Antony et Cie (p. 275-283).

XX

DÉSESPOIR DE MARLOU PARVENU

Ce monde extraordinaire évoluait tout naturellement.

Les hommes étaient repris, reprenaient les femmes, étaient abandonnés, abandonnaient leurs maîtresses, comme les joueurs de billard se passent et se repassent la queue avec laquelle ils viennent de caramboler.

Mais, au-dessus de tous, se dressait la silhouette volontaire de Paula. Car la superbe fille de Johnson ne ressemblait pas aux autres amoureuses qui filent du flirt à l’amour. Il y avait, dans son organisme, dans sa nervosité et dans son tempérament, quelque chose d’outré qui faisait sa folie grande et souverainement belle. Au milieu de tous, elle vivait sans penser à l’argent, et c’était bien à l’amour qu’elle sacrifiait son corps. Affamée du plaisir qui vivifiait sa chair, elle allait à la conquête des joies comme le général marche, à la musique des canons, sans s’inquiéter de son égoïsme, sans songer à l’avenir, vivant l’instant même pour prendre, dans l’espace de cet instant, la plus grande somme de satisfaction que l’espace d’un instant puisse donner.

Quelquefois, sans dormir, elle aimait perdre sa raison dans le songe. Et elle rêvait qu’elle était étendue, les yeux fermés avec un bandeau, et que des foules d’hommes en rut la prenait au galop, vite, vite, et passaient. D’autres foules suivaient, innombrables, et chacun des êtres lui labourait les flancs de plaisirs.

Alors, elle se laissait bercer à l’infinie douceur de la possession constante, et tous ces amants, ces foules d’amants qu’elle ne connaissait pas, qui l’enlaçaient sans que ses bras de femme eussent une caresse, étaient, dans son imagination, formés du mélange de ses amants réels ; et le type qui demeurait dans son cerveau, était l’amant idéal, adoré, aimé, à la fois Gaston de Plombières avec un peu de la brutalité de Joseph, un peu du vice du docteur et du clown.

Et lorsqu’elle s’éveillait, les sens raidis, elle enlaçait le vide et se trouvait heureuse.

Il lui arrivait aussi, pour délasser ses nerfs, de se souvenir qu’elle avait une fille. Elle appelait Ketty ou courait dans sa chambre, l’embrassait, la caressait, et durant une heure s’abandonnait, à un extraordinaire amour maternel.

Mais, ainsi qu’elle était venue, elle s’en allait et oubliait l’enfant.

Elle ne voyait presque plus son père qui, peu à peu, s’était laissé dominer par l’ancienne Suzanne de Chantel. Celle-ci, adroite comédienne, avait fait vieillir son mari. Elle avait joué la passion avec tant de puissance que Johnson en avait les cheveux blanchis. Elle espérait une attaque d’apoplexie.

De San-Pedro n’avait pas tenu une grande place dans la vie de Paula. Il n’avait jamais pensé à être jaloux de sa femme, il était d’une terrible jalousie pour sa maîtresse, la savante Mariette d’Anjou. Obligée de rester prisonnière dans son hôtel de la rue de la Bienfaisance, fatiguée seulement par la force de son amant trop unique, Mariette engraissait et prenait deux bains par jour, enchantée de son existence de recluse, entourée d’un luxe de mauvais goût qu’elle finissait par aimer à force d’y vivre.

Mais de tous, de ceux venus, en allés, repris, de ceux rencontrés et qui n’avaient pas frôlés sa chair, Paula n’avait point moissonné les majestueux plaisirs qui naissent dans la véritable affection du cœur.

Ah ! si elle les avait tous aimés à l’heure de la possession, et peut-être encore durant l’heure qui l’avait suivie, il n’y avait point dans son cerveau, dans sa sensibilité cardiaque, de blessure bienfaisante, ni d’amour. Elle n’avait rencontré personne de qui elle n’aurait pu se passer.

Seul, le plaisir avait été l’amant de sa chair ; l’amant n’avait pas été le roi de son être.

Et maintenant, pour avoir brûlé trop vite la vie, pour avoir éprouvé trop fort, pour avoir usé ses nerfs à des combats trop multipliés, elle devinait que la grande fougue amoureuse mourait et qu’il ne resterait bientôt plus dans ses désirs que celui d’un long repos pour une précoce et caduque lassitude.

En face de Gaston de Plombières qui n’avait plus entendu parler de Margot de Belaire et qui, depuis, ne quittait guère Paula, celle-ci couchée sur elle-même, dans un bas fauteuil, se demandait si le marquis n’était pas en somme celui qu’elle aimait le mieux.

Elle considérait le marquis, vieilli et las. le ventre un peu lourd et la paupière pesante, fourbu comme un cheval de guerre qui vient crever dans des brancards de fiacre, usé avant l’âge, et elle souriait.

— Tu dégringoles, marquis, dit-elle. Depuis huit jours, tu engraisses stupidement.

— Tu ne rajeunis pas non plus, Paula. et tu maigris.

De Plombières eut un soupir.

— Tu penses donc encore à Margot ?

— Oui. Que veux-tu ? ma fin de vie est ratée. Je voulais vivre tranquille avec la gosse, et je ne puis oublier ma sottise : croire à l’amour d’une femme qu’on paye.

Il y eut un silence. Et les deux bêtes lasses, après avoir fixé leurs yeux, brutalement attirés par l’habitude de l’étreinte, se traînèrent l’un vers l’autre, et se prirent comme s’ils s’étaient aimés.

Plus abattus après, ivres de dégoût, fatigués l’un de l’autre, se méprisant également, ils se dirent adieu et de Plombières partit.

Il remonta les Champs-Élysées, passa sous les fenêtres de l’hôtel de Suzanne. Les fenêtres n’avaient aucune lueur.

Il s’arrêta quelques minutes devant la porte, le temps de lourdement penser, et, triste, dans un retour vers le passé, il parcourut, de souvenir, les jours heureux et de misère dans les bras de la chanteuse d’autrefois, le voyage en Amérique, la vie de marlou, de marlou qui aimait, qui était aimé ; il eut des regrets.

De Plombières suivit l’avenue d’Antin, le faubourg Saint-Honoré, le boulevard Haussmann et gagna la rue de la Bienfaisance.

Troisième station de son chemin d’amour.

— Ils ne dorment pas, eux, dit-il.

C’était là qu’ils s’aimaient, peut-être, Mariette d’Anjou et San-Pedro.

Alors, il revint sur ses pas, traversa le Parc Monceau, et rentra dans le petit hôtel, nid sans oiselle, où il avait installé Margot de Belaire.

— De toutes les femmes que j’ai connues. la seule que je puisse encore aimer, la seule qui soit à moi, si je le veux, dit-il tout haut, c’est Paula, et c’est Paula que j’ai le plus volée.

Il s’écroula dans un fauteuil du salon, au rez-de-chaussée, n’ayant pas le courage de monter dans sa chambre, dans leur chambre, celle de Margot et la sienne.

Cependant il était riche, il avait au Crédit Lyonnais, en rentes et en actions solides, plus d’un million, la grosse et suffisante somme, et il n’avait pas une femme à côté de qui dormir.

Son abominable vie de souteneur ne lui rapporterait donc pas la bonne satisfaction ? Oui, sa fortune lui venait des femmes, de femmes qu’il avait aimées, et puis… Gavé d’or, il n’avait plus même les jouissances cueillies au temps de son infâme métier.

Le parvenu d’amour jeûnait d’amour bon.

Et ses yeux passaient sur chacun des objets qui l’entouraient : ce fauteuil où il reposait représentait une heure de la vie de Suzanne ; ce canapé, là, plus loin, une heure de Mariette ; ce tableau de Meissonier avait été acheté chez Petit avec de l’argent emprunté, et pas rendu, à Paula.

Il comptait les séances d’amour en comptant chaque bibelot.

Tout, autour de lui, avait été gagné à la sueur du corps de ses maîtresses offertes à d’autres mâles, et offertes par lui.

Il les avait exhibées, il les avait fait mousser, elles avaient produit. Elles avaient produit son luxe, elles avaient tué l’amour.

— Je suis un commerçant de chair, dit-il.

Il voulut rire, mais il eut un rire qui lui fit du mal.

— C’est vrai que j’engraisse, dit-il encore.

Et il tira son gilet sur son ventre.

— Tout me dégoûte !

Ses bras tombèrent sur ses genoux et il s’endormit.

Et pendant que Gaston de Plombières se saoûlait d’ennui dans le petit hôtel de la rue de Chazelles, Margot de Belaire et Raoul de Saint-Croze, bien enfermés dans la garçonnière de la rue Fortuny, s’aimaient à tire-larigot et cocufiaient la comtesse à tour de bras.