Antony et Cie (p. 87-95).

VI

DÉLIVRÉE

Deux jours et deux nuits, veillée par le docteur de l’hôtel et par un spécialiste, Paula fit retentir l’hôtel de ses cris.

L’heure était venue de subir le grand martyre.

L’enfant se présentait mal.

Enfin, les grandes douleurs, les dernières arrivèrent.

Couchée sur son lit, crispée, hurlante, les mains dans ses cheveux, le ventre tendu, elle fit un effort, un effort vain. Mais dans un cri strident, les paupières fermées, noyées dans les larmes, la bouche souillée d’écume, elle se raidit, concentra toutes ses forces et,

avec un flot de sang et d’humeur, apparut un pied de l’enfant.

Un docteur, le bras nu, s’empara de la pauvre Paula :

— Le sacré mâtin fait le grand écart, dit-il.

Il joignit les deux pieds.

La bête au travail hurlait toujours. Elle contracta ses flancs, elle enfla son ventre et jeta, dans un tas d’ordures sanglantes, son produit d’amour.

Et puis, ce fut le silence, un silence entrecoupé de râles et de soupirs longs. On transporta l’accouchée dans un lit dressé près du lit de souffrance ; des servantes enlevèrent tous les indices sanglants, tandis que les docteurs essuyèrent et enveloppèrent chaudement l’enfant ; on fit la toilette de la chambre, on apporta des fleurs, encore des fleurs, encore des roses, et quand, interrogative, souriante, ne se souvenant plus du mal, éveillée comme d’un songe, Paula ouvrit les yeux, elle vit son père, dont les yeux pleuraient de joie, qui, dans une corbeille de soie, lui tendait son enfant.

— Voici ta fille, ma chérie, dit-il. Embrasse-nous tous les deux.

Elle embrassa son père d’abord, et serrant sa fille contre sa poitrine, elle la baisa avec amour.

Et heureuse, elle s’endormit.

Paula se releva de ses couches, rajeunie. Plus fraîche dans la pâleur de cire de son visage, elle revêtait une lilialité transparente comme si sa peau se fût changée en cristal.

Pendant la convalescence de Paula, M. Johnson avait eu le temps de revoir Suzanne de Chantel et d’être reçu dans l’intimité d’après-midi heureuses.

Pris aux sens, comme seulement se prennent les déjà vieux, il aurait voulu garder contre lui, toujours, la magnifique enjôleuse. Mais, elle, cabotine adroite, ne se donnait que petit à petit, afin de pouvoir donner davantage plus longtemps.

Ce ne fut que lorsque rebuté, il menaça de l’abandonner, que Suzanne consentit à renoncer aux exhibitions des Folies-en-l’Air et à n’avoir, officiellement, que lui pour amant.

Naturellement, il avait fallu la forte somme.

Paula laissa sa fille aux soins d’une nourrice riche en lait, pour faire quelques promenades dans ce Paris qu’elle avait si peu vu et qu’elle voulait voir.

Car, à mesure que ses forces revenaient, revenait aussi son idée fixe : être aimée, avoir de l’amour.

Elle savait, par son père, où était Gaston de Plombières, elle lui écrivit pour le faire souvenir qu’ils s’étaient aimés.

Ah ! aimer encore ! Aimer n’importe qui, mais aimer !

De Plombières accourut aussitôt sans informer Suzanne, naturellement, et il fut étonné de trouver une Paula aussi belle.

Il faillit l’aimer.

Car Paula, ardente et folle, devenait désirable à force de désirer. Ses yeux illuminaient son regard d’une telle flamme qu’il s’emplissait d’une indéfinissable couleur, d’une lumière ardente et chaude d’où s’élevait aussitôt l’âme du désir, l’appel à la volupté.

Leur première entrevue eut l’attendue scène passionnelle. Ils se roulèrent dans la moiteur du plaisir, assoiffés de trouvailles et de perversité.

Éducatrice parfois, Paula sut effrayer son amant qui lui demanda qui l’avait instruite.

— Est-ce que je m’inquiète de ce que tu as fait, depuis que je t’ai vu ? Est-ce que je t’interroge sur la vie que tu as pu mener ? Aimons-nous ; que t’importe !

Et, rassemblés dans leurs lèvres unies, esclaves de joie, ils gravirent affolés les rutilants édens, sur les impalpables ailes pourpres des rêves qui passent, aux instants sacrés où le plaisir hurle ses magnifiques délires.

Mais, Paula aurait voulu garder Gaston de Plombières ; elle l’aurait voulu constamment dans ses bras redevenus blancs et beaux ; elle l’aimait comme elle avait aimé les autres aux moments des charnelles chansons.

— Reste, lui dit-elle un soir.

— Non, dit-il, ma chère Paula, je ne puis rester.

Tu as donc une autre maîtresse que moi ?

— Je n’aime que toi.

— Cependant… ?

— J’ai une autre maîtresse que je n’aime pas, mais que je ne puis quitter.

— Je le veux, moi.

— N’insistons pas, chère Paulette aimée, je ne le puis, mais rassure-toi, je reviendrai demain. Toi seule posséderas ce que j’ai d’amour. Les heures lasses seront pour l’autre ; les heures bénies du plaisir, je te les apporterai toutes.

Et il l’embrassait, fermant la bouche de la femme avec d’avides baisers, la tenant dans son baiser pour l’enivrer encore du souvenir des joies à peine envolées, serrant son corps frémissant qui vibrait sous l’étreinte et se tordait comme une couleuvre au soleil du plaisir.

Cette fois, elle le laissa partir.

Mais lorsqu’il revint, de peur d’être faible après l’ivresse qu’elle allait cueillir :

— Je te garde aujourd’hui, tu ne t’en iras plus.

— Tu es folle.

— Oh ! alors, va-t-en et que je ne te voie plus. Ou plutôt, non, reste.

Et furieuse, elle se précipita sur de Plombières, la main armée d’une canne et le rossa de coups.

De Plombières n’osait frapper, et puis, il avait peur. Il voulait ouvrir la porte de la chambre, mais elle était fermée.

— Ah ! tu viens m’aimer, et tu as des maîtresses ! Tu veux me quitter pour courir à d’autres ! Je vais te tuer plutôt, tiens, tiens, tiens !

Elle avait jeté la canne ; de ses poings, maintenant, elle frappait de toutes ses forces.

Soudain, elle vit une goutte de sang perler au front de l’amant… sa colère tomba d’un seul coup, et, poussant un grand cri, elle se jeta sur l’amant blessé, sur l’amant frappé, et l’emportant dans ses bras, le couvrant de baisers, elle le jeta avec elle sur son lit.