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— IV —


L’aube pointait à peine et le froid était vif quand, le lendemain du jour de son entrevue avec Peter McLeod, Fred Dufour se mit en route pour l’Anse-au-Cheval. Il avait cinquante milles à parcourir à travers les montagnes et le bois sans le moindre sentier de chasse. Comme il l’avait déclaré à son irascible patron, il avait voulu partir seul mais il était accompagné de son chien, Pitro, qui ne le quittait d’ailleurs jamais et qui, grâce à son intelligence, à sa fidélité, même à sa férocité, l’occasion venue de la déployer à bon escient, était plus sûr que deux compagnons de route.

Fred Dufour portait attaché aux épaules un sac de trappeur qui contenait une épaisse couverture, du bœuf fumé, des « biscuits de matelots », une boite de thé, du tabac, une hachette, quelques rudimentaires ustensiles de cuisine, des munitions pour sa carabine qu’il portait en bandoulière et quelques autres menus objets.

Ainsi équipé, la pipe aux dents, les pieds dans d’épais mocassins de peau de caribou entourés des souples lanières de ses solides raquettes montagnaises, Fred Dufour, suivi de Pitro, se mit en marche du côté de la chaîne abrupte et interminable des monts saguenayens. Dans la plaine blanche, ouatée d’une épaisse neige, silencieuse encore de tout le poids de la nuit, Fred Dufour semblait le dieu de ces solitudes que l’on eut dit éternelles. Il était, semblait-il, taillé tout exprès pour affronter les dangers et les traîtrises cachées partout en ces coins désertiques des confins de la civilisation.

Dire que la veille, durant la soirée, il était allé dire adieu à Mary Gauthier serait oiseux. Il lui avait raconté dans tous les détails, les derniers événements, son étonnante victoire sur Peter McLeod, son entrevue avec le redoutable Boss, l’offre d’argent qu’il lui avait faite pour quitter le pays, son refus et, enfin, l’ordre qu’il lui avait donné d’aller faire la paix à l’Anse-au-Cheval.

Mary Gauthier, à la vérité, ne fut guère enchantée de ce problématique voyage de son ami, seul, dans la neige, à travers cinquante milles de forêts et de montagnes. Mais elle était accoutumée à cette vie aventureuse des bois où, chaque jour, tout peut arriver, aussi bien à ceux qui se croient à l’abri du danger qu’à ceux qui y sont le plus exposés. La dernière partie de la soirée se passa à échanger le menue monnaie ordinaire des amoureux transis des solitudes qui n’ont guère de potins à raconter et à commenter. Heureusement que le père Jean Gauthier, participant à cette soirée des adieux, était là pour alimenter la conversation qui, parfois, baissait autant que la flamme falotte de la chandelle de suif servant tant bien que mal de clair de lune à cette idylle de caractère plus ou moins nordique.

Mais, avant de partir, Fred Dufour, comme faisant un effort assez sensible, pour dire quelque chose d’intéressant en cet instant suprême d’une séparation momentanée, il est vrai, mais dont on ne pouvait prévoir ni la fin ni les résultats, dit à Mary :

« Tu sais, j’ai demandé à Peter McLeod d’avoir bien soin de toi durant mon absence…

— Ah ! je vois, Fred, que tu as bien confiance en moi…

— Beau dommage. Mary.

Et l’on s’était quitté sur ces mots.

Et c’est à tout cela, à ces événements importants de la vie de son cœur que pensait Fred Dufour, marchant à larges foulées de ses raquettes vers la Baie des Ha ! Ha ! d’où il avait l’intention de se diriger ensuite, du côté du Saguenay, en prenant derrière les rives abruptes qui sont inaccessibles, pour gagner l’Anse-au-Cheval. Il marchait plus doucement parfois à cause de son chien qui n’avançait pas aussi vite que lui dans les bancs de neige molle mais qui n’en manifestait pas moins de cœur et de joie à suivre son maître. Pitro ne se gênait pas même, parfois, de faire un long détour, histoire de flairer de plus près une perdrix ou un lièvre qu’il avait vu voler ou sauter entre deux arbres : mais docilement, il revenait à l’appel de son maître qui, pour le moment, n’avait que faire de ces bestioles.

Dans l’après-midi, le temps étant devenu plus doux, la neige se mit à tomber à gros flocons, épais, mouilleux et pressés. La marche du voyageur devint plus difficile. Bientôt, parvenu, à quelques milles en amont des Caps Trinité et Éternité, Fred Dufour se décida à passer la nuit dans un petit bois de pins qui lui offrait un confortable abri contre la tourmente qui menaçait. En peu de temps, il se construisit une hutte de branchages. Il se fit un lit d’odorants rameaux de sapin sur lequel, après avoir englouti une volumineuse portion de bœuf fumé arrosé d’une pleine petite chaudière de thé noir, il s’étendit non sans volupté ainsi que Pitro, lui aussi abondamment lesté, et couché à ses côtés. On dit que ça réchauffe, les bêtes.

La nuit se passa sans incident excepté qu’au milieu, Fred Dufour fut réveillé par les sifflements du vent qui passait à la cime des grands pins qui abritaient sa cabane.

« Blasphème !… murmura-t-il, la poudrerie, ça va être beau ! »

Au petit matin, quand il reprit sa marche, il ne mit pas de temps à s’apercevoir que la poudrerie avait effacé ses traces. De monstrueux bancs de neige s’étaient accumulés tout autour de son abri. Des arbres étaient renversés qu’il lui fallut contourner quand il ne pouvait pas passer par-dessus ou en dessous. La marche était plus lente, même très difficile.

Aussi, ce n’est que le soir du deuxième jour que Fred Dufour arriva en vue du « campe » de l’Anse-au-Cheval. La nuit était tombée quand il y arriva et la nappe blanche n’était éclairée que par la réverbération des étoiles qui luisaient par myriades dans le ciel glacé. Le « campe », tache noire dans la clairière blanche, semblait mort sous sa charge de neige. Mais avec de la bonne volonté Fred Dufour s’en approcha et poussa délibérément la porte par où, soudain, une bouffée de vent froid chargé de neige, s’engouffra en sifflant.

« La porte !… Quel maudit qui ne ferme pas la porte en entrant ? » s’écrièrent d’en dedans des voix furieuses.

Mais aussitôt, un tonnerre d’exclamations joyeuses éclata à la vue de l’homme qui restait immobile sur le seuil.

« Tonnerre de Sainte-Anne de la Pocatière !… mais c’est Fred Dufour !…

— Ah ! le Baptême. C’est ben toujours lui, allez !… venir par un temps pareil !…

— Et seul !… Non, avec Pitro… Allô, allô… mon Pitro…

Et tous de presser les mains de l’homme qui entrait et de caresser le chien qui le suivait : et les interjections de s’entrecroiser pendant que le nouvel arrivant détachait avec peine ses raquettes aux mailles couvertes de glace et de neige mouillée…

— T’as ben mis deux heures à venir icitte avec des raquettes pareilles, hein, Fred ?

— T’as pas rencontré Tommy Smith dans les environs du Tableau ?…

— T’as dû te battre avec un ours… Tu sais, y en a, c’est terrible, vis-à-vis l’Anse !…

— Et le “boss”, il est toujours avenant sans bon sens, on suppose ?…

— Il lui faudrait une bonne « volée », au “boss” pour le r’mettre d’aplomb, fit remarquer l’un des hommes sur un ton de fausset…

— C’est fait… dit tranquillement Fred Dufour, qui s’était installé près de la table de bois brut et avait demandé à manger…

— C’est fait ?… Ah ! firent tous les hommes ensemble… Et par qui ?

— Moi !

— Et c’est à cause de ça sans doute, qu’il t’a envoyé à not’secours ? fit une voix ricaneuse.

— Oui, à cause de ça, c’est vrai, tas de poules mouillées qu’vous êtes, » répondit Fred Dufour qui commença à plonger sa fourchette dans un plat de “beans” arrosé de mêlasse et que venait de lui apporter le “cook”… oui à cause de ça.

Et naturellement, Fred Dufour dut raconter dans tous les détails l’étrange et heureux incident de sa carrière, et répondre à toutes les questions que provoqua son récit. Il se sentait en verve, ayant au préalable ingurgité deux bonnes lampées de whisky que lui offrit le “foreman” du « campe », histoire de mouiller son arrivée.

« Et alors, Fred, tu lui as laissé, comme ça, ta blonde en soins ? demanda à demi incrédule, un des hommes…

— Mais oui…

— On connait son Peter McLeod, fit le “foreman” et m’est avis qu’c’est pas une si mauvaise affaire que Fred Dufour a fait là… Vous savez, les enfants, avec Tommy Smith en arrière, on sait jamais c’qui peut arriver dans nos « campes » et même à la “concern”…

La plupart des hommes opinèrent du bonnet.

« Rappelez-vous, les enfants, reprit le “foremanc’qui est arrivé, l’année dernière, au Petit Saguenay, au « campe » de Joe Grosleau qui avait eu la mauvaise idée d’amener sa femme pour faire la « cookerie ». Elle aurait ben mieux fait de rester à Tadoussac. Vous savez, un jour qu’les hommes étaient dans le bois à bûcher, elle a disparu du « campe », dans la journée. On a trouvé son corps, par hasard, quinze jours après, le long d’un sentier qui conduit à l’Anse-Sainte-Catherine, au bord du fleuve… Dans quel état ? vous avez pas d’idée… Avec Tommy Smith et sa bande, on sait jamais. Il faut prendre toutes les précautions, surtout du côté des femmes. Cet animal-là a un faible, je crois, pour le sexe faible…

Fred Dufour écoutait le “foreman” en mangeant goulûment ses “beans” dont il donnait, d’ailleurs, la moitié à son chien qui avait déjà lapé toute une terrine de hachis de bœuf.

« Le “Boss” a raison, finit-il par dire. Il faut se méfier de Tommy Smith comme de la peste ; il a été longtemps, vous savez, l’âme damnée de la Compagnie et il en veut à Peter McLeod surtout… Mais, mes amis, je viens lui régler son compte, à Tommy Smith… naturellement si je peux l’attraper.

— Pas si vite que ça, mon Fred, fit une voix.

— Ah !… et pourquoi, pas si vite que ça ?

— Parce qu’on le connait… Pas plus tard que la nuit dernière, il est venu dans les environs, nous en avons des preuves. Il était avec sa bande, trois ou quatre hommes dont deux sauvages. La tempête heureusement nous a sauvés.

— Ces bandits sont-ils dans les parages depuis longtemps ? demanda Fred Dufour.

— Depuis pas moins de trois semaines, répondit le contremaître. Ils sont campés quelque part au Petit-Saguenay, nous a dit, l’autre jour, un sauvage qui est passé par ici. Il leur avait échangé de la farine pour trois peaux de renard.

— Oui, c’est comme ça qu’ils alimentent le poste de l’Ashuapmouchouan, au Lac Saint-Jean : un poste de chenapans qui ne nous laisseront pas tranquilles tant qu’on en aura pas débarrassé le Saguenay.

On causa ainsi et l’on fuma une bonne partie de la soirée. La nuit était d’un froid pénétrant. Le vent avait cessé de jouer sa formidable guitare dans les cimes dénudées des pins. Avec Fred Dufour, huit hommes se trouvaient dans la cabane. C’étaient de rudes hommes taillés tout exprès pour la vie qu’ils étaient appelés à mener. La nuit se passa dans le plus grand calme.

Cependant à la fine pointe de l’aube, un ploc-ploc assourdi se fit entendre, au dehors, tout près de la cabane. Un des hommes qui venait de s’éveiller courut à la porte et il vit au bout de la clairière, une forme noire disparaître dans le bois de toute la vitesse de ses raquettes…

Et à l’instant où il ouvrait la porte, un papier, qui était à demi fiché dans une annelure de la clanche de bois, tomba sur le parquet…