confirmer ses suppositions. Le tour était joué mais découvert.

L’Anse-au-Cheval était débarrassée de la bande de Tommy Smith et Fred Dufour n’avait plus qu’à retourner à Chicoutimi jugeant que sa mission était terminée. Il partirait le lendemain…

Le soir, on veilla dans le campe de l’Anse-au-Cheval.

Le plaisir, après une journée harassante et un bon repas, de se chauffer auprès d’un bon feu ! On étire avec volupté ses membres fourbus. On fume la pipe et on fait au plafond des ronds de fumée : on jase en attendant le sommeil. Dehors, les branches des arbres pétaradent sous les morsures du froid. Le vent halète dans les cimes. Les flammes du foyer font danser des ombres sur les murs de la cabane de bûches.

« Mais, diable de diable, » cria tout à coup, Joe Grosleau, on y pensait pas, mes vieux, mais savez-vous que…

— Quoi, Joe, firent les autres, comme sortant d’un rêve.

— …que c’est Noël à soir !

— C’est ben vrai !

— Bah ! on y avait ben pensé, fit un homme ; mais à quoi bon en parler. On est enterré vivant dans ce blasphème de pays…

Il y eut un moment de silence parmi ces hommes ; un instant d’émotion, de rêve. La famille était bien loin. Pour plusieurs, y en avait-il encore une ? Des faces cuites et recuites à l’air dur de la forêt se crispèrent une minute. Sur quelques-unes même une légère pluie tomba comme sur du cartonnage. Les anneaux de fumée se multiplièrent, mais montèrent moins haut.

« Une nuit comme les autres nuits, » remarqua un homme, « demain, un jour comme les autres jours ».

— Consolons-nous, mes vieux, dit Fred Dufour, à Chicoutimi, ce sera la même chose…

— En tout cas, mes amis, dit Pit Larouche, moi, je propose qu’avant de se coucher on dise tous ensemble le chapelet… Ceux à qui ça dit rien auront qu’à se coucher tout de suite et à dormir…

Puis on en revint à Tommy Smith qui était, d’ailleurs, tous les soirs, l’objet de la conversation au campe. Fred Dufour demanda au cuisinier :

« Hé ! vous, là, père McLaren, vous l’avez ben connu, Tommy Smith, j’ai entendu dire…

— Pour sûr que je l’ai connu. M. Dufour, quand j’travaillais pour le compte de la Compagnie. On était alors à un poste nouvellement établi en haut de l’Asshuapmouchouan, au nord-ouest du lac Saint-Jean. Il venait là des sauvages sans bons sens pour vendre leurs pelleteries. Je vous dis que j’en ai vu des belles scènes ; des chicanes à tout casser, des batailles en règle, des orgies, des duels même…

— Ah ! Ah !… interrompit Fred Dufour, des duels, père McLaren, vous voulez dire des prises de corps, des colletages…

— Des duels en règle, je vous dis, mais pas avec des épées ou des pistolets, comme on lit dans les romans ;… avec des couteaux, mes vieux, à la façon des sauvages. C’était terrible. Et tenez, à propos de Tommy Smith, le premier duel que j’ai vu c’est justement Tommy Smith qui se battait avec un chef montagnais.

— Ah !… contez-nous ça, père McLaren, firent tous les hommes du campe.

— Tommy Smith était alors un jeune homme de pas plus de vingt ans. Il avait une bonne position dans le poste. C’était un batailleur, un sacreur dépareillé qui avait peur de rien et qui se battait continuellement avec les sauvages surtout. On l’avait engagé quasiment rien que pour ça. Ah ! le démon, je vous assure qu’il a pas changé ! Il doit bien avoir aujourd’hui quarante-cinq ans passés, et vous voyez c’qu’il fait ?…

« Toujours est-il qu’un bon jour, un sauvage était venu offrir à Tommy Smith qui était commis au magasin une belle peau d’ours pour laquelle il demandait quelques verges de flanelle rouge. Tommy Smith prit la peau et donna au sauvage juste une verge de flanelle. Le sauvage protesta comme vous pouvez croire, mais Tommy l’envoya au diable sans plus de cérémonie. Mais voilà que tout à coup un chef du nom de Manish s’approcha du commis et le traita de voleur… Vous voyez la scène d’ici ! Tommy Smith allait bondir sur le chef quand celui-ci le menaça de son couteau. Smith n’était pas armé. Il était donc plus prudent pour lui de se modérer. Il dit simplement :

« C’est bien, Manish, après la journée, je t’attendrai dans la clairière en arrière du Poste. T’amèneras tes témoins et j’aurai les miens. Tu entends ça, enfant de chienne !…

« Ail right » fit le chef en sortant du magasin avec les siens,

« Vous pensez si ce fut un événement au Poste. Le soir, au coucher du soleil, tout le monde était rendu à la clairière. Je vous dis, ce fut un duel en règle, mais à la façon des sauvages. Où ces sauvages avaient-ils appris ça ? Je vous le demande. Tommy Smith arriva à la clairière avec ses témoins, sept hommes du poste, des Écossais. Il avait averti les autres d’apporter leurs armes en les cachant car on avait entendu dire que si Manish était battu, les sauvages, qui étaient alors dans les environs du poste au nombre de cent, attaqueraient les blancs. Manish arriva aussi avec ses témoins, des sauvages naturellement, sept aussi. Comme des gens civilisés, les sauvages se rangèrent sagement autour de la clairière.

« Alors les témoins plantèrent dans la terre, au milieu de la clairière, deux couteaux, à une quinzaine de pouces l’un de l’autre. Le blanc et le sauvage se tenaient debout, droit, côte à côte. Manish était à peu près nu tandis que Tommy Smith avait son costume du Poste et était chaussé de grosses bottes écossaises. On aurait pu alors entendre voler un maringouin tellement on était émotionné autour de la clairière. Les amis de Tommy Smith tenaient tous leurs fusils en joue dans la direction des sauvages au cas où ils se lanceraient au secours de leur chef. Enfin, il avait été convenu qu’un coup de fusil tiré en l’air serait le signal du combat. De fait, tout à coup… Paf ! C’était le signal. Les deux hommes partent comme deux flèches devers les couteaux. Manish, le premier, les atteint, en passant donne un coup de pied à l’une des armes qui va revoler à vingt pieds, puis saisit l’autre dans sa main droite. Juste à ce moment-là, il reçoit sur la tête un violent coup de poing de Tommy Smith. Voilà le sauvage étendu par terre tout de son long. Tommy Smith va pour se jeter sur lui quand ses témoins jugent bon de le maîtriser. Les sauvages, entourant leur chef battu, se déclarent satisfaits de la façon dont s’étaient passées les choses. Il y eut aucune attaque de leur part… Comme vous voyez on n’avait pas été correct d’un côté comme de l’autre. Voilà une des occasions où j’ai vu l’ancien Tommy Smith à l’œuvre…

— C’est certain, fit remarquer Fred Dufour, que ton Manish avait mal agi, mais n’empêche que Tommy Smith n’a pas mieux fait avec son poing.

Une forte discussion s’engagea sur ce sujet entre les hommes du campe. Les opinions étaient partagées. Les uns trouvaient que Tommy Smith avait bien agi en assommant le sauvage. Les autres étaient plutôt d’avis que le commis de la Compagnie aurait dû, malgré la félonie du chef, s’en tenir aux règles du combat et forcer son adversaire à recommencer la course aux couteaux… C’était toujours qu’un sauvage, quoi !…

« Ce qu’il y a de certain » conclut Fred Dufour, « c’est que si jamais une occasion se présente à moi, c’est moi, Fred Dufour qui le knocquerai vite, le Tommy Smith… oui, aussi certain que j’ai « knoqué » Peter McLeod qui vaut bien un sauvage, même un chef, hein, vous aut’s qu’est-ce que vous en dites ?…

Tous les hommes, admiratifs, au rappel de cet exploit, approuvèrent le vainqueur de Peter McLeod.